Journal intime (Sand)/Texte entier

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Texte établi par Aurore SandCalmann-Lévy, éditeurs (p. --241).

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JOURNAL INTIME
(Posthume)
COLLECTION BLEUE




la mare au diable


la petite fadette


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Il a été tiré de cet ouvrage


cent exemplaires sur papier vergé de rives


tous numérotés.




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réservés pour tous les pays.




Copyright, 1926, by Calmann-Lévy


AVANT-PROPOS[1]

Il serait bon parfois de se défendre de son vivant… … … … … … … sont étrangers.

AURORE SAND.


JOURNAL INTIME


(POSTHUME)




NOVEMBRE 1834


I

DE SAMEDI À DIMANCHE, LA NUIT

Tu ne m’aimes plus, tu ne m’aimes plus ; c’est bien aisé à voir. J’étais bien malade, hier soir, quand tu es parti. Tu le voyais bien ; tu es parti cependant. Tu as bien fait. Tu étais fatigué. Mais aujourd’hui, pas un mot. Tu n’as pas seulement envoyé savoir de mes nouvelles. Je t’ai espéré et attendu minute par minute, depuis onze heures du matin jusqu’à minuit. Quelle journée ! Chaque coup de sonnette me faisait bondir. Grâce à Dieu mon cœur est physiquement bien malade. Oh ! si je pouvais mourir ! Tu m’aimes encore avec tes sens et plus que jamais ainsi, moi aussi : je n’ai jamais aimé personne et je ne t’ai jamais aimé de la sorte.

Mais je t’aime aussi avec toute mon âme et toi, tu n’as pas même d’amitié pour moi. Je t’ai écrit ce soir. Tu n’as pas répondu à mon billet. On a dit que tu étais sorti ; et tu n’es pas venu seulement passer cinq minutes avec moi ? Tu es donc rentré bien tard, et où étais-tu, mon Dieu ? Hélas, c’est bien fini ; tu ne m’aimes plus du tout. Je te deviendrais abjecte et odieuse, si je restais ici. D’ailleurs tu désires que je parte. Tu m’as dit, l’autre nuit, d’un air incrédule ; « Bah ! tu ne partiras pas ! » Ah, tu es donc bien pressé ! Sois tranquille, je pars dans quatre jours, et nous ne nous reverrons plus. Pardonne-moi de t’avoir fait souffrir, et sois bien vengé ; personne au monde n’est plus malheureux que moi !


Paris, mardi soir (25 novembre 1834).

J’ai été aux italiens, et j’ai fait connaissance avec le bonhomme Delécluze. Première représentation d’Ernani, stupide, embêtant[2]. Buloz dort aux Italiens comme dans son lit. On marche sur sa redingote, sur son chapeau, sur ses pieds. Il se réveille pour dire : « Sacré nom de Dieu » et il se rendort. Moi, puuvre garçon, on me regarde et puis on dit : « C’est George Sand ? — Voyons ? Voyons ? Où donc ? Ah ! » J’entendis une vieille femme qui disait : « Mais comme elle a un joli petit air décent avec ça ! » Un profond diplomate (à en juger par son gilet) m’a lorgnée et a dit : « C’est qu’elle est ma foi jolie ! » Eh bien, c’est possible, hélas ! Mais pourquoi ? À présent il n’y a plus personne qui me fasse plaisir en me le disant. Il y a huit jours cela me charmait.

Ce matin, j’ai posé chez (De) Lacroix. J’ai causé avec lui en fumant des cigarettes de paille délicieuses. Il m’en a donné. Si je pouvais te les envoyer, cher petit, cela t’amuserait un instant. Mais je n’ose pas. De Lacroix m’a montré le recueil de Goya. Il m’a parlé d’Alfred à propos de cela, et m’a dit qu’il aurait fait un grand peintre, s’il eût voulu. Je le crois bien. Il veut copier, lui, de Lacroix, les petits croquis de l’album d’Alfred. Moi, je vais m’amuser, m’amuser ? m’appliquer à copier servilement quelques-unes de ces jolies femmes de Goya. Je les enverrai à mon pauvre ange, quand je partirai. Il ne les refusera peut-être pas. Je sais qu’il aime ces femmes-là. Si je pouvais prendre la figure d’une de ces petites images, et aller le trouver la nuit ! Il ne reconnaîtrait pas le malheureux George, et il m’aimerait ne fût-ce qu’une heure !

Je ne guéris pourtant pas ! Eh bien, eh bien, comme vous voudrez, mon Dieu ! Faites de moi ce qui vous plaira. Je racontais mon chagrin à Delacroix ce matin, car de quoi puis-je parler, sinon de cela ? Et il me donnait un bon conseil : c’est de n’avoir plus de courage. « Laissez-vous aller, disait-il. Quand je suis ainsi je ne fais pas le fier ; je ne suis pas né Romain. Je m’abandonne à mon désespoir. Il me ronge, il m’abat, il me tue. Quand il en a assez, il se lasse à son tour, et il me quitte. »

Le mien me quittera-t-il ? Hélas ! il augmente tous les jours comme cette horreur de l’isolement, ces élans de mon cœur pour aller rejoindre ce cœur qui m’était ouvert ! Et si je courais, quand l’amour me prend trop fort ? Si j’allais casser le cordon de sa sonnette jusqu’à ce qu’il m’ouvrit la porte ? Si je m’y couchais en travers jusqu’à ce qu’il passe ? Si je me jetais — non pas à ses pieds, c’est fou, après tout, car c’est l’implorer, et, certes, il fait pour moi ce qu’il peut ; il est cruel de l’obséder et de lui demander l’impossible ; — mais, si je me jetais à son cou, dans ses bras, si je lui disais : « Tu m’aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais tu me plains trop pour ne pas m’aimer. Tu vois bien que je l’aime, que je ne peux aimer que toi. Embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas ; dis-moi quelques douces paroles, caresse-moi puisque tu me trouves encore jolie malgré mes cheveux coupés, malgré les deux grandes rides qui se sont formées depuis l’autre jour sur mes joues. Eh bien, quand tu sentiras ta sensibilité se lasser, et ton irritation revenir, renvoie-moi, maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot : dernière fois ! Je souffrirai tant que tu voudras, mais laisse-moi quelquefois, ne fût-ce qu’une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser qui me fasse vivre et me donne du courage. Mais tu ne peux pas. Ah ! que tu es las de moi, et que tu t’es vite guéri, aussi, toi. Hélas, mon Dieu, j’ai de plus grands torts certainement que tu n’en as eu a Venise, quand je me consolai. Mais tu ne m’aimais pas et la raison égoïste et méchante me disait : « Tu fais bien. » À présent, je suis bien coupable à tes yeux ; mais je le suis dans le passé ; le présent est beau et bon encore. Je t’aime, je me soumettrais à tous les supplices pour être aimée de toi, et tu me quittes ! Ah. pauvre homme, vous êtes fou… C’est votre orgueil qui vous conseille, vous devez en avoir. Le vôtre est beau parce que votre âme est belle. Mais votre raison devrait le faire taire et vous dire : « Aime cette pauvre femme, tu es bien sûr de ne pas trop l’aimer à présent. Que crains-tu ? Elle ne sera pas exigeante, l’infortunée. Celui des deux qui aime le moins est celui qui souffre le moins. C’est le moment de l’aimer ou jamais. » Ah ! il a tort : n‘est-ce pas, mon Dieu, il a tort de me quitter à présent que mon âme est purifiée et que, pour la première fois, une volonté sévère s‘est arrêtée en moi. Est-ce une volonté ? Je ne sais pas. C’est mieux, car que sais-je de tous leurs raisonnements humains et de leurs principes sociaux ! Je sens, voilà tout. Je l’aime. Cet amour pourrait me conduire au bout du monde. Mais personne n’en veut et la flamme s’éteindra comme un holocauste inutile. Personne n’en veut !… Ah ! mois on ne peut pas aimer deux hommes à la fois. Cela m’est arrivé. Quelque chose qui m’est arrivé ne m‘arrivera plus. Ah ! insensé ! Quand tu dis elle le fera demain parce qu’elle l’a fait hier ! C’est, le contraire qu’il faudrait dire. Est-ce que je suis stupide ou insensible ? Est-ce que je ne souffre pas des folies ou des fautes que je fais ? Est-ce que les leçons ne profitent pas aux femmes comme moi ? Est-ce que je n’ai pas trente ans, est-ce que je ne suis pas dans toute ma force ? Oui, Dieu du Ciel, je le sens bien. Je peux encore faire la joie et l’orgueil d‘un homme, si cet homme veut franchement m’aider ! J’ai besoin d’un bras solide pour me soutenir, d’un cœur sans vanité pour m’accueillir et me conserver. Si j’avais trouvé cet homme-là, je ne serais pas où j’en suis. Mais ces hommes-là sont des chênes noueux dont l’écorce repousse. Et toi, poète, belle fleur, j’ai voulu boire ta rosée. Elle m’a enivrée, elle m’a empoisonnée et dans un jour de colère, j’ai cherché un autre poison qui m’a achevée. Tu étais trop suave et trop subtil, mon cher parfum, pour ne pas t’évaporer chaque fois que mes lèvres t’aspiraient. Les beaux arbrisseaux de l’Inde et de la Chine plient sur une faible tige et se courbent au moindre vent. Ce n’est pas d’eux qu’on tirera des poutres pour bâtir des maisons. On s’abreuve de leur nectar, on s’entête de leur odeur, on s’endort et on en meurt.

Ensuite, je hais ces hommes forts qui mentent et qui frappent grossièrement et lâchement dans leur colère, ces vantards qui bâtissent tout un système de vertu sur un crime. Mais le crime, quand on le commet, on ne sait pas ce que c’est. C’est le lendemain, c’est le hasard qui en fait une chose sainte ou une action détestable. J’ai vu une malheureuse fille qui s’est mise à genoux, après avoir tué son enfant, et qui s’écria : « Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir donné le courage de tuer cette misérable petite créature destinée à tant souffrir si elle eût vécu. » Elle monta à l’échafaud avec les sentiments d’une martyre. Dites donc des grands mots et faites des phrases ! Fais-en toi-même, malheureuse femme qui écris sans savoir quoi, et qui ne sais rien, rien, sinon que tu aimes à en mourir !

vendredi

Liszt me disait ce soir qu’il n’y avait que Dieu qui méritât d’être aimé. C’est possible, mais quand on a aimé un homme, il est bien difficile d’aimer Dieu. C’est si différent. Il est vrai que Liszt ajoutait qu’il n’a eu de vive sympathie dans sa vie que pour M. de Lamennais, et que jamais un amour terrestre ne s’emparerait de lui.

Il est bien heureux, ce petit chrétien-là.

J’ai vu Henri[3] ce matin. Il m’a dit qu’on n’aimait qu’avec la tête et les sens et que le cœur n’était que pour bien peu dans l’amour. J’ai vu madame Allart [4] à deux heures. Elle m’a dit qu’il fallait ruser avec les hommes et faire semblant de se fâcher pour les ramener. Il n’y a que Sainte-Beuve qui ne m’ait pas fait de mal et qui ne m’ait pas dit de sottise. Je lui ai demandé ce que c’était que l’amour, et il m’a répondu : « Ce sont les larmes ; vous pleurez, vous aimez, »

Oh oui, mon pauvre ami, j’aime ! J’appelle en vain la colère à mon secours. J’aime, j’en mourrai, ou Dieu fera un miracle pour moi. Il me donnera l’ambition littéraire ou la dévotion. Il faut que j’aille trouver sœur Marthe.

Minuit.

Je ne peux pas travailler. Ô l’isolement, l’isolement ! Je ne peux ni écrire, ni prier. Sainte-Beuve dit qu’il faut me distraire. Avec qui ? Qu’est-ce que me font tous ces gens-là ? Quand ils ont parlé une heure de choses qui me sont à peu près indifférentes, ils s’en vont. Ce ne sont que des figures qui changent de place. Et moi seule, seule pour toujours, je veux me tuer ; qui donc a le droit de m’en empêcher ? Ô mes pauvres enfants, que votre mère est malheureuse !


II

PARIS. — SAMEDI MINUIT


J’arrive des Italiens. Je me suis profondément ennuyée. J’avais eu une journée assez doucement triste. Boucoiran[5] m’avait lu quelque chose de M. de Maistre. Je n’ai retenu que trois lignes : « Dans quelques provinces de l’Inde, on fait souvent le vœu de se tuer volontairement si l’on obtient telle ou telle grâce des Idoles du lieu. Ceux qui ont fait ce vœu se précipitent d’un rocher appelé… » Ô mon Dieu, mon Dieu, si vous vouliez m’accorder un seul jour de ce bonheur que vous m’avez ôté, je ferais bien ce vœu-là ; mais je mourrai sons l’avoir retrouvé !

Décidément la musique fait du mal, et c’est si bête, un théâtre. Que toutes ces figures-là sont stupides. Tout le monde a l’air tranquille, indiffèrent. Il y en a qui ont l’air content et moi j’ai une vipère qui me mange le cœur. Me voilà en bousingot, seul, désolé d’entrer au milieu de ces hommes noirs. Et moi aussi je suis en deuil. J’ai les cheveux coupés, les yeux cernés, les joues creuses, l’air bête et vieux. Et là-haut, il y a toutes ces femmes blondes, blanches, parées, couleur de rose : des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets, des épaules nues. Et moi, où suis-je, pauvre George ?

Voilà, au-dessus de moi, le champ où Fantasio ira cueillir ses bluets. Ah, pauvre jeune homme, pourquoi ne peux-tu pas m’aimer ? Je sais bien que cela est juste suivant la raison, suivant la justice humaine. Mais vous, mon Dieu, mon Dieu ! vous, savez-vous si quelqu’une d’elles l’aimera jamais comme je l’aime aujourd’hui !

Insensé, tu me quittes dans le plus beau moment de ma vie, dans le jour le plus vrai, le plus passionné, le plus saignant de mon amour ! N’est-ce rien que d’avoir maté l’orgueil d’une femme et de l’avoir jeté à tes pieds ? N’est-ce rien que de savoir qu’elle en meurt ? — Mais il ne le sait pas. — Tu mens, tu le sais bien, c’est toi qui mens, cœur sans pitié, quand tu dis que je joue une comédie. Pourquoi, pourquoi ? Ah, si je m embarrassais du monde, je serais déjà partie. Ne suis-je pas sûre de votre honneur ?

On dirait que j’ai fait un coup de tête et vous. Alfred, je sais bien que vous m’épargneriez. Cela serait moins humiliant sans doute que de faire dire à toutes ces belles dames que je me déguise en homme pour aller vous trouver la nuit ; et que je me traîne à genoux dans votre chambre. Mais, ô mon Dieu, qui donc leur dit cela si vite ? Ce n’est pas toi qui me railles devant elles ?… Non, le propos chez Delphine Gay ; mais ce mépris, un rire moqueur ! Toutes ces femmes qui disaient du mal de moi, et lui qui répondait : « Vous ne vous trompez peut-être guère ! » et tu m’écrivais en Italie : « Chantez, mes braves coqs ; vous ne me ferez pas renier Jésus ! » Oh, ces lettres que je n’ai plus, que j’ai tant baisées, tant arrosées de larmes, tant collées sur mon cœur quand l’autre ne me voyait pas ! oh, je les aimais tant, je ne les ai plus.

Il y en avait une où il me disait : « Je me rappelle bien la nuit de la lecture ; mais quand même tu m’aurais menti d’un bout jusqu’à l’autre, tu ne m’as pas trompé, tu ne m’as pas dit que tu m’aimais », et puis il y avait une distinction sur les femmes qui trompent et sur celles qui mentent. Mais depuis, il a trouvé à cela une explication qui le décharge de tonte indulgence envers moi. C’est parce qu’il aurait dit à l’autre : « Elle s’est redonnée à moi ! » Ah, Seigneur mon Dieu, vous savez si j’avais pensé à cela ! Vous savez si j’ai jamais fait cela de ma vie ! Vous savez si j’avais fait d’autres mensonges ! Aussi, pourquoi m’avez-vous jetée dans une position horrible, où il fallait mentir ou tuer ? Et pourquoi ne m’avez-vous pas préservée du danger, quand ma raison, ma conscience et ma vie m’abandonnaient. Vous savez bien ce que nous sommes, pourquoi nous laissez-vous nous perdre et nous suicider ? Il n’y u que vous qui puissiez m’absoudre sur bien des points, car l’interprétation humaine trouve tout ce qu’elle veut et, vous seul, vous savez ce qui est, que vous ! Il n’y a que vous qui puissiez me consoler et me relever ! ah, tuez-moi donc vite, maître cruel ! N’ai-je pas assez expié ? Ne voilà-t-il pas assez de semaines de terreur et de frisson, de mensonges qui passaient sur mes lèvres, comme un fer rouge et des prières insensées pendant que mes dents claquaient de froid dans les églises ? Et ce soir, à Saint-Sulpice, quand je vous ai crié : « M’abandonnerez-vous ? Me punirez-vous à ce point ? N’y a-t-il pas autre chose qui puisse vous désarmer ? » il y avait une voix au fond de mon cœur qui répondait : « Confesse, confesse et meurs. » Hélas, j’ai confessé le lendemain, mais il était trop tard, et je n’ai pu mourir, car on ne meurt pas, on vit ; on souffre tout cela, on boit son calice goutte à goutte, ou se nourrit de fiel et de larmes, et, le matin, on s’assoupit avec des rêves affreux ! Ah ! l’autre nuit, j’avais rêvé qu’il était auprès de moi, qu’il m’embrassait, et je me suis réveillée dans la pâmoison du plaisir. Quel réveil, mon Dieu ! Cette tête de mort auprès de moi et cette chambre sombre où il ne remettra plus les pieds, ce lit où il ne dormira plus ! Je n’ai pus pu me retenir de crier. Pauvre Sophie[6], quelles nuits je lui procure !

Je ne peux pas souffrir tout cela ! Et tout cela pour rien ! J’ai trente ans, je suis belle encore, du moins je le serais dans quelques jours si je pouvais m’arrêter de pleurer. J’ai autour de moi des hommes qui valent mieux que moi et qui pourtant, à me prendre telle que je suis, sans mensonges, sans coquetterie aucune et faisant l’aveu le plus rigide de mes fautes, m’offriraient hardiment leur appui. Ah ! si je pouvais me mettre à aimer quelqu’un ! Mon Dieu, rendez-moi ma féroce vigueur de Venise, rendez-moi cet âpre amour de la vie, qui m’a prise comme un accès de rage, au milieu du plus affreux désespoir. Faites que j’aime encore ! Ah ! l’on s’amuse à me tuer, l’on y prend plaisir, on boit mes larmes en riant ! Eh bien, moi, je ne veux pas mourir. Je veux aimer, je veux rajeunir, je veux vivre ! Mais cela est tombé ! Dieu, tu le suis, comme tu m’as abandonnée après ! C’était donc un crime ? L’amour de la vie est donc un crime ? L’homme qui vient dire à une femme : « Vous êtes abandonnée, méprisée, chassée, foulée aux pieds ; vous l’avez peut-être mérité. Eh bien, moi, je n’en sais rien ; je ne vous connais pas, mais je vois votre douleur et je vous plains et je vous aime. Je me dévoue à vous seule pour toute ma vie. Consolez-vous, vivez. Je veux vous sauver. Je vous aiderai à remplir vos devoirs près d’un convalescent ; vous le suivrez jusqu’au bout, mais vous ne l’aimerez plus et vous reviendrez. Je crois en vous, » un homme qui disait cela, pouvait-il me sembler coupable à ce moment-là ? Et si, après avoir conçu l’espérance de persuader cette femme, emporté, lui, par l’impatience des sens, ou bien par le désir de s’assurer de sa foi avant qu’il fût trop tard, il l’obsède de caresses, de larmes ; il cherche à surprendre ses sens, par un mélange d’audace et d’humilité ? Ah, les autres hommes ne savent pas ce que c’est que d’être adorée et persécutée, et implorée des heures entières ? Il y en a qui ne l’ont jamais fait, qui n’ont jamais tourmenté obstinément une femme. Plus délicats et plus fiers ils ont voulu qu’elle se donnât. Ils l’ont persuadée, attendue et obtenue. Moi je n’avais jamais rencontré que de ces hommes-là. Cet Italien vous savez, mon Dieu, si son premier mot ne m’a pas arraché un cri d’horreur ! Et pourquoi ai-je cédé, pourquoi, pourquoi ? Le sais-je ? Je sais que vous m’avez brisée ensuite, et que si c’est un crime involontaire, vous ne m’en avez pas moins punie comme les juges humains punissent l’assassinat prémédité, plus encore, car le parricide n’est tué qu’une fois, et moi, voilà dix semaines que je meurs jour par jour et à présent minute par minute. C’est une agonie trop longue. Vraiment toi, cruel enfant, pourquoi m’as-tu aimée, après m’avoir haïe ? Quel mystère s’accomplit donc en toi chaque semaine ?

