Jours d’Exil, tome III/Marina

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P. - V. Stock (p. 3-52).


MARINA.


— SUR LE SUICIDE.




Torino, Gennajo 1855.


« ’T is ours to bear, not judge the dead : and they
Who doom to hell, themselves are on the way,
Unless these bullies of eternal pains
Are pardon’d their bad hearts for their worse brains. »
Byron.


I


Mon âme se plaît aux histoires sombres. Sous le ciel d’Italie semé d’étoiles, je ramasse tout d’abord une suicidée, pauvre femme que brisa l’amour. — L’amour tue !

Marina Ferro : sourcils noirs, œil sauvage, teint de pêche mûre, tête volontaire sur son cou nerveux ; fille de Turin, la belle ville, fille d’Ausonie qui sut aimer jusqu’à la mort. — L’amour tue !

Femmes pauvres, ah ne vous prenez point de passion pour les valets ! — L’amour tue !

Écoutez plutôt l’histoire de Marina :


292 Elle était belle et fraîche comme le lys des vallées qui n’attend pour éclore qu’un baiser du soleil. Elle était plus gaie que l’alouette au point du jour. Elle avait dix-sept ans, l’ouvrière diligente. Le travail de la semaine suffisait à sa vie. Le dimanche, elle courait avec ses compagnes par les collines ombreuses qui bordent l’Éridan.

— Éridan ! nom fameux qui me rappelle l’histoire de mes semblables remplie de guerres, de trahisons, de malheurs ! Dans tes ondes vertes je vois du sang ; sur le sable de tes rives je retrouve les pas des ravageurs fameux : Annibal et César, Attila, Bourbon, Philibert-Emmanuel, les deux Eugène et Napoléon. J’entends les Alpes voisines trembler sous le poids des armées envahissantes ; les feux infernaux mugissent indomptés : les jours de deuil vont revenir. Écartons ces images. —

Joyeuse, insouciante, naïve dans sa superstition comme toutes les jeunes filles, Marina demandait à la marguerite des montagnes les secrets de son avenir. Serai-je heureuse, disait-elle ? Et la blanche prophétesse du pauvre répondait invariablement : point du tout !

Et de colère, la jeune fille froissait dans ses petites mains brunes la pauvre fleur, et la jetait aux eaux du fleuve qui bientôt l’avait submergée. — Funeste vertu que la Franchise ! Plus funeste encore le don de Prophétie !


II


Par une tiède soirée de juin, le long du chemin rapide qui conduit de Turin à Chieri, Marina revenait. Elle était lasse des jeux, des danses et des chants de la journée. C’était la fête de Saint-Jean.

Prends garde, ô jeune fille ! ne t’écarte pas ainsi de tes compagnes. La Joie glisse sur le matin de notre vie comme l’aurore souriante, sur la cime des monts. Mais ensuite viennent le Travail et la Peine qui nous mûrissent et nous consument : les feux ardents du jour brûlent sans pitié l’herbe des champs ! — La douleur tue !

293 … Pour qui ces chants d’allégresse ? Pour qui le carillon des cloches bavardes, les fleurs écarlates dans la chevelure des vierges, les habits de fête, les arcs de triomphe, les grands feux de houx, les dépouilles de la nature sur la route sablée ?

Serait-ce pour la pauvre fille aux pieds mignons ? Non, c’est pour la reine de Sardaigne, de Chypre et Jérusalem ; déjà ses blancs coursiers hennissent dans les gorges profondes.

Prends garde, ô jeune fille ! ne t’écarte pas ainsi de tes compagnes. Range-toi sur le chemin des rois. Car les mêmes hommes qui se prosternent sous les roues de leurs chars ne te relèveraient pas, toi pauvre, si tu glissais sur une feuille de rose. — La Pauvreté, c’est le Crime !


Pareil à l’ange tentateur, le Soleil se couche dans les nuages sombres, provoquant les mortels aux doux mystères des nuits. Du fond des abîmes les vents du soir s’élèvent, dispersant dans l’infini les feuilles nouvelles. Un voile de vapeurs est étendu sur les eaux tranquilles, comme un drap mortuaire sur les formes transparentes des enfants. Le long murmure des êtres ressemble au bâillement de la Mort qui s’éveille !

Prends garde, ô jeune fille ! ne t’éloigne pas ainsi de tes compagnes. Vois-tu cette goutte de sang dans le fleuve limpide ? C’est le dernier regard du soleil fatigué, l’œil rouge de l’oiseau de proie qui demande son festin ; c’est la bouche altérée de l’abîme qui s’entr’ouvre pour engloutir. — Car toujours la Terre dévore les derniers-nés de ses entrailles : les fleurs à peine écloses, et les jeunes filles, et les enfants !


Une mystérieuse lumière s’étend sur les cieux. La reine des nuits paraît aux limites de son empire, les corolles des fleurs se ferment sur la rosée d’en haut. Le Silence descend de son trône d’ébène.

Prends garde, ô jeune fille ! Il vient plus d’enfants à la nuit qu’au jour. Et la pâle Déesse des soirs soutient seule dans les souffrances de la maternité les femmes déçues. Prends garde que ton cœur ne se heurte contre un amour grossier ! Ne vois-tu pas que les branches des arbres étendent leurs ombres en travers de tes pas pour te prévenir contre les mauvaises rencontres ?


Sur la route passent de jeunes garçons, des blonds et des bruns. Ils racontent leurs conquêtes comme des coqs glorieux. 294 L’un d’eux porte chaîne d’or au cou, diamants aux doigts ; sa parole est plus distinguée que celle des autres : c’est un valet du roi !

Prends garde, ô jeune fille ! ne t’éloigne pas ainsi de tes compagnes.


III


Depuis ce soir funeste deux semaines ont passé…

Pourquoi pleure la jeune fille ? Pourquoi ne sort-elle plus de sa chambre solitaire ? Pourquoi laisse-t-elle ses beaux cheveux en désordre et son travail inachevé ?…

Amour, Amour ! tu commences et tu finis par de cuisants regrets. Et tu noies dans des torrents d’amertume la seule goutte d’ivresse que tu verses, rieur, à notre cœur mortel !

Je t’aime ! Il n’avait dit que ces deux mots, le jeune homme à la voix sonore. Et maintenant ces mots vibraient dans tout l’être de Marina comme la Parole créatrice dans l’Éternité profonde. La lumière s’était faite dans son âme, lumière infinie, dévorante !

Je t’aime ! Elle n’entendait plus dans le monde que cet hymne des bienheureux ; elle le répéterait toute sa vie, dans les prières du soir et dans celles du matin. — Ainsi rêvent les vierges. Et malheur à qui les trompe !

Imprudents qui déchaînez l’incendie sur leurs imaginations pensives, n’avez-vous jamais vu les vertes forêts se tordre dans le feu, pousser vers le ciel un cri déchirant, et mourir ! ? Ah ! ne promettez pas la vie de vos lèvres roses si votre cœur est noir et ne peut donner que la mort ! !


Cependant elle était à lui s’il la voulait, la noble fille, au valet du roi ! Tant que durait la nuit elle l’appelait se faisant petite pour lui laisser place dans sa couche. Mille fois elle baisait l’oreiller brodé de ses mains et qu’elle destinait à reposer la tête chérie. — Ainsi font les vierges. Et malheur à qui les trompe !

Or il advint un soir que le valet du roi voulut la pauvre fille, et que la pauvre fille fut à lui…

295 Modestes lectrices, vous n’attendez pas de moi que je raconte comment une enfant de dix-sept ans s’évanouit au bras du bien-aimé. S’il me fallait une description du doux péché d’origine, je laisserais tomber cette plume de mes indignes mains, vous la ramasseriez, et j’apprendrais par cœur votre divin récit…

Laissez-moi seulement vous dire que Marina la brune ne succomba point comme Danaë la blonde, sous une averse d’or. Elle ne fut pas séduite, non ! mais elle se donna dans toute la naïveté de son cœur.


IV


Neuf mois après… Que de mystères se déroulent pendant ces neuf mois ! Que de travail fait l’homme quand il obéit à son attraction !… Neuf mois après, une fraîche existence scintillait sur les abimes du Néant, comme une étoile sur le sein des nuits. La Vierge était devenue mère ; des baisers d’une génération, divine essence, elle avait fait une génération nouvelle.

