Aller au contenu

Jours de famine et de détresse/04

La bibliothèque libre.
Éditions de la Toison d’or (p. 20-22).


PREMIER EXODE


Mon père, très bon travailleur, avait l’art de se faire prendre en grippe : il montrait trop que la bêtise et la vulgarité lui répugnaient. Il dut donc quitter la petite ville pour chercher de l’ouvrage ailleurs, et se rendit à Amsterdam, d’où il écrivit bientôt à ma mère de venir le rejoindre.

— Vends nos vieilles loques, ajoutait-il, pour faire le voyage, tu trouveras ici ce qu’il faut.

Ma mère savait ce que cela voulait dire : il y avait de tout dans les magasins, mais nous aurions pu coucher entre quatre murs. Mon père s’imaginait toujours que tout allait nous tomber du ciel, et déraisonnait alors complètement. Elle ne tint donc aucun compte de cet enfantillage et obtint du Bureau de bienfaisance notre transfert à Amsterdam.

On avait trouvé place, pour nous et notre pauvre mobilier, sur une barque de transport de marchandises. Ce fut un soir que deux employés du Bureau de bienfaisance vinrent nous chercher pour nous embarquer. Ma mère avait ma sœur Naatje au sein ; les employés, très gentils, tenaient les quatre autres enfants par la main.

C’était à marée basse ; il fallait descendre une grande échelle ; je me rappelle très bien l’épouvante que nous éprouvâmes devant cet abîme noir : un de mes frères criait « qu’il ne voulait pas aller sous l’eau chez père » ; moi, comme d’habitude, je tremblais et essayais de faire la brave. On nous descendit un à un et l’on nous fit entrer dans la cabine commune : il n’y avait d’alcôves que pour le personnel, et rien pour nous asseoir. Les bateliers étaient visiblement ennuyés de cette marmaille qui pleurait, faisait pipi… et le reste.

La barque se mit en route. Nous étions affalés sur le plancher ; ma mère s’y assit à son tour, étala autour d’elle ses jupes sur lesquelles nous nous couchâmes tous, la tête dans son giron ; Naatje tétait toujours. Je ne pus dormir ; je n’avais que cinq ans, mais je me souviens très bien qu’un homme entra, nous regarda avec antipathie, se déshabilla sans gêne et se coucha ; il jurait chaque fois qu’un des petits toussait ou pleurait. Vers le matin, ma mère se mit à torcher, laver et habiller les enfants pour l’arrivée à Amsterdam.

Le Bureau de bienfaisance n’avait payé que notre transport, comme pour les tonneaux d’huile et autres denrées. Il nous avait fait coucher à terre, telles une chienne et sa portée, et ma jolie mère, avec son nourrisson au sein, n’avait pas reçu une tasse de café… rien… rien…

C’est ainsi que, grelottants et pâles de froid et de faim, nous arrivâmes par l’Amstel à Amsterdam, où mon père nous attendait sur les écluses. Pendant que la barque se trouvait arrêtée par la manœuvre, on nous hissa sur les passerelles. Il n’y avait de garde-fou que d’un côté, et, sur ces planchettes, mon père, toujours casse-cou, nous fit passer d’écluse en écluse jusque sur le quai. Puis, par les rues, les ponts et les canaux, il nous conduisit dans une impasse où il avait loué une chambre, au premier étage d’une masure.

Nous eûmes du café et des tartines, et on nous coucha sur de la paille, dans un placard noir et fermé.