Jours d’Exil, tome I/Lausanne

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Jours d’Exil, tome I
Souvenirs de Lausanne


SOUVENIRS DE LAUSANNE.




« Lausanne ! et toi, Ferney ! vous avez
abrité des noms auxquels vous devez le
vôtre ! »
(Byron.)


252 Elle est belle, Lausanne, l’orientale, avec ses jardins suspendus, ses fraîches promenades et les grands parcs qui l’entourent. Ses tours massives, les fortes flèches de ses églises, son pont colossal jeté sur un torrent attestent la puissante ténacité du peuple qui l’habite. Les Romains n’ont pas fait plus solide.

Ses maisons de pierre se groupent capricieusement sur les flancs de collines gigantesques, ses tuiles rouges brûlent au soleil. Les torrents courent sur ses pieds, les sapins étendent leurs rameaux sur ses toits. Le ciel a disposé pour elle un pavillon si bleu, le lac, des bains si purs ! Elle est joyeuse, le dimanche, quand elle court au Léman et qu’elle donne la clef des eaux à toutes ses nacelles.

Les jeunes gens altérés d’amours recherchent les froides vapeurs qui dorment sur les eaux ; les yeux languissants aiment à se parler dans le grand miroir vert. Sur le banc étroit on se serre pour tenir moins de place, la main qui frémit serre la main qui tremble, l’indicible frisson court les veines. L’idéal, le songe, les univers : la bien-aimée reflète tout cela dans son regard. Et ce regard prend pour témoin le ciel immense, le lac profond. Que les battements de notre cœur sont lents, que notre sang est pauvre quand nous voulons étreindre l’infini.

Il faut voir à Lausanne les fêtes civiques, lorsque les carabiniers luttent d’adresse dans les tirs et que les jeunes filles valsent dans les prairies jusqu’à l’heure où les étoiles pâlissent. Chez nous 253 autres, grands peuples, la musique militaire est confisquée par les gouvernements, on ne sort les canons que dans les jours de bataille. Ici, c’est dans les fêtes que le citoyen se déguise en soldat, et que retentissent les fanfares joyeuses et l’artillerie formidable.

On reconnaîtrait encore aujourd’hui l’exactitude de ce passage des rêveries de Jean-Jacques : « En France, les fêtes et les danses sont tristes, quoiqu’on en dise. Mais en Suisse, tout respire le contentement et la gaieté dans les fêtes. La misère n’y porte point son hideux aspect ; le faste n’y montre pas non plus son insolence. Le bien-être, la concorde y disposent les cœurs à s’épanouir, et souvent, dans les transports de leur joie, des inconnus s’accostent, s’embrassent et s’invitent à jouir de concert des plaisirs de la journée. »

Grands et petits, gouvernants et gouvernés, tous sont de la fête ; on y conduit même les écoles publiques. Chacun s’efforce de préparer et d’embellir. Les sergents de ville et les gendarmes n’entrent pas dans le programme comme chez nous où les solennités publiques ne semblent faites que pour eux. Les assemblées populaires sont devenues pour les Suisses une nécessité de la vie ; la tribune est encore accessible à tous ; les manifestations, quelles qu’elles soient, peuvent librement déployer leurs couleurs. Les lumières ne sont cachées pour personne ; et quand le soleil se couche, on illumine la couronne des montagnes avec de grands feux de sapins.

Le peuple de ce pays s’est réservé le droit d’annuler les actes de ses gouvernants, de les casser eux-mêmes, aussi souvent que cela lui convient. Certes, exécutif ne fut jamais plus impuissant, plus serviteur, plus muselé que celui-là ; et M. Louis Blanc n’a pas inventé aussi bien que n’a réalisé la constitution vaudoise de 1845. Cela prouve une fois de plus que, de tous les gouvernements, le meilleur n’en vaut rien. En effet, ce que l’exécutif vaudois ne peut obtenir par la force, il l’obtient par la ruse. Dans ce pays-là, on achète un homme corruptible pour un verre de vin, et pour six mille francs de salaire, un exécuteur de Lausanne commet autant de turpitudes, que M. Bonaparte pour 25 millions, — sans compter les retours de bâton. — On n’enchaîne pas les gouvernements ; que les peuples s’en convainquent et qu’ils ne leur laissent pas prendre un pied chez eux ; ils en auraient bientôt pris quatre.