— Infinie, toute puissante, créatrice, éternelle est la tendresse de la femme ! À vous amour et culte, Vénus antique, Madone de Raphaël, Béatrice, Laura, Hélène et Cléopâtre, Myrrha de Byron, Madeleine affligée, filles d’Ève conservant et renouvelant l’existence de tous au péril de la vôtre… La femme qui sait aimer fait tout son travail ici bas. —


Beaux sont tes enfants, Amour aux grandes ailes, saint Amour indompté ! Belle était la petite fille blonde que Marina berçait dans sa mansarde, près des anges et des oiseaux. Épris de son sourire, les anges chantaient : « Mère ! laisse-la s’envoler vers nos sphères éclatantes ; elle y sera plus heureuse que sur la terre où rampent les serpents… »

Jaloux de sa beauté, les oiseaux chantaient : « Mère ! permets qu’elle s’élance avec nous dans l’air sans bornes ; nous lui ferons un doux nid de verdure au bord des ruisseaux en fleurs. Près de toi la Misère l’attend… »

Souvent aussi les vieillards la prenaient sur leurs genoux tremblants, 296 et la baisant au front : Mère, disaient-ils, confie-nous l’enfant aux yeux bleus ; elle nous rappellera nos joies et nos amours à jamais perdues. Nous la rendrons bonne et sage, car les années donnent de l’expérience. Car nous avons eu la patience de vivre. Et puisses-tu ne jamais savoir ce qu’il faut de courage pour cela !… »

Et Marina tendait vers les cieux l’enfant rieuse, et pendant quelques instants la laissait au bras des vieillards. Puis jalouse, elle la ramenait sur son sein, redoutant qu’elle ne fût séduite par les harmonies des mondes supérieurs et ramenée dans l’Éternité dont elle sortait à peine.

Oh que ne la laissait-elle emporter par les anges, les oiseaux et les vieillards adorés des enfants ! Ou plutôt, pourquoi l’avait-elle déposée dans cette vallée de nos larmes où elle ne devait passer, la pauvre enfant, que les heures suffisantes pour qu’on rabotât son cercueil ? !


— Hélas ! Notre existence est une coupe taillée dans le cristal et remplie jusqu’au bord d’un liquide vermeil ; elle étincelle devant notre jeunesse, comme un mirage à l’horizon des déserts. Altérés de santé, de bonheur et d’amour, haletants, semblables aux coursiers de bataille, nous la buvons d’un trait. Tant mieux !…

Malheur à celui qui prendrait le temps de goûter le breuvage amer ! Malheur au malade qui saurait lire dans la conscience du médecin ! Malheur à qui ne verrait plus dans le monde que solitude et poison ! L’espérance est ignorante et naïve, mais ses ailes sont rapides et son âme forte. Le Désespoir est clairvoyant au contraire, mais il a les membres paralysés et le souffle de glace. On ne guérit pas de sa morsure.

Hommes ! ne sondez pas trop l’avenir, ne l’ébranlez point sur ses bases ; il vous écraserait, vermisseaux ! Heureux ceux qui n’ont pas la vue trop courte, mais plus heureux encore ceux qui ne l’ont pas trop longue ! Les prophètes sont tous condamnés à mort. L’Humanité compte ses pas et ne fait l’un qu’après l’autre. —


Deux amours trop infinis remplissaient le cœur de Marina pour qu’elle songeât à la veille ou au lendemain.

Son enfant, cette créature frêle, c’était sa joie, le but de son travail, le gage de son amour, le sceau de sa vie, l’arc-en-ciel qui l’unissait au bien-aimé, comme la terre au firmament.

Elle le baignait dans les eaux parfumées, elle lui faisait apprendre le nom de son père, elle nattait ses cheveux avec des rubans de mille couleurs, elle y répandait des fleurs. — Car sur la tête de cet enfant, comme sur un autel, le valet du roi s’était engagé par un solennel serment à Marina la brune.


V


Un vent furieux s’élève, chassant devant lui les nuages déchirés : on dirait le hurlement du Remords qui s’acharne sur les grands coupables. Les cataractes du ciel s’ouvrent, la pluie tombe épaisse et rapide. Les rues sont désertes en un instant. Sous l’auvent du grand toit, près de la fenêtre de Marina, s’est abritée l’hirondelle qui rappelle ses petits sous son aile tremblante et pousse des cris d’effroi.


— Et Marina qui l’entend se lève de son travail : « Oh qu’as-tu, lui dit-elle, pauvre mère venue de si loin ? Le martinet aux serres cruelles a-t-il ravi le fruit de tes amours ? Ou bien le passereau fainéant s’est-il installé dans ton beau nid si péniblement élevé ? As-tu froid ou faim ? As-tu peur ? Les hommes t’auraient-ils blessée ?

« Chère petite ! viens près de moi, je te défendrai, j’étancherai le sang de tes plaies. Les pauvres ne se trahissent point ; et ma mansarde, mon dernier pain, mon plus fin morceau de toile blanche sont à toi comme à moi. Ne partages-tu pas toutes les émotions de ma vie ? Quand je suis triste, je te vois en deuil et nous pleurons ensemble. Quand je suis en fête, tu secoues tes plumes au soleil, et nous chantons. Et les anges qui passent tout près emportent sur leurs ailes les soupirs de nos cœurs. »


— Et l’hirondelle qui la comprend, répond :

« Ne vois-tu pas l’éclair ? N’entends-tu pas les râles de l’ouragan ? Ne trembles-tu pas, ma sœur ? Ah quand Dieu tempête dans les cieux, quand les grands de la terre sont pris d’effroi, 298 malheur aux pauvres ! Malheur sur nous, ma sœur, et malheur sur nos enfants chéris !

« Entends-tu l’épouvantable tremblement ? L’Ange destructeur déracine la terre de ses assises ; des flots de feu jaillissent de la blessure large ; nous sommes précipitées avec le globe dans un chaos sans fin. Partout où ma vue porte, la nature est noire et vide comme un tombeau violé, ma bien-aimée sœur ! j’ai froid, mes petits sont tremblants, et je suis abandonnée de leur père ! »


— « Et pourquoi Dieu, pourquoi les puissants nous en voudraient-ils ? dis-moi, reprend la Marina ? Ils ont bien autre à faire qu’à s’occuper de nous. D’ailleurs nous ne les gênons point ; nous tenons si peu de place dans le monde, et nous y faisons si peu de bruit. Que nous faut-il pour vivre. Les rayons du soleil, le grand air, l’eau du ciel, les bains du fleuve pour toutes deux ; pour toi les insectes noirs qui sont de trop sur terre ; pour moi les miettes de pain blanc que les riches laissent tomber de leurs tables ?

« Ne tremble donc point, ma sœur, et ne crains rien de Dieu que les plus savants d’entre les hommes ne connaissent même pas. Viens chez moi ; tu te réchaufferas avec tes petits et nous deviserons pendant qu’au dehors grondera l’orage. »


— Merci de ton offre hospitalière, mais je ne saurais en profiter. Marina tu es bonne, mais cruels sont tes semblables. Chaque jour je bénis ma mère qui m’apprit à me passer de leurs foyers. Et mes enfants me béniront quand leurs plumes devenues fortes, je les entraînerai sur ma trace dans les airs sans limites.

« Car je suis l’Oiseau des promesses dont la fécondité peuple tous les climats. Je suis l’Hôte béni qui ramène les beaux jours. Je suis la Voyageuse à l’aile intrépide. Je suis la Prophétesse qui chante sur les ruines des empires. Je suis la Voix de l’éternelle Révolution. Je suis la fille sauvage de la Liberté sainte et je meurs dans l’esclavage. J’habite les palais et les chaumières ; je connais civilisés et barbares, blancs et noirs, forêts et navires, sud et nord, cieux et mers, enfer et paradis. Je vois plus en un jour avec mes yeux perçants que les savants, dans toute leur existence, avec leurs instruments de cuivre… Trop tôt hélas ! il te souviendra, ma sœur, de ma prédiction !… »


VI


299 … Et pas plus tard que ce soir-là se vérifia pour la pauvre fille la prédiction de l’hirondelle.


Les vents ont fait silence. De ses rayons sanglants le soleil dévore les eaux répandues sur la terre, comme l’amant jaloux, les larmes de la femme outragée. C’est le déclin du jour. L’oiseau noir va chercher la nourriture pour ses enfants et revient de tout son vol auprès de la mansarde. Avant de s’endormir, il y jette un regard.

La petite fille est couchée. Marina serre son travail, allume la lampe confidente des transports de tendresse et dépose une couronne de roses autour du portrait aimé. Puis elle tire les rideaux discrets ; c’est l’heure du rendez-vous !

L’oiseau prophète replie sous son aile sa tête fatiguée et s’endort d’un mauvais sommeil. Les roses humides versent des pleurs. Épouvanté, l’enfant s’éveille ; il voit du sang sur son berceau…


Tout entière aux joies de l’attente, Marina rassure l’enfant, essuie les pleurs des roses tombées sur ses mains ; son âme se refuse aux appréhensions sinistres. Cependant la Nuit indulgente aux amours est tombée depuis longtemps, et le bien-aimé ne vient pas !

