Jours de famine et de détresse/27

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Éditions de la Toison d’or (p. 119-122).


LE VILLAGE ROUGE


Mon père, étant ivre, avait, pour quelques « dubbeltjes », vendu un vieux harnais hors d’usage, de connivence avec un palefrenier qui, pour se disculper, s’était empressé de le dénoncer au patron : celui-ci avait tout simplement fait arrêter mon père. La consternation et l’affolement furent intenses chez nous. Nous voulions savoir où mon père avait été arrêté et où on l’avait conduit, mais nous ne songeâmes pas un instant à la prison.

Nous voilà donc, ma mère et moi, lâchant le ménage et tous les petits enfants, à courir les bureaux de police d’Amsterdam. Ce fut une randonnée lamentable. Dans le dernier bureau, où nous arrivâmes exténuées, les agents étaient assis autour du poêle ; ma mère, dans son émoi, employa le terme d’agent secret, ce qui la fit rabrouer par l’un d’eux. Un autre le calma, en me montrant :

— Voyons, on les appelle ainsi.

Puis il nous informa qu’on avait conduit mon père au « Village Rouge » : c’est ainsi qu’à Amsterdam on désigne la prison.

Nous rentrâmes chez nous en sanglotant ; quand Mina revint de son travail, ce furent de nouveaux sanglots, et toute la nuit se passa en lamentations.

Le lendemain était un dimanche ; une nuit d’insomnie et de réflexion m’avait surexcitée, et je fis une sortie violente contre mon père.

— En somme, c’est encore pour boire qu’il nous a conduits à cette honte. Nous n’oserons plus sortir. Moi, je flanque dans le canal le premier qui s’avisera de me regarder de travers. Au moins si c’était pour nous nourrir qu’il avait volé ! mais non, c’est pour du genièvre. Je ne pleure plus : c’est très bien fait.

— Tais-toi, Keetje, Dirk a remué toute la nuit ; il ne faut pas qu’il t’entende, car il se battra à mort si on l’insulte à ce propos : ne le réveille pas.

— Je ne dors pas, cria Dirk, et il se mit à pleurer.

Mina trouvait qu’il fallait nous ramasser, qu’en somme ce n’était pas nous qui avions fait la chose.

Nous nous claquemurâmes toute cette matinée. L’après-midi, les uns après les autres se risquèrent dehors. Il faisait très beau. Je sortis avec précaution de l’impasse, et filai le long des maisons, en affectant des allures pressées. Au bout du canal, je rencontrai ma meilleure amie, seule également. Je voulais d’abord me cacher, mais son frère aussi se trouvait au « Village Rouge » : il était matelot et, son père lui ayant refusé de l’argent, il avait vendu son uniforme. Nous fûmes donc comme poussées l’une vers l’autre.

— Rika, dis-je, allons nous promener aux « Schansen ».

Les « Schansen » étaient des boulevards extérieurs qui menaient à la prison. Nous aboutîmes à celle-ci comme par hasard. Nous marchâmes autour du « Village Rouge », en inspectant toutes les fenêtres, nous arrêtant à chaque instant et parlant haut dans l’espoir d’être entendues par les nôtres. Mais non ! rien ne bougeait. Puis nos regards se rencontrèrent et nous tombâmes dans les bras l’une de l’autre en pleurant ; nous appelâmes éperdument nos prisonniers, et nos cris :

— Père ! Père !

— Fritz ! Fritz !


s’entremêlèrent dans nos sanglots.

Nous trouvâmes des excuses en disant que mon père était ivre et ne savait ce qu’il faisait, et que son frère était si jeune !

Après quelque temps, on relâcha mon père, son larcin d’ivrogne ayant été jugé trop insignifiant pour justifier une poursuite ; mais le mal était fait, et il ne trouva plus de travail chez aucun loueur de la ville.