Jours d’Exil, tome II/Patrie de l’Avenir

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Jours d’Exil, tome II
Chant de l’Exilé — Patrie de l’Avenir


CHANT DE L’EXILÉ.




PATRIE DE L’AVENIR.


Torino, aprile 1855.


« L’esilio che m’ è dato, onor mi tegno. »
Dante.

« I have not vilely found, nor basely sought,
They made an Exile — not a slave of me. »
Byron. — The Prophecy of Dante.

« Forsan et hæc olim meminisse juvabit. »
Virgile.


I


127 Je suis la pierre lancée du sommet des abîmes jusqu’au fond des torrents. Elle reste luisante et entière ; elle ne se brise point, elle s’use.

Roule, roule par le monde, malheureux exilé !

Je suis la graine que déposent les vents sur le rocher désert. Elle s’y cramponne et germe et couvre le granit d’un manteau de verdure. Elle souffre et ne meurt point. Elle fertilise en s’épuisant.

Roule, roule par le monde, malheureux exilé !


Je suis l’oiseau voyageur, qui presse son vol sur les mers menaçantes. D’un continent à l’autre il porte des messages 128 d’amour et de bonheur. Il se repose de ses fatigues quand il arrive au port ; il recherche dans les deux hémisphères les climats tempérés. Les pauvres, les travailleurs, les simples d’esprit l’accueillent avec joie, parce qu’il ramène les beaux jours ; ils lui donnent l’hospitalité dans leurs demeures.

Roule, roule par le monde, heureux exilé !

Je suis la vapeur rapide, le fil télégraphique, l’aérostat léger. Je rapproche les âmes et les pensées des peuples. Je suis la moëlle de leurs os et le sang de leur cœur.

Roule, roule par le monde, heureux exilé !


Il y a dans ma voix la fanfare des batailles, les clameurs des révolutions, l’ineffable harmonie des continents et des mers, le sifflement du mépris, les rugissements de haine et les soupirs de tendresse.

Il y a dans mon âme les amères désillusions que donnent l’amour trompé, l’hypocrisie, la lâcheté des hommes, la vénalité des femmes, la trahison des amis, les cruautés de la famille, l’abandon, la lassitude de soi-même, la maladie.

Roule, roule autour du monde et n’y rentre jamais, voyageur exilé !


Partout je suis étranger et citoyen, bien et mal, connu et inconnu, méconnu toujours, chez les autres et chez moi. Je suis étudiant en géographie. Je tiens pour tous les peuples contre tous les gouvernements, pour toutes les libertés contre tous les esclavages, pour tous les droits contre tous les devoirs.

Saluts ! Indépendance.

Toute langue m’est bonne, tout climat m’est propice, la mer est mon élément aussi bien que la terre. Tout homme est mon frère, comme Abel, de par le hasard ; alors je suis son ennemi. Ou bien il est mon ami, comme Pylade était l’ami d’Oreste ; alors je suis son frère, de par mon choix.

Salut ! Indépendance.

Toute femme est ma sœur : et la brune Andalouse au pied léger, et l’Anglaise à l’œil bleu, et l’Allemande rêveuse, et la fille sentimentale de l’Helvétie, la nouvelle Héloïse.

Gloire à toi, saint Amour !

Je suis le lierre qui grimpe contre les vieux murs et les troncs d’arbres, le lierre qui vit où les autres plantes dédaignent de 129 mourir. Comme lui je peuple la solitude, je pare l’aridité, je rafraîchis la sécheresse, je soutiens ce qui tombe et rends fertiles les plus mauvais terrains.

Défriche le nouveau monde, pionnier de l’exil !


II

Mes frères sont décimés :

Les uns frappés de mort pour le droit des peuples : Manara l’intrépide, Laviron au grand cœur, Lopez, le héros de Cuba !

Les autres tombés pour les droits de l’homme : Pianori, Montcharmont, Robert Blum !

Ceux-là rendus délirants par le saint enthousiasme des révolutions : Victor Hennequin, Austen, Laure Grouvelle !

Ceux-ci moissonnés par la misère non secourue, les maladies lentes et les autres maux de l’exil : Smith le Badois, Albert Darrasz, Cournet !

D’autres portant sous des cieux plus propices leurs forces toujours neuves, leurs convictions intraitables, leurs saintes espérances dans la justice : Frédéric Bertrand, le franc chasseur, Dubreuil de Lyon, Joseph Dejacque, Longchambon, Combe, Lavarenne, tous bien chers à mon cœur !

D’autres encore brisés par la prison et résistant toujours ; Armand Barbès, Martin-Bernard, Jules Maigne, Dufélix, Daniel-Lamazière, Kersausie !

Plusieurs hélas ! domptés par la souffrance mais toujours indomptables : le noble Martin-Bernard, aimant comme un enfant, généreux, fier, raide à la lutte comme l’antique Régulus, Blanqui si faible par le corps et si puissant par l’âme, Bernard Bourrat, le doyen des lutteurs lyonnais !

Plus nombreux encore ceux qui trouvent les heures trop lentes et le travail trop rare au gré de leur courage : Faure de Givors, un des vrais représentants du peuple travailleur, Laugrand, le courageux publiciste, Duverdier, un homme de cœur, Ledru-Rollin, l’orateur bondissant, Madier jeune aux muscles d’acier, 130 Pardigon à la parole facile, Cholat le seul militaire libre que j’aie connu jamais. Je ne pourrais les nommer tous : il en est tant d’inscrits sur l’infernal martyrologe ! !


Hélas ! les hommes sédentaires repoussent les déclassés, ils ne les emploient que par grâce. Nous n’avons de foyer que l’auberge, l’hôpital, la caserne et la prison ; là les vents se réjouissent et la douleur est reine. Sur toutes les routes où nous errons, les étoiles des nuits, la lune mélancolique et le joyeux soleil éclairent des poteaux où les gouvernements font inscrire ces cruelles paroles : « Ne pourront s’arrêter ici plus d’un quart d’heure les mendiants et les proscrits. »

Roule, roule autour du monde et n’y rentre jamais, voyageur exilé !


Avez-vous vu partir les grands vols d’hirondelles ? Chacune rappelle les autres aux accords de son chant. Puis elles se dispersent ; le vent tord leurs ailes et les roule, légères, dans ses tourbillons. Égarées, lasses, au désespoir, haletantes, râlantes, elles tombent par milliers dans les vastes mers ou sur les rivages des continents.

Ainsi de nous. Ainsi des beaux Girondins qui se couchaient dans les blés, derrière les haies, au pied des ruines, pour y dormir leur dernier sommeil, l’affreux sommeil de la faim !

Roule, roule par le monde, voyageur exilé !


III


Mes frères produisent pour les nations et les hommes qui les dédaignent :

Les uns par la pensée : Pierre Leroux et Proudhon !

Les autres par l’énergie : Victor Considérant, Mazzini, Cantagrel !

Ceux-là par le travail de leurs habiles mains, les ouvriers artistes : Greppo, Morel, Xavier Charre !

D’autres par la science : Servient, Marc Dufraisse, Eugène 131 Raspail, le plus modeste des vrais savants, le plus libre des artistes, le plus intrépide des voyageurs, le plus sincère des hommes !

Et d’autres par les arts : Eugène Beyer, le grand peintre-bohême ; David d’Angers !

Forts comme les feuilles du printemps et les vagues des mers, innombrables comme elles sont ceux dont le bon vouloir se consume dans l’obscurité, le silence et les épreuves. Hélas ! je ne puis savoir combien ils sont. Demandez plutôt au désert le recensement de ses sables !


Vous qui lisez l’histoire, ne comprenez-vous pas le rôle immense que jouera cette émigration dans le mouvement des peuples ? Voyez la, plus énergique, plus éclairée, plus remarquable en toutes connaissances, plus pensante, plus serrée que celles des Juifs, des Polonais, des Français de la Réforme, des Anglo-Saxons des Massachussets ! Dans l’Europe occidentale il n’est pas un village qui n’ait sa tribu de ces hommes libres. De proche en proche ils se sont dispersés ; ils ont tracé facilement au moyen des voies de locomotion plus généralisées, plus rapides. Aux limites des mondes flotte leur drapeau rouge, l’étendard des justes, des forts !

Salut ! Indépendance.