Pourquoi tarde-t-il ainsi ? Qui peut le retenir ? Serait-il en danger ? Aurait-il en ce monde une affection plus chère que sa Marina ? Elle, femme timide, elle irait le chercher aux limites du ciel, à travers mille morts. Et lui ne paraît point !


… Des pas résonnent dans l’escalier sonore… Il vient, il vient ! Elle écoute… Non, les pas s’arrêtent à l’étage inférieur… — Elle entend une voix mâle… C’est bien lui cette fois… Elle se penche encore… La voix s’éloigne… Désillusion ! — Pazienza ! Du moins elle l’adorera dans tout ce qui y lui ressemble ; elle contemplera son image et son enfant !

300 Elle prend et quitte cent fois son travail… Les heures se passent… Rien, rien que le silence menaçant !… La cloche du couvent sonne douze coups qui frappent douze siècles sur le cœur de la pauvre jeune fille. Qui jamais précipita ton cours, s’écrie-t-elle, ô Temps inexorable ? — Vieille histoire, émotion toujours neuve qu’un rendez-vous !

… On frappe… Plus de doute, il est là ! Comment ne l’a-t-elle pas entendu ? Comme elle se promet de gronder fort et de pardonner vite ! Comme elle regagnera le temps perdu dans des angoisses vaines ! Comme elle lui fera promettre de ne plus l’effrayer ainsi ! Désormais, elle le retiendra près d’elle. Heureux prisonnier !

Elle ouvre… Malédiction ! C’est la femme laide et jalouse, sa voisine, qui jamais ne lui parla que de malheurs. En une seconde, passent dans l’esprit de Marina, comme autant d’éclairs, l’orage de la journée, les prédictions de l’oiseau noir, les larmes des roses et les cris de l’enfant.


VII


Marina n’a plus d’amant, son enfant n’a plus de père ; le valet du roi s’est promis à plus riche que sa maîtresse. Telles furent les nouvelles qu’apporta dans la mansarde la femme laide et jalouse. — Messager boiteux, mauvais message.

Elle a consulté sa conscience, elle a regardé son enfant, elle a pris son parti, la fille brune ! De joie, la Mort a grincé des dents. — L’Amour tue !

La pauvre femme trompée n’a plus d’amie que l’hirondelle. Le spectacle du malheur éloigne les hommes intéressés. Fortuné qui n’a pas été mis à cette épreuve !


VIII


301 Avez-vous vu faire la dernière toilette des condamnés ? Ils ne sont pas plus tristes que n’était la belle ouvrière, revêtant sa robe de fête pour aller trouver son amant.

De mon temps, temps de misère et de vanité, les laquais sont plus arrogants que leurs maîtres. Le valet du roi ne recevait pas.

… La mansarde la plus étroite est trop large encore quand on y ramène pour compagnon le désespoir ! Le Désespoir, conseiller sombre, le seul hôte de Marina désormais.

Oh ! maudits les plus heureux souvenirs quand ils tombent, brillants comme des rayons de soleil, sur un cœur désolé !

L’hirondelle chante encore, pauvre sybille, comme la première fois ! Hérissées sont ses plumes. L’épervier, tyrans des cieux, emporte dans ses serres le dernier de ses petits. Une goutte de sang se brise sur les pavés de la cour. Malheur ! Le sang appelle le sang…


IX


« Ô Mort ! dernier asile des êtres affligés, je t’implore à genoux ! Jamais vierge au blanc corsage ne parut plus belle à son fiancé que tu ne me parais, ô Mort ! Squelette de l’Espérance, attends-moi deux secondes ; une prière à Dieu et je suis dans tes bras. » — Ainsi chantait la Marina.

— Elle valait bien la peine d’être ramassée, la sainte femme à l’œil noir. Et la Mort qui passait arrêta son char. —

« Tu m’es témoin, Seigneur ! reprend-elle, que j’eusse aimé la vie pour cette enfant, pour son père et pour moi ! Tu m’es témoin que je voulais rendre heureux, être heureuse ! Tu m’es témoin 302 que le dernier battement de ce cœur et sa bénédiction suprême sont pour celui que réjouira ma mort !

« Joie, Bonté, Bienveillance, doux effluves d’Amour, Étoile d’Espoir, roulez, feuilles mortes, à l’abîme des temps qui ne reviendront plus ». Et déchirant son voile : « Ainsi passe ta gloire, ô monde, et ce qui vaut mieux ton bonheur !

« Et toi, viens mon enfant, sur le cœur de ta mère. Les cieux dorés s’ouvrent devant nous ! Entends le chant des anges qui nous attendent, joyeux ! Félicité d’en haut, éternelle Justice, jette un regard sur nous qui mourons pour toi ! »

Ainsi dit la fille à la longue chevelure. Puis elle regarde la fenêtre ouverte, serre la fragile créature sur son sein palpitant. Et bondissant sur la pierre, les yeux hagards, les cheveux frémissants d’horreur, elle s’élance, invaincue, dans les âges futurs ! — Heureux, heureux les morts ! !…

… En ce moment on vit un rayon de soleil fendre la nue ; le jeune Phénix battit le firmament de son aile qui jamais ne brûle. Et les cieux retentirent comme les harpes d’Éole touchées par le souffle de l’Inspiration.

On vit aussi l’oiseau noir fondre sur le pavé de la cour et longtemps se débattre dans le sang des morts qu’il avait tant aimés !…

Ainsi meurent les vierges. Et malheur à qui les trompe !


X


Ainsi va notre monde. — L’amour tue, la douleur entretient la vie ; la mort des uns fait marier les autres.

Le jour où Marina succombe, trahie dans son amour, le valet du roi présente à la bénédiction des prêtres sa fiancée nouvelle.

Dans cette heure suprême deux jeunes filles se promettent : l’une à la Mort, l’autre à l’Époux.

Oh ! l’amante légitime plaint le sort de sa rivale ; mais elle ne sent pas encore les épines cachées sous les roses de sa couronne ! Et le valet du roi serait jaloux de la Mort, s’il pouvait contempler la beauté de Marina montant à l’Infini.

303 Cependant le triple sacrifice s’accomplit. À son intérêt l’homme grossier immole une mère et son enfant, une jeune fille et son avenir ! Le nom que cet homme refuse à la pauvre femme pour la protéger contre l’opinion, il l’impose à la jeune fille pour l’asservir par l’opinion ! Et dans la conscience de cet homme il ne s’élève pas un remords, et dans son cœur, pas un soupir ! — Les voies de la Révolution sont inflexibles, et redoutables les coups dont elle frappe les hommes !


Allez cueillir les rameaux de l’oranger ; jetez la gaze blanche sur les noirs cheveux de l’épouse ; serrez sa taille mince dans la ceinture de soie ! — La pauvre mère foule aux pieds les dernières fleurs qu’apporta son amant ; elle se pare pour la mort comme pour une fête ; sa main tremblante passe un ruban noir autour de son cou.

Menez, ramenez la danse joyeuse ; étendez les draps fins dans la couche des époux ; récitez-leur des vers et des chansons ! — La pauvre mère s’élance de la mansarde ; elle brise son crâne sur un lit de pavés ; le monde cruel voue sa mémoire aux tourments de l’Enfer !

Prêtez, recevez des serments d’amour ; passez dans vos doigts roses l’anneau des alliances ; formez des projets de bonheur ! — La pauvre mère connaît la sainteté des promesses que font les hommes et le titre de l’or qu’ils donnent. Dans son désespoir, elle ne sait plus exprimer que ces adieux déchirants :


XI


« Adieu ! ma belle ville, fleuve aimé, collines en fleurs, et toi flambeau du jour qui daignais sourire à mon bonheur. Adieu ! — La nature est trop belle pour supporter la vue de mon infortune !

» Adieu ! monde qui poursuis de tes outrages les plus sanglants la fille des plus pauvres, victime de sa foi. Monde impitoyable et lâche, adieu ! — Tu me refuses le travail et l’estime. Et moi je refuse le pain de tes aumônes, et je suis trop fière pour boire les larmes de mon honneur mêlées au fiel de tes mépris !

304 « Adieu ! folles compagnes de ma jeunesse. Puisse ma mort vous sauver ! Puissiez-vous prendre garde aux belles paroles des garçons ! Puisse votre premier amour ne pas dévorer votre fraîche existence ! À vous adieu !

