Jours de famine et de détresse/09

La bibliothèque libre.
Éditions de la Toison d’or (p. 37-42).


À L’ÉCOLE CATHOLIQUE


Comme les deux bras de mon père ne pouvaient suffire à nourrir dix bouches, et que ma mère, à cause de ses huit enfants, avait dû abandonner son métier de dentellière, la misère était continue chez nous. Aussi, de temps à autre, ma mère écrivait-elle à quelques dames charitables pour obtenir des secours ; parfois, on nous en donnait.

Peu de gens savent être bons sans se mêler de vos affaires. Une de ces dames avait décidé que je ne pouvais continuer à fréquenter l’école communale et que je devais aller à une école catholique. Elle avait, en payant cinq florins pour l’admission, le droit de placer une enfant dans cette école.

La première fois que je m’y rendis, je portais une petite robe en indienne lilas, un tablier blanc propre, et un ruban bleu dans les cheveux. Une sœur novice me conduisit jusqu’à la classe que je devais suivre, et dit à la sœur qui la dirigeait : « C’est la fillette de Madame… » en nommant la dame qui avait versé les cinq florins. Je fus saisie et regardai rapidement les petites filles pour voir si elles avaient entendu. Il y en avait une qui, tout de suite, me dévisagea avec dédain. Les autres me reçurent très bien. Celle qui se trouvait derrière moi me demanda mon nom. Je lui répondis :

— Keetje Oldema.

Elle se mit à me caresser les cheveux et le cou : cela me parcourait des pieds à la tête exquisement, et puis la nouveauté de la chose me charmait. Ici, on n’allait donc pas me traiter en paria. Je devais bientôt déchanter. La petite qui me caressait, avait dû apercevoir mes croûtes et mes poux, sous mes beaux cheveux blonds ondulés. Je l’entendis chuchoter avec sa voisine et dire : « Pouah ! » Celle qui avait surpris le nom de la dame l’avait répété aux autres et, à la sortie de l’école, on me traitait déjà avec mépris. Au bout de quinze jours, j’étais, comme partout, la bête noire de tous. Si je m’approchais, on se taisait ; si je disais quelque chose, on me tournait en ridicule ou on s’éloignait.

La fille d’un cireur de bottes, mais que sa mère tenait propre, avait inventé que mon père, à moi, était l’aveugle bien connu du béguinage, qui vendait des allumettes, et on ne m’appelait plus que : « Des Rouges Claires, Monsieur », mots dont il se servait pour offrir ses allumettes aux passants. Ma révolte et mon humiliation ne connurent plus de bornes. Ça, mon père ! quand mon père était un admirable Frison, haut de six pieds, beau comme une statue, aux yeux bleus limpides et aux cheveux bouclés. Ce vieillard caduque, ignoble, mon père ! quand mon père était jeune et souple, et sautait, de la croupe à la tête, par dessus un cheval. J’en hurlais de rage ; je trépignais, je leur expliquais, mais ma frénésie augmentait encore leur joie. Elles finirent par me tirer les cheveux : mes croûtes s’ouvrirent et le sang me dégoulina dans le cou.

Mais que devins-je l’hiver ? Comme, à cause du froid, on ne laissait pas retourner les enfants chez eux, ils apportaient leur déjeuner. Nous traversions justement une période de famine noire : mon père n’avait pas de travail. Le premier jour, je prétextai que j’avais oublié mon déjeuner, et la sœur me laissa partir. Mais la seconde fois, voyant que je n’avais rien apporté, elle m’appela et je dus avouer notre misère. Cette pieuse fille, mais peu psychologue, s’adressa aux enfants, en disant qu’une de leurs petites camarades n’avait rien à manger, que celles qui avaient trop de tartines devaient lui en donner.

Je me trouvai à côté de la sœur, tremblante de honte et de mortification. Je préférais la faim, ça me connaissait : la faim est silencieuse et, si vous savez vous taire également, elle vous détruit en douceur. Mais ces petits anges, à qui on faisait appel, me terrifiaient. Je déclarai à la sœur que je n’avais besoin de rien, que ma mère était sortie quand j’avais dû partir pour l’école, et que je mangerais le soir.

Je lui avais confié tout bas notre détresse, mais ceci, je le disais haut pour être entendue des autres.

La sœur ne le prit point ainsi : elle me traita d’orgueilleuse et de menteuse, ajoutant :

— Il n’y a aucune honte à avouer sa pauvreté, et vos petites camarades vont montrer qu’elles sont meilleures que vous.

Il y en eut qui m’apportèrent une croûte rongée. D’autres me donnèrent des morceaux mordus. Je ne voulus de rien, décidée à ne plus venir à l’école plutôt que de subir pareilles humiliations.

À la sortie, toutes m’attendaient et commencèrent à me houspiller. Je me défendis des pieds et des mains, et en mordis cruellement une qui me griffait la figure. Mais elles m’acculèrent à un mur, et ensemble me cognaient, me tiraient par mes boucles et me crachaient au visage, quand un homme, à grands coups de pied dans le tas, vint me délivrer.

À la maison, je suppliai ma mère de ne plus m’envoyer en classe, puisque partout on me maltraitait à cause de mes poux et de notre pauvreté.

Elle répondit que je devrais forcément rester à la maison pour garder les enfants : qu’elle allait être obligée de courir les établissements de charité afin d’obtenir des secours, car père, n’ayant pas de travail, était parti en chercher dans une autre ville.

Tous nos pauvres petits ont été traités de la sorte à l’école. Kees et Naatje rentraient ordinairement, la figure tuméfiée, et en pleurs. Kees était si innocent qu’il disait à ceux qui voulaient maltraiter sa sœur :

— Prends garde, si tu oses frapper mon petit frère !

Et il pleurait de grosses larmes, en la protégeant.