Jours d’Exil, tome III/Épilogue

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Jours d’Exil, tome III
Épilogue
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ÉPILOGUE.




Prier, c’est travailler !


I


566 La Justice, le Travail, la Liberté m’ont dicté ce livre. Je veux leur rendre grâce, les adorer sous de purs emblèmes ; je veux les graver à jamais dans mon cœur. Je veux, le soir venu, joindre les mains en silence, me recueillir, penser et prier. — Prier c’est travailler !


La Prière, c’est le souffle de l’âme, son chant d’allégresse ou de douleur, la consécration des souvenirs, l’essor des espérances, l’infini de tendresse, l’abîme et le ciel d’effusion où la pensée radieuse s’élance quand elle quitte la terre pour des mondes meilleurs. — Prier c’est travailler !

La Prière est nécessaire à l’homme ; c’est sa vie morale, sa voix intérieure, l’élan de tout son être vers l’Éternité. — Prier, c’est être heureux !

La Prière ne sera plus apprise dans les livres, elle ne sera plus dirigée vers un être incompréhensible et redoutable, elle ne sera 567 plus récité pour accomplir un commandement sévère. — Prier c’est travailler !

Mais elle sera pensée, puisée dans nos émotions quotidiennes ; elle s’élèvera vers nos affections les plus chères, vers des êtres qui respirent, parlent, sentent comme nous et peuvent nous rendre amour pour amour. Elle s’adressera, touchante, aux morts et aux vivants que nous chérissons, que nous divinisons : à l’enfant, à la femme, à l’ami, à la créature idéale ; elle animera nos créations, nos espérances, nos entreprises. — Prier c’est travailler !

La Prière sera soupirée, murmurée doucement, ou bien déclarée, chantée, selon les dispositions de l’esprit. On la dira dans cet instant de recueillement suprême où l’homme passe de la veille au sommeil, quand il n’a pas encore oublié sa vie présente, et quand déjà les rêves qui montrent l’avenir ou le passé. — Prier c’est se souvenir !

Elle sera l’hymne du soir, le doux hymne qui nous berce, nous dispose au repos, à la joie du cœur, l’hymne précurseur des songes heureux. — Prier, c’est espérer !

Prier, c’est vivre. — La Prière, comme le Rêve, variera suivant l’âge de l’homme, ses occupations, ses idées. La Prière, comme le Rêve, reflétera la vie. L’enfant et la femme ne prieront pas comme l’homme. Le proscrit ne priera point comme l’individu sédentaire. Voici les prières sous l’impression desquelles je m’endors chaque nuit :


II


Prier, c’est travailler !

Justice, Vierge immaculée qui cesses de nous plaire dès que tes yeux sont battus et ta taille grossie ! Justice, la plus précieuse des aspirations de notre jeunesse : je t’adore sous les traits d’un aimable enfant !

Viens donc, réjouis mon cœur, garçonnet de douze ans, plus savant et plus droit que les magistrats et les docteurs des Juifs, 568 toi qui les confondais ! Souris-moi, Christ que j’aime dans l’âge où tu n’étais encore ni chef de religion, ni Dieu, ni tout-puissant. Alors toute ta science était la vérité, l’espérance et l’amour. Alors toute neuve, irrésistible, la pensée s’emparait de ton âme naissante. Tu brillais d’illusions, la lutte te passionnait, tes propres discours te faisaient trembler comme la feuille du bouleau. Tu traversais alors, plein de courage, les premières épreuves de cette vie d’apostolat et de martyre qui eut pour trône, pour chaire et pour croix le Calvaire glorieux.

En toi je révère l’enfance future, l’enfance bienheureuse qui nous prédira l’avenir, nous ravira de terre, nous rendra cette confiance en nous-mêmes sans laquelle nous sommes incapables de grands desseins, et nous prenant par la main, nous entraînera, nous imposera ses vives croyances. son enthousiasme que rien n’arrête, nous élèvera, nous grandira, toute petite qu’elle est !

Justice, la plus précieuse des aspirations de notre jeunesse, je t’adore sous les traits d’un aimable enfant !

Prier, c’est travailler !


III


Travailler, c’est prier !

Travail consolateur, toi qui peuples la solitude, réjouis le prisonnier, distrais le riche, annoblis le pauvre. Travail, but de la vie, son soutien et son charme, Travail aux bras habiles, à la tête puissante, je t’invoque sous les traits d’un homme fort.