« Adieu tous ceux que j’aime ! Pardonnez-moi ma mort. Car cet amour, c’était ma vie ; mort cet amour, il me fallait mourir ! Pour moi malheureuse la terre était vide. Je voyais des crêpes sur toutes choses : sur les murs de la mansarde, sur les fruits des arbres, sur les flots limpides, sur l’azur du ciel, sur la blanche couverte de mon lit, sur les yeux de mon enfant ! Tous ceux que j’aime, adieu ! Pardonnez-moi ! !

« Adieu tout ce qui respire, tout ce qui joue, tout ce qui fleurit, tout ce qui peut aimer sur la terre souriante ! Garçons au teint bruni, filles aux pieds cambrés, enfants aimés de leurs pères, adieu — Je ne veux pas envier, je ne veux pas maudire. Soyez heureux, soyez bénis ! Pour moi la mort est une nécessité suprême. Demain si je vivais, j’aurais faim, j’aurais honte : je haïrais…

« Adieu ! père adoré. Pardonne si je vais rejoindre la mère, la bonne mère qui est aux cieux. Pardonne si je laisse ta vieillesse sans appui. Mais je n’en peux davantage… Père, adieu !

« Adieu ! toi que j’aimais tant. Oh ! plus que la Madone sainte, plus que la mémoire de celle qui m’engendra, toi que j’aime jusque dans la Mort… Je te pardonne ! Je veux oublier que tu m’as refusé ton bras contre le monde et ton nom pour l’enfant de nos amours ; je veux oublier que tu m’as fait offrir un peu de ton argent pour tout mon honneur livré. — Gratuité d’outrage contre gratuité d’amour ! — Puisse ta conscience ne pas se souvenir plus que mon cœur ! Adieu toi, bien-aimé !

« Adieu ! le dernier, le meilleur, à toi la pauvrette, hirondelle à la gorge blanche. Loin sont nos jours de fête, ô ma sœur malheureuse ! — Que la nature était belle quand l’étoile des matins se levait sur sa couche d’azur, quand tu la saluais de tes chants ; quand elle t’éveillait, hirondelle, et que tu m’éveillais après ! Qu’elle était belle encore, le soir, quand le soleil couchant regardait pour la dernière fois nos vertes collines, et que tu revenais, chanteuse, en suivant sa traînée de feu !

… « Vous qui relèverez mon corps, vous qui viendrez vous asseoir sur le gazon de ma tombe, vous que l’amour tue, vous que l’amour fait vivre ! une larme, une prière en passant pour la 305 pauvre Marina. Ce sont des pleurs sacrés, ceux qu’on verse sur le malheur !

« Oh ! ne m’accusez pas. Car mon âme s’envole, semblable à la fleur de l’anémone froissée sous le sabot du ruminant. L’anémone ne vit qu’une heure, mais bleue, mais pure, symbole d’espérance et d’amour. Oh ! ne m’accusez pas ! »


XII


Certes plus touchants que ceux-ci furent les adieux sur lesquels la Marina déposa son dernier baiser. Mais je n’ai que ma plume pour reproduire le sublime langage d’une âme qui rompt ses fers !

Ô plume ! tu n’es bonne qu’à salir les doigts des érudits, et je te briserais sur leurs fronts, instruments misérable, tant l’impatience de ma pensée souffre de ta lenteur !

Du moins si je tenais dans cette droite émue l’archet ou le pinceau, je ferais admirer au monde la libre et fière femme qui mourut pour racheter ses compagnes de la servitude imposée par les hommes !


À moi donc, à moi tout le sang de mes veines ouvertes ! Qu’il descende goutte à goutte dans cette plume rebelle à mes efforts ; qu’il la réchauffe, la ramollisse, la ploie sous ma main comme un métal fusible :

Afin que chaque battement de mon cœur se retrouve dans chaque mot, dans chaque lettre déposés sur ce papier.

Car c’est encore une grande revendication, celle que j’entreprends aujourd’hui pour une femme qui sut aimer, pour une morte, contre tous les hommes calculateurs, contre la civilisation vivante !

De l’univers des tombes, levez-vous, ombres des forts, victimes salies par la main des sociétés jugeuses, vous qui portez au front l’auréole d’épines… levez-vous !

Lève-toi, Christ crucifié par Pilate ! Lève-toi, Montcharmont guillotiné !

Et puissiez-vous rendre ma voix inflexible comme la Justice, 306 opiniâtre comme la Vengeance, terrible comme la trompette du prophète et du soldat !


XIII


Exilé sur la terre, je parcours les allées désertes d’un camposanto d’Italie. Je foule aux pieds la fraîche mousse qui recouvre ton beau corps inanimé, Marina ! Oh laisse-moi détacher de ton immortelle couronne la fleur de la pervenche et la branche noire du cyprès ! Parfums de douleur et d’amour, couvrez-moi de vos nuages roses. Et toi, jeune fiancée de la Mort, appelle-moi de ta voix la plus douce !

Ici je veux rester jusqu’après le déclin du jour, attendant l’heure du rossignol et du ver-luisant. Je veux suivre dans les buissons le vol des phalènes et les danses des feux follets. Esprits des morts, âmes heureuses, consolez-moi ! Consolez-moi, les cieux ! Clair de lune, bruits de la terre, chants du fleuve, frémissements de l’herbe, consolez-moi ! Les vivants font tant de mal…


Je veux penser à la pauvre femme suicidée, morte sans qu’une larme vint rafraîchir ses lèvres ; morte sans exciter un regret ; morte, n’emportant de cette terre que la blanche robe qu’elle destinait aux joies des fiançailles. — L’amour tue !


XIV


Le prêtre et le philosophe ont touché du bout de leurs manteaux l’humble pierre de sa tombe, et ils ont dit : Réprouvée, maudite la misérable qui succombe aux tentations de l’amour, au 307 délire du suicide ! Et depuis, les souris chauves ont répété tous les soirs : Crime ! Malédiction ![1]

Elle maudite par vous, mes maîtres ! Ah ! cette malédiction lui sera bien légère devant l’Humanité ! Mais réprouvée, criminelle, Marina !… Et pourquoi ? Qu’en savez-vous ?… Vous l’avez lu, vous dites, mais avez-vous jamais pensé ! ?

C’est chose grave cependant, c’est péché mortel de condamner en une parole la pauvre fille qui, pendant longs jours et mortelles nuits, se roula, gémissante, dans la serpillière des angoisses. C’est lâcheté, quand on a le dos au feu, le ventre à table, et la main dans la main de sa courtisane, c’est lâcheté de broyer sous la fourrure de ses sandales la femme qui meurt de faim, de froid et de douleur ! Et qui donne avec son sang, dans cette société sans entrailles, une sublime leçon de courage, d’honneur, d’amour et de fidélité !


XV


Il fallait, dites-vous, qu’elle vécût, objet de honte et de persécution. Il fallait qu’elle traînât son repentir au pied des autels, exemple pour tous de terreur salutaire et d’humilité ! Alors les Académies l’eussent couronnée, sa mémoire eût été grande, et très miséricordieux, le Seigneur l’aurait reçue dans le palais de ses béatitudes ! — Et voilà pourtant les beaux discours en échange desquels vous donnez votre vie, prolétaires, ô mes frères !

Et moi je dis : Que chacun sonde sa plaie ! Et que ceux-là se tuent qui la jugent trop profonde pour jamais guérir ! La Résignation ! belle parole en vérité, et qui résonne bien aux oreilles de l’âne en même temps que le bâton sur son dos ! Mais parole indigne de l’homme fort et de la femme délivrée ! Résignation, 308 Souffrance et Martyre : maximes mauvaises en elles-mêmes et mises trop souvent, hélas ! au service de causes, de lois et d’opinions pires encore !

Telles serait donc, selon vous, la destinée de l’homme ici-bas : se consumer par la douleur et les privations, afin que dans les demeures des bienheureux, dans les palais et dans le ciel, les oisifs et Dieu, leur maître, s’épuisent par l’exaltation d’un bonheur éternel. — Blasphême ! ô Blasphême dont l’humiliante résignation du pauvre est plus coupable encore que l’insolente tyrannie du riche !


XVI


Non, la destinée de l’homme sur terre n’est pas celle de la bête qu’il conduit au labour. Et les philanthropes qui n’ont à lui montrer à l’horizon que des corps amaigris, des âmes désespérées, des gibets et des tortures, les apôtres du Devoir et du Sacrifice ne parviennent plus même à se faire écouter par les plus simples. — Requiem œternam, sempiternam dona eis, Domine !

Le Bonheur est le but vers lequel tout être s’envole, quand il écoute la grande voix de la nature. Il a deux ailes pour l’atteindre, l’Espérance et la Liberté. Et s’il croit ne pouvoir jamais le saisir dans cette existence, à rien ne valent pour l’empêcher de mourir les digressions des philosophes. — Je l’affirme sur mon âme, le Suicide décimera les hommes tant qu’ils n’auront pas trouvé la voie qui conduit au Bonheur.