Les instruments ne manquent jamais à l’œuvre. Toute transformation humaine s’accompagne d’une dépopulation, d’une repopulation proportionnelles au résultat qu’elle produit. Le Socialisme pénétrera plus loin et plus profondément que les révolutions précédentes ; notre émigration doit en conséquence étudier davantage et voyager plus que ne l’ont fait ses aînées. Italiens, Allemands, Français, Russes, Hongrois, Polonais et Moldaves, nous sommes avant tout des hommes actifs, des précurseurs. Nous ne suspendrons pas nos harpes inutiles aux branches des saules, sur les bords des fleuves qui baignent les pieds des Babylones modernes. Nous chanterons sous tous les cieux, devant tous les hommes, pour toutes les jeunes filles qui nous demanderont une parole d’amour. Nous chanterons et nous travaillerons ; le désespoir et la persécution nous feront rêver de liberté et d’espérance.

Le Travail est partout, partout est la Patrie !


IV


132 Je ne suis pas chauvin de l’exil. Mais son utilité providentielle m’est prouvée par l’Histoire, l’Économie sociale, la Géographie, les Sciences naturelles. Je la lis sous les cieux, sur les eaux, dans l’harmonie des mondes : partout. — En avant Révolution !

Je soutiens qu’il y a des intelligences généralisatrices, des âmes universellement aimantes, des aptitudes à larges synthèses qui ne peuvent se développer qu’en ce milieu changeant. Que chacun suive sa ligne ! À travers les durs granits, les vastes plaines, les ronces et les sables, le ruisseau court au fleuve et le fleuve à la mer. Ainsi moi, vers mon but. — En avant Révolution !

J’observe les pensées fécondes que font naître en certains esprits les trajets par la vapeur et la vue des panoramas rapidement déployés. Pour qui veut apprendre et oublier beaucoup l’exil est un voyage profitable, voyage de long cours et d’expérience prompte, dans lequel on se heurte à beaucoup d’hommes singuliers, à beaucoup de situations difficiles, à beaucoup de peuples qu’on n’eût jamais connus, voyage qu’on commence bien simple et qu’on finit bien fort. L’exil, c’est une navigation autour du monde sous les voiles de l’esprit gonflées par un grand vent. N’est-ce pas bien employer notre courte existence que de nous rendre compte du panorama social tout sombre qu’il puisse être ? — En avant Révolution !


Je cite mon exemple, car je l’ai sous la plume. Eh bien ! je n’aurais jamais conçu mes idées sur l’Ensemble des peuples et des mondes, sur la Destruction des sociétés par le glaive, sur leur Reconstruction par la pensée sans l’exil qui m’a fait embrasser d’un coup d’œil tout le temps et l’espace accessibles à ma vue mortelle. Sans lui je n’eusse jamais compris l’infinie Transformation, la Révolution éternelle, la Circulation incessante, l’Histoire, la Vie Future, la Création.

Ne sont-ce pas là des jouissances et des enseignements ! Dans ce monde d’au delà n’y a-t-il pas des sources d’allégresse, de 133 bonheur et de découverte plus grandes que dans cet ignoble petit monde qui grouille sous nos pieds ?

Et si j’ajoutais tous les avantages moindres de l’exil : le détachement de la nationalité, des préjugés, de la langue, des manières et du style exclusifs, — la liberté plus grande des actes et de la parole, — le don de prophétie, — l’échange des aspirations, des traditions, des mœurs, d’un peuple à l’autre, d’un homme à un autre homme : si j’ajoutais tout cela… Ne finirais-je point par convaincre les plus incrédules que l’exil n’est pas moins utile que la reproduction de l’homme aux dépens de son père, que la renaissance des chênes par rejets souterrains ?

Que tu en as emporté, Révolution, des plus grands et des plus purs, dans ta robe d’éclairs ! Que tu en as dévoré de cœurs et d’intelligences qui faisaient l’honneur de l’Humanité ! Qu’importe ? Passe sur les hommes à la vie courte, mais poursuis, oh poursuis ton chemin éternel !… Quant à moi, je veux faire ma tâche. Peut-être d’autres s’en acquitteraient-ils mieux ? Je l’ignore ! Mais puisque, seul et premier, je n’ai pas craint d’ouvrir une lutte pénible contre l’Immobilisme et la Nationalité, je la continuerai. Ce qui m’est échu par ma bonne volonté, je le garde. À chaque peine suffit son vouloir.


Dans les terrains incultes, aux confins des déserts, les vents apportent des semences en grand nombre. La plupart germent tout d’abord et semblent promettre une abondante végétation. Mais elles meurent vite sous les feux du soleil, incapables de prospérer loin du sol natal. Plus tard seulement, une petite graine qu’on n’avait pas remarquée, graine patiente, obstinée, de celles qu’on appelle mauvaises, sachant mettre à profit les pluies et les chaleurs, et le temps et la terre, une graine à la vie dure fait éclater sa coque résistante, s’étale sur la dépouille de celles qui l’avaient précédée, s’élève, et couvre de sa fertilité le sable ardent. Ainsi j’ai su prendre racine dans la terre d’exil où les représentants et les chargés d’honneurs se sont rapetissés !


Qu’on ne me parle pas de liens brisés, d’affections impitoyablement sacrifiées sur mon passage, d’un présent dédaigné comme un lourd embarras, d’un lendemain à plaisir assombri, d’un passé déchiré comme un testament inutile ! Qu’on ne me parle pas surtout de nobles cœurs associés à une existence semblable ! 134 Car alors je ne raisonne plus, je souffre de les voir souffrir ; à leurs douleurs je ne puis mettre un terme !

Un terme ! Ah l’universel cataclysme qui gronde sur les empires aura bien une étincelle de feu, une goutte d’eau des déluges pour brûler mes chaînes, pour étancher ma soif ! — En avant Révolution !


V


« Ahi serva Italia, di dolore ostello,
Nave senza nocchiero in gran tempiesta,
Non donna di provincie, ma bordello ! »
Dante.


Ce n’est pas la France que je pleure, c’est toute patrie. Dans un monde comme le notre il n’en est plus pour moi. Car les hommes esclaves et trompeurs ne sont plus rapprochés que par des intérêts de négoce.

« La Patrie actuelle ! je ne la connais pas. Elle est trop au gré des traités de 1815. trop rétrécie par les gouvernements, trop exploitée par les partis, trop dénaturée par le privilège, trop déformée par les préjugés, trop absolument immorale, avilie, flétrie pour que je n’en sois pas exilé. Jamais je ne regretterai les égoûts et les sentines du beau Paris ; jamais je ne me prendrai de soudaine passion pour sa bourgeoisie : je rends grâces au ciel qui ne m’a pas titré en habileté politique. Cette réflexion sur la patrie, je l’applique d’ailleurs à toutes les patries civilisées ; je ne voudrais être citoyen d’aucune. Je préfère rester vagabond, déclassé, gitano, et contradictoirement citoyen du monde[1]. »

La patrie actuelle ! Je ne me laisse pas prendre à toutes ces balançoires : le sol de France, les aigles françaises, le drapeau tricolore ! Les paroles sont légères comme l’air qui passe, et les choses lourdes comme des barres de fer. Qu’on me prouve que le sol de 135 France nous appartient à tous, qu’il y a place pour chacun sous les ailes rapaces des aigles de l’empire, dans les plis souillés de son drapeau. Alors je reconnaîtrai les avantages que nous assure la Patrie française. Et courant à la frontière, de grand matin, je supplierai les douaniers de me laisser rentrer sous le toit paternel ! — Sinon, non !

La Patrie actuelle ! Une circonscription fausse qui ne tient compte ni de la liberté de l’individu, ni de la solidarité des intérêts, ni du travail, ni des aptitudes, ni du vieillard, ni du malade, ni du pauvre, ni de la femme, ni de l’enfant ! — Un bagne !

La Patrie actuelle ! Un mot, un dépôt de marchandises, un glorieux bazar d’esclaves, un chenil de mâtins inassouvis, une étable où l’on est tassé comme des bêtes de somme, où l’on vit de privations, où l’on vieillit à force de révérences, où l’on meurt de faim, où l’on n’est pas même enterré décemment ! — Ingrat pays, tu n’auras pas mes os !

