Jours d’Exil, tome III/Ecce Homo!!!

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Jours d’Exil, tome III
Ecce Homo ! !



ECCE HOMO !!




Annecy, Juin 1855.


« Et Verbum Caro factum est ! Et habitavit
in nobis.
Les Livres.


I


327 Entre la croix de Marina la suicidée et celle de Marie Capelle la justiciée des hommes, je veux planter la croix du plus grand d’entre nous, de celui qui releva la femme adultère et la Madeleine en pleurs !

Salut ! Christ, éternel opprobre des oppresseurs, gloire éternelle des révoltés ! — Ecce Homo ! Voilà l’Homme ! !


L’Homme qui se fit mourir de travail et d’amour, qui répandit sa fièvre et son sang parmi ses semblables pour les racheter de la servitude. Et qui leur dit alors : « Prenez et buvez ! Ceci est l’âme de ma vie, la suprême essence de ma douleur, le dernier présent de celui qui meurt pour vous ! »

Salut ! Salut, Christ suicidé !

L’Homme que les soldats flagellèrent, souffletèrent et couronnèrent d’épines ! Celui qu’insulta le peuple hurleur pour le salut 327 duquel il montait à la croix ! Celui qui reçut crachats et mains suantes sur sa face angélique ! Celui qu’on couvrit d’écarlate comme les fous des rois ! Celui qui gravit son long Calvaire, un roseau à la main, la fièvre froide au front, les pieds meurtris par les cailloux ! Celui qu’on cloua sur le bois de supplice, qu’on désaltéra de vinaigre, qu’on insulta pendant l’heure suprême de l’agonie ! La victime choisie des souverains sacrificateurs, des interprètes de la loi, des princes et des sages de ce temps-là ; d’Hérode, de Pilate et de Tibère César ! !

Salut ! Salut, Christ supplicié !


L’Homme, entendez-vous bien, et non pas le Seigneur. Mais le plus terrible adversaire de Dieu, l’audacieux briseur d’images qui chassa les marchands du temple, le géant rebelle qui reprit l’éternelle guerre contre l’éternel Ennemi, l’abaissa jusqu’à la terre, le saisit corps à corps, le démasqua, l’humilia dans la personne de ses prêtres, de ses lieutenants couronnés, de ses sicaires et de ses valets. Et puis se nomma Roi des Juifs, Fils de Jéhovah, Dieu, pour témoigner de sa victoire sur l’Inconnu parmi les générations à venir.

Salut, Christ ! Impitoyable révolutionnaire. Salut !

L’Homme, notre frère, celui qui habita parmi nous, sonda la société dans ses profondeurs, en éprouva les joies, en souffrit les souffrances ! Celui qui releva tout ce que le monde abaisse à plaisir : les bons petits enfants, les femmes aimantes, les lépreux, les blessés, les pauvres, les possédés qui vivaient dans les sépulcres, les prisonniers, les condamnés à mort ! Celui qui choisit pour disciples, pour amis, les simples d’esprit, les forts, ceux qui étaient honnêtes et de bon vouloir !

Salut ! Christ, naïf, sincère, fidèle en tes amours comme la jeune vierge et les petits garçons !


Le Fils de l’Homme, entendez-vous, non pas le fils de Dieu. — Le fils d’une femme conçue dans le péché, qui devint mère comme les autres le deviennent, qui lui donna son lait et sa tendresse, qui fut aimée de lui comme le sont nos chères mères. — Le fils du charpentier Joseph ou de quelqu’un de ses gais compagnons… Qui le sait ? La loi de ces temps défendait, comme les nôtres, la recherche de la paternité. Les voluptueux Séraphins en causèrent beaucoup dans le ciel ; on parla longtemps sur la terre des grandes choses que le Saint-Esprit avait faites en la 328 Vierge élue parmi toutes les femmes pour le recevoir. Mais tout ce que les mauvaises langues de Nazareth purent apprendre des amours de Marie, les Évangiles le rapportent. — Le fils unique de femme jeune, aimante, ignorant les calculs du monde et son amour trompeur, s’occupant, ainsi que Cornélie la Romaine, de faire des enfants et non pas de l’argent.