XVII


Si je n’espérais plus rien, absolument rien ici-bas, je me suiciderais sans scrupule…

Je me suiciderais parce que je suis libre. — Et je ne considère pas la Liberté comme un vain mot ; je l’étends au contraire jusqu’au droit de m’ôter la vie si je la prévois à jamais malheureuse. Et qui donc, mieux que moi, pourrait juger de mes chances de bonheur ? Vous qui me condamnez pour avoir porté la main sur mon corps, pensez-vous qu’avant de m’y décider, je n’aie pas bien combattu bien souffert ? Ah ! plus que vous apparemment ! — Il n’est en vérité que les philosophes pour imaginer qu’un homme se détruise par partie de plaisir, et pour afficher la prétention de le faire comparaître à leur tribunal.


XVIII


Je me suiciderais parce que j’ai la conviction que je revivrai. — Et la vie future de mes croyances n’est pas ce mirage désespérant au moyen duquel toutes les religions fascinent les esprits trembleurs.

Ô démonomaniaques, à un seul ou à plusieurs Dieux ! Adorateurs d’images, de fétiches, de plâtres, de mômies et de charognes, y avez-vous bien réfléchi ? L’éternité de l’existence sous l’œil d’un maître éternellement courroucé, vengeur éternellement, éternellement tout-puissant, c’est l’éternité du Supplice, c’est la fatalité du Mal.

Hélas ! Hélas ! Assez de chaînes pèsent sur nos membres déchirés ! Faut-il encore, de nos coupables mains, en forger de nouvelles ? Faut-il river à jamais celles de la terre à celles du ciel ?

Hommes ! j’en rougis pour vous, mais les oiseaux des champs vous donnent des leçons de courage. Car ils s’accoutument à la vue des épouvantails du paysan. Et vous, vous saluez humblement le prêtre noir qui passe, et vous vous agenouillez devant ses manitous, et vous leur engagez votre postérité par serments redoutables, dans les siècles des siècles. — Ô race humaine, ne pourrais-tu donc pas devenir aussi brave que la race des passereaux ?


XIX


Moi qui suis pétri comme vous d’argile mortelle, je me suis raidi contre le mauvais instinct qui nous livre à la Peur. Je me suis dit qu’à mesure que je progresserais dans les existences futures, je m’éloignerais davantage du terrible Dieu créé par les épouvantements du premier homme, et je me rapprocherais plus du dernier Dieu que nous connaîtrons, de l’Homme affranchi.

Et l’Homme affranchi, le Dieu futur, sera beau, robuste, intelligent, bon et heureux[2]. Il n’aura plus d’intérêt à faire le mal, plus de préjugés, plus de craintes paralysantes ; il développera, dans leur plénitude, ses facultés et ses passions sublimes, il rayonnera par l’activité de sa force et l’essor de son génie sur la nature vaincue. Et privé de sa clef de voûte céleste, le noir édifice de l’esclavage tombera. Et de sa chute retentira l’Enfer.

La foi que j’ai dans cette vie future, c’est mon salut, le rempart de ma faiblesse, le secret de mon sang-froid devant le Suicide.


XX


311 Je me suiciderais parce que je crois à la Révolution immanente et permanente dans les sphères infinies. Vienne demain la Mort, et je la saluerai comme le bien suprême. Car alors seulement mes aspirations les plus indomptées s’échapperont de leur prison osseuse ; alors la force transformatrice prendra dans sa main mon corps et mon âme et les balancera sur les immenses plaines de l’Éternité. Alors mon sang sera répandu sur l’universelle série des choses, et mon esprit revivra, plus subtil, dans les sociétés régénérées. Alors je serai plus utile à tous. Alors je parcourrai les cercles de lumière et de chaleur, et je ne m’arrêterai jamais. Et de motions en émotions, et par bonds et par fêtes, à grand coups d’ailes, je m’agiterai dans le monde immortel ! — Oh ! que cet avenir est plus grand et plus diversifié que celui du Paradis !

Et pourquoi donc redouterais-je le suicide qui me rend toute ma virtualité d’existence dans le temps et dans l’espace ? Et me dépose, radieux, aux plages lointaines de l’avenir !


XXI


Qu’est-ce en réalité que notre vie terrestre ? Une partie de notre existence totale, et pas la meilleure sans doute. Or, mon existence totale, celle de mon âme toujours renaissante, est un capital mis à ma disposition. J’ai le droit d’en être avare ou prodigue, et de choisir les moyens et les moments de le dépenser : midi ou minuit, aurore ou crépuscule, excès de débauche comme excès de travail, mort lente ou suicide ; rasoir tranchant, pistolet à la détente facile, acide prussique expéditif, charbon, corde et clou, ressources des plus pauvres !

312 Time is money. — L’épargne du temps est aussi mortelle que celle des richesses : je n’épargnerai pas mes jours. De la somme de ma vie je ne perds rien d’ailleurs en changeant de forme ; tant que l’univers sera, je serai dans l’univers. Le suicide ne peut jamais faire que précipiter mes transformations.


XXII


Quand mon présent est sec et vide comme l’enveloppe d’une noisette dévorée par l’insecte térébrant, y demeurerai-je, moi ? Quand je ne trouve plus dans mon passé que des souvenirs de douleur, quand l’avenir m’apparaît sous le voile de la nuit, me résignerai-je à ne jamais les découvrir d’un autre point de vue ?

Non. Car si je reste ainsi, j’ai la certitude d’être malheureux, inutile, à charge à moi-même et aux autres. Car le mal détruira mes facultés. Je languirai, je mourrai tous les jours sans jamais être mort.

Et mes ennemis se réjouiront de ma décadence ; et je lasserai la bienveillance de mes amis, la patience de mes héritiers. Et quand on m’aura plaint deux jours entiers, le troisième on ne me trouvera plus supportable. Et derrière mes épaules, mes parents chuchotteront des mots sinistres. Et ma mère, oh ! ma mère me précèdera dans la tombe, maudissant le malheureux jour qui me vit naître ! — Ah ! mille fois plutôt le suicide.


XXIII


Je me réjouis fort, dans mon âme ironique, du sens conventionnel que les civilisés attachent aux mots.

D’un coup de pistolet un homme en finit avec la vie qui lui pèse : cet acte s’appelle suicide, et cet homme laisse la mémoire 313 d’un lâche criminel, mille fois plus condamnable et damnable qu’un assassin. Et voyez un peu l’excellence de votre logique ! Celui qui se fait arracher un chicot est réputé brave ; les phtisiques et les cancéreux, qui traînent pendant de longs mois l’agonie d’une existence condamnée, sont célébrés comme des modèles de courage. — Moi, je persiste à penser que le gros instinct de la bête lui épargne bien des souffrances au-devant desquelles nous courons. Je le démontrerai en instruisant le procès des médecins, les plus charlatans des despotes.


XXIV


Pour me détourner du suicide, ne me dites pas que je suis chargé d’une mission, celle de vivre, et que je dois l’accomplir jusqu’au bout. Car charge veut dire peine, et devoir, esclavage. Car je ne fais que ce qui me plaît, à moins de force majeure ; et j’ai du moins pour consolation, dans cette vie, la certitude de pouvoir m’en débarrasser quand je le jugerai convenable.

Puis je vous demanderais : qui donc avait mission de m’imposer cette mission-là ? À qui donc en ai-je reconnu le droit ? Quand et comment ? Qu’on me montre le contrat par lequel je me suis engagé à vivre quand même ! Qu’on me cite les conditions que j’ai stipulées à mon avantage en le rédigeant et en le signant ! Et alors je me résigne à vivre par mission, commission, soumission, pression, compression, dépression et aspersion. — Sinon, non !


XXV


Ne me dites pas que ce contrat avait force de loi parmi les générations qui m’ont précédé. Car cette loi ne m’engage à rien, 314 moi qui n’ai pu ni la discuter, ni la voter. Et s’il me fallait vivre, courbé sous les décrets qui régissaient les morts, je m’écrierais : Creusons avec nos ongles dans la terre des tombeaux, ramenons-la sur nous et laissons aux squelettes l’administration de ce monde. — Mais je m’assure que le sacrifice des vivants serait un triste et inutile hommage à rendre aux morts.


XXVI


Si la mission dont vous voulez m’imposer l’observance m’était avantageuse, il ne serait pas nécessaire de l’appuyer de menaces terribles. Je serais porté vers son accomplissement par l’attrait même de ma nature ; je ne serais pas réduit à m’élever contre elle du cri suprême de mon sang. Je vivrais tout bêtement, comme l’épicier du coin, sans savoir d’où je viens, où je vais, et le plus souvent même, ce que je fais dans le monde.