La Patrie actuelle ! Bien qu’on m’ait souvent attaqué sur le médiocre amour que je professe pour elle, je déclare de nouveau que je ne puis considérer comme mien un pays dont on a divisé les habitants en deux parts : ceux qui courbent la tête, ceux qui la font courber. — Je n’aime pas les uns, je déteste les autres !

La Patrie actuelle ! Je préfère bien certainement celle des loups. Avec ceux-là du moins on sait à quoi s’en tenir ; on n’est dévoré ni par derrière, ni en détail. — C’est plus tôt fait !


Ce n’est pas le parti démocratique, ce n’est pas ma famille que je pleure. Tous les partis, toutes les familles d’aujourd’hui sont des rapprochements forcés d’intérêts qui se déchirent. L’hypocrite Haine a revêtu le masque de l’Affection candide ; dans la poignée de main s’est caché le poignard ! En toute société les hommes sont solidaires. Hélas ! quand ce n’est pas l’Attraction qui fixe leurs rapports, c’est la Force ; quand ce n’est pas la Justice, c’est le Vol. Je pleure sur la Civilisation, je pleure sur moi qui suis contraint d’y vivre. Où que mon existence se consume dans un pareil milieu, je souffrirai l’ostracisme. — Je suis de l’Avenir, mon pays est bien loin !


Et si c’était là tout ! Mais il me faut pleurer sur l’exil même. Ah ! ceux qui plus tard liront ces lignes ne pourront jamais croire que les chefs de parti et leurs esclaves aient osé me calomnier, me poursuivre par tous moyens, me mettre au ban de l’émigration, 136 comme ils disent, moi qui me suis épuisé de travail pour leur tracer un rôle utile dans le monde[2] !

À votre aise, Messeigneurs de la démagogie, vous me mettez à l’index de vos séides, et moi je vous mets à l’index de l’Humanité, de la Révolution, de l’Avenir, de la Justice et du Bon sens ! Je vous défie de combattre franchement mes opinions sur vous-mêmes, en face de moi, dans les assemblées du peuple. Et je vous condamne à l’atroce supplice que le grand Gibelin fait subir au comte Ugolino dans le cercle le plus noir de son Enfer. Il vous reste peu de cervelle, vous vous la dévorerez l’un à l’autre, sans pitié !


VI


J’ai promis quelque part de dire mes idées sur la Patrie future. Les voici :

La terre promise à tout révélateur je la vois à l’horizon, je sens la brise embaumée qui court sur ses collines, j’y touche mais je ne l’atteindrai pas ; non, je ne foulerai pas son sol couvert de fleurs. Ici je mourrai, sur ce terrain aride, tendant mes bras vers elle, comme Moïse mourut en vue de Chanaan !

Ainsi le matelot qui, près d’heureux rivages, lutte contre la mer grossie par la tempête. À travers les brouillards du matin il distingue l’écharpe bleue des monts ; les vents lui apportent la senteur des plantes et le chant des oiseaux. Mais il sait qu’il n’abordera point, il sait qu’il doit finir ; il entend le hurrah de l’implacable tourmente heureuse de tout briser.

137 Et cependant je l’ai conçue dans mon âme, cette universelle Patrie, ce pays inconnu des gens aux mains rapaces !

Dans toutes les contrées que j’ai parcourues j’ai laissé des amis auxquels me rattachaient des pensées sympathiques, sur qui je croyais pouvoir compter toujours. Eh bien ceux-là même ont cessé de correspondre avec moi ; ils ont voulu débarrasser leur chemin d’un personnage compromettant. Je ne leur en veux pas, la société les roule ; moi j’en suis affranchi.

Et ainsi s’est évanouie la patrie de mes rêves, la patrie de mon choix !

Souffle empesté du monde, contagion noire ! tu fais périr les jeunes hommes par milliers, tu les mords au cœur ainsi que l’insecte térébrant qui ronge la vigne fleurie. Oh pourquoi, pourquoi suis-je né dans un siècle où toute angoisse en appelle une autre, où les déceptions les plus cruelles sont le partage des plus aimants ?


Mais elle sera réalisée par ceux de l’avenir, la Patrie de mes songes, dans la forme où je l’annonce. Écoutez-moi :

La Patrie future est au Nord, au Midi, au Couchant, à l’Aurore, sous les Cieux, sur la Terre et l’Océan.

Elle ne dépend plus des caprices des despotes, des convoitises, des exploiteurs, des murailles, des haies, des comptoirs, des canons et des baïonnettes. Partout où deux cœurs battent à l’unisson, où deux intelligences vibrent d’un même frémissement, elle les relie, fil d’Ariane enchanté !


À deux lieues comme à deux milles, l’artisan, l’artiste et le poète sont associés par la pensée. L’homme du Nord se complète par celui du Midi, le faible par le fort, le réalisateur par le penseur, la femme par l’homme, l’enfant par le vieillard.

Un chef-d’œuvre s’ébauche à Copenhague et se finit à Rome. Une découverte est conçue à Madrid, exécutée à Paris, perfectionnée à Londres ou à New-York. Un ouvrage est écrit dans une langue et traduit dans toutes les autres. L’esprit humain imagine et accomplit tout ce qui peut multiplier ses jouissances.


Que me parlez-vous des patries actuelles, patries égoïstes qui s’isolent de l’Humanité ?

Il n’en est plus, vous dis-je. L’instruction répand de toutes parts les connaissances historiques, la liberté les féconde, l’audace 138 les applique à l’avenir ; le Progrès et la Tradition se font la cour, s’embrassent timidement d’abord, puis y prennent goût et se marient. — La Société renaît à chaque siècle de ses cendres éteintes. — Le Présent, l’enfant qui s’est fait homme, apprend par son expérience propre que les minorités n’ont pas toujours tort, que le Passé n’est pas immortel, que le Temps n’est pas immobile, que l’Avenir venge ! — La Nation pense : elle observe qu’elle s’est élevée sur les ruines de races puissantes et de civilisations gigantesques ; elle s’aperçoit qu’à mesure qu’elle vieillit, l’Humanité dévore plus rapidement la vie des peuples qui conservent sa flamme comme de pieux brahmines. D’où résulte que la Nation ne compte plus sur une existence éternelle, qu’elle n’accable plus de mépris ses sœurs vieillies ou naissantes, qu’elle n’a plus l’étrange prétention d’être la première et la dernière de toutes.

L’homme libre de l’avenir fuira sa vie présente le plus souvent possible. Tantôt il se rapportera vers les époques glorieuses de la Grèce et de Rome ; il vivra de leur histoire, il y puisera des exemples utiles, un saint enthousiasme. Tantôt le Rêve viendra le solliciter ; alors il s’élancera dans l’Avenir, le beau pays aux vertes collines, aux vastes plaines qu’il peut meubler, peupler, jardiner à sa guise. Il centuplera son existence par la pensée, par la mémoire. Ses idées le rendront cosmopolite. Il voudra voir les ruines des cités-reines et recueillir au bord des mers les perles de leurs couronnes brisées. Il voudra connaître aussi les mœurs, les luttes, les difficultés vaincues par les peuples nouveaux qui défrichent les mondes vierges, les colonisent, les fertilisent, les entament et les sondent de tous côtés à la fois par le fer et le feu, la hache et les vaisseaux. Il comparera les civilisations anciennes avec les modernes, et plus seront éloignés les temps qu’il rapprochera, plus son étude lui fournira d’aperçus grandioses.

En ce temps l’homme étendra sa virtualité d’action sur tous les peuples, ses contemporains, et sa virtualité d’affection sur tous les hommes, ses frères, qui préparèrent sa route ou qui la poursuivront. Alors il pourra choisir sa patrie, soit d’après la configuration du sol, les produits, la position géographique d’une contrée, soit d’après les souvenirs ou les aspirations de son âme. Alors le lieu de notre naissance ne sera plus rien que le premier accident, la première étape de notre voyage terrestre ; de ce que nous avons vu le jour ici, là ou ailleurs ne sera plus tirée cette 139 conséquence absurde que nous soyons renfermés à jamais dans les frontières et les lois d’un seul pays.

On verra quels caractères, quels actes, quels exemples produira cette nouvelle notion de la patrie. Quand il se sentira le frère des Régulus, des Gracques, des Catilina, des Spartacus, des Toussaint-Louverture, des Franklin et des Bolivar, les grands de tous les continents et de tous les siècles, on verra l’homme grandir et menacer les cieux.