Salut ! Christ. Salut ! Marie, trésor de grâce et d’amour ! Soyez aimés de tous, ô doux mystères des nuits !

L’Homme, enfant du Bonheur et de la Liberté, le pareil de ceux que vous appelez les bâtards[1], ô civilisés misérables ! Et que je nomme les grands, les forts, les légitimes, les entiers, les hommes de race, de sang et de cœur !

Salut ! Christ, conçu, mourant dans une promesse d’amour. Salut ! Salut ! !

Voilà l’Homme ! Ecce Homo !


N’est-il pas grand ainsi ? N’est-il pas aussi majestueux, aussi fier, aussi plein d’audace et de puissance que vous puissiez le rêver ? N’est-il pas radieux de la sublime ambition que donne la soif de l’éternelle gloire ? Quelle auréole de sacristie vous faut-il encore à son front ? L’aimez-vous mieux surnaturel, incompréhensible, irrévélé, Dieu ? Dieu de la Guerre, du Meurtre, des Terreurs, de l’Enfer, de l’Incendie, des Déluges, des Disettes et des Contagions, monstre de haine, instrument de vengeance, anthropophage enfin ? Pour Dieu comment le voulez-vous ?

Moi, je l’adore comme Homme, généralement aimant, généralement aimé. Comme Dieu, je ne connais de lui que ses prêtres. 329 Et s’il revenait, ses prêtres le crucifieraient, ainsi que fit Pilate, en se lavant les mains. Et ses prêtres ne sont pas des hommes ; ce sont des choses qui végètent sous la robe noire. Et je les saignerais comme on saigne un chapon !


II


Ô mes contemporains ! honnêtes bourgeois de France, écoutez un récit :

En 1839 vivrait à Paris un homme grand entre tous et d’esprit et d’amour, un Homme-Dieu ! Il avait nom Barbès ! Armand Barbès ! !


À peine cet homme eut-il l’âge de raison, qu’il se prit à méditer sur le sort de sa race, et ne la trouva pas heureuse : — qu’il se prit à réfléchir sur les droits de sa race, sur sa liberté, sa conscience, sa fierté, son honneur. Et qu’il trouva tout cela violé, foulé sous les pieds des rois et des traitants, comme un marc de vendange.

Et dès qu’il eût acquis cette conviction, cet homme, Armand Barbès, tendit au grand jour les muscles de son bras, écouta dans la nuit les battements de son cœur, mesura du regard, en profondeur et en surface, l’Humanité qui se tordait devant lui sur son lit de douleurs, et s’écria :

« Sois béni, Christ ! Mes bras sont grands, mon cœur résonne ; je suis assez fort pour continuer ton œuvre et gravir le Calvaire où tu marquas tes pas ! »

Et dès qu’il eût juré cette haine implacable au Despotisme et à l’Iniquité, cet homme, Armand Barbès, prit dans sa main de fer le fusil des batailles, descendit dans la rue pavée d’hommes, et se battit comme se battent le lion et le gladiateur thrace dégagés de leurs chaînes. — C’était le 12 mai 1839……

Et ce Barbès, hélas ! fut abandonné du peuple qu’il voulait délivrer, trahi, vaincu, malmené par les soldats, et plongé dans les cachots de Louis-Philippe, le vieux batteur de monnaie !

330 Voilà le Christ ! Voilà l’Homme ! Ecce Homo ! — Nous sommes au Jardin des Oliviers, à la veille des Azymes.

Salut ! Barbès, Salut ! !


Il est haut le moderne Golgotha ! Pour y monter, il faut parcourir le long, le rude chemin qui s’étend du prétoire d’Hébert, successeur de Pilate, aux masses crénelées du mont Saint-Michel. Je ne décrirai pas ce trajet de tortures, ces éternelles années d’emprisonnement et d’angoisses. Je n’en ai pas le droit, je n’en ai pas la force, moi qui n’ai rien enduré de pareil. Si vous voulez les graver à jamais dans vos âmes, lisez les émouvantes pages de Martin-Bernard, un autre Homme-Dieu qui se tua pour nous. — Moi je rapprocherai leur supplice de celui du pêcheur de Galilée.