Ah ! que parlez-vous de missions, de devoirs, de peines et de récompenses éternelles, de balançoires enfin, à celui qui tient le couteau de sa droite amaigrie, et frénétiquement le porte dans l’incurable plaie de son âme ! — La mort est la seule déesse qui console les désespérés !


XXVII


Et vous, prêtres rebondis, académiciens roses, jésuites de tout poil, de tout fiel et de toute robe, me rappelleriez-vous cette mission avec tant de sollicitude, si vous ne m’exploitiez pas sans pudeur, à merci et miséricorde ? Ah ! si vous n’aviez pas tant d’intérêts sur ma vie, que vous importerait ma mort !

Les philanthropes d’Angleterre sont moins hypocrites que vous. Ceux-là comptent du moins, et passent froidement sur le cadavre 315 de l’ouvrier mort de faim dans le mois de novembre[3], mais ils dénoncent, indignés, à la police[4], le cocher barbare qui se permet de fouetter, sans les égards dus à sa valeur, la plus maigre rosse de Smithfield !

Ah sang et rage ! C’est que pour votre malheur, vous êtes trop féconds et trop à bon marché, prolétaires, ô mes frères ! Tandis que les bêtes de somme manquent et sont d’un bien plus grand prix que les hommes[5] !


XXVIII


Et pourquoi me trouvé-je compris, victime involontaire, dans la gémissante procession de ceux qui vivent ?

Est-ce parce que les nuits sont longues ? Et qu’alors, ne sachant comment passer leur temps, deux êtres humains se sont rapprochés pour me produire ? Et si j’estime que les respectables auteurs de mes jours eussent bien mieux fait de dormir ou de songer un peu plus à ce qu’ils faisaient ; si la vie qu’ils m’ont transmise, sans savoir ni pourquoi ni comment, n’est plus pour moi qu’une interminable succession de douleurs, faudra-t-il que, par reconnaissance pour la peine ou le plaisir qu’ils ont pris pendant une seconde, je conserve, moi, cette existence à perpétuité[6] ?

316 Est-ce parce qu’elle me vient d’en haut, cette mission, et qu’elle est sanctifiée par Dieu ? Et si votre Dieu est mon ennemi ; si je ne reconnais son autorité malfaisante ni dans le ciel ni sur la terre, me faudra-t-il vivre pour votre satisfaction ? Et s’il importe tellement à ce Dieu que je parcoure tout entière la longue route de l’existence, pourquoi donc me la sème-t-il de cendres, de ronces, de cercueils, d’apparitions maudites, de réalités plus maudites encore ? S’il est toute puissance et toute bonté, ce Dieu, pourquoi donc ne se fait-il connaître à moi que par le Mal ? Et s’il est immuable et qu’il soit mon maître, ce Dieu, comment puis-je espérer d’en être délivré jamais ?……… Jamais ! !…


XXIX


Ne me dites pas qu’il est horriblement dangereux de mettre sous les yeux des hommes des membres pantelants, un crâne vide, des traits convulsés par la rage ou le désespoir. Ne me dites pas que l’odeur et la vue du sang sont contagieuses ; qu’un pareil spectacle nous fait oublier devoirs et famille, qu’il nous amène à douter de nos propres forces et de nos chances de bonheur dans cette vie.

Car vous ne voyez qu’un instant le cadavre du suicidé ; un instant seulement il effraye les femmes nerveuses et fait pleurer les enfants. Le lendemain les hommes légers le recouvrent d’une lourde pierre… Et tout est dit !

Tandis que le Découragement à l’œil cave promène de longs mois son spectre parmi les sociétés bruyantes, troublant les conversations des femmes et les rondes des enfants. Horreur pour horreur, ne préférez-vous pas encore la vue de la plaie saignante 317 à celle de la plaie grise qui ne se ferme pas ? Non certes, l’image de la mort violente n’est pas aussi pernicieuse que celle des maladies incurables.

Si la tête du suicidé est si horrible à voir, elle détournera les hommes du suicide bien loin de les y pousser. Soyez conséquents avec vous-mêmes, criminalistes ! Ne tuez-vous pas les assassins pour frapper les sociétés d’épouvante ? Ne montrez-vous pas leurs têtes coupées à la foule pour lui donner un exemple salutaire ?

Moi, je ne sache pas que la société puisse préparer un cadavre plus artistement et plus moralement que ne le fait l’individu.


XXX


Ne me dites pas que l’homme qui vient de se détruire a désespéré trop tôt ; que demain peut-être l’heure de la délivrance eût sonné pour lui ; qu’il n’a pas assez réfléchi…

Ah ! sans doute, le malheureux a calculé ses chances d’avenir avec plus d’anxiété que vous ; mieux que vous, sans doute, il a reconnu que son mal était incurable. Et pourquoi donc, à travers mille angoisses certaines, eût-il attendu sur cette terre un bonheur tardif et rare, quand il pouvait d’un coup d’aile s’élancer dans les sphères brillantes de l’avenir ?

Il est las de la monotone répétition de ses souffrances, il veut y mettre un terme par une mort prompte, il préfère une grande douleur qu’il peut choisir à ces mille douleurs invisibles dont la Fatalité le poursuit. Le stoïcien lui-même se fatiguerait d’endurer toujours les mêmes tourments, et l’altruiste le plus dévoué désespérerait tôt ou tard s’il ne pouvait remplir ici-bas qu’une mission de désespérance.

Il vous est facile de dire, ô philosophes ! qu’on en revient quand on veut ; que l’homme peut vaincre sa maladie, dominer sa pensée et conjurer la mort. Moi je soutiens qu’on le désire toujours et que rarement on y parvient, hélas ! Et je vous demande : ô forts de tête et de corps, pourquoi donc ne punissez-vous pas la folie, la misère, la fièvre, le délire, les maux chroniques et l’agonie ?… Ce sont, ce sont autant de lents suicides… Échappez-y !…


XXXI


318 Qu’on en soit bien convaincu, notre esprit ne conçoit pas une pensée qui ne témoigne d’un besoin de nos corps, d’une opération de nos âmes et de nos facultés. Quand un homme se sent irrésistiblement attiré vers le suicide, c’est que toutes ses forces ne sont pas employées ici-bas ; c’est qu’il entend les voix de ses amis morts qui l’appellent dans un autre monde ; c’est qu’il ne peut douter qu’il y sera plus heureux, plus utile, plus libre que dans celui-ci. Le divin égoïsme qui prend racine dans l’âme des Christ et des Barbès, et qui, réfléchi sur les sociétés, produit la délivrance de tous, n’est autre chose après tout qu’une ambition sublime, la dévorante soif d’une immense gloire à venir, la fascination que la Mort exerce sur nous, l’aspiration à l’Immortalité !

Le Suicide, c’est le plus rapide des anges qui président aux résurrections !

— « Qui donc ose prêcher le Suicide dans cette société ? N’est-elle pas assez malheureuse ? » — Ainsi diront les Malthusiens.

— « Eh bien ! c’est moi, mes maîtres, moi qui signe tous mes actes de mon nom, et dont chaque parole est un acte. Livrez-moi donc une fois de plus à vos tribunaux ! »

— « Homme de haine et de meurtre, malheur à vous qui montrez à toute cette génération la pente funeste où il y a du sang, du sang chaud qui enivre ! Malheur à vous qui poussez les hommes par les épaules au gouffre de la Mort ! » — Ainsi diront les Malthusiens.

— « Et si cette génération m’approuve, c’est que votre société, c’est le chevalet de Ribera ; c’est que je suis dans le vrai quand je compare la mort par le suicide à cette lente torture par la misère, et que je dis : le suicide est un bien ! Est-ce ma faute, ou la vôtre ? »

Ah ! Malthusiens hypocrites et misérables ! Et que faites-vous donc en entretenant la guerre, le paupérisme et le malheur dans les sociétés ? Que faites-vous en proposant des contraintes morales, des procédés sexuels, hygiéniques, sociaux, ingénieux et 319 chirurgicaux contre la propagation de l’espèce ? Vous suicidez l’humanité, si je ne me trompe, et par les plus lentes des tortures, par les plus cruelles, par la misère et la privation. Moi, dans une société comme la nôtre, j’aime mieux pousser l’homme trop malheureux à se détruire par le fer ou le poison. Oui, si dans un seul cas, je me reconnaissais le droit d’exercer une autorité sur l’esprit de mes semblables, je conseillerais le suicide à quiconque m’affirmerait ne plus pouvoir supporter l’existence ! Et ce conseil, je le donnerais dans tout le calme de ma conscience, comme le médecin qui, désespérant d’arrêter la gangrène d’un membre au moyen d’une médication générale, propose l’amputation.