Pourquoi ce crescendo de déplaisir, de dégoût, d’aversion, de fureur, de froide et méprisante raillerie, et puis, tout à coup, ces larmes, cette douceur, cet amour ineffable qui revient ? Tourment de ma vie ! Amour funeste ! Je donnerais tout ce que j’ai vécu, pour un seul jour de ton effusion ! Mais jamais, jamais ! C’est trop affreux ! Je ne peux pas croire cela. Je vais y aller. J’y vais — non — crier, hurler, mais il ne faut pas y aller.

Sainte-Beuve ne veut pas.

Enfin, c’est le retour de votre amour, à Venise, qui a fait mon désespoir et mon crime ? Pouvais-je parler ? Vous n’auriez plus voulu de mes soins, seriez-vous mort de rage en les subissant. Et qu’auriez-vous fait sans moi, pauvre colombe mourante ? Ah Dieu, je n’ai jamais pensé un instant à ce que vous auriez souffert à cause de cette maladie et à cause de moi, sans que ma poitrine se brisât en sanglots. Je vous trompais, et j’étais là entre ces deux hommes, l’un qui me disait : « Reviens à moi, je réparerai mes torts. Je t’aimerai, je mourrai sans toi ! » Et l’autre, qui disait tout bas dans mon autre oreille : « Faites attention ; vous êtes à moi, il n’y a plus à en revenir. Mentez, Dieu le veut. Dieu vous absoudra ! » Ah, pauvre femme, pauvre femme ! C’est alors qu’il fallait mourir !


III[7]


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mais ce malheureux amour-propre masculin ! Au premier mot comme tu m’as traitée ! Tu voulais me souffleter, m’appeler c… devant tout le monde, et tu mourais de colère si je n’avais menti. Et quelques jours plus tard, tu serais mort de douleur si je n’avais continué à mentir. Crois-tu donc que ce soit agréable de mentir ? Ô mon Dieu, vous savez que vous n’avez pas inventé de plus grand supplice pour les coupables. C’est leur enfer en ce monde.

Et puis, et puis, sais-tu que c’est horrible de perdre l’estime de celui qui vous aimait la veille, quand on l’estime soi-même ? Je me souciais bien de l’estime de l’autre quand il est parti ! Lui ai-je fait un mensonge, à lui ? Me suis-je donné la peine de feindre un instant pour ne pas avoir en lui un ennemi ? Ne m’a-t-il pas fait tout le mal qu’il pouvait me faire ?

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plein de toi ! Si tu veux que je guérisse, fais-moi encore une méchanceté demain ! Après-demain je serai consolée. Mais comme te voilà, ô mon pauvre roseau, luttant contre ta colère et ta bonté, me faisant du mal, et puis m’en consolant ; me traitant avec injustice, et puis te rétractant, parce que tu ne peux pas te nier à toi-même ta vérité d’aujourd’hui. Eh bien, je vois que tu es bon comme un agneau avec tes colères de lion. Je vois bien que tout le monde est entre nous, et que tu ne peux pas ôter de devant tes yeux l’injure qui t’a été faite par moi. Mais tu ne peux pas ôter de ton cœur la compassion et l’amitié.

Pauvre Alfred, si personne ne le savait, tu me pardonnerais. Mais il y a M. Tattet, qui dirait d’un air bête : « Dieu ! quelle faiblesse, » lui qui pleure quand il est saoul dans le giron de mademoiselle Déjazet. Il y a messieurs tel ou tel, et ces dames du salon esthétique qui diraient : « C’est bien pitoyable, c’est bien ridicule. » Et on aime mieux être malheureux et fou, car, qu’est-ce donc de pardonner quand on est sûr d’être aimé ! Ah, si j’avais été sûre que tu dusses m’aimer réellement quand tu as quitté Venise, que tu dusses souffrir ce que je souffre aujourd’hui, je me serais coupé une main, je te l’aurais présentée en te disant : « Voilà une main menteuse et sale. Jetons-la dans la mer et que le sang qui en coulera lave l’autre. Prends-la et mène-moi au bout du monde. » Si tu devais accepter cette main ainsi lavée, je le ferais bien encore. Veux-tu ?

Mais à qui s’adresse tout cela ? Est-ce à vous, murs de ma chambre, échos de sanglots et de cris ? Est-ce à toi, portrait silencieux et grave ? À toi, crâne effrayant, plein d’un poison plus sûr que tous ceux qui tuent le corps, cercueil où j’ai enseveli tout espoir ? À toi, Christ sourd et muet ? J’aurai beau dire, beau pleurer et me plaindre, il n’y a que vous qui me pardonnerez. Mon Dieu ! Que votre miséricorde commence donc par donner l’oubli et le repos à ce cœur dévoré de chagrin, car tant que je souffre, tant que j’aime ainsi, je vois bien que vous êtes en colère.

Ah, rendez-moi mon amant, et je serai dévote et mes genoux useront les pavés des églises !


MERCREDI MATIN

Qu’est-ce que Buloz me disait donc hier de M. Liszt ? Est-ce qu’Alfred lui en aurait parlé ? Est-ce qu’il a pensé sérieusement un instant que j’allais aimer M. Liszt ? Est-ce qu’il le penserait encore ? Ah ! mon cher bien, si tu pouvais être jaloux de moi, avec quel plaisir je renverrais tous ces gens-là ! Mais vous n’êtes pas jaloux de moi. Vous avez fait semblant de croire une chose que vous n’avez pas crue, pour vous débarrasser de moi plus vite, et cela est mal, et si j’avais pu aimer M. Liszt, de colère je l’aurais aimé. Mais je ne pouvais pas. Faites des raisonnements là-dessus, M. Tattet. Je serais bien fâchée d’aimer les épinards, car si je les aimais, j’en mangerais, et je ne les peux souffrir. À Nohant, l’autre jour, étant grise, Je disais au « Gaulois[8] » qui parlait d’assassiner Louis-Philippe : Cela est affreux ; je suis bien contente de te connaître bon, car si je ne te connaissais pas bon, je te croirais méchant, et si je ne t’aimais pas, je te haïrais. » Voilà qui est logique, soyez-le si vous pouvez vous autres. Moi, je souffre et je pleure. Si je pouvais faire autrement, je ne souffrirais pas, je ne pleurerais pas. Croyez-vous que les principes soient la meilleure sauvegarde d’une femme ? Demandez à l’amour si les cœurs qu’il garde sont mal gardés. — Oui, disent-ils, mais, s’il s’en va, adieu la fidélité ! — Propos de mari ! Eh bien, mon amant, qu’aurais-tu à faire de la fidélité d’une femme qui ne t’aimerait plus ?

Mettre Liszt à la porte à présent, quelle bêtise chez Buloz ! Pourquoi ? À cause de qui ? Je me suis figuré pendant une ou deux entrevues qu’il était amoureux de moi, ou disposé à le devenir. Peut-être que si j’avais pu je l’aurais agréé.

Mais par la grande raison des épinards, je me sentais obligée de lui dire — c’est-à-dire de lui faire comprendre — qu’il fallait n’y pas penser, lorsque tout à coup après la jolie réception que je lui ai faite devant vous, chez Buloz, je me suis clairement convaincue, à la troisième visite, que je m’étais sottement infatuée d’une vertu inutile et que M. Liszt ne pensait qu’à Dieu et à la Sainte Vierge qui ne me ressemble pas absolument, Bon et heureux jeune homme ! Certes, s’il est ainsi, je l’estime et l’aime beaucoup, si c’est une affectation, cela m’est fort égal, car je ne le connais pas. Et quel besoin de le renvoyer dans tout cela ? Comment m’y prendrais-je, et quelle singulière raison lui donnerais-je ? D’ailleurs, j’ai une idée fixe, une seule et dernière espérance, bien modeste, pauvre George, pour toi qui fus si ambitieuse d’être aimée et que voici bien humble. Magdeleine sans cheveux, mais non pas sans larmes, sans croix et sans tête de mort ! Ce crâne que vous méditiez tristement, ô pauvre pécheresse, ne vous donnait certes pas une aussi rude et profonde leçon que celui qui est là sur ma table. Vous aimiez Jésus et il vous disait : « Il te sera pardonné parce que tu as aimé ! » Moi, j’aime, et on ne me pardonne pas. Ah, que je changerais bien ma chambre tapissée et ma robe de chambre pour votre désert et vos haillons, s’il m’était permis d’emporter la parole d’espoir et de pardon que votre Christ laisse tomber en vous souriant ! Le mien ne dit pas seulement :« Laissez approcher cette femme, laissez-la me laver les pieds !… »

Je vous disais, Buloz, que j’avais une idée fixe. Je veux ravoir son amitié, et un peu de son estime. Mais, pour cela, il me faut du temps, six mois peut-être au moins, peut-être encore plus. N’importe, fût-ce toute la vie ! Mais c’est la seule choie qui me soutienne, le seul espoir qui ait réussi à entrer dans cette pauvre télé. C’est pour cela que je ne peux pas me décider à partir, car, quand je serai loin, — il me l’a dit, — que saura-t-il de moi ? Il pourra supposer que je fais des folies et qu’il les ignore. En restant ici, je me ferai bien rendre justice, cl, pour cela, je ne veux pas m’isoler, me cacher, me cloîtrer, ce serait, à ses yeux, un coup de tête, une idée romanesque, dont la durée lui semblerait douteuse. Il penserait qu’au premier pas que je ferais dehors, j’aurais une tentation et j’y succomberais. D’ailleurs, qui sait s’il n’en serait pas ainsi ? La claustration, l’ascétisme, la mortification, exaltent les sens, et pourquoi exalterais-je les miens par une solitude dangereuse, lorsque au milieu des hommes ils me laissent fort tranquille ? Ce serait par trop bête. S’il venait m’y trouver dans ma cellule, s’il venait m’y donner seulement un baiser tous les jours, oh, comme j’y courrais ! Mais il n’y viendrait pas, ou il y viendrait avec cette méfiance continuelle du lendemain. Il faut que je mette entre nous un temps et des faits qui pourront s’appeler hier et qui lui prouveront que je peux aimer, souffrir et subir. Je veux m’entourer d’hommes purs et distingués. Loin de moi les forts, je veux voir des artistes. Liszt, Delacroix, Berlioz, Meyerbeer. Je ne sais qui encore. Je serai homme avec eux et on jasera d’abord ; on le niera, on en rira. Alfred entendra ces mauvaises plaisanteries, et il jugera mal ; il se détachera de moi. Il prendra une maîtresse alors, si ce n’est fait déjà. Mais la vérité triomphe, ô mon Dieu ! qui le sait mieux que moi ! Ce qui est mensonge se révèle, hélas ; mais qu’on fasse de bonnes actions, et cela se révèle par le même principe de fatalité qui m’a perdue. Ces hommes-là mêmes qui m’entoureront, me défendront et me justifieront. S’ils ne sont pas des forts et des gredins. Et s’ils le sont, ils seront connus pour tels et leur parole ne fera pas foi. C’est à moi d’ailleurs de les bien choisir et de les bien examiner. Je rétablirai ma cuisine aussitôt que j’aurai de l’argent. Je donnerai à dîner comme je faisais tous les jours u deux ou trois personnes. Je travaillerai, je sortirai, je tâcherai de me distraire, de me fortifier contre le désespoir qui est le plus funeste conseiller qu’il y ait et quand j’aurai mené cette vie honnête et sage assez longtemps pour prouver que je peux la mener, j’irai, il mon amour, te demander une poignée de main. Je n irai pas le tourmenter de jalousies et de persécutions inutiles. Je sais bien que quand on n’aime plus, ou n’aime plus. Mais ton amitié, il me la faut, pour supporter l’amour que j’ai dans le cœur et pour empêcher qu’il tue lue. Oh, si je l’avais aujourd’hui, hélas ! Que je suis pressée de l’avoir ! Quelle me ferait du bien ! Si j’avais quelques ligues de toi de temps en temps, un mot, la permission de l’envoyer de temps en temps une petite image de quatre sous achetée sur le quai, des cigarettes faites par moi, un oiseau, un joujou, quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui, pour nie figurer que tu penses un peu à moi en recevant ces niaiseries ! Oh, ce n’est pas du calcul, de la prudence, la crainte du monde ! Sacredieu, ce n’est pas cela ! Je dis mon histoire à tout le monde. On la sait, on en parle, on rit de moi, cela m’est à peu près égal. C’est une contrariété bien petite auprès de la douleur qui est en moi ! Que mes ennemis se réjouissent ; je souffre, je ne pense guère à eux et, quand j’y pense, je les plains à trouver là leur joie. Je ne demande pas que tu viennes chez moi, que tu fasses des démarches pour prouver que je ne suis pas une malheureuse chassée à coups de pied. Tu m’as offert encore le dernier soir où je t’ai vu, de me rendre ces services-là. Ai-je accepté, dis-moi ? Rends-moi enfin justice, quand je la mérite. Mais, hélas, mon Dieu, tu dors, car il est onze heures du matin et tu ne m’entends guère ! Oui, je voudrais ton amitié. Mais je n’ai pas encore le droit de te faire croire à quelque chose de bon de mu part. J’irais maintenant te la demander que ce serait des orages à n’en plus finir et cela te fait du mal. Pour moi, mon Dieu, j’aimerais mieux des coups que rien. Rien. C’est ce qu’il y a de plus affreux nu monde, mais c’est mon expiation Ah ! Qu’on ne m’en demande pas d’autre ! Un cilice, le jeûne et des coups de fouet, voilà tout ce que les pénitents ont su inventer. Ils n’ont pas imposé à des gens qui aimaient de demeurer à trois pas de l’objet de leur amour, et de se tenir tranquilles et de rire et de manger ! Et d’ailleurs il faudra du temps avant que j’aie la fermeté et le courage de n’être pas jalouse. Oh, mon Dieu, vous me faites sentir des tortures dont je n’avais que l’idée ! Mais ceci sera éternellement refoulé au plus profond de mon cœur. J’ai senti, l’autre jour, en dînant avec lui chez Pinson, combien la jalousie peut rendre vil, injuste et sot, si l’on s’y abandonne. J’aurais voulu rabaisser la femme dont il disait du bien au-dessous des plus viles créatures. Et pourquoi ? Cela est aussi laid que stupide. Non, non. Seigneur Dieu, ne me laissez pas m’abrutir et me perdre.

La passion est un don sévère, mais divin. Les souffrances de l’amour doivent ennoblir et non dégrader. C’est ici, mon orgueil, que vous êtes une sainte et digne chose. Que cette femme l’aide et le console ; qu’elle lui apprenne à croire. Hélas, moi, je ne lui ai appris qu’à nier. Mea culpa. Alfred, je vais faire un livre. Tu verras que mon âme n’est pas corrompue, car ce livre sera une terrible accusation contre moi. Saints du Ciel, vous avez péché, vous avez souffert !



IV


L’heure de ma mort est en train de sonner. Chaque jour qui s’écoule frappe un coup, et dans quatre jours, le dernier coup ébranlera encore l’air vital autour de moi. Alors s’ouvrira une tombe où ma jeunesse et mes amours descendront pour jamais. Et que serai-je ensuite ? Triste spectre, sur quelle rive vas-tu errer et gémir ? Grèves immenses, hiver sans fin !

Il faut plus de courage pour franchir le seuil de la vie des passions et pour entrer dans le calme du désespoir, que pour avaler la ciguë. Ô mes enfants, vous ne saurez jamais combien je vous aime.

Pourquoi m’avez-vous réveillée, ô mon Dieu, quand je m’étendais avec résignation sur cette couche glacée ? Pourquoi avez-vous fait repasser devant moi ce fantôme de mes nuits brûlantes, ange de mort, amour funeste, ô mon destin, sous la figure d’un enfant blond et délicat ? Oh que je l’aime encore, assassin ! Que tes baisers me brûlent donc vite, et que je meure consumée ! Tu jetteras mes cendres au vent. Elles feront pousser des fleurs qui te réjouiront !

Quel est ce feu qui dévore mes entrailles ? Il semble qu’un volcan gronde au dedans de moi, et que je vais éclater comme un cratère. Ô Dieu, prends donc pitié de cet être qui souffle tant ! Pourquoi les autres meurent-ils ? Pourquoi ne puis-je succomber sous le fardeau de mes peines ? On dit que la douleur s’épuise et qu’à force de saigner, le cœur se dessèche et devient insensible. Quand sera-ce, mon Dieu, que je ne le sentirai plus frémir et se déchirer ?

Ô mes yeux bleus, vous ne me regarderez plus ! Belle tête, je ne te verrai plus t’incliner sur moi et te voiler d’une douce langueur ! Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous étendrez plus sur moi, comme Élisée sur l’enfant mort pour le ranimer ! Vous ne me toucherez plus la main, comme Jésus à la fille de Jaïre, en disant : « Petite fille, lève-toi ! » Adieu mes cheveux blonds, adieu mes blanches épaules ; adieu tout ce qui était à moi. J’embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et les rochers dans les forêts en criant votre nom, et, quand j’aurai rêvé le plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide !

Pourquoi cette idée fixée dans le cerveau ? Pourquoi après toutes les révoltes de la raison, tous les conseils de la vérité, toutes les agitations de l’égoïsme souffrant, pourquoi, après tous les discours humains, ce profil divin vient-il se dessiner entre mon œil et la muraille ?

Pourquoi ceux qui me parlent s’enveloppent-ils d’un nuage tout à coup, et pourquoi vois-je sur leurs épaules une tête qui n’est pas la leur ? Pourquoi suis-je obligée d’étouffer dans ma poitrine des sanglots, des cris de joie ou de frayeur ? Et quels rêves passent donc autour de mon chevet pendant la fièvre ? L’Être qu’on aime renferme-t-il un démon qui nous domine et nous torture tout le temps que dure l’amour ?

Quelle fièvre avez-vous fait passer dans la moelle de mes os, esprits de la vengeance céleste ? Quel mal avais-je fait aux anges du ciel pour qu’ils descendissent sur moi et pour qu’ils missent en moi, pour châtiment, un amour de lionne ? Pourquoi mon sang s’est-il changé en feu, et pourquoi ai-je connu, au moment de mourir, des embrassements plus fougueux que ceux des hommes ? Quelle furie t’anime donc contre moi, toi qui me pousses du pied dans le cercueil, tandis que ta bouche s’abreuve de mon corps et de ma chair ? Tu veux donc que je me tue ? Tu dis que tu me le défends et cependant que deviendrai-je loin de toi, si cette flamme continue à me ronger ? Si je ne puis passer une nuit sans crier après loi et me tordre dans mon lit, que ferai-je quand je t’aurai perdu pour toujours ? Pâlirai-je comme une religieuse dévorée par le désir ? Deviendrai-je folle et réveillerai-je les hôtes des maisons par mes hurlements ? Oh, tu veux que je me tue ?