Dans le prétoire d’Hébert, ou de tout autre — je ne sais plus lequel ; il en est tant de ces limiers de bourreau — dans le prétoire d’Hébert ont pris place les mouchards, les faibles, les trembleurs, les gendarmes, les inquisiteurs, les juges qui digèrent en condamnant à mort, la hideuse foule, l’homme rouge qui attend sa proie. — Oh la bonne, la jolie, l’honorable société ! — Là sont aussi les saintes femmes qui pleurent en silence, et les jeunes gens aux aspirations nobles, embaumant dans leurs cœurs la mémoire des grands morts.

Silence ! glapit l’huissier. Respect à la Justice des hommes ! !


Et les accusés, traînés par devant les juges criminels, serrent les poings contre ces lâches qui versent tout le sang des déshérités pour servir l’insatiable rapacité des occupants.

Ils contemplent ta croix, ô Christ, suspendue contre les murs du tribunal ; ils défient le code et la magistrature, la force brutale et la stupide clameur des foules aveugles. Et du fond de leurs âmes bridées ils s’écrient : « Dérision, Sacrilége et Blasphème : voilà la Justice humaine ! La Vérité est dans la Vengeance ! Tu nous l’as promise, ô Christ ! et tu nous la donneras. Et le beau jour va luire où les premiers deviendront les derniers. »


Cependant, les héritiers de Judas, le vendeur de sang, s’approchent d’Armand Barbès, et le baisant au front : « Salut ! maître, disent-ils. » Et lui, le Grand que rien n’a souillé, les écarte de la main, leur répondant : « Laissez-moi, je vous connais, 331 votre dévouement vaut trente sous. » Et devant la noblesse de cette sainte figure, rougissant de leur abjection, les malheureux vont se vendre aux princes de la police qui leur passent au cou le lacet du déshonneur et les enterrent, vivants, dans l’immense Haceldamah des parjures de nos temps. — Oh ! malheureux de pareils morts ! Mieux vaudrait qu’ils n’eussent pas vu le jour !


Et les habiles, les trembleurs, interrogés par les juges, répondent : « Nous ne connaissons pas cet homme ; nous n’avons jamais vu Barbès ; nous ne savons pas ce que vous voulez dire ; nous n’étions pas avec lui. » Et le coq noir, le coq impitoyable qui crie : Remords et Damnation ! chante par trois fois dans leurs poitrines creuses. — « L’esprit est prompt, mais la chair est faible, leur avait dit Barbès, quand ils lui faisaient des protestations de courage. »


Et les gendarmes cherchent à le salir de leur contact, de leur haleine, de leur odeur de boucs ; ils lui mettraient volontiers le bonnet phrygien sur la tête, un niveau dans la main, pour avoir l’occasion de lui cracher au visage et de lui dire : « Salut ! Dictateur de la République Française. » Mais lui, les tient en respect du regard.


Et l’avocat-général à l’œil d’orfraie, les juges aux faces obèses, le vénérable président Pasquier lui demandent : « Es-tu Barbès, l’ennemi du Dieu que les peuples révèrent ? » Et lui : « Tu l’as dit ; je suis l’ami des hommes ; je suis ton adversaire, je suis en ton pouvoir ; déchire mon corps, scalpe ma tête : mon âme est dans les cieux ! » Et la fauve populaire rugit et demande la tête divine. Et le bourreau va la saisir……

Adieu ! Barbès, adieu !……


… Ah ! rouvrez-vous mes yeux. Le Juste n’est pas mort sur le gibet infâme ! Oui sans doute, son brave cœur eût préféré cette fin à dix ans de cachot, dix ans pendant lesquels les geôliers lui firent boire de l’eau mêlée de fiel, dix ans pendant lesquels son âme abandonnée fût saisie de la tristesse de la mort ! Je le sais, car j’ai lu les sublimes méditations de sa nuit d’agonie. — Mais les voies de la Révolution sont inflexibles, effrayants sont les coups dont elle frappe les hommes !