Telle sera la patrie dans le temps, à l’avenir.

— Il n’est que cette manière de comprendre le dogme de la Fraternité. Quiconque ne se figure pas la patrie dans le temps ne peut savoir de ce dogme que les stupides complaintes des révolutionnaires de la tradition.

Qu’est en effet la Fraternité ? Un symbole seulement, une résultante, l’expression d’une harmonie. Ce n’est rien de plus, et cependant c’est tout. C’est l’arc-en-ciel : il ne paraît que l’éphémère assemblage des plus belles couleurs, mais il est le signe de réconciliation et de paix entre tous les éléments.

La Fraternité ne peut comprendre moins de tous les hommes de tout temps et de tout pays, elle ne peut être détachée de l’infini, de l’universel. Elle cesse d’avoir des inconvénients dès qu’elle ne comprime plus la liberté de l’homme, dès qu’elle ne s’oppose plus à la justice distributive.

La Fraternité, je la conçois seulement depuis que j’habite un monde infini. C’est une simple aspiration qui, chez le dernier homme, aura plus d’intensité que chez tous ses grands-pères. C’est d’ailleurs la seule religion possible dans l’avenir, celle qui n’entraîne plus, comme conséquences, les castes dominantes, le culte, le vol, le fanatisme, la honteuse ignorance. La Fraternité, c’est la religion générale, généreuse, générique, qui nous comprendra tous en laissant à chacun la liberté de sa conscience.

Je pars de l’étymologie du mot religion qui signifie relier. Et je soutiens qu’une religion n’est possible qu’en tant qu’aspiration, puisqu’elle doit relier tous les hommes passés, présents et à venir. D’où résulte qu’elle ne peut plus s’établir sur une fraction sociale où sa domination temporelle devient si facilement tyrannique.

En vertu de la même hypothèse, j’affirme encore qu’une religion n’est possible qu’à la condition d’obéir au principe de la Révolution permanente — c’est-à-dire de s’harmoniser sur les 140 temps, de n’être plus irrévélée, paralysante, immuable, incompréhensible dans le ciel, despotique sur la terre.

Ces convictions m’étant démontrées bonnes, qu’on ne cherche pas à m’imposer un dogme a principio révélé, durable usque ad semper, non plus qu’un culte discipliné, cérémonie, forcé ! Car je suis chirurgien, je sais comment on peut refroidir son homme avec une pointe d’épingle ! Et si les fonctions du prêtre diffèrent de celles du citoyen, du moins son anatomie reste la même !…

Je veux bien être pieux, prier et aimer d’un amour idéal ; mais seulement ce que ma conception, je dis la mienne, peut embrasser de plus étendu : c’est-à-dire l’homme, le chef-d’œuvre de la Révolution, gravitant au milieu de l’immense nature, son jardin d’Éden, qu’il retourne, féconde et rend plus magnifique chaque jour.

Si, poursuivant cette série de contemplations supérieures, mon âme s’abaisse d’aventure jusqu’à la conception de l’éternelle mômerie des prêtres, des moines, des nonnes, des quakers, des shakers et autres hystériques ; jusqu’à la vénération pour le Dieu des holocaustes propitiatoires qu’on adore sur tous les autels, dans toutes les positions ; jusqu’au respect pour cet Hercule sempiternel, pour ce Priape flétri qui tient la chandelle à l’Esprit Paraclet pour en avoir un fils… Si ce malheur m’arrive ! !

Alors, ô mes ennemis, dites que je suis fou pour de bon ; venez me voir communier dans l’église paroissiale de Tonnerre (Yonne), mon domicile catholique. Et buvez bouteille ! Les dévotes de l’endroit vous en paieront du bon !

Ma Religion ou ma Fraternité, ce n’est pas celle du Saint-Père Pie IX, du Révérend frère Luther, de Messer Calvin, du Citoyen Étienne Cabet l’Invisible. C’est un desideratum, un stimulus, la poursuite sans trêve de la Découverte, l’étude constante de l’Humanité ; pour généraliser, l’impatience infinie de mon âme de connaître les destinées entières de notre race :

— L’innombrable, l’aimable, l’adorable, la vénérable, qui commence à maître Adam, le vert paillard, toujours à la légère, toujours en quête de l’ombre, des fraises, de l’envers des feuilles et des lits de gazon, et qui finira par je ne sais quel être froid, quintessenciel et platonique qui ne rêvera même plus d’amour !

Ce pauvre dernier homme ! Vous parlez du désespoir de Napoléon III qui n’a pas la chance de se reproduire quand l’Empire français en aurait tant besoin ! Ce sera bien autre chose pour le dernier de nos arrière-neveux : il s’en coupera… la gorge !

141 Lui, qui tiendra sous ses pieds la nature vaincue, qui comprendra le mécanisme des univers et créera selon sa fantaisie, lui l’immortel, ne pouvoir donner un héritier à son immense empire, être maître de tout et produire le néant ! L’excès de sa puissance n’aura d’égal que l’excès de son malheur ! Il sera contraint de mettre un terme à son supplice par le plus affreux des suicides, celui de l’homme dont le génie ne connaît plus d’obstacles et qui sent ses membres paralysés ! — Hélas ! l’homme né de femme ne fuira point sa destinée terrible ! —


Que me parlez-vous d’étrangers, de Saxons, de Germains, de Français et de Russes ?

Il n’en est plus, vous dis-je. L’Humanité comprend trois grandes familles : les ouvriers, les artistes et les philosophes devenus tels par une instruction libre, par l’attrait. Ces trois familles se relient par des variétés innombrables. À leurs points de contact elles engrènent par des caractères ambigus : il y a l’ouvrier qui touche à l’artiste, l’artiste qui participe du philosophe, le philosophe qui tient de l’un et de l’autre, etc., etc…

La Spécialité n’est plus qu’une efflorescence de la Science générale et infinie, de la Science humanitaire aux mille rameaux. Nous sommes revenus à ces génies colossaux, sublime honneur de l’Italie du moyen âge, à Michelangiolo, Benvenuto Cellini, Raffaele Sanzio, qui savaient tout !

Telle sera la Patrie du Travail attrayant et libre, dans l’Avenir.


Que me parlez-vous de propriétés, de fermages, de redevances, de négoces, de professions qui nous enchaînent malgré nous dans un lieu, qui nous rendent esclaves de tel gouvernement, de tel public, de telle famille, de telles coutumes, de tels voisins ?

Il n’en est plus, vous dis-je. Les hommes ne sont plus fixés au sol comme des plantes ; ils ont la liberté d’aller et de venir, de rester toujours à la même place ou de voyager souvent ; on devine le choix du plus grand nombre. La locomotion devient l’habitude la plus impérieuse de la vie. Les distances n’existent plus que dans la pensée. Les climats, les langues et les mœurs s’harmonisent. On est chez soi partout : l’été, dans les Hautes-Alpes d’Oberland et de Savoie, l’hiver à Naples et à Cadix, l’automne à Turin, le printemps je ne sais où. Quand on est indisposé, on court aux eaux ; quand on s’ennuie, 142 l’on saute dans le premier convoi qui passe, dans l’agile navire qui déploie ses voiles ; on se met en route pour Lisbonne, Constantinople ou New-Vork, sur un caprice.

Les voyageurs ne sont plus entassés comme aujourd’hui sur des ponts de bateaux, dans d’affreux wagons. Le train de plaisir devient une réalité. Personne n’est laissé en arrière, il y a toujours des places. On part à son heure, on s’arrête à son gré. Les convois sont fournis de toutes les commodités, de tout le luxe, de tous les divertissements désirables. On y danse, on y chante, on y fume, on s’y couche, on y lit les meilleurs livres, on s’y exerce à tous les jeux d’adresse. Il n’est pas de salons et de bals plus animés que ceux des chemins de fer et des paquebots. Beaucoup d’Anglais et d’Américains ne connaissent plus d’autre patrie, ce ne serait pas sans danger qu’on les en arracherait.

Les douanes sont rasées, les frontières labourées, les passeports mis en pièces. Dans les lieux où l’on séjourne, on rencontre des gens amenés par le même attrait que soi ; ceux-là dans les villes, ceux-ci dans les campagnes ; les uns au bord des fleuves, les autres au haut des monts. L’inégalité des conditions ne met plus d’obstacles à l’échange des sympathies, ni le prix des voyages à leur fréquence. Le transport est à peu près gratuit ; le public rembourse seulement aux compagnies leurs frais d’exploitation.