Et pourquoi ne le ferais-je pas ? Je ressens tant de douleur à l’idée d’abandonner mes enfants, que le déchirement de mon cœur en consommant ce sacrifice, m’absoudrait devant Dieu de la faute pour laquelle il m’a châtiée. Ma fille souffrira-t-elle de ma mort ? Bien peu. Mon fils… Oh toi, pauvre enfant, tu pleureras bien fort, et ton âme sera blessée pour toujours. Un enfant sans mère est si malheureux ! Et pourtant je vais partir pour longtemps et il faudra bien que tu te passes de moi. Mais ces pleurs, ces sanglots de mon enfant, quand on viendra lui dire : « Ta mère est morte, » pourquoi m’en inquiéter ? Je ne les verrai pas, je ne le saurai pas. Mais ils me tombent d’avance sur le cœur : je les sens déjà, comme si ces larmes me roulaient toutes chaudes sur le visage. Pauvre petit ! Je me souviens des larmes de mon enfance ; elles n’étaient pas moins amères que celles d’aujourd’hui. Et quand un étranger sera venu t’annoncer doucement que tu n’as plus de mère, tu t’en retourneras seul, dans ces grands corridors froids, retrouver un pédagogue qui te punira si tu pleures. Non, je ne me tuerai pas à moins que le délire ne s’en mêle encore, comme tant de fois où j’en ai été bien près. Mais l’ange d’Abraham étendait son épée pour sauver l’enfant… Protège-moi donc, Dieu des orphelins ! Détourne de moi ces affreuses tentations ! Réveille-moi à ces heures d’oubli où il me semble que mes enfants n’existent plus, où je ne sais plus rien que mon amour, et mon désespoir, heures féroces où je voudrais arracher mon cœur et le dévorer. L’autre nuit, je rêvais que je l’enterrais sous un pavé. Pauvre cœur, vous allez être enseveli tout vivant, et combien vous souffrirez jusqu’à ce que la pierre du sépulcre vous ait anéanti à force de peser sur vous. Ô mon fils ! mon fils ! Je veux que tu lises ceci un jour et que tu saches combien je t’ai aimé. Ô mes larmes, larmes de mon cœur, signez cette page, et que les siennes retrouvent un jour vos traces auprès de son nom !


SAMEDI

J’ai rencontré ce matin Jules Sandeau chez Gustave Papet. Il m’a abordée sans embarras, avec beaucoup de franchise, d’affection et de respect. Nous sommes entrés en explication tout de suite. Pour l’engager à se confesser, je me suis confessée la première, et j’ai commencé par lui dire qu’entendant dire des méchancetés qu’on lui attribue sur mon compte, j’en avais été blessée, irritée, et que j’avais exprimé ma colère à quelques personnes seulement, qui ne le répéteraient jamais, ou qui étaient en position de le défendre, notamment Papet. J’ai ajouté que je croyais bien ces accusations exagérées, mais que, probablement, il y en avait de méritées. Je n’ai pas voulu lui dire lesquelles. Elles sont malheureusement trop convaincantes. Il n’a rien voulu avouer et s’est défendu obstinément d’avoir dit jamais un mot contre moi. En disant cela il a été emphatique et peu sincère. Ensuite, il se défend d’avoir jamais fait cause commune avec Planche, ou avec Frémy, Pyat, etc., contre moi. Il ne les voit pas. Il est très blessé des articles qu’ils écrivent. Tout cela est vrai. Il m’en a donné des preuves et nous avons parlé d’autre chose. Je me suis chauffé les pieds en fumant une cigarette, pendant que Gustave Papet faisait des calembours comme à l’ordinaire. Jules a été très circonspect, tout en étant très franc de manières et très naturel dans ce qui est vrai de lui. Je lui ai donné une poignée de main et je lui ai dit que nous ne pouvions pas nous revoir, à cause des propos qui en résulteraient, mais que quand nous nous rencontrerions, je le priais de ne pas m’éviter et de venir me dire bonjour amicalement. Il m’a demandé la permission d’aller voir Solange à sa pension, ce que je lui ai accordé de bon cœur.

Je suis bien aise de cette rencontre. Il est affreux de s’en vouloir quand on s’est aimé. Bien ou mal, on s’est aimé. Ah, Dieu, qu’est-ce donc que l’amour pour changer ainsi de nature, et pour entrer dans l’âme, sous une forme si divine, avec un objet nouveau ? Peut-être n’y a-t-il qu’un vrai, qu’un fort amour dans tout cela. Lequel est-ce dans ma vie ? Aurélien[9] ? C’est le plus beau dans mon cœur. Mais un amour sans union des corps est mystique et incomplet. Ah, le premier, oui, c’est le plus beau et le plus pur, et le dernier, c’est le plus involontaire, le plus inguérissable. C’est celui-là qui me tue.

Ah, faudra-t-il donc mourir si jeune ! Mon Dieu, est-ce que vous ne viendrez pas à mon secours ? Ah, si je pouvais aimer Jésus comme les religieuses l’aiment !

ENTRETIENS JOURNALIERS
AVEC LE TRÈS DOCTE ET TRÈS HABILE
DOCTEUR PIFFOËL
professeur de botanique et de psychologie
1837



PRÉFACE


Oui, mon cher et gracieux docteur, faire un journal, c’est renoncer à l’avenir. C’est vivre dans le présent, c’est avouer à l’implacable, qu’on n’attend plus rien de lui, qu’on s’accommode de chaque jour et qu’il n’y a plus de relation entre ce jour-là et les autres. C’est boire son océan goutte à goutte, par crainte de le traverser à la nage. C’est compter les feuilles de l’arbre dont le tronc ne reverdira plus.

On ne fait un journal que quand les passions sont éteintes, ou qu’elles sont arrivées à l’état de pétrification qui permet de les explorer comme des montagnes d’où l’avalanche ne se détachera plus. Ce travail constate un état de solidité effrayante et que je ne souhaite à personne, sinon à ceux qui étaient en pleine éruption et qui n’auraient pu rien garder de leurs feux s’ils ne s’étaient arrêtés tout d’un coup au milieu de leurs vomissements[10].

1er juin.

Réveil lourd. Piffoël a dormi dans une pâle atmosphère où nageaient d’insaisissables voluptés. Le temps n’est ni à la gaîté, ni à la tristesse. Il est au mécontentement. Un vent inégal et fantasque secoue les arbres. Le soleil est voilé. Il fait chaud si on met la robe de chambre, il fait froid si on l’ôte. Jour terne où je ne ferai rien de bon. Cerveau fâché et fatigué ! Je viens d’avaler du thé pour en finir plus vite avec cette disposition apathique en la portant à son paroxysme. Je n’ai pas reçu de lettre d’Éverard. Il boude ! Heureux homme, qui estime quelque chose digne de sa rancune !


EN ME COUCHANT

J’ai fait à Duteil[11] la théorie du mécontentement depuis minuit jusqu’à une heure. Je me suis mis en colère contre lui parce qu’il a voulu me soutenir qu’il était heureux presque à toutes les heures du jour. N’est-ce pas bien révoltant en effet de se voir traité de fou par ceux qui ne souffrent pas ?


EN ME COUCHANT


2 juin. .

Piffoël a fait cinq lieues à pied. Du moment que la vie est supportable, il n’y a pas à l’examiner. On gâterait un jour de calme en y regardant de près. Ne serions-nous jamais gouvernés que par un sentiment qui est comme l’œil à travers lequel toutes nos idées nous apparaissent et qui seul apprécie toutes choses, tandis que la raison rectifie très faiblement les erreurs de cette vision ?


MIDI
3 juin.

Jour magnifique. Soleil splendide, règne de la rouleur. Trois grands tilleuls dont je vois de mon lit les cimes touffue», sont le miroir où je consulte le temps en m’éveillant. Leur vaste rideau de feuillage et un peu de ciel, c’est tout ce que je vois de là, mais cela suffit à me faire savoir le degré de l’atmosphère avant que la fenêtre soit ouverte. J’y ai observé des effets de vent qui sont encore inexplicables pour moi et qui me feraient croire à rcxistence des Esprits de l’air, comme à celle d’êtres fort capricieux. Je vois aussi, dans la teinte de leur belle verdure, l’intimité des rayons du jour à travers une atmo¬ sphère plus ou moins pure. Aujourd’hui la lumière est si vive que malgré le vent printanier on ne voit que le noir des ombres et l’or des rayons sur la fcuillèc.

Tu vis. La question n’est pas de savoir si c’est pour ton plaisir ou pour ton malheur, pour ton bien ou pour ta perte. Qui la résoudrait ? Tu vis, tu respires. Le ciel est beau.

La chambre d’Arabella[12] est au rez-de-chaussée sous la mienne. Là est le beau piano de Franz[13], au-dessous de la fenêtre d’où le rideau de verdure des tilleuls m’apparaît, la fenêtre d’où partent ces sons que l’Univers voudrait entendre, et qui ne font ici de jaloux que les rossignols.

Artiste puissant, sublime dans les grandes choses, toujours supérieur dans les petites. Triste pourtant et rongé d’une plaie secrète. Homme heureux, aimé d’une femme belle, généreuse, intelligente et chaste. Que te faut-il, misérable ingrat ! Ah, si j’étais aimé, moi !

Si tu étais aimé. Piffoël, tu serais ambitieux, et tu n’es pas ambitieux parce que tu n’es pas aimé.

Tu es très sage, Piffoël, extrêmement sage. Tu es très philosophe. Tu jettes un coup d’œil très lucide sur ta vie, tu pèses d’une main très ferme tous ces misérables hochets dont tu ne sais pas être avide. Je t’en fais bien mon compliment, cher Piffoël.

Je t’en félicite en vérité !

Mélancolique animal.

Quand Franz joue du piano, je suis soulagé. Toutes mes peines se poétisent, tous mes instincts s’exaltent. Il fait surtout vibrer la corde généreuse. Il attaque aussi la note colère, presque à l’unisson de mon énergie, mais il n’attaque pas la note haineuse. Moi la haine me dévore. La haine de quoi ? Mon Dieu, ne trouverai-je jamais personne qui vaille la peine d’être haï ? Faites-moi cette grâce, je ne vous demanderai plus de me faire trouver celui qui mériterait d’être aimé.

Pourquoi y aurait-il tant de charmes dans la haine assouvie ? C’est qu’il y aurait le mérite de la générosité, et qu’on pourrait se sentir grand, ne fût-ce qu’une heure dans la vie. On croirait en toi, alors, toi jaloux qui gardes toute ta grandeur pour ta jouissance inconnue.

J’aime ces phrases entrecoupées qu’il jette sur le piano, et qui restent un pied en l’air dansant dans l’espace comme des follets boiteux. Les feuilles des tilleuls se chargent d’achever la mélodie, tout bas, avec un chuchotement mystérieux, comme si elles se confiaient l’une à l’autre le secret de la nature.

C’est peut-être un travail de composition, qu’il essaye par fragments sur le piano ? À côté de lui est sa pipe, son papier réglé et ses plumes ; chaque fois qu’il a tracé sa pensée sur le papier, il la confie à la voix de son instrument, et cette voix la révèle à la nature attentive et recueillie.

J’aimerais mieux croire qu’il se promène dans la chambre sans composer, livré à des pensées de tumulte et d’incertitude. Il me semble qu’en passant devant son piano il doit jeter ces phrases capricieuses à son insu, et obéissant à un instinct «le sentiment plutôt qu’à un travail d’intelligence. Alors les mélodies rapides et impétueuses me font l’effet d’un craquement d’un navire battu par la tempête et je sens mes entrailles se déchirer au souvenir de ce que j’ai souffert quand je vivais dans l’orage.

Blanche Arabella, je parlais de toi hier avec Alphonse[14] dans l’allée aromatique[15] sous la clarté des brillantes étoiles, au vent frais de minuit. Qu’y a-t-il de plus beau sur la terre. lui disais-je, qu’une femme très forte un peu brisée ? Le lys blanc dont la tige flexible s’incline au souffle de la brise, est plus beau que le lys jaune dont la corolle orgueilleuse boit sans pâlir les ardents rayons du jour.

Piffoël, pourquoi diable ne veux-tu pas baisser la tête quand l’orage passe ? Pourquoi tes larmes sont-elles si âcres, et pourquoi faudra-t-il que tu te brises sans avoir plié ? Tu veux comme l’héliotrope te tourner vers ton maître et le saluer volontairement dans sa gloire, mais si ton maître se voile et t’envoie la foudre, tu te dessèches et te romps, car tu ne veux pas fléchir.

Piffoël, mon excellent ami, tu devrais prendre des lavements.


4 juin.

J’ai dormi dans l’herbe au Coudray[16] pendant quelques minutes et, en m’éveillant à demi, les yeux gonflés par la chaleur du soleil ou obscurcis peut-être par la chaude vapeur qu’exhalent les foins à midi, j’ai été livré pendant quelque temps à une illusion agréable. Ces hautes herbes, se trouvant à la hauteur de mon visage penché près de la terre, enfermaient ma vue dans un étroit horizon et dessinaient leurs formes élégantes sur le bleu transparent de l’air.

Dans ce moment le sens de la dimension s’obscurcit dans mon cerveau et ces charmantes graminées que secouait faiblement une chaude brise, m’apparurent comme autant d’arbres superbes que courbait le souffle d’un puissant orage. Leurs tailles sveltes, leurs diverses figures représentaient pour moi les différents arbres dont les graminées offrent la ressemblance en miniature. L’une était le palmier élancé, l’autre le sapin à la chevelure éplorée. Un brin de folle avoine me parut secouer sur ma tête des fruits gigantesques prêts à m’écraser et. dans un lointain de quelques pieds, je crus voir la profondeur d’une forêt incommensurable. Les rangs pressés des sumacs et des vernis empourprés, les aloès épineux, les cactus, les cèdres du Liban, le bananier aux palmes voluptueuses, l’oranger en Heurs, le catalpa luxuriant, le chêne robuste, et le pâle olivier, prirent la place de ces fines aigrettes, de ces délicats filaments, de ces fleurettes imperceptibles, de ces houppes soyeuses, de ces souples follicules dont les prés abondent. L’herbe courte remplissait les intervalles des tiges comme un taillis épais et la futaie bouleversée par la tempête entre-choquait ses rameaux pesants, ses larges épines et ses cimes orgueilleuses avec un bruit épouvantable. Au milieu de ce tumulte, un rugissement sourd se fit entendre et, saisi de terreur à l’approche du lion, je me relevai brusquement et je fis bien, car un gros frelon menaçait mon nez. Mais la forêt vierge, l’immense savane et les grands arbres exotiques disparurent. Je ne trouvai autour de moi que trille, luzerne, gazon, fourrage de toute espèce. C’est ainsi que se termina mon voyage solitaire dans les déserts du Nouveau Monde.


5 juin.

Temps magnifique, beaucoup d’air, bruit majestueux et mouvement plein de grâce sur les feuilles des tilleuls. On dirait des allures fières et gracieuses d’Arabella.

Réveil stupide. Mon sommeil a été profond et calme, mais le mal de gorge s’obstine.

Et ce maudit piano qui ne se réveille pas ! Que faire de moi-même ce matin ?

Dieu soit loué ! mon ami m’a entendu. Voici les premières mélodies de l’Andante de la Symphonie pastorale de Beethoven.

Vraie musique d’été.

Hoffmann a laissé dans ses paperasses méditées ses titres des chapitres de la fin de Kreyssler. Il y en a deux qui m’ont toujours singulièrement frappé — Son du Nord — Son du Midi. Je m’attache à pénétrer le sens de cette distinction de poésie musicale. Je la cherche dans la nature, dans ses mélodies primitives que je combine ensuite avec des effets connus en musique, et je suis sur la voie de trouver une définition claire et satisfaisante de ces dénominations mystérieuses.

La pensée géniale de Kreyssler à cet égard est intelligible au premier venu, mais il s’agit d’en faire une application sûre, de ne pas se perdre dans des aperçus purement poétiques et dans une interprétation vague comme l’est souvent le style d’Hoffmann lui-même, mais comme à coup sûr ne l’était pas sa pensée. Jamais esprit d’homme n’a pénétré plus franchement et plus nettement dans le monde des rêves, nul n’a marché avec plus de logique, de sons et de raison à travers les fantaisies de l’induction poétique. Nul n’a moins cédé à son imagination. L’imagination était pourtant son élément vital, son monde réel, le champ de sa pensée. Si la phrénologie ne se trompe pas, il devait avoir pour faculté dominante la merveillosité. Mais quoi qu’on en ait dit et quelque sotte exagération qu’on ait publiée sur ses mœurs, l’excellente biographie de W. Loève-Veimars (faite d’après la révélation de son caractère et de ses pensées intimes consignées dans ses lettres et dans ses journaux), la nature même de ses écrits et l’enchaînement de ses actions personnelles prouvent que son esprit était parfaitement sain.

La diversité singulière de ses brillantes facultés faisait do lui. non un misérable artiste tourmente d’insatiables désirs do succès, mais un écrivain de premier entre doué de la plus riche organisation et des plus remarquables talents. Avec des res- i sources si variées et dos facultés dont, à lu lettre, j il ne sut souvent que faire, le champ on apparence illimité du fantastique devait nécessairement rappeler. Mais à peine s’y fut-il lancé comme écrivain qu’il en vit les bornes et qu’il en connut les voies droites et régulières. Il s’y promena donc avec tout le calme d’un esprit souveraine¬ ment logique, et c’est au suiig-froid qu’il conserve au milieu de scs visions qu’il faut attribuer le grand churme de ses compositions fantastiques. On y sent toujours (pour continuer il parler la langue ingénieuse de la métaphysique de Sporzhcim) l’homme de causalité et d’éventualité, gouver¬ nant et dirigeant l’homme de mcrveillositè et d’idéalité. Si quelques lois sa définition semble vague au premier abord, il no faut s’en prendre qu’à l’état de barbarie où en sont encore les plus belles langues humaines, à leur insuffisance pour traduire des intuitions d’un ordre élevé. Au fond ce qu’il sent n’est jamais aperçu à travers le délire de lu fièvre, mais peut être examiné au jour de lu raison. Suis nul doute il y a une grande MTieucc de l’Ame, une grande profondeur de pensée «ou* ce» riants Imitâmes et sous ces emblématiques divagations. Il nu lieu conçu au hasard, U n’a créé des êtres surnaturels qu’en outrant la réalité d’êtres très bien observés, il n’a fait intervenir le diable dans ses extases que comme un principe philosophique. En y songeant avec plus d’atten¬ tion que le vulgaire ne croit devoir en accorder ii des compositions de cette nature, on retrouve dans la réalité la plus naïve, dans l’observation la plus purement physique, le principe de tous ses développements poétiques. Il en serait de même, sans aucun doute, pour les compositions musicales des grands maîtres. Toutes ont un sens traduisible à la pensée, car toutes ont été inspirées par des sentiments. C’est en vain que certains connaisseurs se feignant ou se croyant au point de vue de la spécialité affectent de railler l’inter¬ prétation morale et intellectuelle des combinai¬ sons harmoniques et d’attribuer les puissants effets de ces combinaisons à des rap|H>rts purement imaginaires entre les sons et les images. 11 y en a de si réels, de si palpables, pour ainsi dire, qu’il n’est pas impossible de les saisir, de les noter pour l’oreille de l’artiste et même de les traduire en langue vulgaire, de les faire comprendre au public. Mais ceci demanderait toute une vie de musi¬ cien et de poète. Un peu plus explicite, un peu plus riche en paroles, Hoffmann faisait ce grand progrès et popularisait i exquisité des impressions poétiques dans la peinture et la musique. 6 juin.

Temps superbe. Affreux mal de gorge et noire mélancolie depuis trente-six heures,

Quund, après la désolation de l’hiver, le prin¬ temps apporte la joie à tous les êtres animés, l’homme est celui de tou» qui savoure cette joie Je plus vivement et le plus délicatement, mais il est celui de tous qui se blase le plus vite el le plus complètement sur les délices qui lui viennent de la nature extérieure. Il attribue follement scs perturbations secrètes à celles de l’atmosphère, il excuse ainsi l’inégalité de son humeur, la sus¬ ceptibilité misérable de ses fibres nerveuses. Mais quand le soleil brille dans un ciel de saphir, quand un vent joyeux chante parmi les feuilles et berce mollement les branches, quand tout s’enivre de parfums, d’air pur. de lumière et d’amour, pourquoi cette créature rcchignce pour¬ suit-elle son inconsolable gémissement ? Pourquoi sa puissance de bonheur ne va-t-elle pas seule¬ ment jusqu’au huitième beau jour de l’année ?