Des étudiants de Paris le sauvèrent du rapide supplice de la 332 tête, mais il subit le long supplice du corps ; il fut comprimé dans la voiture cellulaire, dans le cachot à doubles grilles ; il fut privé d’air, d’aliments, de lumière et de soleil vivant ; il traîna la vie de sa grande âme avec son corps malade, avec sa santé morte !

Salut ! Barbès, salut !


… Le 24 Février le ressuscite. Libre et révolté, le peuple des faubourgs crie trois mois durant : À Barbès longue vie ! Et puis le peuple se livre lui-même, et puis il livre Barbès, et plus tard, au 15 Mai de la même année, lui crie : Mort et Prison ! Et ne le salue pas même d’un mot de souvenir quand, transféré de la citadelle de Doullens au tombeau flottant de Belle-Isle, il passe la nuit dans Paris, à la prison Mazas !

L’opinion est changeante comme les vagues de la mer ; la faveur du peuple est mobile comme l’univers des sables. — Heureux ceux qui ne relèvent que de leur conscience et n’écoutent rien que son cri ! Heureux Barbès ! Où que tu sois, frère exilé, salut !


Ô frère ! ce n’est pas la timide voix d’un flatteur qui t’envoie ces paroles d’amour, mais la voix perçante de celui qui sait dire à tous et sur tout la vérité. Tel est mon seul droit à chanter tes louanges, moi qui ne connais de toi que tes actes, moi qui, dans mon cœur, ai tant souffert, quand le méprisé Bonaparte donna l’ordre à ses geôliers de te chasser de sa prison d’État. Oh siècle de lâcheté, de dépravation ! Les assassins prétendent gracier les martyrs. Et la foule imbécile applaudit aux assassins !

Ah ! Napoléon III peut admirer Barbès, mais il ne saurait lui retirer le droit de flétrir à jamais le Deux Décembre galopant dans le sang des libres, sur un cheval morveux !

César ! César ! Ceux qui vont mourir ne te saluent plus !


Les hommes de mon temps, les moutons galeux de Panurge ! Ils déifient le Christ mort, et persécutent Barbès vivant ! Ils insultent à la mémoire des prêtres, des juges et des soldats de Tibère mort, et payent à beaux deniers la pantelante orgie des prétoriens de Napoléon vivant ! Ils sont braves dans le passé, lâches dans le présent, aveugles dans l’avenir ! Ils ne vivent pas, ne respirent pas, ne parlent pas ! Ils mangent, ils ont peur, ils mentent ! — Infamie, Prudence, Gêne et Misère ! !


III


333 La Croix, la lourde croix, la croix de bois de cèdre, la croix de l’homme aimant, du pauvre, du juste, du réprouvé, du libre, du rebelle : où est-elle aujourd’hui ?

Est-elle sur ta tombe délaissée, Marina, pauvre fille que brisa l’amour ? Sur la tienne, Laviron, le plus audacieux pionnier de la République Universelle ? Sur celle de Marie Capelle, la plus réprouvée des femmes ? Ou bien encore sur les vôtres, Montcharmont, Spartacus, les plus libres, les plus rebelles parmi les hommes ? Est-elle dans vos mansardes, dans vos chaumières, dans vos combles, dans vos soupentes, ô prolétaires, mes frères ? !


Non certes. Les puissants en ont fait le joyau de leur luxe, l’instrument de supplice des pauvres. Elle brille entre les mains du prêtre, dans les temples des Pharisiens, des docteurs de la Loi, dans les boudoirs des Hérodias, des reines et des impératrices, derrière le comptoir des banquiers, sur la porte des propriétaires !

Et quand vient la Pâque fleurie, travailleurs, vous allez chercher à l’église voisine des rameaux humides d’eau bénite, et les suspendez au lit de vos enfants qui dorment. Et quand les puissants de la terre vous ordonnent, au nom du Christ, de vous courber sous le fardeau des misères, vous vous soumettez, au nom du Christ, aux puissants de la terre !