— Ne vous frottez pas encore les mains, ne faites pas si vite vos malles, petits bourgeois crasseux. Avant qu’on puisse voyager ainsi, il faudra que toute aubaine ait disparu, que le Travail ait repris ses droits souverains, que votre race nuisible ait évacué la terre. —

Telle sera la Patrie de la Circulation attrayante et libre dans l’Avenir.


Que me parlez-vous des villes actuelles où l’on est entassé, foulé jusqu’à l’écrasement, cuit, rôti, gelé, trempé jusqu’aux os ?

— Villes aux faubourgs malsains, aux ruelles étroites, aux émanations infectes, aux expéditions nocturnes dans des fosses inexprimables ! Villes où se réjouissent les Maux contagieux, la Fièvre, la Scrophule, l’Écrouelle, la Vérole, le Scorbut aux dents grises, et leur petit frère le Rachitisme qui les suit, en boitant sur ses jambes tordues ! Villes où les poumons sont étouffés, les jambes fatiguées, les voix cassées, les génitoires taris, la peine centuplée, la mort hâtive ! Villes où les quartiers, les rues, les 143 places sont disposés d’après la fantaisie de gouvernants ou de capitalistes stupides ! Villes dont les chefs-d’œuvre d’architecture portent les noms des plus misérables des usuriers, des plus coquins des ministres, et consacrent la mémoire des faits les plus insignifiants de l’histoire ! —

De ces sortes de villes il n’en est plus, vous dis-je. Les habitations des hommes sont dispersées au milieu des campagnes par groupes déterminés d’après l’analogie des travaux et des mœurs. Elles sont au bord des eaux, sur la pente des collines, près des lisières des bois, partout où se trouve un site agréable et sain. Il n’est plus de villages ni de métropoles. L’Isolement et l’Agglomération se sont détruits en se confondant. Le monde offre l’aspect des riants cantons de Vaud et de Zurich, moins le morcellement, les haies, les murs, les grilles, les tessons de bouteilles, les gardes et les chiens de propriétaires. C’est un grand tapis de verdure semé de maisons blanches, rouges, vertes, jaunes, fraîches comme les fleurs des prairies.

Les habitations des hommes sont disposées en cercles, en croissants, en squares, en corbeilles de plantes, en hermitages, au hasard ou au cordeau. Il y a des hôtels pour les individus qui aiment à vivre en association, des villas ombreuses, des cabinets d’étude pour les travailleurs. Les hommes étant reliés au moyen d’une équitable distribution des richesses, basée sur leurs facultés et sur leurs besoins, peu importe comment ils produiront et consommeront leur dividende social.

Certain groupe de bâtiments tirera sa désignation d’une grande phase historique, d’un siècle renommé. Toutes les divisions dont il se composera rappelleront les hommes et les faits qui ont illustré ce siècle. — Un autre empruntera son nom d’une contrée lointaine ; autant elle contiendra de pays, autant on établira de subdivisions dans le quartier dont il s’agit. — Un autre s’appellera comme un genre zoologique ou botanique ; sous-genres, espèces et familles se retrouveront dans l’ordre des demeures. — Un autre recevra sa dénomination d’un métier ; ses places, ses rues, ses méandres rappelleront les instruments, les inventions et les inventeurs appartenant à cette profession. — Un autre sera baptisé d’après la peinture, la sculpture ou la littérature d’une époque, et divisé suivant les mêmes indications utiles. — D’autres groupes réuniront, sans ordre apparent, toutes les branches des connaissances humaines. — Chacun peut compléter le tableau 144 de ces demeures libres, hygiéniques et agréables. J’en excepte les bourgeois qui n’ont pas plus de cervelle que des cigales !

Les ressources de l’Humanité devenant chaque jour plus grandes par la solidarisation des intérêts, ces divers groupes seront reliés par de magnifiques jardins, par des portiques splendides, chauffés et éclairés prodigalement. Dans tous ces lieux on étalera les attributions et les chefs-d’œuvre de toutes les sciences, industries, lettres et beaux-arts.

Ainsi les enfants pourront faire leur éducation au grand air, en se promenant, en satisfaisant leur curiosité, sans que leur développement physique ou moral souffre de la culture de leur mémoire. — Ainsi les hommes se rappelleront les connaissances acquises en leur enfance, car rien ne grave les souvenirs dans l’esprit comme la vue des objets. — Ainsi seront défiées les vicissitudes de l’atmosphère et les rigueurs des saisons. — Ainsi l’Hiver, le vieil ennemi, sera défait, enterré vivant sous ses neiges, fondu dans ses pluies glacées. — Ainsi sera multipliée l’existence humaine par le bien-être et le bonheur !

Telles seront les belles demeures des hommes dans la Patrie de l’Avenir.


Que me parlez-vous d’unions à perpétuité entre l’homme et la femme, de mariage légal, de monogamie, de polygamie forcées, d’adultères, de concubinages, d’infortunes et de meurtres causés par les alliances sexuelles ?

Il n’en est plus, vous dis-je. On reste ensemble tant que l’on se convient, éternellement si l’on veut ; on a plusieurs hommes ou plusieurs femmes, si l’on s’en sent le courage ; on alterne, ou varie ; on cultive l’amour de sa pensée et l’amour de sa chair. On comprend enfin le rôle de la Bacchante et celui de madame Roland. Quant au sort des enfants, il est assuré par l’organisation même des sociétés qui ne reconnaissent plus d’autre valeur que le travail et qui peuvent en livrer les instruments à quiconque leur donne des produits en retour.

Il faut que ceux-là même qui le voudront soient libres de s’enfermer dans des couvents de travailleurs. La vie monacale est dans la nature de beaucoup de gens ; bien comprise, elle sera fort utile à certaines fonctions, par exemple celles de conservation et d’érudition dans l’intérêt de tous.

Tout est dans le vrai, dans le juste et le bien dès qu’il n’y a plus loi, rente, héritage, intérêts opposés aux vœux de la nature. 145 Aujourd’hui notre bonheur est encadré dans nos tristes moyens d’existence. C’est tout le contraire qui devrait être. Que l’homme donc règle sa vie sur ses désirs de félicité !

Telle sera la Patrie de l’Amour attrayant et libre dans l’Avenir.


Que me parlez-vous de systèmes, de sectes, d’écoles, d’universités, d’académies, de diplômes, de brevets, de parchemins sordides ?

Il n’en est plus, vous dis-je. Les découvertes de la science sont abandonnées à l’initiative de chacun, les esprits originaux sont enfin compris, estimés, encouragés. Mille nouvelles perspectives sont découvertes, les horizons les plus lointains s’illuminent de grands feux. La Folie du génie, la Folie des prophètes marche la tête ceinte d’un diadème d’or ! C’est un infernal bruit de presses libres ; partout étincelle la discussion. Les avocats, tribuns, littérateurs au jour le jour, pédagogues, démagogues, chefs de secte, de claque et de parti, les prétendus dictateurs de l’opinion reçoivent le coup mortel.

Telle sera la Patrie de la Science attrayante et libre, dans l’Avenir.


Ces patries de l’avenir ne seront plus soumises qu’à une seule loi, celle de la Transformation ; elles se modifieront sans cesse. Le dogme sauveur de la régénération continue sera si profondément inoculé dans l’organisme humain que ces développements successifs ne le feront plus souffrir. Quoi de plus naturel en effet que l’application du principe révolutionnaire dans des sociétés dont la production et la consommation devenues immenses s’équilibreront par un échange toujours libre, toujours équitable, quand il n’y aura plus possibilité d’accumulation ou d’épargne, de hausse ou de baisse, de trop plein ou de disette, de coups de Bourse enfin ! — Temps et Espace, Immensité et Infini, Échange et Révolution ne sont-ils pas synonymes ?

Et se figure-t-on bien le nombre et la portée des découvertes que fera l’Humanité nouvelle quand tout homme travaillera suivant sa passion ; quand l’ouvrier, quel qu’il soit, sera certain de recueillir bonheur et gloire pour prix de ses services ; quand toutes les races, les connaissances et les affections humaines se soutiendront, se prêteront leur concours ?