Il faut partir demain. Méchante destinée, où sont tes promesses d’espoir ? Tu n’oserais plus me tenter, tu trotterais plus me pousser en me disant : va et tu seras heureux.Tu es muet car tu suis que Je te méprise. Où que j’aille, j’irai sans toi. J’irai seul. Triste et inflexible envers moi-même, à cause de moi-même.

AU LEVER DU JOUR. MA CHAMBRE

11 juin.

Mure amiche[17], recevez-moi bien. Comme ce papier blanc et bleu est plein de gaîté[18] ! Que d’oiseaux dans le jardin ! Quel suave chèvrefeuille dans ce verre !

Piffoël, Piffoël, quel calme effroyable dans ton àrne ! Le flambeau serait-il éteint ?

« Je te salue, Piffoël plein de grâces. La sagesse est avec toi. Tu fus élu entre toutes les dupes ; le fruit de ta souffrance a mûri. Sainte fatigue, mère du repos, descends sur nous pauvres rêveurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il. »

Songe, Piffoël, que te voici arrivé sur une des cimes de la montagne. Il faut prendre ta volée vers les nuages, ou rouler dans les sentiers pierreux déjà trop connus. Redescendre ou monter ! Ce serait un beau point de vue si tu étais fort. Mais les plumes de l’aile tombent aux vieux corbeaux. Attends et regarde au fond de la vallée, car le ciel s’est fermé et tu n’as plus à apprendre de lui que les secrets de la mort.

SOLEIL BRÛLANT. TILLEULS ÉTINCELANTS, IMMOBILES


13 juin.

Faut-il se dévouer en tout, à toute heure, sans réserve, gaîment, fortement, saintement ? Faut-il abjurer toute vanité, s’exposer aux lazzis du public, à sa haine, à son injuste mépris, à l’abandon de la famille et des amis, à l’indigence, à la fatigue, à la persécution ? Faut-il sacrifier même l’amour de l’art et s’abstenir de vivre par la pensée ? Faut-il accepter des défauts révoltants, des vices, même les couvrir de mystère vis-à-vis de son propre jugement ? Faut-il faire plus, faut-il les aimer et se les inoculer, à soi, esprit calme et désintéressé ? Faut-il, baigné de sueur, courir dans la nuit glacée pour satisfaire un caprice, pour épargner un instant de contrariété ? Faut-il être pour l’objet qu’on aime, aussi aveugle, aussi dévoué, aussi infatigable qu’une mère tendre l’est pour son premier-né ? Non. Piffoël, il n’est pas besoin de tout cela, et tout cela ne sert à rien sans un peu d’adulation.

Tu t’imagines, Piffoël, qu’on peut dire à l’objet de son amour :

« Tu es un être semblable à moi, je t’ai choisi entre tous ceux de mon espèce parce que je t’ai cru le plus grand et le meilleur. Aujourd’hui, je ne sais plus ce que tu es. Il me semble que, comme les autres hommes, tu as des taches, car souvent tu me fais souffrir, et la perfection n’est pas dans l’homme. Mais j’aime tes taches, j’aime mes souffrances. J’aime mieux tes défauts que les qualités des autres. Je t’accepte, je t’ai et tu m’as aussi, car je n’ai rien conservé de moi-même et ma vie, et ma pensée, et mes croyances, et mes actions, j’ai tout soumis à toi. J’ai tout subordonné à ton plaisir, car je t’ai choisi avec la pensée que tu devais être tout pour moi, et je me suis tellement inoculé cette pensée que je n’ai plus de pensée qui me soit propre. Tu peux m’égarer, tu peux me perdre, tu peux me conduire à la mort et à l’infamie. Le monde n’existe plus pour moi. La morale et la philosophie n’ont plus de sens. Il n’y a de raison que ton instinct, il n’y a de vérité que mon amour. Il n’y a d’avenir et de but que dans le tien. Bonheur, malheur, qu’importe ? J’accepte tous les maux, je subirais toutes les tortures. Je me glorifierais de toutes les abjections, pourvu que je puisse adoucir pour toi l’amertume de la vie et déposer la mienne dans ton sein. » Non. Non. Piffoël ! Docteur en psychologie, tu n’es qu’un sot. Ce n’est pas là le langage que l’homme veut entendre. Il méprise parfaitement le dévouement, car il croit que le dévouement lui est naturellement acquis, par le seul fait d’être sorti du ventre de madame sa mère. Il méprise l’ascendant qu’il exerce sur son semblable, parce qu’il s’attribue une puissance d’intelligence et de volonté, qui rend impossible toute indépendance d’esprit et de conscience autour de lui. Il méprise son semblable à proportion de la bonté, du sacrifice, de l’abnégation et de la miséricorde qu’il trouve en lui. Dominer, posséder, absorber, ne sont que les conditions auxquelles il consent à être… à être adoré comme un Dieu, c’est-à-dire trompé, bafoué, adulé…

L’homme se sait nécessaire à la femme.

Il a trop d’imbécile confiance et, soit cupidité, soit galanterie, soit vanité, la plupart des femmes sont trop intéressées dans leur amour pour qu’il ne s’arroge pas un pouvoir despotique sur elles, dans l’amour, comme dans la haine.

La femme n’a qu’un moyen d’alléger son joug et de conserver son tyran, quand son tyran lui est nécessaire : c’est de le flatter bassement. Sa soumission, sa fidélité, son dévouement, ses soins, n’ont aucun prix aux yeux de l’homme ; sans tout cela, selon lui, il ne daignerait pas se charger d’elle. Il faut qu’elle se prosterne et lui dise : « Tu es grand, sublime, incomparable. Tu es plus parfait que Dieu ! Tu face rayonne, ton pied distille l’ambroisie, tu n’as pas un vice et tu as toutes les vertus. Aucun mortel ne peut t’être comparé, je ne dis pas par moi qui suis éblouie de l’éclat de tes regards, mais par ce peuple stupide qui devrait se prosterner quand tu passes et t’élire roi de l’Univers. Quand tu me frappes, je suis glorieuse, quand tu me repousses du pied, mon sort est préférable à celui de tous les êtres, t’appartenir est une telle gloire que le genre humain tout entier voudrait se mettre à ma place, s’il savait quel honneur y est attaché. » Et pourtant ces aberrations sont quelquefois dans l’amour le plus pur et le plus vrai. Mais si elles ne sont suivies de réactions violentes, n’y crois pas, homme imbécile, car celle qui t’adore sans cesse, te méprise en secret, et celle-là seule qui t’accepte imparfait, et te subit injuste, t’aime avec désintéressement. Mais, fat imprudent, tu ne veux pas qu’on te pardonne, tu veux qu’on croie ou qu’on prétexte n’avoir rien à te pardonner. Tu veux qu’on baise la main qui frappe et la bouche qui ment. Cherche donc l’objet de ton amour dans la fange, et empêche tout un rêve d’en sortir, tant que tu seras toi-même une idole de boue, car si la femme s’ennoblissait, tu serais forcé, pour demeurer son supérieur, de t’ennoblir et de te purifier aussi et c’est ce que tu ne sais, ne peux, ni ne veux faire.

Mon cher Piffoël, apprends donc la science de la vie et quand tu te mêleras de faire du roman, tâche de connaître un peu mieux le cœur humain. Ne prends jamais pour ton idéal de femme une âme forte, désintéressée, courageuse, candide. Le public la sifflera et la saluera du nom odieux de Lélia l’impuissante.

Impuissante ! Oui, mordieu, impuissante à la servilité, impuissante à l’adulation, impuissante à la bassesse, impuissante à la peur de toi. Bête stupide, qui n’aurais pas le courage de tuer sans des lois qui punissent le meurtre par le meurtre et qui n’as de force et de vengeance que dans la calomnie et la diffamation ! Mais quand tu trouves une femelle qui sait se passer de toi, ta vaine puissance tourne à la fureur et ta fureur est punie par un sourire, par un adieu, par un éternel oubli.


12 juin.

Ce soir-là. pendant que Franz jouait les mélodies les plus fantastiques de Schubert, la princesse[19] se promenait dans l’ombre autour de la terrasse, elle était vêtue d’une robe pâle. Un grand voile blanc enveloppait sa tête et presque toute sa taille élancée. Elle marchait d’un pas mesuré qui semblait ne pas toucher le sable et décrivait un grand cercle coupé en deux par le rayon d’une lampe autour de laquelle toutes les phalènes du jardin venaient danser des sarabandes délirantes. La lune se couchait derrière les grands tilleuls et dessinait dans l’air bleuâtre le spectre noir des sapins immobiles. Un calme profond régnait parmi les plantes, la brise était tombée mourant épuisée sur les longues herbes aux premiers accords de l’instrument sublime. Le Rossignol luttait encore, mais d’une voix timide et pâmée. Il s’était approché dans les ténèbres du feuillage et plaçait son point d’orgue extatique, comme un excellent musicien qu’il est, dans le ton et dans la mesure.

Nous étions tous assis sur le perron[20], l’oreille attentive aux phrases tantôt charmantes, tantôt lugubres d’Erlkœnig ; engourdis comme toute la nature dans une morne béatitude, nous ne pouvions détourner nos regards du cercle magnétique tracé devant nous par la muette sibylle au voile blanc. Elle se ralentit peu à peu lorsque l’artiste passa par une série de modulations étrangement tristes à la tendre mélodie.

Alors sa démarche prit le milieu entre l’andante et le maestoso et tous ses mouvements avaient tant de grâce et d’harmonie qu’on eût dit que les sons sortaient d’elle comme une lyre vivante. Lorsqu’elle traversait lentement le rayon de la lampe, son voile blanc dessinait sur le fond noir du tableau des contours lins et déliés, tandis que le reste flottait vague et vaporeux dans le mystère de la nuit. Puis elle approchait de nous comme si elle eût voulu se poser sur le lilas blanc. Mais, insaisissable comme les ombres, elle s’effaçait lentement. Elle ne semblait pas s’enfoncer sous les voûtes obscurci du feuillage, l’obscurité semblait la prendre et l’entraîner dans ses profondeurs en épaississant autour d’elle des rideaux de ténèbres. Au bout de la ternisse elle était à peine visible, puis elle se perdait tout à fait dans les sapins et reparaissait tout à coup dans le rayon de la lampe comme une création spontanée de la flamme. Puis elle s effarait encore et flottait indécise et bleuâtre sur la clairière. Enfin, elle vint s’asseoir sur une branche flexible qui ne plia pas plus que si elle eût porté un fantôme. Alors la musique cessa, comme si un lien mystérieux eût attaché la vie dessous à la vie de cette belle femme pâle qui semblait prête à s’envoler vers les régions de l’intarissable harmonie.

Elle se leva, glissa par un inexplicable mouvement d’ascension vers le haut du perron et disparut dans lu salle ténébreuse. Un instant après, nous vîmes une vraie châtelaine du moyen âge traverser la salle voisine à la clarté des flambeaux. La chevelure blonde rayonnait comme une auréole d’or et son voile blanc, jeté sur ses épaules, voltigeait comme un nuage dans le mouvement rapide et léger de sa démarche Impérieuse. Les doigts errant sur le piano tirent silence, les flambeaux s’éteignirent et la vision rentra dans la nuit.


Jusqu’au 20. Rien. Deux beaux orages, temps moins chaud. Clair de lune admirable, courses du soir à cheval avec ma sœur[21], irrésistible désir de laisser couler ma vie sans rien constater, comme une onde paresseuse, inconsciente de son mouvement.

Mon ami Piffoël, inconsciente n’est pas français.

— Mon bon ami, qu’est-ce que cela peut me faire, je vous prie ?


20 juin.

La meilleure éducation, la seule efficiente, disait, l’autre soir, Rollinat, c’est l’insufflation. Je dis qu’en ce cas l’éducation privée est détestable dans les familles tarées, livrées à de mauvaises mœurs et imbues de mauvais principes. Le détestable régime du collège vaut mieux.

Mais dans les familles honnêtes et tranquilles, ce serait un devoir de garder les enfants et de ne pas leur faire apprendre la vie dans un collège où l’égalité ne règne qu’à coups de poing, où la discipline est abrutissante, ou t’uutorité est bru¬ tale. puérile et bornée sans parler de» vice» qui régnent dans toute» le» institutions de ce genre. Mai* il semble aujourd’hui que l’éducation momie ne soit plus nécessaire à l’homme, il semble que toute In vie humaine doive se réfugier dan»

I*intelligence et abandonner le cœur. Chez Ica enfants d’intelligence, tout ce qui se développe au collège, c’est l’orgueil et l’amour de soi. Chez les enfants inintelligeuls. ce sont les instincts bus et grossiers. Chez tous, même chez les natures naturellement généreuses que cette détestable éducation ne peut corrompre entièrement, c’cst lu vanité qui domine tout le reste.

Cherchez un seul homme dans toute cette géné¬ ration qui soit la preuve du contraire.

I^a meilleure éducation possible serait une somme bien entendue de connaissances ; un déve¬ loppement très prudent de l’intclUgence : un grand développement du cœur, une grande excitation des sentiment», ou tout au moins chez les nature» froides, des idées de justice, de fierté, de recon¬ naissance. de sincérité» de dévouement ; ensei¬ gnement qu’il faudrait rendre persuasif, éloquent rui besoin, si ce n’est par la parole, du moins par l’exemple. L’homme le plus simple, lu mère la moins lettrée, pourrait le donner i\ son enfant. Par-dessus tout relu, il fuudruit une habitude de sévérité, non permanente, hors de propos, non guindée, non prolixe, non armée de fouet et de férule, niais toujours éveillée sur les petites fautes, toujours remontrante et probante. Il faudrait surtout bien connaître le naturel d’un enfant, le lui faire connaître à lui-même et si bien qu’il fût forcé d’en convenir du moins à ses propres yeux ; appeler son attention sur ses défauts, lui signaler ses chutes, ses victoires, encourager ses progrès dans le bien. Si l’enfant est avide de science, le contenir, lui montrer que l’intelligence n’est rien sons la bonté, sans la vertu, sans l’amour. Si l’enfant est paresseux et inhabile, mais doux et tendre, lui faire comprendre qu’il doit s’instruire et se cultiver pur amour pour ceux qui l’élèvent, et faire du développement de son intelligence un sacrifice, un acte de dévouement.

Faire sur tout cela dominer une critique impartiale mais attentive et sévère, railler impitoyablement toute apparence de sottise, de prétention, de vanité puérile, d’affectation, de mauvaise honte, habituer les enfants à s’expliquer hardiment sur ce qu’ils comprennent bien. Rabattre leur orgueil aussitôt qu’ils parlent de ce qu’ils ne comprennent pas ou comprennent mal. Ridiculiser sans pitié leurs appétits de domination. Ridiculiser également leurs lâches découragements, prétexte de leur paresse. Leur faire savoir qu’on les chérit, mais leur faire de bonne heure comprendre qu’il y a dans l’amour des parents et des vieux amis des espèces bien différentes. L’affection d’instinct, d’habitude, de commisération qui est à toute épreuve et qu’ils retrouveront toujours quelles que soient leurs fautes, parce qu’ils ont affaire à des âmes généreuses, dévouées, fidèles. L’affection d’estime, de confiance, de choix, qui fait qu’on les emploiera selon leur mérite, et qu’on les traitera comme les chargés ou les soutiens de famille, selon leur faiblesse ou leur force, leur dévouement ou leur égoïsme. Cette émulation est la seule belle. Celle des collèges, qui tend à enlever à autrui un vain honneur public en paradant une ovation risible, est le plus méchant sentiment qu’on puisse faire éclore dans l’homme. L’enfant qui triomphe de la défaite de ses camarades, et qui se fait une joie d’être couronné en public pour une ligne de plus dans la hauteur de son crâne, ne sera jamais qu’un poète jaloux, un artiste envieux et sournois, un député infatué de niaise popularité, un employé bouffi de son importance, un faux légitimiste, un faux doctrinaire, un citoyen sans esprit de fraternité, dévoué à la Patrie en raison des récompenses qu’il en obtiendra, un orateur plus désireux de bien dire que de prouver le bon principe, un agriculteur plus occupé d’aligner des arbres et d’étaler un bétail d’apparat que d’améliorer ses terres et naturaliser les races vraiment propres au terroir, en tout, un homme sans conscience, sans bonté, sans vraie dignité, utile à soi seul tout au plus, inutile partout, nuisible aux autres, malheureux, si la vanité n’est pas satisfaite par un succès proportionné à ses appétits, méchant, despote, injuste, si elle l’est.


21 juin.

Il faut attribuer à ce débordement de vanité dont le système d’émulation et les mutations sociales ont infesté le siècle, la tristesse sombre dans laquelle tant de jeunes gens végètent accablés. Certains critiques nous signalent naïve¬ ment l’auteur de Werther et de Faust, celui de René, celui de Lara et de Manfred comme les désespérés empoisonneurs du siècle. Mais ceci est une mauvaise plaisanterie, comme celle qui attribue à Voltaire et à Rousseau notre grande révolution de France. Moi, homme de lettres, j’ai le droit de nier positivement ces miraculeux effets des productions littéraires. Il faut être imbécile de crédulité comme M. Walsch, ou bouffi de vanité comme nos littérateurs modernes, pour prendre ainsi un effet pour une cause, et pour s’émerveiller de la puissance de certains poètes sur leur siècle, tandis qu’il est simple que le siècle fasse sentir sa puissance sur leurs cerveaux poétiques, et les force, comme autrefois le Dieu, la Pythonisse, de constater par des cris de douleur ou de colère, l’effervescence ou l’abattement de leurs contemporains. Il est certain que ce cri de révolte ou de détresse, dès qu’il est formulé, acquiert une grande force en tant qu’expression et qu’il devient comme le chant de guerre qui ; conduit les nations au combat, ou comme le chant de mort qui met les croyances d’un siècle au tombeau. Mais quelle serait la valeur et la force de ces formules si tous les hommes à qui elles s’adressent Savaient pas l’esprit tout disposé par la force des choses et par l’effet du temps à se tes approprier et a agir selon ses menaces ou les plaintes du poète, selon les besoins du siècle, résumés, exprimés, et vulgarisés par lui. Il est l’alambic où viennent infuser toutes les pensées et tous les sentiments d’une génération, le trépied où la Pythonisse viendra rendre ses oracles, mais qui ne saurait, non plus que la peau du serpent, servir à autre chose qu’à provoquer ses convulsions et à réveiller son angoisse prophétique.

Que les esprits lourds et paresseux reculent devant les nécessités de leur siècle, et, ne comprenant ni ses maux ni ses besoins, ni sa grandeur» ni ses misères, s’efforcent brutalement de le tenir garrotté dans les liens du passé, cela n’est pas étrange. Alors toutes ces déclarations ignares, toutes ces indignations ampoulées partent de bouches impures et d’âmes obstinées aux erreurs et aux bassesses des générations précédentes.

On dit que le siècle est en progrès. Si je comprends ce mot, c’est-à-dire qu’il est en travail, et qu’il accouchera d’un progrès, car le progrès, je ne le vois pas encore et il me faut la vue de tout le mal qui règne pour croire à tout le bien qui peut en sortir. Mais puisque ce travail de gestation devait se faire d’après la suprême logique du destin, il est révoltant, il est dégoûtant de voir tous ces cerveaux étroits, toutes ces âmes arides qui se cramponnent aux privilèges de l’inégalité comme à des lois octroyées par le Ciel, comme à des droits sacrés. C’est-à-dire que tout ce qui porte ombrage au repos, aux goûts, aux habitudes, aux sympathies, aux manies de ces gens-là, doit s’appeler désordre, monstruosité, anarchie, forfait, délire ? C’est-à-dire qu’ils ont appris de leurs pères le dernier mot de la sagesse, et que nous devons, prosternés, étouffer dans nos âmes toutes les révélations de la vérité, toutes les leçons de l’expérience, toute la sève de vie qui bouillonne éparse dans l’Univers pour nous laisser imposer les mains par ces drôles sacerdotaux ? Cela est pitoyable et l’avenir en rira cruellement.