Ah ! malheureux aveugles, ne comprendrez-vous jamais que cette croix-là, c’est la croix de l’opprimé, la croix de votre frère, votre croix ? Quand donc l’arracherez-vous aux mains des marchands de ce monde qui en trafiquent impunément ? Quand donc forgerez-vous, sur son modèle aimé, les poignées de vos glaives ? Quand la briserez-vous sur les têtes aux cheveux d’argent ? Quand ? Oh quand donc repousserez-vous de vos lèvres arides, altérées de bonheur, gercées de privations, cette coupe de vinaigre que vous tendent les mains graissées par votre sang et par vos larmes ?

334 Alors vous vaincrez par ce signe. Alors, seulement alors, vous serez dignes de celui qui sentit son front mordu par les épines et les baisers de Judas. Et de son trône de gloire vous sourira l’Homme élu qui, rassemblant sur son cœur toutes les peines, toutes les aspirations de l’Humanité, dit à son cœur : « Oh répands tout ton sang pour les soulager toutes ! »


IV


Il marchait par le monde, droit devant lui, ferme et juste de propos, sans reproche et sans peur. Il ne craignait rien des puissances de la terre, du tranchant de leurs lois ou de leurs épées.

Il n’avait pas de gîte et méprisait les trônes, les honneurs et faveurs, et l’or des diadèmes, et l’argent monnayé. Il vivait de parole et de résignation, laissant les hochets et les impôts à César.

… Oh ne le plaignez pas ! Il était grand cet homme ! Et bien petits sont aujourd’hui les plus grands de son temps ! !


Il parlait aux simples le langage des simples ; il leur contait la Parabole et la Bonne Nouvelle dans l’abondance de son cœur. Et les simples le comprenaient, les docteurs frissonnaient au timbre de sa voix, et les malades se levaient pour baiser le pan de sa robe !

… Ne le pleurez pas ! Oh qu’il savait cet homme ! Et combien sont oubliés aujourd’hui les docteurs de son temps ! !


Les gens officiels le calomniaient, ils faisaient dire de lui : « c’est un mangeur, un buveur, un ami des péagers et des méchantes gens. » Ils le confondaient avec le vulgaire des malfaiteurs, et délivraient Barrabas le meurtrier, de préférence à lui.

Lui cependant convertissait les centeniers, les excellents gendarmes, les bons et les mauvais larrons, les malheureuses filles vendues aux appétits des sens.


335 Oui, les pauvres, les torturées de ce monde, celles que vous nommez les filles de joie, de vie mauvaise, il les convertissait !

Oh vous mentez, civilisés, quand vous les appelez ainsi, les délaissées ! Vous insultez à la plus épouvantable des infortunes !

Et moi je vous dis que forte est l’âme de la fille qui, seule, ose afficher sur la terre hypocrite le délire du franc-amour, le cynisme de la lassitude et de l’indifférence.

Oui, brave est la femme qui s’étend morte devant vous et vous dit : « Voilà mon corps-cadavre ; je vous le livre pour votre amour-écu ! » Et qui mord son amant et lui crie : « Ami, veux-tu mon cœur ? Veux-tu ma vie ? Veux-tu le sang de mes artères ? » Et qui lui donnerait ses dents, ses doigts, tous ses cheveux, pour lui prouver son amour ! Et qui, captive elle-même dans le labyrinthe de la Prostitution, défend contre le monstre l’enfant de sa tendresse !


Fier est aussi le cœur de l’homme qui se dresse seul contre l’iniquité sociale ! Et l’attend au coin des rues, sur la lisière des bois, à l’heure où la lune se mire dans le canon des carabines !

… Oh ! qu’il aimait, ce Christ qui sut comprendre, relever et chérir tous ces êtres courageux et déprimés !


Et qui les racheta les uns après les autres : pêcheurs de Génésareth, prostituées de Samarie, lépreux de Galilée, brigands des chemins, Lazares porteurs de bure, de blouses, de faix, de chaînes et de croix de supplice ; et vous, petits enfants, qui l’avez tant chéri !

… Oh ! qu’il aimait cet homme ! Et combien sont oubliés aujourd’hui les riches bienfaisants de son époque ! !