254 Mais ce n’est pas ici le lieu de dire aux gouvernements tout ce que j’ai sur le cœur.




Qui n’a rêvé une maison blanche, sur une pente verte ; au bas, un lac ; en haut, des forêts ; tout autour, des vergers, des troupeaux, des vignes et des routes ombreuses ; un bateau sur le lac, du gibier dans les bois, un chien et un cheval, un amour de femme dans le cœur ? J’ai réalisé presque tout cela à Lausanne, et j’y ai passé dix-huit mois que je ne me rappelle jamais sans regret.

Alors je croyais à la bienveillance de tous, à l’intimité de quelques-uns, au dévouement des chefs de parti, au prochain avènement de la république, à la sympathie des démocrates étrangers pour les proscrits. Je voyais Mazzini, Strüve, Willich, que je regardais comme des héros ; je caressais des milliers d’illusions que j’ai perdues depuis. Ce que j’ai souffert à gagner une triste expérience est resté mon secret. Quoiqu’il ait pu m’en coûter, j’aime mieux ne plus être aveugle. Un homme averti vaut deux hommes. — Voilà pour moi-même.

Quant à la société, tous rapports entre elle et moi n’étaient pas encore brisés. Je voyais quelquefois mes parents, des amis politiques nous visitaient de temps à autre ; Lausanne était devenue le Gand de la démocratie. Je recevais de nombreuses lettres de France. Les représentants du peuple proscrits, les gouvernants du canton de Vaud, les médecins de l’hôpital, tout ce qu’on appelle les notabilités enfin, m’honoraient de leur considération : j’étais entouré de cette sorte d’estime bête que le public accorde d’office à tout homme exerçant une profession dite libérale. Les bibliothèques m’étaient ouvertes, la clientèle venait bien, ma réputation médicale était au-dessus de ma valeur, parce que je venais de loin et que j’avais eu le bonheur de réussir dans les premières cures entreprises.

De cet ensemble de circonstances favorables étaient résultés : pour mon intérieur, une aisance relative ; pour mon avenir, une grande insouciance ; et pour mon esprit, un calme dans lequel je me complaisais. Notre cœur est si étroit qu’il suffit à peine à contenir 255 nos préoccupations présentes et le soin de notre propre personne. Cela déplaît aux moralistes, mais cela est.

Pour résumer mes impressions sur ce temps-là dans une phrase éminemment comme il faut : j’étais aussi heureux à Lausanne qu’un homme puisse l’être sur cette terre où rien n’est parfait.




COMMENT J’EXERÇAIS LA MÉDECINE.


J’étais un bien singulier praticien quand j’avais droit de vie et de mort sur tous les Vaudois qui voulaient bien m’honorer de leur confiance. Depuis que la docte race d’Hippocrate extrait le sang des veines et injecte l’eau dans les entrailles, il n’a certainement point paru de médecin comme moi.

Je ne faisais point faire antichambre à mes clients ; j’allais au-devant d’eux, et je les conduisais poliment jusqu’à la porte de mon cabinet ; je recevais à toute heure et dans tout costume ; je m’excusais quand j’étais en retard ; je traitais mes malades en amis. Jamais je ne pus me résigner à leur demander de l’argent ; il m’arrivait même habituellement, quand j’en avais grand besoin et qu’ils m’en offraient, de leur répondre que je n’étais pas pressé. Je voudrais qu’un amateur de ces sortes de curiosités pût voir à quels efforts inouïs je soumettais mon imagination pour inscrire sur mon registre, au moyen d’un signe particulier de leur physionomie ou de leur caractère, des personnes dont il m’aurait été facile de demander le nom et l’adresse ; — mais je ne l’osai jamais.