Il rira de nous aussi ! il rira de nos vains efforts, de l’épouvantable anxiété avec laquelle les mieux intentionnés d’entre nous cherchent bien loin ce qui est bien près peut-être. Il rira de notre inexpérience, de nos doutes, de nos terreurs, de nos espérances. De quoi ne rira-t-il pas ? Mais il aura peut-être, s’il est meilleur que le présent, une tendresse pleine de pitié pour ceux qui l’auront un peu deviné. Il rira bien surtout de nos encroûtés. Il trouvera bien plaisant de voir au milieu de ce siècle une génération défaillante qui prêche pour le maintien de ses vices et une génération virile qui réclame le libre exercice des siens. D’un côté, il verra les hommes de l’ancien pouvoir, les défenseurs de la vieille monarchie réclamant la sueur du peuple au nom de Saint Chrême et régnant par le vol — mais par le vol tranquille, consacré, silencieux. De l’autre côté, les voleurs avec effraction, les brigands, les meurtriers, les hommes de Philippe, les nouveaux riches, les puissants du jour.

Un troisième chœur vient chanter autour de l’arène. Ce sont les enfants du siècle, ceux qui, entre ces deux manières de voler, voudraient bien trouver la plus facile et la plus sûre.

Ô honte ! Cette méthode nouvelle sera-t-elle la découverte que nous léguerons à nos descendants ?

Je ne suis pas de ces âmes patientes qui accueillent l’injustice avec un visage serein.

(Brutus, Shakespeare.)


22 juin.

J’ai remarqué que la plupart des hommes s’enhardit et s’aigrit lorsque, dans une lutte morale avec elle, on emploie la douceur et le dévouement. Elle s’adoucit et se ravise dès qu’on emploie la violence ou la dureté. Espèce méprisable ! Cette règle est quasi invariable dans l’amour.

Chose étrange et déplorable ! elle est applicable aussi à l’amitié dans beaucoup de cas. Chose horrible, désespérante, elle est inévitable, elle est nécessaire au maintien des sociétés, aux gouvernements les plus démocratiques, comme aux plus absolus. Là où l’homme n’est pas contenu et réprimé, il abuse. Il méprise qui le craint, il insulte qui l’aime, il craint qui le méprise, il aime qui l’insulte. Alexandre a reçu les honneurs divins, Jésus a subi le supplice des malfaiteurs. Ainsi bonté est-elle devenue le synonyme de faiblesse et cruauté celui de force. Et de fait les choses ont changé ainsi. La force et la douceur d’aujourd’hui ne sont pas la force et la douceur des temps passés. Napoléon est plus humain qu’Alexandre. Sylvio Pellico n’a rien de la divinité de Jésus. Je trouve le conquérant plus touchant à Sainte-Hélène que le béat au Carcere duro.

Cependant, je me suis fait toute ma vie un niveau au moyen duquel j’ai jugé sans me tromper à la longue, les caractères les plus compliqués. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré d’exception à cette règle : « Cédant à la bonté, donc bon. Cédant à la dureté, donc lâche. »

À l’instant même, je viens de réprimander une personne que je crois bonne nu fond, mais me voilà certain qu’elle manque de véritable dignité. Quand je lui disais des paroles sévères et mortifiantes, elle montrait du repentir, de la tendresse, des bonnes résolutions ; quand, me laissant attendrir par cette douceur, je m’exprimais moi-même avec douceur et bonté, elle redevenait aigre, opiniâtre, presque insolente.

Hélas ! Mon Dieu ! j’ai pourtant porté des jougs de fer et tant qu’on me les a imposés au nom de la tendresse et au moyen d’une affectueuse persuasion, j’ai plié aveuglément sous la main amie. Mais quand on s’est lassé de me persuader et qu’on a voulu me commander, quand on a réclamé ma soumission, non plus au nom de l’amour et de l’amitié, mais eu vertu d’un droit, ou d’un pouvoir, j’ai retrouvé cette force que personne ne connaît en moi que moi ! Moi qui sais seul combien j’aime, combien je regrette, combien je souffre.

Piffoël, Piffoël, tu n’en dis rien, toi qui toujours ris, grondes, ou travailles. Toi qui prétends n’être pas malheureux, avoir émoussé tous les aiguillons de la douleur et trouver à l’absinthe le goût du miel, loi qui assures n’avoir pas le temps de pleurer, toi qui ne crois ni a ta peine, ni à celle d’autrui.

Toi, optimiste en robe pourpre, à qui si peu d’hommes ont surpris un instant de faiblesse, tu connais pourtant bien ce cœur faible qui se fond en sanglots quelquefois quand il se trouve seul avec toi, au lever ou au coucher de la lune.

Tu es un grand maître, oh ! que je t’ai connu sublime de tendresse ! paternel, persuasif, inspirant de fanatiques dévouements. Pourquoi, vieillard, ton cœur s’est-il endurci ? Pourquoi de les enfants as-tu voulu faire des esclaves ? Pourquoi le titre de Maître t’a-t-il semblé plus doux que celui de Père ? Et à présent te voilà seul, car les êtres intelligents ne se soumettent qu’à lu bonté. Tu règnes, tout tremble autour de toi. Il n’y a pas dans ton domaine un cheveu qui ose se dresser contre toi, et tout frémit au souille de ta colère, comme les feuilles au vent d’orage. Infortuné ! combien lu souffres, quand tu t’aperçois que tes sujets sont des brutes ou des lâches. Quand tu vois qu’on te craint et qu’on ne t’aime pas. Quand lu fais cette affreuse découverte qu’il n’y a pas d’amour, là où il n’y a pas de force, pas de dévouement où il n’y a pas de résistance, pas de plaisir à commander, quand il n’y a pas eu de peine à soumettre !

Esclave de tes esclaves ! tu ne peux les quitter ; car si tu retires ta main de fer de dessus leurs têtes, tu es perdu, ils ne sont pas enchaînés par l’affection. Quitte-les, ils te quitteront ; cesse de les faire trembler, ils diront du mal de toi ; cesse de leur être nécessaire, ils te laisseront vieillir seul, mourir seul.

Quel homme avait pourtant mieux compris la puissance de la bonté ! Mais toute puissance enivre l’homme et ne suit s’arrêter nulle part. Il faut qu’il gravisse toujours, espérant toujours trouver une terre promise, qui produise des fleurs et des fruits sans être soignée et cultivée ; et il ne trouve que le désert, terre stérile qui n’a pas besoin de culture, parce que la culture ne la fertiliserait pas. que l’on possède sans rivaux, parce qu’elle ne mérite pas d’être disputée.

Depuis huit jours, j’ai eu plusieurs tentations de suicide, et les devoirs de la famille m’ont paru insupportables. Enfants» enfants, vous êtes des tyrans» vous nous forcez à vivre.

Mais je viens de voir lever la lune. Pourquoi fuis-tu la solitude. Piffoël ? Tu n’as commis aucune faute et tu vois bien qu’un instant de solitude te guérit. Tu vols bien que ton cœur est bon et que ta conscience t’en rend témoignage. Pourquoi tant souffrir ? Parce que ceux qui te font souffrir souffrent plus que toi ! Pauvre docteur, toi seul sais combien tu es bête, et ceux dont tu pleures la souffrance ne pleurent que la leur propre.

Oui, tout bien considéré, je crois que je n’ai encore rencontré rien d’aussi bêtement bon que moi. J’ai bien le droit de le dire, ayant un caractère si brutal, si emporté, si violent, si grondeur.

Certes, Docteur, tu ne cherches pas à en imposer aux autres, tu ne te fardes pas et si tu es fier de la bonté qui réside au fond de tes entrailles, un ne peut te reprocher d’en être vain ; tu n’en fais pas parade et il faut te bien connaître pour s’en douter…

Beaux astres, c’est moi qui suis ce petit point de ce petit monde, moi, pauvre atome plein d’amour pour vous, plein de foi en vous. À chaque heure de la nuit je salue votre gloire, votre premier rayon lorsque, sortant des vapeurs de votre horizon, vous apparaissez à l’orient dans vos robes d’or. C’est moi qui suis votre course rapide lorsque vous vous abaissez sur l’autre hémisphère et fuyez mélancoliquement, brillants comme des yeux pleins de larmes vers d’autres ténèbres, où peut-être n’avez-vous pas un seul adorateur aussi fervent que moi !


25 juin.

Pauvre petite misérable fauvette, grosse comme une mouche, pesante comme une plume, tombée de ton nid hier soir avant que tes ailes soient poussées, et déjà installée sur mon doigt, dans mes cheveux, béquetant ma main et venant à moi quand je t’appelle. Qui te donne cette confiance dans ma force, et quel amour comptes-tu donc trouver en moi pour supporter et secourir ta faiblesse ? Ce pli de ma manche où tu te réfugies n’est pas ton nid, cette main qui t’offre la nourriture n’est pas le bec de ta mère. Tu ne peux te tromper si grossièrement. Tu n’as pas déjà perdu le souvenir de ta famille. Tu entends encore ta mère éplorée qui t’appelle et te cherche sur toutes les branches des arbres voisins, si elle osait elle volerait jusque sur cette fenêtre, si tu pouvais tu irais la rejoindre, car, je le vois, tu reconnais ses cris, par ton bel œil noir qui semble prêt à répandre des larmes ; ta petite tête encore chauve se tourne de tous côtés avec inquiétude et de ton sein s’échappent de faibles plaintes. Pauvre enfant, créature si frêle que la nature semble s’être jouée d’elle en lui donnant l’être. Il y a pourtant, dans cet atome emplumé, une parcelle d’intelligence et d’amour. Il y a de la divinité en toi, fauvette de huit jours ! Tu regrettes ta mère, et tes frères, et ton père, et ton nid, et ton arbre ; et une pâture plus agréable et plus propre à ton organisation délicate que celle que je puis te donner. Tu regrettes, car tu es triste, tu te souviens, car tu réponds à la voix du dehors qui t’appelle et tu regardes la fenêtre avec inquiétude. Tu aimes, puisque tu regrettes, puisque tu désires, et pourtant tu te soumets et ta faiblesse intelligente se réfugie dans ma bonté, accepte mes soins et sait les solliciter par un air de confiance et d’abandon qui désarmerait le cœur le plus dur. Tu n’es pas belle, pourtant, ta robe cendrée n’a ni éclat ni vanité, tes plumes inégales, les pennes de ta queue encore roulées dans leur étui de pellicule, ton duvet hérissé, te donnent une si pauvre apparence que le premier mouvement que tu inspires est une chiquenaude.

Mais la nature a voulu départir l‘intelligence à ceux-ci, la bonté à ceux-là. Tandis que mon vanneau promène sans but et sans volonté d’un air stupide sa robe d’émeraudes, et son aigrette élégante, toi, avorton, quasi sans forme et sans couleurs, tu interprètes mes moindres mouvements et tu sais donner à ton extérieur toute l’expression nécessaire pour que je devine tes moindres désirs.

N’est-ce pas une chose sainte, une loi de nature, que cet amour de la faiblesse pour la force, mais surtout, que cet amour de la force pour la faiblesse ? C’est ainsi que la femelle de l’homme chérit ses petits, c’est ainsi que l’homme devrait chérir sa femelle. Mais il a imaginé de consacrer par des lois de servitude l’inévitable dépendance de la femme, et alors, adieu la douceur et la liberté de l’amour. Quelle femme réclamerait la vie de l’esprit, si on lui accordait celle du cœur ? Il est si doux d’être aimé ! mais on les maltraite, on leur reproche l’idiotisme où on les laisse, on méprise leur ignorance, on raille leur savoir. En amour, on les traite comme des courtisanes, en amitié conjugale, comme des servantes. On ne les aime pas, on s’en sert, on les exploite, et on espère les assujettir à la loi de fidélité ? Si je te maltraitais, ma fauvette, tu serais bientôt sur le plus haut des arbres du jardin, car dans les huit jours tu auras de longues ailes et l’amour seul te retiendra près de moi.


20 juin.

Voici le Docteur amoureux pour tout de bon. Il était bien temps ! le voila pris. Il n’a pas pu écrire trois lignes aujourd’hui ; l’objet de son amour n’a fait que gambader sur sa plume, sautiller sur son papier et faire quelque chose de pire sur son nez auguste.

Il s’est bien levé de son lit sept fois ce matin pour lui attraper des mouches et les lui faire avaler. Enfin, il est stupide comme un vieillard amoureux. Pauvre Piffoël, où diable as-tu été placer tes affections ? Ton idole ne pèse pas un septième d’once, elle a huit jours, il ne faut qu’une antenne d’insecte un peu trop forte pour lui donner une indigestion et la faire descendre au tombeau ; ses plumes sont si rares et si courtes que si tu ne la tenais tous les jours dans ton sein, elle serait morte de froid en plein été.

Le diable m’emporte, Piffoël, cela signifie quelque chose. Il y avait longtemps que tu ne t’étais attaché aux bêtes comme cette année. Est-ce que tu aurais encore une fois déserté le culte de l’intelligence ? Est-ce que celui de la force te serait devenu si odieux, si insoutenable que tu serais retourné à la sollicitude pour les petits ? Pourquoi cette bête menue te semble-t-elle si adorable ? C’est qu’elle vient à ta voix se blottir dans le creux de ta main. C’est qu’elle te connaît, c’est qu’elle t’aime ; c’est qu’elle te sait bon et nécessaire. C’est que deux jours ont suffi pour qu’elle s’abandonnât à toi sans méfiance, c’est qu’elle n’aime et ne connaît que toi sur la terre aujourd’hui. De qui, Piffoël, pourrais-tu en dire autant ?


20 juin.

Accablement. Qu’as-tu, Piffoël ?


30 juin… 1er juillet..



JUILLET 1837


3, 4, 5 juillet.

Misère, désespoir, larmes amères, je ne savais pas que je l’aimais ainsi, cette pauvre femme[22] !


6 juillet.


Mieux, la vieille femme guérit.

Ton cœur est troublé. Piffoël, quel ennui te ronge ? Quelle peur de vivre te fait donc souhaiter la maladie et la mort ? C’est le spleen, le vrai spleen, la chose la plus humiliante. Ô mon Dieu, la belle machine humaine ! Souffrir de l’âme parce que le corps est lésé. Tout remettre en question, porter sur toutes choses de nombreux jugements, ne plus voir que le mal et la douleur sur la terre, parce qu’on est constipé ! Vante-toi, orgueilleux vermisseau et méprisé hanneton qui ne vole plus quand on lui arrache ses ailes !

Ce fragment retrouve au fond d’un tiroir a peu de sens et aucune valeur. Je le conserve ici comme un souvenir amer d’une des plus douloureuses phases de ma vie. J’étais à deux doigts de la folie, mais je n’avais plus la pensée du suicide.


1836.

Arrivé à un certain degré de la maladie, ne plus raisonner ses causes, les accepter comme fatales et lutter contre ses effets.

Tâcher d’observer l’emploi du temps et les occupations de l’âme, de manière à connaître les causes accidentelles et journalières des crises, afin de détourner ces causes, ou de les subir avec la prévoyance qui combat la force du mal.

Dans l’état lucide, s’habituer à prévoir que le délire reviendra, afin de pouvoir conserver dans le délire la conscience de prochain rassérènement.

S’accoutumer à n’être pas dupe de son mal.

Entretenir avec grand soin la santé physique, manger peu et souvent, ne pas négliger les toniques si le corps y est habitué, ne pas en adopter l’usage si on ne l’a pas. Ne pas se laisser pleurer, les larmes débilitent et la prostration qu’elles amènent est suivie de réactions violentes et de mauvaises résolutions.

Surtout, surtout, ne jamais donner accès à la colère et à la vengeance. Ce sont de fausses dépenses de la force. Quelquefois malgré la bonté naturelle, on s’imagine qu’en se livrant à la fureur, on épuiserait l’énergie de la souffrance, mais la fureur alimente la fureur, comme les larmes alimentent les larmes. Les sources du bien et du mal sont intarissables. Erreur et folie de croire qu’on dort. Ménager les unes et laisser déborder les autres. Ne proscrivons cependant pas certaines larmes, celles de l’attendrissement et de la bonté. Lorsque après des pensées de haine et des désirs de vengeance, nous sentons que la douceur et la miséricorde l’emportent en nous, une émotion qui n’est pas sans charmes est comme la récompense de cette victoire. Dieu nous l’envoie, acceptons-la et n’en craignons pas l’excès.

Hélas, nous n’avons ni souvent, ni longtemps le droit de nous réjouir en nous-même.

Ne comptons pas trop sur nos forces et pourtant n’en doutons jamais !

Prier souvent, mais humblement, avec l’espoir et non la certitude d’être exaucé, car demander ce dont on a besoin n’est pas un acte plus méritoire que de désirer boire quand on a soif. Qui n’a souhaité vivement d’être délivré de son mal ? Qui n’a crié dans la détresse : Seigneur, Seigneur ! exaucez-moi ? Est-ce assez pour être entendu ? À ce compte nous ne souffririons jamais ! Nul homme n’aurait le droit de douter, nul n’aurait de mérite à croire.

Dieu n’est pas une essence à part nous. Il n’est pas plus un foyer de lumière élevé au-dessus des deux, comme le soleil au-dessus de la lune, qu’il n’est le pain consacré dans le calice d’or. Il est le soleil, et le pain, et les deux et l’or du calice, et les éléments et la terre, et le cœur de l’homme. Il est en nous et hors de nous, nous sommes en lui et jamais hors de lui. Esprit universel, partout il se révèle à travers les voiles épais de la matière, et notre âme est un sanctuaire qu’il remplit de son essence, qu’il anime de son souffle et qu’il embrase quelquefois de son amour. Cherchons-le donc en nous-même, car plus nous l’y chercherons, plus nous apprendrons à l’y trouver, plus le voile deviendra transparent et plus le rayon mystérieux fera sentir sa chaleur, mais nous le cherchons si mal et si rarement que nous oublions le trésor caché et que nous perdons la connaissance de Dieu et de nous-même.

Aussi, fais-toi bon, fais-toi sage, fais-toi patient, si tu veux sentir quelquefois tressaillir dans les profondeurs de ton âme cet amour et cette joie mystérieuse qui attestent la présence de Dieu en nous et qui sont comme une étreinte de l’esprit de vie à cette belle et savante machine qu’on appelle l’esprit de l’homme, vase divin où Dieu verse ses divins parfums.

Pardonne, pardonne à l’auteur de tes maux, sinon un moment viendra où Dieu s’irritera contre toi dans ton propre sein et où tu ne pourras te pardonner à toi-même.

Ne méprise jamais le faible, car demain peut-être tu te sentiras plus faible que lui au milieu de ta force.

La sagesse n’est pas un édifice où l’on peut dormir lorsqu’on l’a construit ; il faut s’y tenir éveillé, car un souffle peut le faire crouler et il ne se passe pas de jour qu’une pierre ne s’en détache et ne menace le tout.

Sache attendre, car tu ne sais pas l’avenir et il est certain que tu ne le soumettras pas.