Il fut en butte à la contradiction, à l’espionnage, à la persécution et à l’opprobre. Il fut déclaré fou, méchant, archange des ténèbres ; il fut maudit dans son nom et maudit dans ses actes. Ses amis le trahirent.

Mais lui resta le Christ, l’homme unique, celui qui dépassa tous les autres de la tête. Il brûla la folle semence du Bavardage, confondit les faux prophètes et déjoua leurs embûches, humilia les porteurs d’uniformes, de mîtres, de sceptres et de couronnes ; tous les grands porteurs d’or. Il mit la cognée dans la racine des vieux troncs, ébranla sur leurs bases les sociétés juives, et cria 336 de toute sa gorge : « Malheur aux riches, aux grands, aux rassasiés, aux repus ! Malheur à la race des vipères ! Brisons de nos bras nus les sépulcres blanchis ! »

Qu’il était fort cet homme ! Et combien sont oubliés aujourd’hui les plus fameux révolutionnaires de son temps ! !


Il fut renié par les hommes de son pays et de son âge, par ses apôtres, par ses amis. Il fut étranger partout et n’eut pas même une pierre pour y poser sa tête. Il vit venir la mort et poussa droit à elle son sillon infléchi. Et vers l’instant suprême, consola son voisin de croix qui se désespérait !

… Oh ! ne le plaignez pas ! Il eut tant de courage, cet homme ! Ils ont si bien oubliés aujourd’hui les héros de son temps ! !


Le jour de sa mort, le soleil voila sa face radieuse, les tombeaux s’ouvrirent, les morts errèrent parmi les grandes herbes des campos santos, les éléments grondèrent avec furie, la foudre déchaîna tous ses éclairs et tous ses coups ; le ciel épouvanté le réclama des enfants de la terre.

Et les saintes femmes de Galilée le couchèrent dans un blanc linceul tout parfumé de myrrhe, elles baisèrent ses lèvres de leurs lèvres ardentes, elles essuyèrent le sang de ses blessures avec les longues tresses de leurs cheveux d’or.

Et le peuple qui l’avait insulté se prosterna devant sa face pâlie par la mort. Et les gardes eux-mêmes, et les bourreaux se prirent à larmoyer !

… Ah ne le pleurez pas ! Il était bien-aimé cet homme ! Et combien voudraient mourir comme il est mort ! !


Ne le cherchez point parmi les trépassés ; ne le cherchez pas dans le ciel ; ne le cherchez pas derrière les autels des prêtres et des escabeaux des juges. Cherchez-le parmi les vivants, le grand Prophète, le Voyant des plus lointains horizons. Et vous le trouverez ; vous trouverez Barbès, et par milliers ceux qui lui ressemblent !

Sois bénie, Révolution !

Mais notre monde est trop peuplé pour que de nouveaux Christs y fraient glorieusement leurs calvaires. L’Humanité suit sa route sans dévier. Les obstacles qu’elle rencontre, les ressources dont elle dispose grandissent ou diminuent en raison les uns des autres. Nos besoins sont devenus insatiables, immense 337 l’œuvre de notre salut, innombrables les ouvriers et les porteurs de croix. Les grandes intelligences, les cœurs d’élite s’élèvent comme une moisson d’épis ; qui pourrait dire lequel est plus grand que les autres ? Frères ! saluons l’Avenir comme le semeur salue le soleil levant quand il promène ses baisers sur les plaines dorées. Toujours le bon grain détruit l’ivraie stérile. Les herbes folles sont voraces et se mangent par le pied.

Salut ! Jésus — Salut ! Barbès — Salut ! tous les Christs, tous les Hommes qui gémissent dans les prisons et les tortures.

Sois bénie, Révolution !


V


Quand le Découragement câlin se frotte contre moi, quand je le caresse et qu’il se vautre, et qu’il me tente, comme le chat, de son ron ron trompeur… pour me griffer ensuite et me mordre le sein !