Mets ta main dans la mienne, Xavier Charre, mon ami. Fais passer dans mon âme le courage, la force, le génie qui vivent dans la tienne ! que je sois patient, ferme, résolu comme toi dans la lutte entreprise !


Beaucoup sont poètes qui jamais n’ont écrit un vers. Beaucoup sont artistes qui jamais n’ont manié l’archet ou le pinceau. Beaucoup 569 sont hommes d’énergie qui jamais n’ont tenu le gouvernail des affaires. Beaucoup sont philosophes qu’on appelle ouvriers !

Tu es plus poète, plus artiste et plus sage que moi, mon grand ami. Car je songe à la gloire ; et toi, tu suis dans l’air la fumée d’un cigare ou les ailes d’un songe. Car je me préoccupe encore des hommes, et tu ne les vois plus. Car je réfléchis quand tu chantes, et j’écris quand tu rêves. Car tout rêve est brillant, toute réalité pâle ; car tout rêve est bonheur, toute réalité peine.

Ceux qui me nomment fou t’appellent ignorant, simple d’esprit, borné de moyens. Frère, sais-tu pourquoi ?

C’est que tu n’es pas fait, comme eux, pour les intrigues, les querelles, les vanités mesquines. C’est que tu n’es pas un homme de parti, de police, de trahison et de mensonge. C’est que tu ne sais pas supputer les intérêts qu’une amitié rapporte.

Sois-en fier. Laisse-les briller dans les discours frivoles, dans les conversations calomnieuses, dans les serments fragiles que prête et viole la duplicité de leur cœur. Méprise tous ces gens qui se font esclaves du peuple pour lui mieux voler argent et suffrages.

Tout est calcul en eux : le sourire, l’éloge, le blâme, la poignée de main, la lettre qu’ils écrivent, la recommandation qu’ils donnent, les désunions et les rapprochements que leur ruse provoque. Ils t’importuneront dans le succès, ils t’accableront dans le malheur ; ils te vendront toujours. Tu les verras, comme les mouches, s’abattre sur le miel et fuir les vents glacés qui prédisent l’hiver. Méprise-les !


Ils t’appellent ignorant, toi le grand ouvrier, qui donnes des conseils au poète et à l’architecte, toi qui peux exercer vingt métiers de ta main, toi qui fais des roses avec le platine, des cheveux avec le bois, des merveilles avec tout !

Ils t’appellent ignorant, toi que l’on voit décorer les façades des palais, élever des arcs de triomphe, sculpter de ton marteau des palmiers gigantesques, des fontaines jaillissantes, des fleurs délicates, des hommes d’armes, des canons, des glaives, des drapeaux, des croissants, des lauriers et des larmes !

Ils t’appellent ignorant, toi qui saisis les rapports de tous les arts, toi qui pourrais souder les anneaux innombrables de cette grande chaîne qui rattache l’ouvrier au sculpteur, le sculpteur au peintre, le peintre au poète, le poète au philosophe, l’homme à l’infini ! Toi qui sais animer la matière, lui faire prendre sous tes 570 doigts les formes les plus belles ! Toi qui conçois de sublimes pensées en tordant du fer ! Toi qui as tout appris sans maîtres, sans ressources ! Toi qui as puisé dans ta pauvreté même l’orgueil de la révolte, toi qui as tout sacrifié : femme, enfants, position à l’amour du juste ! Toi qui supportes vaillamment l’exil, toi qui passes les nuits et les jours sur un travail déprécié, toi levé quand ils dorment, toi veillant quand ils jouent, toi frappant quand ils causent ! Ils t’appellent ignorant… ignorant ! !

Oh blasphème, injustice ! Et voilà cependant les protecteurs des arts, les amis de l’ouvrier, ses vengeurs ! Fais des révolutions pour ceux, ô peuple, nomme-les tes chefs et tes représentants. Et quand tu les auras élevés sur la scène du monde, quand ils y gesticuleront, qu’ils y parjureront, ils t’appelleront vile multitude, canaille, ignorant… ignorant ! !

Ah ! puisque, dans ce monde, la plume vaut encore plus que le marteau, puisque c’est mon métier d’écrire, mon métier misérable, je saurai te venger de leur outrecuidance. Continue ton grand travail, moi je les poursuivrai, le pamphlet dans les reins. Moi je leur dirai que la vile multitude, c’est l’oisive bourgeoisie qui vit d’aubaine ; que les ignorants, ce sont les faiseurs de constitutions, de vaudevilles, de chansons à boire, de proclamations à incendier ; que les ambitieux et les esclaves, ce sont ceux qui flattent la foule et ne comprennent pas le génie du travailleur, ceux qui ne l’aimèrent jamais pour lui-même !