AUTOMNE 1837


Récapitule un peu ce qui s’est passé depuis trois mois que tu ne te regardes plus vivre. T’en souviens-tu seulement ? N’as-tu pas déjà oublié les faits ? Ta mère morte, ton fils sauvé, ta fille enlevée et reconquise[23] — et le reste ! — Tu as revu Franchard et avec qui[24] ? Tu as revu le Marboré ? et avec quoi ? Tu rentres ici, qu’y viens-tu faire, quel sort t’y attend, qui vas-tu aimer ? de quoi vas-tu souffrir ? Qui haïras-tu le mois prochain, ou l’année prochaine, ou demain ? Te voilà aussi tranquille que si ta vie était celle d’un autre et tu vas dormir dans ton lit, ni plus ni moins que Buloz dans le sien. Ta figure est expressive comme celle d’Enrico[25] et tn âme n’est pas plus agitée que cette nuit paisible et silencieuse éclairée par la lune et blanche d’un brouillard argenté. Quelle belle âme tu as, ô mon grand Piffoël ! Tu boirais le sang de tes enfants, dans le crâne de ton meilleur ami, et tu n’aurais pas seulement la colique. Le soleil te tomberait sur le nez sans te causer le plus léger éternuement et si Orion se mettait à danser la sarabande sur la cime des sapins, tu te mettrais à rire, ni plus ni moins que d’un bon mot d’Arnal. Tu es donc d’un noble sang-froid et on pourrait te faire manger du granit comme du beurre sans que tu vinsses à t’ébrécher une seule dent.

Que veux-tu, mon honorable ami ? Il m’est impossible de m’arrêter. La morale de cette farce qu’il te plaît d’appeler ma vie est la même que celle de la légende du Juif errant. Il m’est défendu de mourir. Il m’est défendu de me reposer. Je sais que ma force est inépuisable, c’est pourquoi tu me vois calme. Je sais que mon repos est impossible, c’est pourquoi tu me vois indifférent au genre de travail qui se présente.

Je sais que je ne mourrai pas à volonté, c’est pourquoi je ne compte plus les mauvais jours et n’en attends pas de meilleurs.


JUIN 1839


— Mais, s’il vous plaît pourquoi n’avez-vous pas continué votre journal ? (Je suppose que c’est monsieur Trois étoiles ou madame une telle, ou mesdemoiselles X. Y. Z. qui m’adresse cette question.)

Réponse :

Mon cher, madame, ou ma belle, pour bien des raisons ; mais pour ne vous dire que la plus importante, c’est que j’avais égaré mon cahier.

— Comment ! Un cahier si rare, si précieux, si important ?

Sans doute, un cahier aussi bien relié que bien rédigé, un cahier dont le contenu est aussi précieux que le contenant, l’esprit aussi remarquable que la couverture.

Vous plaisantez ? c’est un petit chef-d’œuvre.

— À qui le dites-vous ?

Que ne l’eussé-je trouvé ! Je ne vous l’aurais pas rendu !

— Que diable en auriez-vous fait ?

— Des autographes pour mon album et celui de mes «mis (ou amies).

— Qu’est-ce que c’est que ça, des autographes ?

— Ce sont des fragments d’écriture manuscrite de différents auteurs, artistes, gens de lettres hommes politiques, philosophes ou assassins marquants.

— Très bien, j’en ai aussi, mais à quoi cela vous sert-il ?

— Cela sert à montrer qu’on en a.

— Ah ! très bien, très bien !

— Mais vous, à quoi cela vous sert-il ?

— Cela me sert à juger le caractère des personnes d’après leur écriture.

— Et vous réussissez ?

— D’autant mieux que je sais d’avance ce que l’écriture me confirme.

— Vous plaisantez ?

— Jamais !

— Que diriez-vous de la vôtre propre ?

— Quelle n’est pas propre !

- C’est un mauvais calembour. Voyons, sérieusement.

— Voilà une écriture bien fatiguée !

— Par conséquent ?

— Par conséquent, c’est celle d’une personne fatiguée.

— Voilà tout ?

— N’est-ce pas beaucoup ?

— Mais fatiguée de quoi ?

— Ne peut-on pas être fatigué de beaucoup de choses ? fatigué de se lever tous les matins et de coucher tous les soirs ? d’avoir chaud tout l’été et froid l’hiver ? de recevoir toujours des questions et jamais aucune qui vaille la peine qu’on y réponde ?…


Solange. — Tiens, vois donc, ma mignonne, qu’est-ce que c’est, ce livre-là ? Je l’ai trouvé dans les épluchures au grenier.

— Ah mon Dieu ! mes pensées d’il y a deux ans aux épluchures ?

SOLANGE. — Ah ben, mignonne, donne-moi-le pour faire des bonshommes.

— Des bonshommes, malheureuse enfant ? des bonshommes sur mes pensées de l’année 1837 ?

SOLANGE. Ah ! c’est donc fait comme ça des pensées ?

QUELQU’UN (d’un air judicieux) :

Ni plus ni moins !

SOLANGE. — Ah ben, mignonne, donne-moi-le, pour écrire mes pensées. J’ai des pensées moi, je veux les écrire.

— Ce n’est pas vrai, tu n’en as pas.

SOLANGE. — Si fait,

— Dis-en donc une.

SOLANGE. — Je t’aime.

— Et puis encore ?

SOLANGE. — J’aime pas l’histoire grecque.

— Et encore.

Solange. — J’ai faim.

— Encore.

SOLANGE. Veux-tu que j’aille jouer au jardin ?

— Va ! voilà assez de pensées pour un jour.


PIFFOËL, seul.

(Il est dans sa chambre, dans la même robe de chambre qu’en l’année 1837, couché sur le même sopha, vis-à-vis la même table et sa plume continue à n’être pas taillée.)


MONOLOGUE

Puisque mon cahier est retrouvé, je vais reprendre mon journal. À la vue de ce dernier, il me vient un tas de pensées.

Le spectre de Buloz se dessine dans un rayon de soleil qui pénètre par la jalousie. Piffoël est en proie à la plus affreuse agitation.

PIFFOËL. — Dieu, quelle horrible vision ! Retire-toi, fantôme épouvantable

LE SPECTRE. — Quatre mille…

PIFFOËL. — Ah ! je connais ton motif, toujours la même sentence. Voix du sépulcre, retourne au royaume du silence. Ne peux-tu pas me laisser respirer un instant ?

LE SPECTRE. — Quatre mille cinq…

PIFFOËL. — N’achève pas ! je sais le reste. Tu veux donc boire jusqu’à la dernière goutte de mon encre, insatiable haine ?

LE SPECTRE. — Quatre mille cinq cents…

PIFFOËL. — Quatre mille cinq cents malédiction ! quatre mille cinq cents paires de soufflets.

LE SPECTRE. — Quatre mille cinq cents francs.

PIFFOËL. — Plutôt quatre mille cinq cents messes pour le repos de ton âme !… Mais as-tu une âme ? Qu’est-ce que l’âme d’un éditeur ?


PARIS (rue Pigalle, 16).


Décembre 1839.

Il s’est passé ces jours-ci un fait assez étrange au temps où nous sommes. Dans une réunion de Polonais émigrés, un certain poète assez médiocre, dit-on, et quelque peu jaloux, a récité une pièce de vers, adressée à Mickiewicz, dans laquelle, au milieu des éloges qu’il lui prodiguait, il se plaignait avec un dépit sincère, mais qui n’était pas de mauvais goût, de la supériorité de ce grand poète. C’était, comme on le voit, un reproche et un hommage à la fois. Mais le sombre Mickicwicz, insensible à l’un, comme à l’autre, se lève et lui improvise, en vers une réponse, ou plutôt un discours, dont l’effet a été prodigieux. Personne ne peut dire exactement ce qui s’est passé ; de tous ceux qui étaient là, chacun en a gardé un souvenir différent. Les uns disent qu’il a parlé cinq minutes, les autres une heure. Il est certain qu’il leur a si bien parlé, et qu’il leur a dit de si belles choses, qu’ils sont tous tombés dans une sorte de délire. On n’entendait que cris et sanglots, plusieurs ont eu des attaques de nerfs, d’autres n’ont pu dormir de la nuit. Le comte Plater, en rentrant chez lui, était dans un état d’exaltation si étrange que sa femme l’a cru fou et s’est fort épouvantée. Mais, cependant qu’il lui racontait comme il pouvait, non pas l’improvisation de Mickiewicz (personne n’a pu en redire un mot), mais l’effet de sa parole sur ses auditeurs, la comtesse Plater est tombée dans le même état que son mari et s’est mise à pleurer, à prier et à divaguer. Les voilà tous convaincus qu’il y a dans ce grand homme quelque chose de sur-humain. qu’il est inspiré à la manière des prophètes, et leur superstition est si grande qu’un de ces matins ils pourraient bien en faire un Dieu.

J’ai réussi à savoir quel était le thème sur lequel Mickiewicz a improvisé, c’était celui-ci : vous vous plaignez de ne point être un grand poète, c’est votre faute. Nul ne peut être poète s’il n’a en lui l’amour et la foi. Sur cette idée qui est assez belle, Mickiewicz a pu et dû parler admirablement. Il ne se souvient pas lui-même d’un seul mot de son improvisation, et ses amis disent qu’il est plus effrayé que flatté de l’effet qu’il a produit sur eux. Il leur avoue aussi qu’il s’est passé en lui quelque chose de mystérieux, d’imprévu : que de fait, calme qu’il était en commençant à parler, il s’est senti tout à coup élevé par l’enthousiasme au-dessus de lui-même et l’un d’eux, qui l’a vu le lendemain, l’a trouvé dans une sorte d’abattement comme il arrive après une forte crise.

En écoutant ceci et en recueillant de tous côtés les mêmes témoignages, il me semblait entendre le récit d’une scène des temps passés, car il n’arrive plus rien de semblable aujourd’hui et, quoi qu’en disent Liszt et madame d’Agoult, il n’y a plus que le dilettantisme des arts qui manifeste de pareils transports. Je ne crois pas aux improvisations de nos charlatans philosophes et littéraires. Poètes et professeurs sont tous des comédiens. En les applaudissant, le public n’est pas leur dupe, et, quant à nos orateurs politiques, ils ont si peu d’élévation et de poésie dans l’âme, que leurs discours ne sont jamais que des déclamations plus ou moins bien débitées.

Ce qui s’est passé pour Mickiewicz rentre dans la série de ces faits qu’on appelait autrefois miracles, et qu’on pourrait appeler aujourd’hui extases. Leroux donne, de toute cette partie merveilleuse de l’histoire philosophique et religieuse du genre humain, la meilleure et peut-être la seule explication pieuse et poétique que la raison puisse accepter. Il définit l’extase et la classe dans les hautes facultés de l’esprit humain. C’est une grande théorie et il récrira. En attendant voici ce qu’il m’en semble à moi, d’après ce qu’il en a indiqué dans ses écrits jusqu’à présent et ce que j’ai cru pressentir dans nos conversations.

L’extase est une puissance interdite qui se manifeste chez les hommes livrés aux idées abstraites et qui marque peut-être la borne oh l âme peut toucher dans les régions les plus sublimes, mais au delà de laquelle un pas de plus la jetterait dans la confusion et la démence. Entre la raison et la folie il y a un état de l’esprit qui n’a jamais été ni bien observé ni bien qualifié, et oh les croyances religieuses de tous les temps et de tous les peuples ont supposé l’homme en contact direct avec l’esprit de Dieu. Cela s’est appelé esprit divinatoire ou prophétique, oracle, révélation, vision, descente de l’Esprit saint, conjuration, illuminisme, convulsionnisme et je croîs du moins que ces faits rentrent dans le même fait, celui de l’extase, et Leroux pense que le magnétisme est la manifestation que notre siècle athée et matérialiste a donnée à la farulté extatique. Ce miracle élernel qui est dans les traditions de l’humanité ne pouvait se perdre avec la religion. Il lui a survécu, mais au lieu de s’opérer de Dieu à l’homme, dans l’ordre métaphysique, il s’est passé d’homme à homme par l’opération des fluides nerveux : explication beaucoup plus merveilleuse et moins acceptable en philosophie que Imites celles du passé.

L’extase est contagieuse, rein est bien prouvé 1 par l’histoire dans l’ordre psychologique et par l’observation dans l’ordre physiologique. Depuis I la sublime descente du Paraclct sur les apôtres, ^ jusqu’aux phénomènes d’épilepsie du tombeau 1 de Saint-Médard, depuis le fakir de l’Orient jusqu’aux passionidstes du siècle dernier, depuis le divin Jésus et le poétique Apollonius de Tyanc, jusqu’aux misérables sujets des expériences du somnambulisme, depuis les pythonisses de l’anti¬ quité jusqu’aux religieuses de Loudun, depuis MoTsc jusqu’à Swedenborg, on peut suivre les différentes phases de l’extase, et voir comme t*llc se communique spontanément même à des individus qui n’v semblaient pas prédisposés. Mais ici se présente une difficulté. D’oü vient que cet état de ravissement, qui s’est manifesté chez les esprits les plus sublimes et qui fait partie intégrante de l’organisation de tous les grands hommes, philosophes, poètes, se manifeste, d’une autre manière, il est vrai, mais avec autant d’intensité, chez les hommes le# plus ineptes et sou» l’influence du plus grossier matérialisme ? L’extase esl donc, une maladie ? A coup sûr, chez h vulgaire, ce n’est pas autre chose, mois de même que la fièvre ou l’ivresse produisent chez les natures vîtes l’abrutissement ou la fureur et chez les esprits supérieurs, l’enthousiasme religieux, l’inspiration poétique, de même l’extase développe dans chaque individu les qualités qui lui sont propres et produit les miracles de la grâce, les prodiges de la superstition, ou les phénomènes de l’animalité surexcitée, suivant les êtres qui en subissent les atteintes. Dans tous les cas, c’est une faculté à la fois naturelle et divine, susceptible de produire les plus nobles effets, des qu’une grande musc métaphysique et morale les provoque. Mickiewicz est le seul grand extatique que je connaisse, jeu ai connu beaucoup de petits et quant à lui, je ne voudrais pas dire tout haut qu’il est atteint, selon moi, de ce haut mal intellectuel qui le met en parenté avec tant d’illustres ascétiques, avec Socrate, avec Jésus, avec saint Jean, Dante et Jeanne d’Arc, on ne comprendrait pas l’idée que j’y attache et on en prendrait une très fausse. Ses amis en seraient révoltés.

Cependant, à qui ne se fait pas une juste idée de l’extase, certains passages de Dziady doivent faire regarder Mickicwicz comme fou et à qui l’a entendu professer avec logique et clarté au Collège de France, la lecture de ces passages de Dziady le fera passer pour charlatan. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est un fort grand homme, plein de cœur, de génie et d’enthousiasme, parfaitement maître de lui-même dans la vie ordinaire et raisonnant à son point de vue avec beaucoup de supériorité, mais porté à l’exaltation par la nature même de ses croyances, par la violence de ses instincts un peu sauvages, le sentiment du malheur de sa patrie et cet élan prodigieux d’une âme poétique qui ne connaît pas d’entraves à ses forces et se précipite parfois à cette limite du fini et de l’infini» où commence l’extase. Jamais le drame terrible qui se passe alors dans l’âme du poète n’a été décrit par aucun d’eux avec la puissance et la vérité qui font de Konrad une œuvre capitale ; personne après l’avoir lu ne peut nier que Mickicwicz soit extatique.


7 janvier.

Heine a des mots diablement plaisants. Il disait ce soir en parlant d’Alfred de Musset : « C’est un jeune homme de beaucoup de passé. » Heine dit des choses très-mordantes et ses saillies emportent le morceau. On le croit foncièrement méchant, mais rien n’est plus faux ; son cœur est aussi bon que sa langue est mauvaise. Il est tendre, affectueux, dévoué, romanesque en amour, faible même, et capable de subir la domination Illimitée d’une femme, avec cela il est cynique, railleur, positif, matérialiste en paroles, à effrayer, à scandaliser quiconque ne sait pas sa vie intérieure et le secret de son ménage. Il est comme ses poésies, un mélange de sentimentalité des plus élevées et de moquerie la plus bouffonne. C’est un humoriste comme Sterne et comme mon malgache. Je n’aime pas les gens moqueurs et pourtant j’ai toujours aimé ces deux hommes-là. Je ne les ai jamais craints et jamais je n’ai eu à m’en plaindre ; c’est que, s’ils ont la langue et la main promptes à la satire pour les méchants travers qu’ils rencontrent, ils ont cet autre c6té poétique et généreux qui rend leur âme sensible à l’amitié et a lu droiture, Il y a des gens fort bêtes dont je crois que te véritable esprit n’est jamais méchant qu’avec les méchants.

Vraiment j’ai bien plus peur de cotte maigre et pointue mijaurée que … a prise pour femme, que des plus terribles satiriques. C’est qu’elle est bornée, envieuse, malveillante, c’est que son esprit est aussi petit que son nez et son cœur aussi étriqué que… C’est qu’elle ne comprend rien, et ne peut lieu comprendre. Tout, lui parait crime, animosité, danger, tout porte atteinte à sa personnalité ; alors, pour se défendre et se venger, elle essaye de diffamer, mais comme elle voit tout faux et comprend tout de travers, sa médisance se transforme en calomnie, à son insu peut-être.

De telles femmes (il y en a beaucoup) il faut se préserver comme de la peste et ne jamais leur permettre de jeter un coup d’œil dans votre intérieur. On n’y gagne rien, car elles rêvent et composent des romans d’iniquité contre vous, mais du moins on n’a pas à se reprocher de leur avoir fourni des armes, et tout est faux dans leurs discours, jusqu’à l’apparence. Madame Y… en est une autre avec plus d’esprit de perfidie, et de véritable méchanceté. Toutes trois sont dévorées par l’envie et rongées par le désespoir de ne pas être aimées.

De la Touche répondait à … qui lui confiait modestement qu’on l’avait surnommée la muse de la Patrie : « La muse ment (l’amusement) ».

Madame Dorval à qui madame Dagoult venait de faire mille gracieusetés, se retourne vers moi et me dit : « Comment appelles-tu ce coquillage ? »

Quant à la Didier, Delacroix lui a donné un si drôle de surnom, que je n’oserais l’écrire. Je crois bien que si elle le savait, elle en mourrait de rage. Trois pauvres femmes !

Madame… m’a été longtemps antipathique, mais j’ai toujours estimé en elle de grands côtés de caractère. Elle m’a blessée par des petitesses et les a grande meut réparées. Elle est petite, maigre, mal mise et mal faite, jolie pourtant. Elle U*a de grâce que dans les fossettes des joues, et son sourire rachète toute sa personne. La Touche disait d’elle que c’était un joli petit pédant couleur de rose. Chopin dit que c’est un écolier en jupon». Elle avait de superbes cheveux blonds cendrés il y a six ans. En Italie ils sont devenus bruns, ce qui ne lui va pas plus mal. Elle ne les teint pas, car elle n’a pas l’apparence de coquetterie. Elle n’en a même pas assez, car elle manque absolument de charme et sauf Buloz, qui l’a aimée mal et longtemps, je n’ai jamais vu un homme à qui elle plût. Il me semble que si j’étais homme, elle me plairait pourtant, car j’adore les femmes sans affectation et elle est admirablement naturelle. C’est un être très singulier, doué de grandes vertus à coup sûr et rempli de contrastes et d’inconséquence. Perfide sans méchanceté, pédante sans vanité, érudite sans vrai savoir, sérieuse sans profondeur et restant superficielle en voulant toujours aller au fond de tout. Elle a rempli ses devoirs de mère, comme bien peu de femmes eussent été capables de le faire et il ne semble pourtant pas qu’elle ait dans le cœur la plus légère tendresse pour quoi que ce soit. Sa vie est pleine de romans et elle ne vous parle que de ses amours et de ses passions. Elle vous conte ses douleurs du ton le plus tranquille et le plus résolu. Elle vous confie ses faiblesses de la façon la plus cynique. Elle pose en système et met en pratique un amour principal dans la vie et des infidélités à discrétion pour tuer le temps et soulager les nerfs. Vraiment elle n’est pas belle à entendre sur ce chapitre, quoiqu’elle y porte un esprit dégagé et une franchise très originale, mais avec tout cela elle me fait l’effet de n’avoir ni sens, ni enthousiasme, ni tendresse. Et puis elle parle d’histoire, philosophie, religion, politique, avec une abondance froide et une érudition frivole, et tout d’un coup elle vous quitte pour aller donner à téter à son enfant. Un enfant qui, dit-elle, est laid, gros, fort et méchant, comme la passion brutale qui l’a procréé.