Alors, ô Porte-Croix, vers ta figure rêveuse je lève mes yeux en pleurs ! Et je pense, et je dis :

Oh qui me donnera, Christ ! la magnétique pénétration de ton regard, la suavité de ta parole, l’inspiration de ta pensée, ta prescience et ton patient courage ? ! Qui me donnera ta sympathique douceur dans les rapports avec les hommes, ton inflexibilité dans la lutte, ta sublime résignation devant le dernier supplice ? Qui me donnera la mort qui s’acharna sur toi ? ! À qui me dirait : meurs pour racheter tes semblables du malheur et ton nom de l’oubli, à qui me le dirait je répondrais : merci !

Sois bénie, Révolution qui tires parti des forces humaines et trouves à tout bon vouloir la tâche qui lui convient !

Oh passer dans le monde les yeux levés au ciel, sans toucher à la terre, sans tenir dans la vie ! Et mourir à trente ans, le front ceint de l’auréole d’une éternelle gloire, la palme des grands en main ! Et revenir dans tous les siècles, sur la nuée brillante de la Révélation, dans la splendeur qu’on a rêvée ! Voler de sphère en sphère, comme de tige en tige le papillon de pourpre ! Et recueillir, et semer partout, ainsi que les abeilles, des paroles douces comme 338 le miel, enivrantes comme le nectar des fleurs !… Qui me le donnera ?

Sois bénie, Souveraine, mère de Force et de Grâce, fille d’Amour et de Guerre, qui secoues sur les hommes l’ombre bienfaisante de tes grandes ailes, tes paroles d’enthousiasme, tes dons et tes promesses, le courage et la vie ! Sois à jamais bénie, Révolution !


VI


… Et maintenant, prend courage et redescends sur terre, ô ma pauvre âme un instant égarée dans l’avenir sans bornes. Et tu trouveras ici-bas des hommes lâches quand ils veulent faire preuve de courage, et brutaux quand ils veulent faire preuve d’amour. Les braves de ce temps, ce sont les juges qui frappent les faibles en se couvrant de fer. Les tendres d’aujourd’hui, ce sont les riches libertins qui torturent les plus pauvres et les plus belles en se couvrant d’argent !

Horreur et Fange !

Roulez donc, Civilisés ! Allez, volez, misérables vampires, hyènes au poil luisant, mendiants de richesses et de croix étoilées, plats cafards ! Fouillez, trouez partout ! Buvez le sang, sucez l’honneur ! Parmi des êtres en peine qu’il faut savoir comprendre, moissonnez des têtes pour les couper et des formes de femme pour les faire souffrir ! C’est bien…

Moi, je vous mépriserai. Moi je chercherai parmi vos accusés, des consciences ; parmi vos filles d’amour, des cœurs. Et quand vous serez tous autour d’eux, ongles et poils tendus, quand vous écumerez, râlerez, aboierez après la chair, comme des matins à jeûn… moi je viendrai sécher les pleurs que vous faites répandre. Et je recueillerai, comme le Christ, dans les demeures infimes, des trésors de tendresse !

Sois bénie, Révolution !


  1. Pour cette appréciation des bâtards, je diffère encore complètement et à mon grand regret de nos plus illustres démagogues instructeurs. Dans un meeting tenu par les réfugiés français à Londres en 1852 pour l’anniversaire de la Révolution provisoire de février, M. Louis Blanc ne trouva pas de plus sanglante insulte à l’adresse de Louis-Napoléon Bonaparte que l’appellation de bâtard. Il le nomma bas, bâtard, Werhuël, fils de personne, rien, moins que rien ! Et le gros de l’auditoire applaudit frénétiquement à l’orateur-phénomène ! Et pendant plus de deux ans cette bonne plaisanterie défraya la rédaction du très savant journal l’Homme, organe des facétieux revenants de 93 ! Les voilà bien, les grands rrrévolutionnaires de la tradition, pourfendeurs à outrance des infâmes institutions du passé, blagueurs, renverseurs, démolisseurs, casseurs surtout. En réalité, les plus inoffensifs bourgeois du monde !… Et quand il serait bâtard ? Dans ce cas il y aurait, selon moi, deux époques mémorables dans la vie de Bonaparte : sa naissance et son mariage. Car ce sont deux protestations contre la société du xixe siècle !