Ignorants tous ceux-là ! Ignorées leurs intrigues, ignorés leurs partis ! Insensée leur haine, insensées leurs vengeances ! Perdue leur opinion sur les hommes et les choses, perdue leur peine, perdus leurs noms ! Perdus eux-mêmes, noyés, brisés, broyés, annihilés, anéantis, évanouis, dans le tourbillon qui s’élève sur le monde ! — ignorants !… ignorants ! !


Travail aux bras habiles, à la tête puissante, je t’invoque sous les traits d’un homme fort.

Travailler, c’est prier !


IV


571 Combattre, c’est prier !

Liberté, Liberté, protège-moi !

Toi qui maintiens tout astre à sa distance et tout homme à sa place ! Toi qui nous apparais toujours sous des formes nouvelles ! Toi que tous les artistes n’ont pensée que pour eux ! Toi, la bien-aimée des êtres, le but toujours fuyant et toujours poursuivi, Liberté, protège-moi !

Toi que voient les enfants, rosée, joueuse, s’ébattant dans les herbes, grimpant au haut des arbres ou les pieds dans les joncs !

Toi que la jeune fille passant sur les pelouses, au galop d’un cheval, valsant sous les grands lustres, ou bien encore la gorge pleine de soupirs, tout de long étendue sur la souple ottomane, près de la harpe vibrante, pressant un portrait sur ton cœur !

Toi qu’aime le vieillard, matinière et conteuse, la lèvre au bord du verre, les deux poings sur la hanche, un rouet sous ton pied !

Toi que l’homme à son aise caresse au coin du feu ! Toi, sa compagne de table, sa joyeuse commère dans le lit de ménage, la bonne fille aux seins complaisants, aux petits mots d’amour, aux soupirs de bien-être !

Toi qu’aime le rêveur, penchée sur des secrets, baisant ou chiffonnant les lettres qui les disent, l’œil fixe, les cheveux épars, et le doigt sur la lèvre !

Toi que suit le jeune homme par les rues dépavées, sur les champs de bataille, dans les mondes inconnus !

Liberté, Liberté, ma sainte et ma maîtresse, écoute ma prière :


Qu’elle était fière et grande, sur les remparts croûlants, Saturnina la brave, la Romaine à l’œil noir ! Avec sa robe grise elle semblait porter le deuil de la patrie mourante, elle s’était fait une écharpe du drapeau d’Italie. Sur le sable, autour d’elle, bondissaient 572 les boulets aux écarts imprévus. Ses narines se dilataient à l’odeur de la poudre, comme celles d’une cavale au simoun des déserts.

Les Français avaient roulé jusqu’au Tibre leurs tirailleurs gris comme la fumée de poudre ; ils lui avaient tué son amant, le bersagliere lombard !

Et Saturnina s’était penchée sur son corps, elle avait pris dans sa main frêle sa carabine de combat, et d’un lambeau de sa tunique s’était fait du soldat mort un souvenir sacré !

Elle ne voyait plus dans le monde que trois choses belles et désirables :

L’armée des ennemis qui présente la rangée de ses poitrines aux balles meurtrières ;

La Vengeance qui charge les armes, éclate avec la poudre et va défigurer les hommes du Nord ;

Et la Mort qui console, la Mort aux grands domaines, la triste, la jalouse qui a pris son amant !

Et plus s’avançaient les assiégeants, plus elle était joyeuse, plus elle étanchait sa fureur dans leur sang détesté, plus elle se rapprochait de celui qu’elle avait perdu, plus elle était au ciel !

Ses doigts sont noirs, son œil sanglant ; entre ses dents serrées elle déchire la cartouche aussi facilement qu’elle tranchait le fil de soie dans ses jours de bonheur.

Les voici, les voici ! Déjà, dans les enceintes, la trompette ennemie sonne un chant triomphal. Déjà les hordes papistes ont foulé ton sol libre, République romaine, fille et mère de héros !

La jeune fille remplit son arme de salpêtre, de plomb et de cailloux ; elle s’agenouille près de son cher cadavre, l’ensevelit avec elle dans les plis du drapeau qu’ils défendaient tous deux. Et ferme, déifiée dans ce moment suprême, elle détache ses pensées de la terre et des hommes !…

Quand ils la voient ainsi, les tueurs de femmes, les assassins de nations, les soldats de Bonaparte-le-Parricide hésitent un instant. Puis ils s’avancent, résolus, vers le groupe d’amour et touchent le cadavre du bout de leurs fusils.