Madame… écrivait d’Italie, l’an dernier, à M… en post-scriptum d’une longue lettre consacrée à demander des robes et des chapeaux : « À propos ! j’oubliais de vous dire que je suis accouchée à Rome le mois dernier d’un garçon que j’y ai laissé. Madame… en a fait autant de son côté. »

Il y a pourtant cette différence que madame… emporte ses enfants, les nourrit, les élève et leur donne son nom, son temps et sa vie. Tandis que l’autre les abandonne, les oublie, les fait élever dans un taudis, tout en vivant dans le velours et l’hermine, ni plus ni moins qu’une femme entretenue, et ne s’occupe de sa progéniture, non plus que d’une portée de chats.


17 janvier 1840.

Que se passent-il donc dans l’esprit de ceux qui repoussent la vérité ? Enseigne-le-moi, mon Dieu ! afin que j’apprenne à les connaître. Mais par quel endroit peut-on saisir le cœur que défend le mur d’airain, le bouclier de glace du préjugé ? Est-il donc des hommes pour qui sortir du sentier de l’erreur est un effort impossible ? Est-il un âge après lequel l’esprit ne se corrige et ne se modifie plus ? Que les natures lâches et viles, que les âmes basses et corrompues haïssent instinctivement le vrai et le juste, c’est dans l’ordre : mais lorsqu’on voit des cœurs purs et nobles et des esprits qui semblent justes à beaucoup d’égards se fermer devant une démonstration claire et attachante fondée sur une science qu’ils ne peuvent point nier, inspirée par un sentiment dont ils reconnaissent la justice et la grandeur, que doit-on penser de la nature humaine ? Je ne puis croire, semble le dernier mot de ce temps-ci. Faut-il qu’il en suit ainsi dans les desseins de la Providence ? Veut-elle donc détruire jusqu’à la racine de la religion et de la morale du passé qu’il ne puisse point se trouver de milieu entre ceux qui leur restent aveuglément attachés et ceux qui les veulent briser sans en rien garder ? Ou bien les germes de la vérité sont-ils exclusivement jetés dans les âmes populaires, et faut-il que la race qu’on appelle éclairée, périsse avec ses erreurs et ses résistances ? Faut-il encore une fois envoyer les morts enterrer leurs morts ?


18 janvier 1849

Pauline[26] part après-demain pour Loodrea. Je ne dirai pas que j’en ai regret. Elle va ou l’emportent sa vocation, son dessein, son génie. Mais je ne voudrais pas qu’on me dise que je ne la reverrai plus. C’est la seule femme depuis dix ans que j’aie aimée aussi tendrement. C’est la seule femme depuis Alicia la religieuse que j’aie aimée avec un enthousiasme sans mélange et je crois bien que, dans toute ma vie, elle sera la seule que je puisse et doive chérir et admirer avec raison, avec certitude. Pourtant, c’est une enfant de dix-neuf ans, et je ne crois pas que l’abîme que t’âqe met entre nous pourra être comblé un jour. Je ne le crois pas. Elle me paraît douée d’une raison forte qui l’empêchera, même dans l’âge des passions, de comprendre celles des autres. Et puis quoi ? L’art, rien que l’art dans sa vie, du moins j’en augure ainsi. Mais qu’en sait-on pourtant ? C’est un être si complet, si bien organisé, si expansif, si généreux, si tendre et si naïf ! Admirable nature, quel enfant tu fais sortir tout d’un coup du sein de la divine humanité ! Il me semble que j’aime Pauline du même amour sacré que j’ai pour mon fils et pour ma fille, et à cette tendresse indulgente, illimitée, presque aveugle, je joins l’enthousiasme qu’inspire le génie. Répond-elle à une affection aussi grande ? Ce serait bien impossible et je n’en souffre nullement. Ma sainte passion pour cette noble créature ne ressemble en rien à l’étrange engouement que la fille de … aurait pris pour moi si j’avais voulu souffrir de telles maladives amours ! Celle-là est une belle intelligence, un beau caractère, mais elle est folle, ma Pauline est sainte, et moi aussi je suis sainte, quoi qu’on dise ! Et ce qu’on dit, je ne m’en soucie pas. Et de rien d’injuste à mon endroit, je ne me soucie aujourd’hui en aucune façon. Et de tout ce qui est juste, naturel et dans l’ordre, je ne suis blessée, ni chagrinée, ni révoltée. Cette enfant ne peut pas m’aimer beaucoup, beaucoup, parce qu’elle ne peut pas me connaître. Elle ne peut aimer beaucoup, en ce moment, aucun autre être que son mari et celui-là elle ne peut l’aimer que d’une certaine façon tendre, chaste, généreuse, grande sans orage, sans enivrement, sans souffrance, sans passion en un mot. Puisses-tu, grande artiste, ne connaître que cet amour qui est certainement le seul bon, mais qui n’est pas toujours le seul possible. Tant que tu n’en connaîtras pas d’autre, je ne te serai bonne à rien et tu ne sauras pas combien je t’aime et combien je le comprends et combien je t estime. Mais je prie Dieu que ce jour n’arrive point et que jamais tu n’aies à te jeter dans mon sein. Ce jour-là, tu souffriras ce qu’une aussi excellente nature ne devrait pas souffrir. Mon Dieu, préservez-là de me nommer un jour sa meilleure amie, car ce jour-là l’orage sera dans son âme. Elle aura un ennemi à sa droite et un ennemi à sa gauche et une multitude d’ennemis autour d’elle, son mari, son amant, le monde ! Et il n’y aura peut-être que moi pour compatir à sa douleur et pour la vénérer autant dans son martyre que dans son repos. Et peut-être serai-je morte avant ce temps d’épreuves. Mon Dieu, envoyez-lui quelqu’un qui l’aime et qui la connaisse et qui la comprenne comme moi. L’homme et la femme, la nature et lu

loi, l’amour et le mariage !

Parmi les mille grandes et excellentes raisons qu’on peut alléguer contre la doctrine d’individualisme absolu si fort à la mode en ces tristes jours, il y a une toute petite raison fondée sur un fait d’observation que je veux consigner ici.

Avez-vous rencontré une personne qui vous parût entièrement nouvelle et inconnue ? Quant à moi cela ne m’est jamais arrivé. Tout au contraire, au premier abord d’un individu que je il ai jamais vu, je crois le reconnaître, je cherche où j’ai pu le rencontrer, et je me demande ce qu’il y a de changé en lui a ce point de m’empêcher de trouver son nom. Je ne puis me défendre de chercher dans quel lieu et dans quelle occasion je l’ai vu déjà. Et quand je me suis assuré autant que possible que cela n’a jamais eu lieu, je cherche à quel autre individu de nui connaissance il doit ressembler pour m’avoir causé cette impression. Je le trouve parfois très vite, car il n’est pas d’homme qui n’ait une sorte de ménechme et à coup sûr plusieurs dans le monde. Car ce ménechme a le sien qui a le sien aussi, mais la plupart du temps, ils ne se connaissent point entre eux. Voilà pourquoi il m’arrive aussi de ne pas trouver facilement à qui ressemble cet inconnu qu’un instinct puissant me force à vouloir reconnaître. Cette ressemblance vague, éloignée, mystérieuse, me tourmente quand même je ne me soucie ni du ressemblant ni du ressemblé, il faut que je ta trouve enfin. Mais elle est si imparfaite que je me demande encore comment j’ai pu la chercher et la pressentir. Alors pur la même liaison d’idées, je cherche et retrouve l’intermédiaire qui établit ce rapport, si positif, et pourtant si éloigné. Alors ma mémoire me présente un individu à moi connu, qui tient des deux autres, du ressemblé et du ressemblant, comme je me suis permis de dire tout à l’heure. Cet intermédiaire n’est pas toujours direct. Il est souvent rattaché à ses lieux extrêmes par d’autres intermédiaires qui tiennent de lui et de l’un ou de l’autre de ces extérieurs, si bien qu’une chaîne de types plus ou moins divers, mais montrant bien un type principal, se rétablit dans mon souvenir et m’explique comment l’étranger ne m’a point paru étranger. Cette ressemblance porte tantôt sur les traits, tantôt sur l’attitude, tantôt sur la voix, tantôt sur les habitudes du corps et de l’expression, tantôt sur toutes ces choses réunies, tantôt sur quelques-unes mais jamais sur moins de deux : autrement In ressemblance serait trop lointaine pour me frapper ; car je déclare que ceci n’est point chez moi une affaire d’imagination, mais affaire d’expérience et opération puérile peut-être de l’esprit, mais involontaire, impérieuse et faite en conscience, car je n’y résiste plus, car je souffre trop quand je veux m’y soustraire et accepter l’individu qui se présente à mes regards comme un individu détaché de la chaine de ceux qui remplissent mon passé ; jusqu’à ce que je l’aie rattaché à cette chaîne, cet être-là m’est suspect, gênant, antipathique, c’est pour moi non le secret (car la chose reste mystérieuse et bizarre à mes propres veux, tant elle est peu systématique !) mais c’est la pierre de touche de mes sympathies, spontanées et durables ou de mes antipathies subites et invincibles. Ô Dieu, quel effroi, quelle répugnance m’inspire l’individu dont je ne puis retrouver l’analogue qu’après de longs efforts de mémoire ! Ma mémoire est si heureusement organisée qu’elle ensevelit dans de lourdes ténèbres le nom et la figure des méchants dont les actes ont offensé mon cœur ou ma raison ; à la moindre occasion elle les plante là et se détache deux avec une admirable légèreté. Je vous remercie, chère mère Nature, de m’avoir fuit ce présent d’une profonde apathie pour les ressentiments particuliers. Les impressions spontanées me molestent bien plus que les souvenirs. Voilà pourquoi je crains tant les personnes dont je ne puis dire bien vite : Oh ! toit je te sais je te tiens, tu es de la famille. Combien de fois dans un salon, dans une boutique, dans la rue, j’ai rencontré de ces ligures qui m’ont donné le frisson et h» douleur nu foie, sans s’en douter te moins du monde ! Ce son ! pour moi de* méchants esprits échappés d’un monde antérieur où peut-être j’ai été leur victime et s’ils allaient me reconnaître et s’acharner encore après moi dans cette vie ! Mats quand j’ai retrouvé leur ressemblant, je ne suis plus en peine, je ne leur en veux plus. Presque toujours ce ressemblant est un mauvais garnement, puisqu’il est venu tard à mon appel, mais que m’importe ce nouveau venu qui porte sur ses traita l’empreinte de leurs malices ? Le voilà démasqué, je ne saurais le craindre, un mur est entre nous pour toujours, car je sois que ma confiance s’était là mal placée, niais je puis être bienveillant et bon pour lui. Je le plains, je connais la plaie de son âme, l’écueil de son avenir, l’abîme de son passé. Être infortuné, tu n’es point heureux parce que tu n’es pas bon !

Mais nu contraire quelle vénération m’inspirent certaines figures ! Quel charme il y a pour moi dans certains sons de la voix humaine, quelle confiance entière et subite provoquent en moi certains regards, certains sourires qui me rappellent un ami mort ou absent !

Vous me direz peut-être que la ressemblance extérieure n’entraîne pas la ressemblance morale. Oh ! oh ! ceci est une autre affaire. Ce n’est pas parce qu’un trait dans le visage d’un honnête homme me rappellera le visage d’un fripon que je croirai à l’analogie complète de caractère, mais à coup sûr ce trait rappelle quelque chose du caractère du fripon, ce ne sera pas sans doute le vice principal, mais ce sera un des défauts accessoires, la vanité, l’amour des richesses, une tendance de nature vers le même vice plus ou moins vaincu par l’éducation et par te contre-poids de meilleurs instincts qui ont manqué au fripon. Tenez-en bien compte, mais ne vous fiez point trop pourtant à cet honnête homme et ne le teniez jamais.

C’est donc pour vous dire qu’il n’y a pas d’individu isolé dans l’humanité. Il y a des types qui sont tous frères les uns des autres, et enfants du souverain type. Ces types se relient les uns aux autres par mille chaînons, et la race humaine tout entière n’est qu’un vaste réseau, où chaque homme n’est qu’une maille. À quoi servirait cette maille séparée du filet où tous les fils se rompraient un à un ? Cette consanguinité des membres de la famille universelle est écrite en traits indélébiles sur nos faces et c’est en vain que nous chercherions à la répudier. Elle se rit de nos efforts depuis le berceau de la race humaine jusqu’à nos jours.


INTRODUCTION


Ce grand album qui porte son titre en anglais Sketches and Hints est recouvert de cuir de couleur naturelle.

George Sand ne voulait lui confier que des souvenirs ou des pensées choisies.

On y trouvera, avec ses impressions personnelles, des lettres, des échos de conversations et ce qui ajoute le plus haut intérêt à ce recueil intime, c’est qu’après les notations au cours de sa vie, George Sand se relit et se juge du sommet de son existence tourmentée qui s’éclaircit, s’élargit et s’apaise.

A. S.



SKETCHES AND HINTS


(Notes et croquis).


VERS FAITS AU COUVENT

Les ombres de la nuit s’abaissent sur la Terre
Et recouvrent de deuil es murs du monastère.
Prête-moi la lueur de ton pâle flambeau.
Lune, mélancolique amante du tombeau.

Que je t’aime le soir, eu ta clarté douteuse.
Favorable au penchant de mon âme rêveuse.
Sur ces marbres glacés, j’erre tranquillement,
Là j’attends sans frayeur et sans empressement
Le jour qui doit finir mon court pèlerinage.

Dans cet asile saint, à l’abri de l’orage.
Déjà comme les morts je n’a» plus de désirs.
Mon cœur ne connaît plus ni peine, ni plaisirs.
Comme le ciel est pur, ma paix est sans nuage.
Comme l’air est serein, mon âme est sans orage.
Je dormirai bientôt dans la paix du cercueil
Et de moi, nul ami ne portera le deuil[27].

L’amour que j’ai pour toi, Kreyssler \ est comme un rêve

Qu’une nuit accomplit et qu’un matin achève,

Mais qui se cache au fond du cœur Et le fait battre encor lorsque la nuit ramène Le désir impuissant et l’espérance vaine De goûter un jour le bonheur.

Ainsi, quand, savourant l’illusion rapide.

Sur sa couche brûlante et de larmes humide,

Lu souffrance un instant s’endort ;

Le destin la réveille et dit : L’heure est prochaine Uü pour toi du repos Dieu rivera la chaîne.

Mais ce repos-là, c’est la mort.

Mêlas ! mon beau Kreyssler, dans mon âme flétrie. Tâche de ramener la chaleur et la vie.

Mais pourras-tu la ranimer ?

H est déjà bien lard, déjà le vent efface Les doux sons que ta voix a laissés dans l’espace… Heureux ceux qui peuvent aimerI

Nltii automne 1S32.


L Krryiokr c»t un foéro* d’Holïnumn.


27 MARS 1833

Sainte-Beuve me disait l’autre jour qu’il était beau d’avoir uu grand secret dans la vie, un secret de cœur révélnble cl non révélé, c’est-à-diro qui | n’eùt rien de honteux en soi, et qui restât renfermé dans l’ânic. comme un parfum précieux que l’on dérobe au contact de l’air. Un grand sentiment de foi religieuse porté en silence é travers le monde, j un amour extraordinaire caché comme une ambi¬ tion imprudente, une forte résolution ou une puis¬ sante espérance, c’était là, pensait-il, des mystères poétiques et sacrés qui devaient faire un homme vraiment grund par lui-même au sein d’une vie obscure, ou parmi les soufTrances d’une supériorité méconnue.

Après avoir signalé la rareté de ces existences d’élite, de ces grandeurs ignorées et personnelle¬ ment senties, surtout aux temps où nous vivons, Sainte-Beuve est redescendu à admirer des mys¬ tères moins sublimes et plus sociaux. 11 a trouvé encore de la poésie et de l’élévation dans la situa¬ tion précaire de certains hommes qu’un crime ignoré, ou qu’un malheur nié, forcent 6 se replier sur eux-mêmes, ft sc priver de consolations, en l’isolant de toute amitié intime et pourtant dan¬ gereuse ; & cacher enfin une plaie venimeuse du fond do leur Ame et a lutter courageusement contre une conséquence funeste toujours menaçante à leur chevet.

Le prétendu crime de Byron, te grand poète, a souvent occupé tes imaginations. Ce crime entouré nJ’nnc auréole magique a frappé d’une naïve superstition les poètes croyant*, prosternés devant la presque divinité de Childc Harold,

Je disais n propos de cela qu’aucun de nous, qui vivons bourgeoisement sans persécution et sans éclat, n’était exempt d’une tache ou d’une entrave, d’une faute ou d’une infortune cachée. Je disais que l’homme assez pur ou assez heureux pour raconter sincèrement toute sa vie sans rougir de honte ou sans tressaillir de peur, celui-là, disais-je, était bien rare parmi nous. Oh, nousl nous ne sommes pas de grands hommes et duus mitic vie sombra et triste, rien de glorieux, rien dVoivrnnl ne vient contrc-balnricer ce poids iusur- moutablc qui charge un cdté de mitre destinée. Il faut lu porter en silence et sans fausse gloire, car ta Société réserve des châtiments vulgaires et d’insultantes proscriptions it celui de nous qui oserait ta braver au point d’en appeler à son juge¬ ment, La franchise, bien loin de nous laver aux yeux des hommes, serait une souillure de plus qu’ils se croiraient en droit de nous infliger.

I-a confession catholique est un sublime recours de rhomme à Dieu, une sainte et profonde oonsola ! ion accordée t\ celui que le remords ou la terreur dévore.

C’est une auguste et solennelle cérémonie que cette secrète réconciliation du coupable avec le Trés-Snint. Heureux ceux qui croient au pouvoir du prêtre et qui apres avoir pu mettre sur leurs lèvres ramert urne gisante au fond de leurs cœurs» se retirent bénis et consolés* emportant désormais leur blessure cicatrisée par la main du Seigneur !

Mois nous, hommes sans enthousiasme et sans poésie, nous qui pâlissons lentement à l’ombre de nos douleurs intimes et de nos tardifs repentirs, que ferons-nous île ce charbon ardent qui dévore nos consciences ? Où appuierons-nous nos fronts brûlants que le pavé des églises et l’eau lustrale du sanctuaire ne peuvent plus rafraîchir ? Où porterons-nous l’ennui profond que le décourage¬ ment et le mépris de toutes choses nous imposent ? Quelle pénitence nous absoudra ? Quelles larmes pieuses laveront nos plaies ?

Ne dites pas que vous déposerez votre fardeau, d’un air dégagé, devant le danger. Ne vous vantez pas de traverser le monde avec un front serein et un esprit déaoccupé de votre mal. Ne croyez pas qu’aux dévots seuls appartiennent la contri¬ tion cuisante et les superstitieuses terreurs.

Malheureux que nous sommes ! n’espérons pas nous soustraire aux tortures que la crainte de Dieu, ou la peur des hommes nous imposeront toujours en expiation de nos malheurs. Nous aurons beau nous déguiser et nous aduler nous-mêmes ; nous aurons beau laver et parfumer nos télés, nous avons loua, vous le savez bien, une lâche de boue au front, une grande appréhension de l’avenir, une grande humiliation dans le passé.


2 heures du matin.

Erreur de jugement ! L’humiliation des erreurs passées, c’était le fait de l’orgueil. L’appréhension de l’avenir, c’était encore le fait de l’orgueil. Arrière, orgueil funeste, maladie des jeunes années ! On est tout étonné de se trouver la conscience pure, quand on ne fait plus son Dieu de la force, mais de la bonté.

10 juin 1846[28].


5 avril 1833

Il est un âge de la vie intellectuelle où l’on sait enfin discerner le vrai du faux, le possible de l’impossible, l’illusion de la réalité. Mais entre cet âge de la lumière et de jugement, et l’âge de raison et de force où l’on retranche sans pitié de sa vie toutes les choses séduisantes et nuisibles, il y n un intervalle de lutte entre le savoir et le pouvoir qui est le temps le plus pénible et le plus dangereux de l’existence humaine. L’expérience amène In connaissance. La volonté amène le détachement.