Ah ! je n’ose y songer trop ! Ce serait à me suicider, à en devenir fou ! — Malheureux civilisé, répète en moi la voix intérieure, 146 pourris dans ton milieu, ne te donne pas la fièvre, le transport au cerveau ; végète, comme tu pourras, de la vie quotidienne. Tu ne saurais te sauver que par l’audace de la pensée.

Sois donc vive, téméraire, rapide, ma pensée, comme l’épervier dans son vol ! Jaillis de mes veines ainsi que la lave ardente du volcan déchiré ! Monte, plane, nage, plonge dans l’air sans bornes ! — Et toi, mon corps, mon pauvre corps, à la chaîne, à la chaîne ! ! À table pour manger, à table pour écrire, au lit pour reposer ! Rivé, rivé toujours à la matière inerte ! Toujours banni, toujours sur terre, toujours las de toi-même, toujours lourd, comme un ponton, à la voile tendue de ton âme qui t’entraîne à tout vent !

Ah ! que me parlez-vous des patries de ces temps ! Je suis, je suis l’heureux exilé : mon séjour est au ciel ! !


VII

On m’a souvent fait le même reproche qu’à madame de Staël, à Chateaubriand, à Byron ; on m’a dit que j’avais le style, les pensées et les passions d’un proscrit, d’un homme étranger à sa nation. Je tiens à grand honneur ces médisances, et prie le public de les renouveler.

Oh dites, dites encore ! De grâce que je m’entende appeler exilé ! Répétez que je ne compte plus dans l’illustre population qui grouille sous le clocher de mon village, subissant les caprices du sous-préfet, du percepteur de l’Empire et de MM. les gendarmes préposés à sa garde ! Dites toujours que je ne vous ressemble pas, que je ne ressemble à aucun de vos auteurs ! Vous m’outrageriez en me comparant même aux plus illustres ; je suis tout autre qu’eux. Faites-moi l’honneur de le croire et pour vous et pour moi.

La lueur de l’éclair est différente de celle des astres, l’aile du halebrand de celle du pierrot, l’oiseau pillard des villes. Ainsi mon style qui n’a pas eu de modèles et restera sans imitateurs ; ainsi que mon existence aux allures capricieuses, aux habitudes errantes.

147 J’ai pris l’exil à cœur. J’ai voulu démontrer qu’on pouvait en tirer grand parti, qu’il affranchissait l’homme des mesquines vanités nationales, municipales et politiques, qu’il le détachait des préjugés du présent, qu’il lui dévoilait les horizons de l’avenir, qu’il le confondait avec l’humanité. À ceux qui me disaient perdu j’ai prouvé qu’une volonté de fer pouvait tout dominer, qu’une voix d’airain se faisait entendre de partout, qu’il n’était pas de désert pour le prophète, qu’il revenait de très loin, qu’il voyait de très haut.

J’avais les peuples pour auditoire : donc il m’a fallu parler plus fort que si je m’étais adressé seulement à l’un d’eux. Les douanes s’opposaient à la diffusion de mes pensées : donc il m’a fallu les jeter à tous les vents ; à Bruxelles, à Turin, en Suisse, à Londres, au milieu des proscrits, dans les sols les plus stériles. Les ennemis de la Liberté m’avaient frappé de bonne heure, dans l’âge où les opinions ne sont pas encore faites : donc il m’a fallu les acquérir plus difficilement par l’étude des nations dont je traversais les territoires. Il en est résulté que mes idées, ma diction et ma propagande ont pris un caractère plus général, moins actuel que celles des auteurs qui végètent dans leur pays, crachant sur leurs tisons, gagnant à ce métier et goutte, et rhumatismes, et rentes bien lourdes à la pensée nerveuse !

J’ai soutenu qu’on pouvait créer une littérature qui eût la Franchise pour règle, la Justice pour principe, le Monde pour soutien, les Peuples pour lecteurs, la Souffrance pour aiguillon, l’Harmonie pour compagne, la Liberté, la sainte Liberté, pour inspiration et pour but ! Je l’ai nommée la Littérature de l’Exil.

Je l’ai rêvée sonnant le glas de mort du privilège, battant le rappel des révolutions futures, tenant dans sa main ferme la torche, la faulx et le pamphlet strident, déployant devant les déshérités l’étendard de la Vengeance, courant, de son pied libre, sur les monts et les flots !

Je l’ai conçue découlant de la plume d’un homme jeune, sans réputation, sans engagement avec les partis, sans livres, sans encouragements, sans ressources, sans autre mobile que sa conscience !

Et sans hésiter davantage, sentant ma résolution plus sainte, ma décision plus ferme que toutes les intrigues de l’ambition vénale, je jetai par le monde toutes les vérités qui me vinrent à l’esprit, estimant qu’elles étaient bonnes à dire, irréfutables, invincibles, à la seule condition d’être vraies !

148 De ce jour, je jurai de n’être détourné par rien dans ma poursuite : ni par les privations, ni par les plaisirs, ni par les prévenances, les calomnies, les rancunes ! Je jurai de maintenir contre les rois, les propriétaires, les tribuns et gens de secte, contre le peuple aussi qui, bien souvent, se trompe ! Je jurai de ne céder qu’à la raison, de ne me reposer que dans la mort, de marcher sur ma réputation de la veille au profit de la justice du lendemain, de négliger santé, bien-être, et vie même, de tout sacrifier, en enfant prodigue, au bonheur de dire vrai !

Je n’appelle pas littérature de l’exil les piteuses élucubrations des chefs rrrévolutionnairres, leurs attaques monotones et niaises contre un nommé Bonaparte empereur, troisième de la race. — Un troisième larron beaucoup plus éveillé que les démocrates et les royalistes, qui changea de place avec eux, les envoyant à Londres apprendre un peu d’anglais et de politique. Un gars sans gêne, ma foi ! qui déporta, transporta, sabra, mitrailla, s’engraissa pour son compte, ne faisant ni plus ni moins en somme que les autres ne firent, qu’ils ne feraient encore s’ils retrouvaient leur passe[3]. —

Je n’appelle pas ainsi les petits factums, les rééditions, contrefaçons, pastiches, marqueteries, plagiats puérils, dérisoires, plats, exhumés des vieilleries politiques de 93.

Je n’appelle pas ainsi les journaux qu’on a tenté de faire naître en exil, et qui tous ont misérablement péri dans leur nationalisme chétif, sous la cruelle étreinte de partis étranglés.

Je n’appelle pas ainsi les discours, toasts, sermons, ululations, chansons à boire frrrançaises, gaudrioles éminemment démocratiques qu’on hurle devant peu de partisans et beaucoup de verres.

Je n’appelle pas ainsi tous les petits pamphlets doux-amers qui n’écorchent personne, n’ébranlent rien, nient et affirment moins encore, et nous apprennent solennellement que la terre est ronde, Ledru-Rollin bel homme, Napoléon laid, Joinville sourd, et Chambord affligé.

Je n’appelle pas ainsi ce fatras d’arrêtés, de manifestes, proclamations, professions et confessions de foi, décrets, avis, programmes : pauvres fœtus avortés sortis des mille crânes rivaux de nos petits Jupiters modernes.

Je nomme tout le tas des salades, des salades démocratiques 149 et sociales où chacun apporte sa feuille, dans lesquelles on met peu de vinaigre et beaucoup d’huile, dont tous mangent par politesse en se tenant le cœur à deux mains, qui fatiguent autant à digérer qu’à faire, qui n’excitent, n’enflamment, ne désaltèrent, ne nourrissent personne : compositions analogues en politique au fameux thé de madame Gibou en gastrosophie ! !

Je réserve le titre de littérature d’exil pour une conception dans laquelle un homme dépense toute sa force, tout son travail, qui lui coûte veilles, méditations, angoisses, qui fait comprendre les mœurs, les émotions, les occupations, les vicissitudes de la vie de proscrit, qui soit comme le journal, le miroir, le cri, le chant accoutumé des grands peuples de l’avenir, errants encore.

Je le réserve pour une œuvre jeune, fraîche, vierge, verte, simple et sauvage comme la première fleur d’un monde nouveau ; pour un recueil de pensées abondantes, flexibles, pareilles aux lianes de la forêt qui tendent leurs petites mains affectueuses aux grands arbres afin de les unir et de les préserver des rigueurs des saisons !

