Jours d’Exil, tome II/Hasta ! Hasta !

La bibliothèque libre.
Jours d’Exil, tome II
Hasta ! Hasta !


HASTA ! HASTA !





Madrid, décembre 1853.


159 « béhobie ! — Le dernier gendarme, le dernier douanier français ! Les dernières faces d’esclaves insolents, de grossiers valets, de chiens de garde à moustaches et impériales taillées comme celles de leur maître ! — Tirez le rideau, ma voisine, que je ne voie plus rien derrière moi ! Dieu merci, j’ai passé la première moitié du pont de la Bidassoa : nous ne sommes plus en France ! »

Ainsi je disais en traversant la frontière au mois de Novembre 1853…


Et maintenant, ajoutais-je, je respire ton air, mon cœur bat dans ta poitrine, mes pieds touchent ton sol trois fois béni :

Salut, Espagne, salut !

Salut, sentinelle espagnole ! Je me découvre avec respect devant ta majesté culottée bleu-de-ciel ! Salut, royal chemin espagnol ! Tu es affreux, épouvantable ; mais je m’incline profondément jusque dans tes ornières. Salut, sierras chauves, plaines calcinées ! Salut, visages de bronze, orgueils d’airain, bras de fer, jarrets d’acier : bons et joyeux enfants !

Salut, Espagne, salut !

Salut, mayoral, delantero, brodés d’or et de suie ! — Arre ! Collegiala, Generala, Capitana, Carbonera, Beata, Leona, Vieja, Revieja, et toi, Boticario, le roi des caballos !Hasta ! Caete, Caete ! — Frappe, zagal ! — Emporte-moi sans trop de cahots, rapide attelage de la Compagnie Péninsulaire ! Que je puisse rendre fidèlement mes impressions de route !

160 Salut, Espagne, salut !

Je sors de la France-caserne, de la France-couvent, de la France-mômie, de la France-tombeau ! J’ai dépisté fort heureusement les molosses gardiens de cet héroïque empire. Je mets le pied sur une terre où les gouvernants même sont contraints de tolérer la joie. Décrire l’Espagne, c’est chanter de continuelles fêtes. Aussi, je l’espère, ma voix résonnera fraîche, vive, animée comme celle de l’oiseau délivré de sa cage.

Salut, Espagne, salut !

Salut, pays balancé par deux mers amoureuses, arc-en-ciel radieux que le vivant soleil fait briller tous les jours ! Salut, contrée fertile qui donne les beaux fruits, le blé, l’argent et l’or à qui veut se baisser ! Salut au ciel bleu-noir où dorment tant d’étoiles ! Salut aux chants, aux danses qui ne finissent que pour recommencer !

Salut, Espagne, salut !

Salut ! Bilbao, San-Sebastian, Santander, Vigo, La Coruña, ports florissants de Cantabre et de Galice qui grandissez si vite ! Barques commerçantes, voguez, nagez, légères comme les jeunes basquaises, nattées comme elles de la tête aux pieds, portant de belles devises dans vos agrès !

Salut, Espagne, salut !

Salut ! Tous tes enfants sont poètes : les Pyrénées font chanter le Basque ; le Guaderrama, le Madrilègne, et la Méditerranée, l’Andalou.

Salut, Espagne, salut !

Salut, ô noble terre, conçue par l’Europe et l’Afrique dans un ardent transport ! Au loin, j’entends sur tes montagnes les grandes voix des Riego, des Padilla, des Mina, des Valdes appelant tes peuples à la liberté.

Salut, Espagne, salut !

Oh vivent les contrées du Midi qui se baignent dans les flots du soleil, dans les merveilles des arts ! Vivent l’Orient, l’Italie, l’Espagne ! Je les aime sans y songer, moi qui n’estime l’Angleterre qu’en me faisant violence. Chaque fois que j’arrive dans une grande ville du Nord : Londres, Paris, Cologne, Bâle même, il me prend un serrement de cœur. Et je suis toujours joyeux en franchissant la puerta de Bilbao en Madrid.

Salut, Espagne, salut !


LOS PASSAGES.


161 Sous le haut ciel d’Espagne toujours clair, aux rives de Biscaye aimées par les tempêtes, au milieu des provinces libres et fertiles qui forment le Nord de la Péninsule, entre Saint-Jean-de-Luz et San-Sebastian, quelques maisons blanches sont posées sur la croupe d’un grand rocher dont la face intrépide regarde l’Océan et tient tête à sa rage.

Dans le courant des siècles ce rempart naturel a faibli ; la mer mugissante, avide de liberté, l’a troué des mille pointes de ses lames errantes. Et par la brèche ouverte, comme par une fenêtre, elle a lorgné la terre, l’a trouvée de son goût, s’est avancée, s’est étendue sur les plaines, agrandissant chaque jour sa porte d’entrée, formant un lac d’azur au devant du village qui sourit au soleil. — On appelle ce lieu Los Passages.


Là le grand Atlantique caresse tendrement aujourd’hui la blessure qu’il a faite en un jour de fureur. Là les vagues redisent leurs éternelles plaintes au rocher qui les écoute avec sa complaisance éternelle. Là l’hirondelle blanche jette son cri perçant qui fait venir l’orage. Là les fraîchissantes brises, les nuages des cieux, les refrains monotones du matelot vous plongent dans des rêves sans fin. Là n’abordent jamais les hommes des villes que si leurs navires sont en détresse. Et dans la baie tranquille ils trouvent un refuge contre la tourmente, un beau sol oublié par la nature au milieu de la Civilisation.


Quand j’y passai, c’était de grand matin, et je chantais comme un pinson. Je m’étais surpris à aimer ces maisons blanches, ces flots dorés, ces pêcheurs basques en blouses rouges, leurs vieilles barques, leurs femmes robustes et leurs enfants hâlés. Je me disais que deux êtres aimants seraient bien là pendant les longues soirées de juin, occupés à enfoncer leurs pieds dans la mer, leurs regards dans les cieux !

Et je savais sur qui reposer ma pensée…