Bref, jamais le saint sacerdoce de la lancette et du spéculum ne tomba dans des mains aussi indignes ; jamais personne n’exerça aussi gauchement le grand art de guérir. Je suis si primitivement inapte au gain, que j’ai toujours l’air d’être l’obligé des gens auxquels je rends service, et que je les remercierais volontiers de me fournir l’occasion de leur être agréable. Je m’excuserais encore si je ne connaissais pas l’égoïsme des hommes, si je ne savais pas qu’en agissant ainsi on s’en fait d’irréconciliables ennemis, si je n’étais pas convaincu de la réalité de ce proverbe civilisé : « Les bons comptes font les bons amis. » Mais je suis instruit de tout cela comme un débitant de denrées coloniales. Je me le répétais 256 chaque fois que j’étais trompé, je me promettais qu’on ne m’y reprendrait plus, et je m’y reprenais moi-même à la plus prochaine occasion. Que je recommence demain à faire de la médecine, et demain je serai de nouveau la dupe volontaire d’une société que j’abhorre et qui ne m’a fait que du mal. Il n’est pas facile de qualifier cette manière d’agir ; — ce n’est pas du dévouement, ce n’est pas de l’égoïsme ; peut-être est-ce du respect de soi-même.

Il résulta de ce mode inusité de procéder que lorsque je fus obligé de quitter le pays, je laissai entre les mains de mes amis des comptes tellement grotesques, qu’il leur fut impossible d’y démêler quelque chose. Qu’on ajoute à cela la délicatesse des débiteurs ; les uns ne m’avaient jamais connu, d’autres ne partageaient pas mes opinions politiques, d’autres trouvaient ma conduite privée très scandaleuse. L’exilé n’est-il pas fait pour rendre service aux autres hommes et pour en être récompensé par les plus grossières injures ? Il n’y a guère que le forçat libéré qu’on puisse exploiter plus impunément que lui.

Je tire de là les aphorismes suivants : Il n’est personne au monde de moins reconnaissant qu’un malade guéri. — C’est rendre un très mauvais service à un client que de lui ouvrir crédit. — Le médecin proscrit fera bien de demander ses honoraires en enfonçant le couteau dans la plaie ; ce précepte du vénérable Antoine Dubois est dans la tradition de l’illustre faculté de Paris. — Obligez un homme, il fera en sorte de faire naître entre lui et vous des motifs de haine et de discorde. — On rend service à soi-même et aux malades en les faisant payer comptant. — Être le débiteur de quelqu’un, c’est dépendre de lui dans une certaine mesure, et la nature humaine répugne à toute dépendance. — Vos plus mortels ennemis sont vos débiteurs. — En régime civilisé, le type de l’honnête homme c’est le Juif.

À quoi bon nier ces axiomes à la façon des économistes politiques ? Les reconnaître et en faire son profit, en cela consiste la sagesse moderne.

Ce que j’avais gagné, c’était pourtant le fruit de neuf longues années d’études ; cela représentait un capital accumulé de plus de trente mille francs ; c’était ma propriété enfin. Et ce sont des défenseurs de la propriété qui me doivent. Mais cela est bien naturel ; la propriété qu’ils ont à défendre, ce n’est pas la mienne, c’est 257 la leur. Il est d’une logique sévère que les défenseurs de la propriété attaquent tout ce qui ne leur appartient pas et spolient l’espèce humaine pour cause d’utilité privée. S’ils respectaient ma propriété, ils porteraient atteinte à la leur. Ainsi va le monde actuel. Il n’y a que les révolutionnaires de la tradition qui soient assez niais pour reprocher aux propriétaires d’attaquer la propriété et pour respecter les biens des privilégiés en temps de révolution. Si vous voulez vous pénétrer de l’égoïsme des hommes, faites de la médecine : au bout de six mois, je sais bien ce que vous penserez de la doctrine du dévouement.




Dans toutes les professions, le salaire est avilissant, pénible à demander, à donner et à recevoir. Ainsi, deux hommes sont liés par une chaîne d’argent qui les contraint de se souvenir constamment et désagréablement l’un de l’autre. Mais en médecine, le salaire est encore plus odieux qu’en toute autre profession. Il me semble qu’entre l’homme qui souffre et celui qui l’assiste dans sa souffrance, il doit s’établir des rapports d’amitié et de sympathie tout à fait incompatibles avec l’idée de salaire. Je sais, pour ma part, que tous les malades que j’ai soignés, dans les hôpitaux comme en ville, m’ont toujours été chers parce qu’ils tournaient vers moi des regards d’espérance. Parce que je faisais la médecine par attrait, je ne prétends pas être plus méritant que ceux qui la font par devoir ; je les plains seulement parce qu’ils ne sont pas nés médecins et que jamais ils ne recueilleront pendant toute leur vie tant d’impressions agréables que j’en ai éprouvé en quelques années.