Ainsi moi, tendant mes bras aux nations futures, voilà ce que j’ai tenté de faire pour l’éternel opprobre des despotes et des prévaricateurs, pour l’éclatante revendication des faibles, pour l’extrême vulgarisation des problèmes sociaux les plus ardus et les plus pressants, pour la satisfaction des besoins intellectuels du travailleur de nos jours. — Accessoirement aussi, pour la confusion des grandes renommées qui remplissent l’exil du bruit de leurs querelles vaines, de leur outrecuidance. —

Voilà ce que j’ai tenté de faire pour tous les peuples, tous les hommes, tous les âges, toutes les situations de la vie, pour la cause du prolétaire, de la femme, de l’enfant, et aussi de l’animal qu’on maltraite et malmène. Car je veux que rien ne manque à l’esprit de ma protestation, rien de ce qui dépend du courage et de la bonne volonté d’un homme juste.

Voilà ce que j’ai tenté de faire, explorant les routes nouvelles, tressaillant à tout bruit d’armes, de plumes ou de paroles, lisant un peu, réfléchissant beaucoup, prophétisant plus encore.

Je m’assure en effet qu’il est une science de l’Avenir, positive, immense, sœur et fille de l’Histoire, plus utile, plus consolante, plus attrayante pour l’humanité. Je m’assure que certaines intelligences sont incapables d’épeler dans les caractères du présent, et merveilleusement aptes à lire sans hésiter dans ceux de l’avenir.

150 Pour ma part, dans les mille rouages si compliqués de la civilisation actuelle je ne vois rien, ne comprends rien que l’injustice et le désordre ; quant aux détails, je ne saurais prendre la peine de m’en préoccuper. Il m’est impossible de prévoir un seul des résultats probables du choc en retour de tant d’intérêts qui n’ont pour loi que le hasard. Tandis que dans le futur tout m’apparaît clair, simple, précis, exempt de contentieux, pour ainsi dire. C’est une écriture nette, ferme, ce sont de droits chemins : je puis lire à toute distance. Que les myopes et les borgnes s’enfoncent jusqu’au nez dans le livre de la vie pour en distinguer les lettres les unes après les autres ! Les hommes à vue longue le parcourent par chapitres afin d’en saisir l’ensemble d’un coup d’œil.

Enfant d’un pays en décadence, victime de l’injustice du siècle, il n’est pas surprenant que je cherche le bonheur dans les âges qui ne sont pas encore. Ah puissé-je entraîner sur ma trace les quelques êtres qui me sont chers ! Puissé-je les sauver des dangers du présent, les abriter dans l’arche d’alliance qui flotte sur les déluges, entre le Vieux et le Nouveau Monde !

Si mes forces ne m’ont pas trahi, si j’ai réussi dans mon entreprise, si j’ai comblé des vides, si j’ai fait un travail, l’Avenir le dira. Je récuse le jugement de mes contemporains. Ils sont trop affairés, trop tremblants pour leurs intérêts, trop menacés dans leurs existences, pour m’entendre et me voir. Ils ne savent plus où donner de la tête ; sur le sol mouvant ils piétinent comme des oisons sur le fer rouge ; ils n’osent plus dire un mot, plus avancer d’un pas. Les événements dépassent la portée de leurs intelligences.

Ils se renferment dans leurs maisons, tirent la clef derrière eux, s’attablent, mangent comme quatre, boivent comme dix, crèvent d’aise. Et bonjour les amis, les ennemis, la politique, la guerre, et la Démagogie, l’affreuse ! E felicissima notte ! Danse, Napoléon ! Défends-toi, Sébastopol ! Mourez si vous voulez, Caïns en habits rouges, pauvres soldats de France, guerriers de par la misère et la faim ! Flambez, feux d’artifice ! Paye, peuple, des deniers et du sang. Nous digérons : donc tout va bien. — Ainsi font et disent les bourgeois.

Pendant ce temps les rats, les gros rats d’égoût sont sortis ; ils ont fait toilette au clair de lune, ils se sont installés aux Tuileries et ripaillent d’importance. Sonnez clairons et musettes ! les décembraillards sont unis.

151 Toutes ces braves gens de France, tirent, bouttent, volent, grignottent, trottent, ramassent, entassent, chacun de son côté. — Plus vite que cela donc ! Rentrez vos foins, rentrez vos bêtes ! Sauve qui peut ! Récolte est faite ! Voici l’orage, voici la guerre ! L’Invasion est à vos portes !

Hurrah ! bourgeois. Vous êtes pris comme larrons en foire, la main dans le sac. Vous serez pendus et ne vous appellerez frères que quand vous gigotterez, chacun pour votre compte, sur le bois des potences.

Ah ! beaux violateurs du droit, enfouisseurs d’argent, exploiteurs d’immondices, remèdes d’amour, bourgeois ! vous voulez vous isoler de l’univers ? Eh bien ! l’Univers ouvrira sur vous les gueules de ses abîmes et vous broiera tout vifs entre les dents de ses rochers.

Et dansez maintenant, comme dit le bonhomme Lafontaine !


VIII


Si jamais je retombe dans le trou qui m’a vu naître, voici ce qui se passera :


— « Courons voir l’étrange voyageur, diront les gens. Et beaux comme des astres, dans leurs habits de fête, ils se presseront sur mon passage.

» Et d’où venez-vous ainsi ? Comment diable avez-vous employé ces longues années d’absence ? Quelles routes avez-vous suivies sur le globe tourneur ? »

— Que vous importe, champignons ? Vous êtes-vous inquiétés de moi quand j’étais sans gîte, quand j’avais soif de tout ce qui fait vivre ?…


— « Courons voir l’étrange voyageur, diront les gens. Et curieux comme des chouettes borgnes, ils me barreront le chemin.

» C’est beau, n’est-ce pas, c’est bien beau l’Espagne et l’Italie, les prodiges des arts, les œuvres des grands maîtres, les immenses musées, les temples magnifiques, les cirques, les tombeaux : 152 Rome, Grenade, Madrid, Venise, Naples, l’Alhambra, le Vatican des papes ! ?

» C’est bien grand, n’est-ce pas, la mer ? C’est bien haut, l’Alpe blanche ? C’est bien vert, la Hollande ? C’est bien noir, l’Angleterre ? Dites-nous quelque chose ? »

— Lisez cela dans vos feuilletons, bavards à ressort ! Je ne sais pas, comme eux, raconter avec grâce et sans faire d’allusions politiques.

— « Oh qu’à cela ne tienne ! Nous sommes libres maintenant, vraiment Frrrançais, vraiment républicains ! Vous pouvez tout dire ; la police nouvelle nous permet de jaser et de chanter : aussi faut-il entendre comme nous nous en donnons ! »

— Donnez-vous-en donc tout seuls, bourgeois enrhumés, empantouflés, ensabottés, emmitonnés, poussifs ! Demandez même pour cela la très gracieuse autorisation de vos gouvernants ! Car à vous dire vrai, vous me sortez par tous les pores, comme une sueur de canifs ? Avez-vous bien compris ?…


— « Mais vous avez couru si longtemps ? Cela ne vous a donc servi de rien ? Alors à quoi bon tout l’argent dépensé par votre chère famille ? Vous n’en savez pas même autant que nous qui sommes de vrais ânes bâtés ! »

— Que voulez-vous, beaux Messieurs si savants, belles dames si fûtées ? j’ai la tête dure apparemment. Un touriste français en apprendra certainement plus en six semaines par la portière de sa voiture que moi, pendant six ans, parmi le peuple de tous pays.

« …… Oh l’imbécile personnage, diront-ils, en me tournant le dos ! »


— « Courons voir l’étrange voyageur, diront les gens. Et s’esbaudissant, festoyant, grimaçant, cancanant, rigoulant, ils se ramasseront devant ma porte.

» Oh ! mais là, cher ami, vous n’êtes pas trop changé ! Vous avez bien, par-ci, par-là, quelques rides, quelques cheveux gris, mais çà n’y paraît point. Et puis l’on ne court pas le monde sans se divertir, eh ! ? Nous vous aurions reconnu dans la vallée de Josaphat, notre bon camarade ! De vrai, vous avez gardé la même figure, les mêmes manières avenantes ! (Ils le diront). Ah nous avons toujours bien pensé à vous, nos yeux ont été constamment tournés de votre côté, nous vous sommes restés éternellement 153 sympathiques. Ah ! nous avons bien pris part à toutes vos peines et vous n’êtes jamais sorti de notre cœur ! » (Ils le diront encore !)

