Jours de famine et de détresse/08

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Éditions de la Toison d’or (p. 30-36).


NON ! NON !


Les jours où la misère ne nous talonnait pas trop, j’avais des joies et des sensations exquises, par le seul effet de mon imagination. Je prenais, ces jours-là, ma poupée, mes osselets, mon sac rempli de morceaux de porcelaine et de faïence, adornés d’une fleurette ou d’une arabesque, et j’allais sur les grands canaux, à la recherche d’une belle maison.

Les grands canaux d’Amsterdam m’inspiraient beaucoup de respect : je ne pouvais me rêver Cendrillon que dans une de ces maisons du XVIIe ou du XVIIIe siècle, à haut escalier double de granit bleu, clôturé de grilles et de chaînes de fer forgé, à la majestueuse porte sculptée, vert foncé comme l’eau bourbeuse des canaux, et dont une ferrure, martelée et ciselée ainsi que de l’orfèvrerie, grillageait la large imposte. Les vieux arbres qui se reflétaient dans l’eau et les barques qui y glissaient comme sur de l’huile, me donnaient une sensation de paix que plus jamais, dans aucun pays, je n’ai retrouvée.

Je choisissais une marche du perron et vidais mon sac : je disposais mes morceaux de faïence tout autour de la marche, comme des plats sur un dressoir, et asseyais ma poupée au milieu. Tout en jouant, mon esprit se délectait dans des rêves qui se passaient à l’intérieur de la maison. J’y habitais en compagnie des personnages des contes de Perrault. J’avais des salles remplies de poupées de toute grandeur, habillées comme les princesses des images d’Épinal : elles étaient coiffées de vraies chevelures, avaient des yeux qui s’ouvraient et se fermaient, et elles disaient « Papa » et « Maman ».

Ou je naviguais sur les canaux dans une barque bleue, dont la voilure était de toile orange.

Quand je me rêvais la Belle au Bois dormant, le bois m’embarrassait fort parce que je n’en avais jamais vu. Aussi me faisais-je dormir dans ma barque bleu ciel : elle serait venue à la dérive d’une île du Zuiderzee, par tous les méandres des canaux de la ville, et aurait ainsi vogué doucement jusque dans le Canal des Seigneurs ; là, un gentilhomme, avec des dentelles à ses habits, l’épée au côté, serait monté dans la barque, m’aurait éveillée et conduite dans la belle maison sur l’escalier de laquelle je jouais.

J’aurais préféré cependant être réveillée par une jeune dame blonde, à qui j’eusse tendu les bras en ouvrant les yeux.

Quelquefois la porte de la maison s’ouvrait, laissant passer une vieille dame à crinoline, au chapeau à bavolet, à la figure placide encadrée de bandeaux pommadés et de repentirs gris. Ou bien c’était une jeune femme habillée, à la dernière mode, d’un paletot sac sur la jupe grise, collante du haut et s’évasant dans le bas en une traîne qui balayait le pavé ; elle était coiffée d’un gros chignon à bouclettes et d’un tout petit chapeau rond piqué sur le devant ; de grandes boucles d’oreilles en jais se balançaient au bout des lobes allongés ; elle avait en main une minuscule ombrelle de soie verte, bordée d’une frange, et dont le manche en ivoire était replié.

Les dames me laissaient ordinairement sur le perron, en disant un aimable :

— Tu joues, petite fille ?

Et le son de leurs voix et leur manière de prononcer les mots me charmaient.

D’autres fois, de dessous le perron, par la porte de service, sortait une servante à robe d’indienne claire, au tablier blanc, et en pantoufles de tapisserie à fleurs ; le bonnet de tulle tuyauté était posé sur le sommet de la coiffure à houppe ; elle portait un petit panier plat en osier blanc pour les emplettes, et passait rarement sans me faire déguerpir ou me dire :

— Méchante fille, tu fais l’école buissonnière !