XXXII


Si, lisant ces lignes, quelqu’un de ces grands infortunés y puisait le courage de se détruire, je ne regarderais pas comme perdu le temps que j’ai mis à les rédiger.

Avant tout, dirais-je à l’homme, délivre-toi du mal ! Et quand toutes les heures de ta vie sont la proie du mal, eh bien ! délivre-toi de la vie !

Si tu as désespéré de toutes choses, si tu appelles la Mort comme une fiancée : tue-toi !

Si les beaux Séraphins aux ailes flamboyantes soulèvent toutes les nuits ta tête vers les cieux : tue-toi !

Si tu vois les morts qui t’aiment danser à l’heure de minuit sur le gazon des tombes, s’ils te réservent une place dans leurs rondes joyeuses : tue-toi !

Si ta mère vénérée, si la bien-aimée de ton cœur te sourient dans de plus beaux mondes : tue-toi !

Si, plus grande que sur cette terre maudite, la Gloire t’apparaît dans l’avenir : tue-toi !

Si tu ne peux atteindre l’amour de tes rêves, l’étincelant rayon de ton espoir, la dernière aspiration de ta pensée : tue-toi !

Si le cor des révolutions, si le canon hurleur qui sonne les batailles retentissent en ton âme : tue-toi !

320 Malheureux si tu n’en as pas la force ! Heureux si tu peux exécuter la résolution suprême !

— L’homme est trop petit en réalité, trop grand en espérance pour redouter la mort. Avec un peu de courage il peut rompre en une seconde les lourdes chaînes du présent. De sang-froid, il ne doit pas être bien affreux de mourir en se précipitant, en s’endormant dans les vapeurs du charbon ou sous les baisers des vagues, en se brûlant la cervelle. N’avons-nous pas éprouvé mille fois ces sensations dans nos rêves ? Et les avons-nous trouvées poignantes, intolérables, comme les affres de la douleur qui ne passe pas ? —

Quand nous souffrons trop, remettons-nous donc avec confiance entre les mains des siècles diligents que jamais n’épuiseront sur notre être l’éternelle série de leurs transformations.




… Pendant trois mois d’hiver, j’eus de ces rêves affreux qui suspendent les battements du cœur et provoquent notre main furieuse à nous ôter la vie… Reviendront-ils ? je l’ignore. Mais si je les prévoyais par malheur, je n’aurais certainement plus le désir de leur résister.

— Les phénomènes qui se passent dans l’esprit de l’homme observateur sont utiles à connaître parce qu’ils reflètent les préoccupations de son temps. Je surmonterai donc la répugnance qui me laisse le souvenir de ces rêves, et je les écrirai :


J’ai trente ans, me disais-je ; c’est l’âge fatidique où la Santé se retire des miens. Alors, ils languissent pendant quelque temps dans des angoisses indescriptibles. Puis la Nature charitable leur envoie le sommeil des morts ou le délire des fous.

Fou ! Ce mot-là m’effraie ; je ne veux pas le devenir. Ah ! mille morts plutôt qu’une parole de pitié méprisante, plutôt que la dictature matérielle des médecins ou les divagations psychiques des savants ! Non, je ne laisserai pas mon âme à cette dissection torturante !

— Que je vous cite un exemple de la justesse de nos idées conventionnelles :

À vingt ans j’étais interne à la Salpêtrière, et j’y traitais des folles : on m’appelait philosophe. Aujourd’hui, si l’on me renfermait à Bicêtre, on m’appellerait fou. Travaillez donc dix ans de 321 votre vie pour arriver à ce résultat ! Oh ! si j’allais ne point avoir la force de mourir !

Cependant je ne puis aller plus loin. Le sombre Suicide me bat de son aile de soufre, il me fascine comme un épervier ; autour de ma tête il agite de formidables épouvantements. La Mort a pris mon cœur pour oreiller.

Homme ! Couvre des oripeaux de la grandeur ton épaule superbe, gonfle ton crâne d’axiomes et de paradoxes retentissants, brille au dedans, brille au dehors : tu ne dépasseras pas ton heure. Le Destin est suspendu sur ta tête comme le tranchant d’une hache.

Je le jure par la froideur de ma logique ordinaire, si la conscience d’une grande œuvre à accomplir, si la perspective rapprochée d’une réputation scandaleuse pouvaient arracher un homme à la mort, je serais cet homme. Car j’ai la passion du travail, et sur mes lèvres prophétiques, je tiens le mot des énigmes qui passionnent l’Humanité. Mais quoi ! je suis terrassé par le mal…


— Héritage, Épargne, Propriété, voilà ce que vous appelez des biens, imbéciles occupants d’aujourd’hui. Conservez donc aussi les maux que ces biens-là vous causent, soyez-en seigneurs et héritiers dans les siècles des siècles ! Et que les supplices de l’Enfer ne vous en délivrent point !

Entre les murs de fer, de pierres ou d’épines, vous renfermez les instruments de travail et de fête dont l’usage appartient à tous. En semant sur ces murs des tessons de bouteilles, vous dites : « ici n’entrera point mon semblable ; sur ces verres tranchants il s’écorchera les mains et les pieds ; s’il n’a rien à manger, rien à boire, qu’il vive de sa chair et du sang de sa chair ! J’exproprie l’Humanité pour cause d’utilité particulière. Chacun chez soi, chacun pour soi ! Dieu reconnaît les siens ! »

Mais la Justice qui n’est autre chose, entendez-vous, que la Nécessité, la Justice éternelle, inéluctable, sidérante, infinie, l’impitoyable Justice s’attache à vos pas. Et refermant votre enceinte de pierres dans une enceinte de tourments et de remords, elle dit :

« Tu périras, ô riche, par défaut de travail et de mouvement ; tu seras troué par les balles des révoltes que tu provoques. Car le mouvement, c’est l’existence ; le travail, c’est l’attrait qui l’entretient ; et la Révolution, c’est la revendication qui ne périme 322 jamais, c’est le droit éternel du déshérité ! L’inique ouvrage de tes mains, ô riche, le mur de ce champ se resserrera et viendra te prendre à la gorge. Et ni toi, ni tes enfants ne sortirez de ce cercle maudit. Et maintenant fais réparer tes clôtures ; je sais bien qui paiera les frais ! » —


La voilà donc ma part dans cette vie, ma propriété par héritage, la Maladie ! Cela valait bien la peine de séparer votre cause de la cause commune, générations privilégiées dont je suis descendu.

Si mon âme était complice de cette exploitation odieuse ; si j’avais travaillé, souffert pour la défendre, je n’aurais pas le droit de me plaindre ! Mais je me suis raidi contre elle de toute ma force mortelle : et ma force a ployé ! Malédiction !

Fatalité, Providence, Mondes qui me dominez, Tout plus grand que moi, je suis vaincu par vous ! Mais je ne vous appellerai point Dieu, je ne vous demanderai pas merci, je ne vous adorerai jamais. Dans le mouvement éternel il est d’autres existences que celle que je quitte, et toute partie perdue veut sa revanche. Ne criez donc pas victoire avant le temps. L’Homme se vengera du Mal ; l’Homme détrônera Dieu !

J’avais cependant tant de pensées utiles à communiquer aux autres ! Peut-être l’heure n’en est pas encore venue ?… Non, je ne puis être ainsi supprimé pour toujours ! Et je m’élance dans ton sein, Éternité, avec la conviction que je reviendrai parmi les hommes !

Mon enveloppe d’argile ne suffit plus à contenir mon imagination déchaînée. Transparente, éphémère, amincie par le travail, elle éclate comme la glace de Janvier qui ralentit pour un instant le cours des fleuves. Cette âme et ce corps qui me sont échus vont divorcer et entrer dans de nouveaux accords. Que cette transformation s’opère donc ! Et malheureux moi, si j’en retardais la venue d’une seconde seulement !…


Mes ennemis diront : « Il ne pouvait finir autrement. Que sa mort serve de leçon aux jeunes gens présomptueux ! »

Et me soulevant de ma tombe, je leur répondrai : « entre vous et moi rien n’est fini, mes maîtres ! La Liberté qui fit vibrer ma langue ne m’inspira jamais que des paroles vraies. Tant que ma volonté put rassembler en un faisceau les rayons de mon intelligence, l’une et l’autre furent mises au service de la Justice. Et 323 quand le courage me manqua, je rendis de bon gré mon âme au tourbillon. Croyez-vous que pareil bon vouloir soit chose commune, et que les hommes n’en aient plus que faire ?