— Vertueux apothicaires, très honorables usuriers, barbiers, médecins et tabellions, hommes honnêtes et modérés qui chérissez les melons, les pruneaux et l’aurore ! Je vois avec satisfaction que vous n’avez pas maigri pendant mon absence, ce qui aurait altéré considérablement l’expression intelligente de vos physionomies. Mais qui donc vous priait de vous occuper tant de moi, de me déchirer à belles dents, d’applaudir à tout ce qui était fait contre ma liberté, de rendre mes ennemis plus acharnés, mes amis plus indifférents, mes parents plus attentionnés encore ? Qui donc vous en priait ? N’aviez-vous pas assez de travail à voler, saigner et tourmenter le pauvre monde ? Que ne me laissiez-vous la paix, la paix au nom de Dieu ? N’étais-je pas mort de par les lois qui font votre bonheur ? Est-ce qu’une seule fois je me suis occupé de votre murmure d’insectes ? Qu’avons-nous de commun, je vous prie !…

«… Oh le brutal personnage, diront-ils, en me tournant le dos ! »


Pourquoi rentrer jamais parmi tous ces provinciaux à la panse bouffie ? Quelle nécessité de subir leurs regards hypocrites, leurs rires d’hippopotames, leurs éternelles digressions sur les grands intérêts de la localité, leurs appréciations politiques, philosophiques, théoriques, pratiques, critiques, diplomatiques, stratégiques surtout ? Comment les écouter, leur parler, leur répondre ? Comment vivre un seul jour au milieu de ces mangeurs, ribotteurs, chanteurs au lutrin, pêcheurs au budget et à la ligne ?… Oh ! je n’irai point.


Ces gens-là s’imaginent qu’un vagabond de mon espèce passe sous les cieux d’azur pour griffonner des relations de voyage, qu’il glisse sur les eaux vertes pour lire le guide du voyageur, qu’il se mêle au peuple pour décrire ses costumes et ne rien savoir de ses aspirations.

Moi, je contemple les vivantes étoiles et la transparence des flots ; je m’entretiens avec tous les êtres et ne veux pas les disséquer comme j’ai fait des cadavres. Si je regarde les ondes limpides, c’est pour m’y plonger. Si j’aime le gazon et l’ombre, c’est 154 pour m’étendre de tout mon long. Si j’adore la nature, c’est pour ne pas la salir d’encre !

Si je suis l’ouvrier dans ses travaux et ses fêtes, ce n’est pas pour insulter à sa dignité, pour toucher son ouvrage du bout de mes doigts blancs, pour le décrire, lui, comme un sujet d’histoire naturelle, une machine à production ! Non, c’est pour prendre des leçons de persévérance, de courage, d’utile savoir et d’égalité d’humeur ; c’est pour sentir sa main dans ma main, c’est pour lire au fond de ses yeux et de son verre ; c’est pour observer l’homme là seulement où l’on peut encore le connaître.

Recueille-toi toujours, mon âme, devant l’Infini !


Ces gens-là, les bourgeois de mon endroit, me recevront amicalement du bout des lèvres ; ils m’inviteront à leurs thés économiques, à leurs parties de langue et de calomnies. Ah ! que nous vous aimons, diront-ils. Et sur ce coup-là, les femmes surtout prendront quelque singerie nerveuse. — Un seau d’eau fraîche, s’il vous plaît !

Mais chose singulière ! Pourquoi me regardent-ils de la sorte ? Pourquoi font-ils cercle autour de moi ? Pourquoi m’adressent-ils la parole ? — Homme ! défie-toi de leur politesse. Les bourgeois sont en dessous comme des fouines. Ils te parlent, donc ils te trompent ; ils te saluent, donc ils te détestent. Ces axiomes sont irréfutables, comme celui du plus court chemin par la ligne droite.

Oui, lorgnez-moi bien, colimaçons. Vous n’y verrez absolument rien ; je veux rester impénétrable à tous. Je vous connais, donc je vous méprise, et je vous défie de me jamais surprendre. Pour vous faire honte de votre laideur, je voudrais consentir à la partager. Marionnettes vous êtes, marionnette vous me verriez. Je vivrais de votre vie stupide : j’aurais le même maintien, les mêmes gestes que vous, je ferais les mêmes saluts ; et cependant je ne vous ressemblerais pas. Je vous poursuivrais, je vous obséderais partout, comme une ombre, comme un cauchemar ! Ah ! ce ne fut pas un heureux jour pour vous, celui de ma naissance !

— « …… Oh le satanique personnage, diront-ils en me tournant le dos ! »


Si ma franchise, si mon extrême sauvagerie pouvaient encore se plier aux manières du beau monde, je voudrais y rentrer une année seulement. Afin de me venger de la sottise millionnaire et 155 légionnaire qui m’imposait dans mon enfance ! Afin d’être méprisant, outrecuidant, insolent, impertinent avec tous ces valets ! Afin de leur faire payer leurs dédains d’une manière bien plus sanglante encore que ne l’a fait l’homme de Décembre ! Afin de les peindre de la bonne façon : trembleurs, esclaves, ladres, prévaricateurs, menteurs, gourmands, se rendant estime pour estime, visites pour visites, et dîners pour dîners ! Afin de donner le fou-rire aux générations pendant bien des siècles aux dépens de ceux qui se sont réjouis des saturnales du pouvoir, qui les ont encouragées, bénies, payées, qui ont ceint de la couronne d’or une tête de fanatique enluminée de sang et de vin !

Ô mon cœur fatigué ! puisque tu ne peux te dilater sur l’estime, contracte-toi donc sur le mépris, le Mépris aux cheveux de serpent qui te fera saigner par mille blessures affreuses !


IX


Et non seulement les personnes, mais aussi les choses de la tranquille Bourgogne n’auraient plus de charme pour moi !

Tu coulerais trop paisible au gré de mon impatience, rivière des vallées, entre les joncs et les myosotis de tes rives charmantes. J’ai vu trop de torrents, de grands lacs, de vagues salées pour me plaire encore au bord de l’Armançon :

« Un tout petit ruisseau, coulant visible à peine,
Un géant altéré le boirait d’une haleine. »

Que me diraient le martin-pêcheur, le grimpereau, le pic aux ailes fortes qui crie, qui vole entre les peupliers ? Que me diraient les senteurs des oseraies ? Que me diraient l’abeille, le grillon, la grive vendangeuse et le perdreau trotteur, et le chevreuil de la forêt ?

Rien. Rien non plus le lézard, le lapin réveillé qui lustre sa moustache dans les pleurs de la nuit, ni les moineaux vandales qui s’abattent sur les grands chanvres ; rien ne me diraient plus mon chien et mon fusil.

Quand je jouissais de tout cela, mon âme n’était pas encore 156 usée par le frottement des hommes, par six ans, tout un siècle ! de concubinage avec la médiocrité. — La Médiocrité ! la vieille fille maigre, rousse de cheveux, plombée de teint, tout en os, en rides, en griffes et en dents, toujours inassouvie, toujours fidèle, me ramenant tous les soirs à sa couche abhorrée ! —

Alors j’étais simple, neuf au bonheur. Et maintenant… Maintenant je serais un spectre au milieu de cette nature verte ! Et si j’allais m’asseoir parmi les herbes, auprès des eaux, je ressemblerais au cadavre rejeté par la tempête qui longtemps en a fait le jouet de sa fureur !




  1. Ernest Cœurderoy. — Trois lettres au journal l’Homme.
  2. Voy. entr’autres l’épilogue De la Révolution dans l’Homme et dans la Société, et l’introduction de Hurrah ! ! ! ou la Révolution par les Cosaques. Dans mes publications précédentes, j’ai si souvent esquissé le rôle de l’émigration, j’y reviendrai si souvent encore dans la suite, ce sujet est tellement moi, si je puis dire, que je suis forcé de l’effleurer seulement toutes les fois que je le rencontre et qu’il ne sera traité complétement que dans l’ensemble de mes ouvrages et particulièrement dans ces Jours d’Exil.
  3. Le Deux-Décembre, c’est la belle de la Terreur rouge et de la Terreur blanche, c’est la septembrisade du bonapartisme.