Quand on sait et qu’on est encore jeune d’esprit, quand on a le cœur refroidi et l’imagination encore active, ardente, quand on se sent encore tressaillir et brûler à l’aspect des anciennes joies, sans pouvoir s’y attacher et s’y prendre, on est vraiment à plaindre. C’est un état maladif plein d’agitation, de délire et d’injustice. Le sang bouillonne encore, l’âme encore riche demande à se répandre. Elle cherche avec anxiété un aliment à sa puissance. Mais au-devant de toutes ses aspirations veillent les pâles fantômes de ses illusions perdues. La mémoire du passé, rigide censeur du présent, lui désenchante l’avenir et le souille glacé de l’expérience flétrit les pâles fleurs que lui jette un espoir tremblant.

Cette lutte est si terrible pour les âmes vigoureuses qu’elles s’y brisent ou s’y flétrissent. Désirer sans pouvoir espérer, c’est une torture dont rien dans les désastres de In vie sociale ne peut égaler l’amertume. Il arrive souvent que l’esprit le plus droit, que l’âme la plus équitable ne se peuvent préserver d’y contracter des qualités contraires à leur nature, la dureté, l’ironie, le dédain, l’injustice sous toutes ses formes.

Comment les facultés d’un être mortel et souffrant pourraient-elles résister à l’effet désespérant de si fréquentes déceptions ? Quand la vie s’est flétrie et perdue k saisir l’ombre de tous les biens et k sentir la blessure de toutes les jouissances, quand on s’est usé k courir après un espoir qui cent fois VOUS a trompé impitoyablement et grossièrement, comment pourrait-on discerner au milieu de celle mer d’ingratitudes et de mensonges, un cœur ami, un appui fidèle ? Tous ceux qui passent vous semblent des traîtres et sa vertu n’a point une étoile au front qui la rende lumineuse au soin des ténèbres.

Quand on s’est fait à ce nouvel état de l’âme si orageux et si sombre, on devient peu à peu capable de discernement. On ne se laisse plus séduire parce qu’on ne craint plus de l’être, on arrive à un grand résultat de la sagesse, on s’abstient, on ne tente plus, on ne désire plus.

Ou du moins peut-être les désirs mieux réglés ou plus triés deviennent-ils plus réels et plus persévérants. Peut-être dans le seul fait d être %ans désirs y a-t-il plus de véritable joie que dans la réalisation de tous les désirs.

Pour vous qui luttez contre les orages toujours renaissants des passions mal éteintes ; vous qui, loin d’étouffer prudemment les dernières étincelles de vos désirs, les attisez avec une sollicitude puérile,

que deviendrez-vous quand viendront les glaces Page:Sand - Journal intime.pdf/137 Page:Sand - Journal intime.pdf/138 Page:Sand - Journal intime.pdf/139 Page:Sand - Journal intime.pdf/140 Page:Sand - Journal intime.pdf/141 Page:Sand - Journal intime.pdf/142 Page:Sand - Journal intime.pdf/143 Page:Sand - Journal intime.pdf/144 Page:Sand - Journal intime.pdf/145 Page:Sand - Journal intime.pdf/146 Page:Sand - Journal intime.pdf/147 Page:Sand - Journal intime.pdf/148 Page:Sand - Journal intime.pdf/149 Page:Sand - Journal intime.pdf/150 Page:Sand - Journal intime.pdf/151 Page:Sand - Journal intime.pdf/152 Page:Sand - Journal intime.pdf/153 Page:Sand - Journal intime.pdf/154 Page:Sand - Journal intime.pdf/155 Page:Sand - Journal intime.pdf/156 Page:Sand - Journal intime.pdf/157 Page:Sand - Journal intime.pdf/158 Page:Sand - Journal intime.pdf/159 Page:Sand - Journal intime.pdf/160 Page:Sand - Journal intime.pdf/161 Page:Sand - Journal intime.pdf/162 Page:Sand - Journal intime.pdf/163 Page:Sand - Journal intime.pdf/164 Page:Sand - Journal intime.pdf/165 Page:Sand - Journal intime.pdf/166 Page:Sand - Journal intime.pdf/167 Page:Sand - Journal intime.pdf/168 Page:Sand - Journal intime.pdf/169 Page:Sand - Journal intime.pdf/170 Page:Sand - Journal intime.pdf/171 Page:Sand - Journal intime.pdf/172 Page:Sand - Journal intime.pdf/173 Page:Sand - Journal intime.pdf/174 Page:Sand - Journal intime.pdf/175 Page:Sand - Journal intime.pdf/176 Page:Sand - Journal intime.pdf/177 Page:Sand - Journal intime.pdf/178 Page:Sand - Journal intime.pdf/179 Page:Sand - Journal intime.pdf/180 Page:Sand - Journal intime.pdf/181 Page:Sand - Journal intime.pdf/182 Page:Sand - Journal intime.pdf/183 Page:Sand - Journal intime.pdf/184 Page:Sand - Journal intime.pdf/185 Page:Sand - Journal intime.pdf/186 Page:Sand - Journal intime.pdf/187 Page:Sand - Journal intime.pdf/188 Page:Sand - Journal intime.pdf/189 Page:Sand - Journal intime.pdf/190 Page:Sand - Journal intime.pdf/191 Page:Sand - Journal intime.pdf/192 Page:Sand - Journal intime.pdf/193 Page:Sand - Journal intime.pdf/194 Page:Sand - Journal intime.pdf/195 Page:Sand - Journal intime.pdf/196 Page:Sand - Journal intime.pdf/197 Page:Sand - Journal intime.pdf/198 Page:Sand - Journal intime.pdf/199 Page:Sand - Journal intime.pdf/200 Page:Sand - Journal intime.pdf/201 Page:Sand - Journal intime.pdf/202 Page:Sand - Journal intime.pdf/203 Page:Sand - Journal intime.pdf/204 Page:Sand - Journal intime.pdf/205 Page:Sand - Journal intime.pdf/206 Page:Sand - Journal intime.pdf/207 Page:Sand - Journal intime.pdf/208 Page:Sand - Journal intime.pdf/209 Page:Sand - Journal intime.pdf/210 Page:Sand - Journal intime.pdf/211 Page:Sand - Journal intime.pdf/212 Page:Sand - Journal intime.pdf/213 Page:Sand - Journal intime.pdf/214 Page:Sand - Journal intime.pdf/215 Page:Sand - Journal intime.pdf/216 Page:Sand - Journal intime.pdf/217 Page:Sand - Journal intime.pdf/218 Page:Sand - Journal intime.pdf/219 Page:Sand - Journal intime.pdf/220 Page:Sand - Journal intime.pdf/221 Page:Sand - Journal intime.pdf/222 Page:Sand - Journal intime.pdf/223 Page:Sand - Journal intime.pdf/224 Page:Sand - Journal intime.pdf/225 Page:Sand - Journal intime.pdf/226 Page:Sand - Journal intime.pdf/227 Page:Sand - Journal intime.pdf/228 Page:Sand - Journal intime.pdf/229 Page:Sand - Journal intime.pdf/230 Page:Sand - Journal intime.pdf/231 Page:Sand - Journal intime.pdf/232 Page:Sand - Journal intime.pdf/233 Page:Sand - Journal intime.pdf/234 Page:Sand - Journal intime.pdf/235 Page:Sand - Journal intime.pdf/236 Page:Sand - Journal intime.pdf/237 Page:Sand - Journal intime.pdf/238 Page:Sand - Journal intime.pdf/239

Là, pourtant, j’ai souffert aux jours qui ne sont plus.
Mes pauvres jours navrés de vouloirs superflus.
Des jours longs comme un an, des ans courts comme une heure.
Selon que la folie était pire ou meilleure.


Quel était donc mon mal ? La jeunesse, à mon sens,
La jeunesse inquiète, avide, téméraire,
La jeunesse qui rêve un éden sur la terre,
Et s’épuise à chercher les soucis renaissants.
C’est son droit, son destin, son besoin, sa chimère !
Dieu qui compte nos jours veut que nous nous hâtions ;
Dans nos seins altérés, pour un bien éphémère,
Il met, de l’infini, les aspirations.


Quand, au déclin de l’âge, on recherche les causes
Des troubles effacés dans la nuit du présent.
On ne voit que lueurs, mortes sitôt écloses,
Que nuages rompus, balayés par le vent.

C’est qu’on n’attend plus rien. Ou vit, on se sent vivre ;
On fait grand cas d’un jour, d’une heure, d’un moment.
On a rempli sa tâche, on a fermé le livre
Dont on était l’auteur ; on sait que l’auteur ment !

Deux souvenirs distincts parlent pourtant encore.
À mes pensers rassis, quand je rêve en ces lieux.
L’un est frais et furtif comme une courte aurore.
L’autre sombre et pesant comme un jour orageux.

Le premier… qui pourrait en retrouver la source ?
Ce n’est toujours pas moi ! L’effet qui (ut produit
N’a pas de cause empreinte en mon passé qui fuie
Le coursier mort, on voit la trace de sa course,

Mais les échos muets n’en gardent pas le bruit.
C’était un jour d’hiver, sans parfums, sans verdure,
Dans le bosquet sans ombre, au détour d’un sentier,
Je vis sur le linceul qui couvrait la nature,
En dépit des frimas, une rose briller.
Était-ce un adieu triste ou bien une espérance ?
Un signe de bonheur, un signe de souffrance ?
Ce n’était qu’un bouton épargné par le froid,
Qui, s’ouvrant, regardait le Ciel avec effroi.
Mon caprice voulut en tirer un augure :
Si cette rose garde un instant sa parure.
Me disais-je, je dois du destin triompher :
Si son calice froid se laisse dépouiller
Avant qu’elle ait fleuri, malheur j’en dois conclure :
La rose, tout un jour vécut joyeuse et pure.

Dix ans plus tard, j’étais près du même rosier,
Tout fier, tout triomphant, fleuri dans son entier :
Le printemps s’en donnait ! Tout était fête et flamme !
Je revenais de loin : j’avais la mort dans l’âme.

C’est alors que songeant à la rose d’hiver.
Souriant du présage et le cœur bien amer[29]


1852


NOTE

Se sentir animal, végétal et minéral et se plonger dans cette sensation n’est pas une chose dégradante, dire pourquoi il est bon de sentir toute la vie à nous comme se manifester en soi, en même temps que la vie supérieure que nous ne faisons que rêver ou pressentir.

Ne pas laisser nommer fantômes les deux pôles de l’homme, la vérité et le bonheur ; rêver le bonheur, c’est l’avoir.

La satisfaction d’une passion absolument personnelle peut s’appeler ivresse ou plaisir : ce n’est pas le bonheur.

Le bonheur est une chose durable et indestructible, sinon ce n’est pas le bonheur ; ceux qui voudraient fixer l’ivresse et qui y mettraient le bonheur seraient dans l’impossible. Le transport est un état exceptionnel qui nous tuerait et la nature entière livrée à cet état de délire éclaterait.

Printemps : fièvre. Automne : repos. Soirée d’automne : brouillard, sommeil. Silence, âge mûr. Expression de bonheur. La jeunesse ne l’a pas. Elle n’en a que faire. Elle a les joies, les ivresses, les forces.

Le printemps : sentir la vie. Conditions toujours possibles pour cela. Y croire, en savoir le prix. Consentir à en subir le poids.

Être en état de grâce, c’est-à-dire avoir la conscience du bien derrière soi, devant soi, en soi.

Je nie qu’il y ait du bonheur dans la richesse.

L’état de grâce est l’état d’inoffensivité volontaire et recèle l’absence de mauvais vouloirs, et il n’est pas besoin d’être un saint, un grand homme, ni de se draper dans la vertu pour être ainsi. C’est à la portée de tout le monde.

J’ai décrit là le bonheur individuel, mais je nie que ce soit là le bonheur complet. Il le f«ml double, individuel et général. Autrement, il n’est pas ou il est si fragile, si personnel, qu’on ne pourrait le définir.

Le bonheur des autres nous est absolument nécessaire et il faut hardiment combattre l’opinion contraire. Il huit nier la conséquence qu’en tire M. Montigut qui voit le Club Blanqui au bout de cette aspiration au bonheur social.

L’erreur du socialisme entendu ainsi, c’est de ne voir qu’un côté de la question et d’oublier qu’il y a un bonheur individuel à respecter dans chacun de nous aussi bien qu’en nous-même. Ainsi, par la violence, on blesse le bonheur. On veut imposer celui de tous à chacun tandis qu’avec le temps et la persuasion on fait de la place à tous les bonheurs individuels par la justice et la liberté.


Septembre 1868.

Je relis tout cela par hasard. J’étais amoureuse de ce livre, je voulais y écrire de belles choses. Je n’y ai écrit que des bêtises. Tout cela me semble emphatique aujourd’hui. Je croyais pourtant bien être de bonne foi. Je m’imaginais me résumer. Est-cc qu’on peut se résumer ? Est-ce qu’on peut se connaître ? Est-ce qu’on est jamais quelqu’un ? Je n’en sais plus rien. Il me semble qu’on change de jour en jour cl qu’au bout de quelques années on est un être nouveau. J’ai beau chercher en moi, je n’y retrouve plus rien de cette personne anxieuse, agitée, mécontente d’elle-même, irritée contre les autres. J’avais sans doute la chimère de la grandeur. C’était la mode du temps, tout le monde voulait être grand et comme on ne l’était pas, ou tombait dans le désespoir. J’ai eu bien assez à faire de rester bonne et sincère. Me voilà très vieille, je parcours gentiment ma soixante-cinquième année. Par une bizarrerie de ma destinée, je suis beaucoup mieux portante, beaucoup plus forte et plus agile que dans ma jeunesse ; je marche plus longtemps, je veille mieux ; je m’éveille sans effort après un sommeil excellent. Je suis restée souple comme un gant. Ma vue est brouillée. Il me faut des lunettes et je trouve celles qui me font bien voir dans l’herbe et dans le sable les petits objets d’histoire naturelle qui m’amusent. Je me baigne dans l’eau glacée et courante avec un plaisir extrême, je ne m’enrhume plus. Je ne sais plus ce que c’est que les rhumatismes. Je suis calme absolument, une vieillesse aussi chaste d’esprit que de fait, aucun regret de la jeunesse, aucune ambition de gloire, aucun désir d’argent si ce n’est pour en laisser un peu à mes enfants et petits-enfants. Aucun mécontentement de mes amis. Un seul chagrin, le genre humain qui va mal, les sociétés qui semblent tourner le dos au progrès, mais qui sait ce que cache cette atonie ? Quel réveil couve sous cette torpeur ?

Je ne vis plus en moi. Tout mon cœur a passé dans mes enfants et dans mes amis. Je ne souffre que de ce qui les fait souffrir. J’en souffre beaucoup, quelquefois trop, parce que j’ai besoin d’un grand effort pour les soutenir. Je manque de courage intérieur pour le mal des autres. Si les autres n’existaient pas, je serais parfaitement heureuse — heureuse comme une pierre qui aurait des yeux — mais ils existent et me font exister. Je me réjouis et m’afflige en eux et pour eux.

Moi je n’ai plus besoin de rien pour moi. Dois-je vivre longtemps ? Cette étonnante vieillesse qui s’est faite pour moi sans infirmité et sans lassitude est-elle le signe d’une longue vie ? Tomberai-je tout d’un coup ? Qu’importerait de savoir cela, puisqu’on peut à toute heure être emporté par un accident ? Serai-je encore utile ? Voilà ce qu’on peut se demander. Il me semble que oui. Je sens que Je peux l’être plus personnellement, plus directement que jamais. J’ai acquis sans savoir comment, beaucoup de sagesse. Je pourrais élever des enfants bien mieux qu’autrefois.

Je suis toujours croyante, tout â fait croyante en Dieu. I ai vie éternelle. — Le mal un jour vaincu par la science. La science éclairée par l’amour. Mais les symboles, les figures, les cultes, les Dieux humains ? Bonjour ! J’ai dépassé tout cela.

Je suis entrée dans l’Univers, et voilà. Je ne suis pas intéressante du tout, puisque je peux supporter le mal de ma vie et en savourer le bien Que ceux que j’aime durent plus que moi ! Je ne suis pas de force à me figurer ce que je deviendrais sans nui famille de Nohant ! Je ne désire pas vivre beaucoup. Ce serait une mort douce que de laisser debout ceux pour qui on a travaillé. Je ne crains de la mort que le chagrin qu’elle causerait aux miens.

Leur ai-je été utile depuis vingt ans ? Oui, il me semble. J’ai beaucoup voulu l’être. J’avais donc tort de m’imaginer qu’il y a des moments dans la vie, où on peut donner sa démission sans dommage pour personne, puisque me voilà utile encore dans un âge avancé. Mon cerveau n’a pas baissé. Je sens qu’il a beaucoup acquis et qu’il est mieux nourri qu’il ne l’a jamais été.

On a tort de croire que la vieillesse est une pente de décroissement : c’est le contraire. On monte et avec des enjambées surprenantes. Le travail intellectuel se fait aussi rapide que le travail physique chez l’enfant. On ne s’en rapproche pas moins du terme de la vie, mais comme d’un but et non comme d’un écueil.

GEORGE SAND.


FIN


TABLE




Pages
Fragments de lettres 
 127
Obermann 
 151
Souvenirs personnels (1833) 
 161


COULOMMIERS


Imp. Paul BRODARD


7412-5-26.



Page:Sand - Journal intime.pdf/252
  1. Wikisource : avant-propos non transcrit, Aurore Sand étant décédée en 1961, elle n’est donc pas dans le domaine public.
  2. Ernani, opéra italien, paroles de Rossi, musique de Vincenzo Gabussi. Delécluze a raconté sa rencontre avec G. Sand dans ses Souvenirs de soixante ans, p. 472 (Michel Lévy, 1862)
  3. Heine ?
  4. Hortense Allart de Méritens
  5. Jules Boucoiran, précepteur des enfants de George Sand.
  6. Sophie Cramer, sa bonne.
  7. La moitié de cette page est déchirée et manque. Cette copie est donc incomplète du début de ce fragment et de toute la partir écrite au revers du morceau manquant.
  8. M. Alphonse Fleury.
  9. M. Aurélien de Sèze.
  10. Le nom de « Piffoël » vient d’un surnom donné à George Sand par elle-même et par Liszt et Marie d’Agoult à cause de son nez aquilin — qu’elle trouvait « grand comme un pif ». Les enfants de Piffoël s’appelaient les Piffolini (V. Lettre de Balzac à George Sand).
  11. Ami berrichon de George Sand.
  12. Madame d’Agoult.
  13. Liszt qui était venu faire un séjour à Nohant.
  14. Alphonse Fleury (ami berrichon de George Sand).
  15. La grande allée du milieu qui va de la maison à la haie de clôture du côté du champ de l’oncle (à Nohant).
  16. Maison de campagne de Charles Duvernet (ami berrichon de George Sand).
  17. Murs ami.
  18. Ce papier est encore dans la chambre de George Sand ou a été remplacé par clic par un autre papier blanc et bleu.
  19. Madame d’Agoult.
  20. L’escalier qui descend de la salle à manger de Nohant sur la terasse.
  21. Sans doute madame d’Agoult à laquelle elle donne ce nom.
  22. Sa mère, madame Maurice Dupin, qui tombe malade et qu’elle va bientôt aller soigner à Paris.
  23. George Sand retourne précipitamment à Guillery où son mari, Casimir Dudevant, a emmené Solange, leur fille, que le jugement du procès en séparation avait donnée à sa mère.
  24. Avec son fils Maurice.
  25. Professeur italien ?
  26. Pauline Garcia (madame Viardot).

  27. Ces vers reflètent l’état de rêveuse mélancolie qui caractérisait
    déjà George Sand, avant la phase qui lui valut la
    dénomination de « Diable » parmi ses compagnes.
  28. Les notes datées de 1848 sont de la main de George Sand, lorsqu’elle relut son album.

  29. Resté Inachevé.