Alors, vous eussiez vu Saturnina la brave se relever, bondir, faire éclater son arme sur le groupe ennemi, mordre, sauter aux yeux et se tordre, mourante, au milieu des baïonnettes. Jusqu’à ce qu’elle vînt tomber, rougie par son sang, sur le corps mutilé du bersagliere lombard !…

573 Liberté, Liberté, ma sainte et ma maîtresse, venge la chute de Rome, la honte de la France, les pleurs de l’Europe libre et la mort de Saturnina, l’Italienne à l’œil noir !

Combattre, c’est prier !


V


Italie ! Italie ! ma nation bien-aimée, que ne sais-je traduire mes pensées dans ta langue si belle ! Que ne puis-je atteindre à l’harmonie divine qui présidait aux œuvres de tes grands immortels ! Pourquoi faut-il me débattre, malheureux prisonnier, dans le labyrinthe d’un idiome de rhéteurs et d’avocats ? Que ne m’exilait-elle plus jeune, la patrie des soldats, des prêtres et des juges qui te porta le coup mortel, ô ma noble Italie ! !

Alors ma langue souple et mon âme flexible se fussent développées aux accents de ta voix. Alors mon œil riant eût supporté l’éclat de tes lumières si vives, les teintes ardentes de tes tableaux et la chaleur de ton soleil. Et maintenant, je ne t’écorcherais pas, comme un jargon du Nord, dans ma bouche vandale. Et je ne rougirais pas de mon ignorance près des frères italiens que me donna l’exil.


Italie ! Italie ! grande autrefois, grande maintenant, célèbre dans la liberté comme dans l’esclavage ! Contrée toujours illustre de Romulus à Garibaldi, de Virgile à Pindemonte, de Michel-Ange à Canova ! Patrie des guerriers, des sages, des artistes, des grands proscrits, des grands prophètes ! Terre des Apennins, de la louve-nourrice, du lion de Saint-Marc et des aigles romaines ! Sol fécond, bienheureux, où croissent les forêts, les moissons et les pampres ; que les Alpes et la Méditerrannée bercent dans leurs grands bras ! Italie qui renfermes Naples, Venise, Florence, Milan et Rome, mère des grandes républiques et des empires fameux, ô la plus malheureuse, la plus éprouvée des nations-martyres, sanglante arène où les hordes du Nord partageaient leur butin ! !

574 Ah secoue ta torpeur, brise tes chaînes, relève-toi ! Souffle sur les cendres de ta gloire qui vont se refroidir comme les vagues des océans ! À la main ton épée ! À la main ton pinceau ! Rends-nous les chants du Dante et de l’Ariosto ! À la mer tes gondoles ! À la mer tes vaisseaux ! Découvre-nous des mondes, mondes de la pensée, mondes de la matière ! En avant ! En avant ! c’est pour l’Humanité !


Moi je sais, Italie, quelles destinées sublimes l’Avenir te réserve :

Ta splendeur future sera plus grande encore que ta splendeur passée. Tu ne brilleras plus dans la guerre, et quand fouillant ton sol, le laboureur trouvera des débris d’armes, il en fera des jouets pour ses enfants ou des décors pour ses théâtres.

Mais ta langue sera parlée par tous les artistes du monde, et sur les bords du Tibre, les peuples frères élèveront un immense théâtre aux neuf sœurs de la Grèce. La danse et la musique, les courses, les régates, les luttes d’hommes et d’animaux, le sombre drame, la comédie rieuse s’y donneront la main. La nature humaine y sera vue sous tous ses aspects, grande ou mesquine, illustre ou ridicule, agile ou forte, active ou rêveuse, joyeuse ou désolée.

Dans tes plaines, Italie, sous ton ciel azuré se réuniront tous les peuples qui se connaîtront mieux et s’aimeront davantage. C’est là qu’ils laveront dans des flots de vin généreux les taches du sang répandu par les glaives.

Alors les aigles ne crieront plus sur les monts ; les lions, les loups et les ours auront été détruits avec les solitudes. Le croissant, l’arc-en-ciel, les étoiles, les navires, les arbres, les fruits, les fleurs, les oiseaux, les animaux, utiles les remplaceront sur les étendards des hommes.

Salut ! Italie, soleil du monde dans l’Avenir !


Novembre 1855.