Si je me rêvais compagne des belles dames qui habitaient ces somptueuses demeures, ces apostrophes me rejetaient dans la réalité, et, à défaut de mieux, j’aurais bien accepté d’être une de ces jolies soubrettes. Ma robe de Pâques n’était jamais aussi immaculée que leurs robes de travail ; et puis ces beaux bras nus, énormes et rouges, m’attiraient. Ma mère, ma sœur aînée et nous tous avions des bras très minces, avec des poignets de rien du tout, qui déplaisaient fort aux femmes de l’impasse. Jusqu’aux nichons menus et haut placés de Mina faisaient l’objet de leurs quolibets, et elles lui souhaitaient, de bonne foi, une poitrine basse et allongée, qui ballotterait dans le corsage.

Une fois que j’étais installée sur un perron du Canal des Seigneurs, une jeune dame sortit de la maison, accompagnée d’une fillette de mon âge : à peu près dix ans. La petite fille s’arrêta pour regarder mes joujoux ; puis elle chercha dans sa poche, y prit une pièce de monnaie et voulut me la donner. Je fermai mes deux mains et les mis derrière mon dos, en regardant la petite demoiselle. Elle rougit jusque dans le cou et se sauva près de la dame ; elle lui entoura le corps de ses bras et, cachant sa figure dans les vêtements, pleura en lui parlant. La dame la conduisit vers moi et m’offrit des bonbons que j’acceptai ; puis elle s’adressa à la fillette en une langue étrangère. La petite répondit dans cette langue :

— Non ! Non !


en trépignant et en cachant ses mains. La dame parlementait et, lui prenant une main, la mit dans la mienne.

Nous nous regardâmes. Elle avait les yeux bleus et les cheveux blonds bouclés, comme moi. Je la comprenais mieux en ce moment que je n’avais jamais compris les gens de ma classe ; mais pourquoi, étant si semblables, était-elle si autre ? Je l’aurais griffée, je l’aurais piétinée pour cette différence, que je ne pouvais comprendre et qui me semblait hostile.

Quand elles furent parties, je me demandai quelle était cette différence, d’où elle provenait, et de bonne foi, dès ce jour, je fus persuadée que les riches étaient faits d’une matière plus précieuse que nous, les pauvres. J’en étais convaincue quand ils parlaient, quand ils riaient surtout, et qu’ils savaient exprimer ce que, moi, je sentais seulement.

Mais autre chose m’était encore resté. Ces « Non ! Non ! » dits d’une voix énergique, mais délicieuse, par la petite demoiselle, m’avaient paru les mots les plus beaux, les plus aristocratiques que j’eusse jamais entendus. J’ignorais ce qu’ils voulaient dire, mais je me les étais incrustés dans la mémoire, et la première fois que je les prononçai fut quand Mina voulut m’envoyer faire une course, au lieu de me laisser mettre des papillotes dans les cheveux de Naatje. Je lui répliquai, en trépignant comme la petite fille et en imitant sa voix, par des : « Non ! Non ! » qui la firent s’arrêter de nettoyer, et ma mère de revauder.

— Mon Dieu ! où cette créature enfantine a-t-elle cherché ces mots ? c’est du français !

— Du français ? fit Mina ; où voulez-vous qu’elle l’ait pris ? Ce sont des mots que cette niaise invente, comme elle en invente toujours.

— Si ! Si ! c’est du français : je me rappelle fort bien que ma mère, quand j’étais petite, parlait le français avec son frère de Liège, et que « Non ! Non ! » revenait souvent dans la conversation. Où as-tu entendu ces mots ?

Je ne voulais rien dire. Mina soutenait mordicus que je les inventais. Je n’inventais jamais rien : les termes inusités dont je me servais, je les avais lus ou entendus, et je les répétais à la grande exaspération de ma famille ; mais jamais je ne m’étais servi d’aucun comme de ceux-ci.

Devant une injustice, je criais : « Non ! Non ! » Quand on voulait me prendre mes joujoux, je trépignais « Non ! Non ! » Enfin « Non ! Non ! » étaient devenus pour moi les mots suprêmes de la protestation, et j’en avais si bien saisi la signification que je suis sûre de ne les avoir jamais dits à contresens.