Je n’ai jamais été surpris que mes malades me payassent d’ingratitude : cela est naturel. L’homme qui craint la mort ou la souffrance se cramponne à votre main qui le soutient au-dessus de l’abîme. Dès qu’il n’a plus peur, il rentre en possession de son intégrité, de son égoïsme, de son moi et s’empresse de se libérer ; — l’expression est consacrée. Il n’est pas médecin, lui ; par conséquent il n’a pas besoin d’être titré en affectivité. Je n’adresserai donc pas à mes malades le sot reproche d’avoir été ingrats ; c’était à moi de leur en ôter la possibilité. Dans ce siècle-ci toutes les notions du 258 juste et de l’injuste sont comprises entre les colonnes du doit et de l’avoir.




La médecine, les médecins, l’École, la Faculté, l’Académie, la Famille médicale d’aujourd’hui me font horreur. Quand tous les autres privilèges, quand tous les autres sacerdoces sont attaqués sans réserve, il me déplaît que celui-là ne le soit que très timidement, et que son ennemi le plus irréconciliable, M. Raspail, borne ses projets de réforme à substituer sa divinité à celle d’Esculape et son système à celui des humoristes. La médecine, c’est l’empoisonnement ; il n’y a pas à la réformer, il n’y a qu’à la détruire comme tous les autres monopoles. Nous n’avons plus besoin ni d’école, ni de système, ni d’oracles, ni de guérisseurs ; c’est ce que je m’efforcerai de vulgariser bientôt, en suivant la marche d’absolue négation dont je ne m’écarte jamais.

Ne cherchez pas de médecins philosophes aujourd’hui. Vous trouverez des professeurs, des docteurs, des officiers de santé, des médecins d’hôpital, des rebouteurs, des chirurgiens qui sauront assez proprement escamoter une jambe ou battre du tambour sur la poitrine d’un pauvre homme ; d’autres, charlatans, qui connaîtront les secrets de la réclame ; d’autres, économes, qui auront appris la tenue des livres très convenablement ; d’autres, micrographes, qui vous diront au plus juste dans quel imperceptible pertuis passe tel imperceptible filet nerveux ; d’autres, bibliothécaires et érudits, auxquels n’aura échappé aucun détail de la vie privée de Galien. Mais vous ne rencontrerez pas un seul médecin, de ceux qui sont fiers de leur titre, qui comprenne que toutes les sciences s’enchaînent et se fécondent ; que la question médicale et la question sociale se confondent ; que tout est dans tout, comme dit Jacotot ; qu’il n’y a pas d’île dans le monde de l’intelligence, comme Bacon l’avait dit avant lui. Vous n’en trouverez pas un, — encore moins dans le parti démocratique que dans les autres, — qui comprenne que la notion d’absolue liberté, qui est applicable à tout, est également applicable à l’étude et à la pratique de la médecine ; — que la propriété médicale doit disparaître avec toutes les autres, ou qu’elle les reproduira toutes. Et cependant quelques médecins 259 socialistes sont d’accord que la propriété, c’est le vol. Les médecins sont les pires des monopolistes, encore plus âpres à la curée que les avocats, parce qu’ils sont plus pauvres. Il est temps de leur déclarer une guerre à mort.




Il y a des médecins en France qui se plaignent amèrement de ce qu’ils sont obligés de cumuler l’exercice de lancette avec le métier de postillon et les fonctions uniquement honorifiques de maire de leur commune. Ils ne savent pas ce que c’est que de pratiquer la médecine dans l’exil. Dans mon chapitre sur Londres j’y reviendrai. Tout ce que j’en puis dire maintenant, c’est que je ne souhaite pas un aussi grand malheur, même à mon plus grand ennemi.