« Pour votre confusion et mon triomphe, je reviendrai, je le jure, et je serai le premier au rendez-vous des réparations. Retenez bien les paroles que je vais écrire afin de pouvoir un jour en vérifier l’exactitude…… »

Avant la fin du siècle, un homme juste paraîtra sur cette terre souillée de crimes ; ce sera un revenant : les morts reviennent ! Il ne dira plus à l’individu : « Rends à César ce qui appartient à César, à Dieu ce qui est à Dieu ; rends à l’Exploiteur ce qui est à l’Exploiteur. »

Mais il lui dira : « Prends ce qui te revient, mon frère, partout où tu le trouveras. Et que tes semblables en prennent autant, afin que l’Équité soit rétablie dans le monde. Et que chacun ensuite fasse respecter son Droit, afin que personne ne soit plus dans l’obligation de fléchir sous la loi du Devoir. Car le mot Devoir exprime une contrainte, une souffrance, la lutte contre tout ce qui est plus fort que nous. Homme libre ! tu ne reconnaîtras de plus fort que toi rien, rien que l’Univers. Et rassemblant toutes les ressources de ta force et de ton esprit, tu te mesureras avec lui, tu le vaincras. Réduit à ces termes, le Devoir n’est plus un principe permanent ; c’est une contrainte passagère dont l’objet varie suivant les temps et les lieux. Tandis que le Devoir des âges passés, c’était le mot d’ordre des tyrannies éternelles, c’était la sanction de l’Esclavage, de la Misère et de l’Immobilité. »

…… Il dira encore, le revenant : « Ton domaine, fils des hommes, est de tout siècle et de tout lieu jusqu’à la transformation de ta race. Tu peux le resserrer ou l’agrandir à la mesure de tes craintes ou de ton énergie. Le fond des Océans, la voûte des cieux, Continents sous-marins, Mondes étoilés, Création, Dieu, tout cela t’appartiendra le jour où tu ne trembleras plus en y portant la main. À condition que tu te gardes des faux prophètes, de ceux qui te crient : « ton royaume n’est pas de ce monde ! »

…… Ce revenant ne portera pas mon nom, car mon nom veut dire malheur ; mais il poursuivra mes idées. Il parlera toutes les langues de la terre et passera dix années parmi les peuples, leur annonçant la Bonne-Nouvelle. Il sera d’une activité, d’une audace 324 extrêmes ; parfois cependant on le verra pris de défaillances inexpliquées. Il rendra compte des sublimes harmonies de l’homme et des sociétés. Il n’écrira pas, et toutefois ses paroles seront recueillies et affichées à tous les coins des rues. Des ambassadeurs magnifiques lui offriront les plus riches empires de la terre. Et lui répondra : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Car je suis envoyé pour détruire tous les royaumes de ce monde. »

Et qui donc es-tu ? lui demandera-t-on. Et lui répondra : « Je suis Dieu détrôné ; je suis l’aspiration des siècles passés et des générations présentes… Je vous le dis en vérité, le temps est proche où l’Homme bouleversera le globe, et posant sur sa tête la couronne des monts sublimes, s’écriera :

« Je suis le Roi des Rois, le Premier et le Dernier, Celui qui fut et qui sera. Je commande à la foudre d’allumer la tempête de mes pensées, je commande à la mer de m’emporter aux horizons lointains. Je marche sur les flots dociles ; les éclairs désarmés caressent mes cheveux. »

…… Celui qui reviendra dira encore : « Courage, mes frères ! Chauffez-vous aux feux du ciel, soulevez la masse des eaux, saignez aux quatre veines la planète trop riche, et recueillez son sang d’ardente lave fondue ! Animez, animez la matière infinie ; brisez, brûlez, soufflez, tordez, dispersez tout ce qui fut, tout ce qui est…… C’est bien !

« Homme, tu marchais à tâtons dans les ténèbres. Et maintenant, tu peux exciter ou retenir l’infernal mouvement des mondes avec la même facilité qu’un soldat, son cheval. Salut ! Salut ! roi de toutes choses, te crie l’Humanité…… C’est très bien encore !

…… » Mais tu trembles, insecte vêtu de pourpre, Prométhée victorieux ! Tu pleures sur les lauriers de ton char de triomphe et laisses tomber de ta main trop chargée les dépouilles opimes de la nature soumise. Et tu meurs, las de toi-même, comme tous les êtres à l’apogée de leur gloire, lorsqu’ils n’ont plus rien à combattre. »


Ainsi finira la race des hommes, quand elle aura réalisé son rêve divin. Elle laissera la terre transformée, recréée. À cette heure suprême, si le premier de cette race pouvait revenir, il s’écrierait : « de qui donc est ce nouvel œuvre de six jours ? » Et la crainte faisant battre son cœur : « c’est d’un nouveau Dieu » dirait-il.

Au lieu d’Adam, ce sera le premier d’une autre race qui paraîtra, 325 demandant : « splendide Univers, qui t’a créé ? » Et la crainte faisant battre son cœur : « c’est un Dieu » répondra-t-il. Et les enfants de ses enfants, le croyant sur parole, se remettront à la poursuite d’une divinité quelconque. — Adore Dieu qui voudra, moi je le combattrai !

Dieu est derrière nous comme devant nous ; c’est un mot, l’X de l’éternel problème de la vie, l’énigme qui passionne notre émulation créatrice. C’est le prix de la Lutte, la raison d’être de la Découverte, l’Ennemi qu’il nous faut vaincre à tout prix, par tous moyens ! Ou c’est la Mort ! !




…… Voilà ce que m’ont appris les rêves d’épouvante qui me tinrent haletant trois mois. Aujourd’hui que je les relis de sang-froid, au grand soleil, en présence de la splendide nature d’Italie, je ne trouve pas une virgule à en retrancher. Je me promets au contraire de les développer très prosaïquement quelque jour que je ne rêverai pas du tout. Peut-être ainsi ferai-je mieux accepter mes idées par les âmes craintives et les esprits paresseux ? — Amen !

  1. Moi-même, oui moi, dans un temps où je me croyais sage, j’écrivais, pauvre fou : « Le suicide est un acte lâche que réprouvent également l’opinion et la loi. » (De la Révolution dans l’Homme et dans la Société.) — L’opinion ! la loi ! mensonges, tyrannies, camisoles de force, furies qui déchirent ton âme toujours jeune, Éternité, ma mère !
  2. Il y aura toujours douleur dans l’humanité, j’en conviens. Mais elle ne sera plus imposée par une classe d’hommes à une autre classe. De cette douleur coupable, véritable péché d’origine, nous nous délivrerons par la science de la justice et de l’harmonie, car cette douleur vient de notre ignorance, de nos discordes, de nos iniquités.

    Les sociétés de l’avenir ne seront plus sujettes qu’à deux sortes de maux : ceux qui sont la conséquence forcée de toute lutte contre la nature et qui diminueront chaque jour ; et ceux qui résulteront toujours des réactions de l’âme sur elle-même, réactions qui conservent notre existence par le jeu des contrastes et rompent l’uniformité de nos sensations morales.

    Ainsi dit le poète :

    xxxx« Ritorna a tua scienza
    Che vuol quanto la cosa è più perfetta
    Più senta il bene, e cosi la doglienza.
     »
    Dante.

  3. The month of cut throats — le mois où l’on se coupe la gorge.
  4. To put in charge — mettre en charge. —
  5. Je me donne la satisfaction de rapporter ici la réflexion vraiment ingénieuse que me fit un jeune gentleman hautement respectable dont je cherchais à émouvoir la sensibilité en faveur d’un pauvre déguenillé : « My dear sir, and why did not God make a peculiar skin to those poor in order they may be not so shocking to the gentry ? » — « Mon cher monsieur, et pourquoi Dieu n’a-t-il pas fait une peau spéciale pour ces pauvres afin qu’ils ne soient pas aussi choquants pour les gens de noblesse ? » — Almighty God ! ! !
  6. C’est généralement avec préméditation que les bourgeois ne se reproduisent pas ou se reproduisent : tantôt sous la forme d’un avocat, tantôt sous celle d’un notaire, d’un médecin, d’un fonctionnaire ou d’un filou quelconque. Nombre, sexe, profession de la progéniture, tout est bien calculé sur ses rentes à venir, quand elle n’est encore qu’en chantier. Malheureusement les procédés ne répondent pas aux intentions. Les bourgeois n’ont pu réussir encore à faire passer la nature sous les fourches caudines de leur gêne. Mais il ne faut désespérer de rien ; nous vivons dans le siècle des grandes découvertes et des moralités de haute-école. Nous touchons à la nuit heureuse où le rêve du grand Malthus se réalisera pour la générale jubilation des classes honnêtes et modérées. En vérité, je vous le dis, les bourgeois sont plus malins que les singes !