Jours de famine et de détresse/30

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Éditions de la Toison d’or (p. 136-140).


JE QUITTE MA PLACE


Dès mon entrée dans l’impasse, j’entendis les jolies voix des miens, qui chantaient des psaumes en chœur.

Un bien-être m’envahissait. Je précipitai le pas, et entrai chez nous en coup de vent. Les voix se turent dans un couac.

— Comment ! c’est toi ?

— Oui.

— Tu as quitté ta place ?

— Oui.

— Bientje ! zézaya un de mes petits frères, en étendant ses menottes vers moi.

Je le pris sur mes bras.

— Klaasje, Klaasje, je suis revenue.

— Mais je te croyais si bien nourrie dans ton service, dit mon père. Quand on est bien nourrie, on doit supporter beaucoup. Nous chantions pour oublier la faim, et tu vois, la lampe va s’éteindre, faute d’huile.

— Je savais tout cela, et je suis revenue quand même. Les premiers jours, étant affamée, je torchais tous les plats avec ma langue, j’étais insatiable. Mais quoi ! je ne suis pas une mendiante : je ne veux donc pas être nourrie de leurs restes. Je les ai vus remettre des pommes de terre de leurs assiettes sur le plat : c’était pour nous, et ils nous donnaient des tartines dans lesquelles ils avaient mordu. Eh bien ! quand je travaille, je prétends ne pas être traitée ainsi.

« Je comprendrais qu’ils ne donnent pas de leur pain d’épice, ou de leur boudin de foie, et autres « délicatesses » qu’ils mangent devant vous sans jamais rien vous en passer. Soit ! mais je ne veux pas que mes tartines aient traîné sur leurs assiettes.

— Tu oubliais la faim que tu as eue ici.

— Non, père, seulement quand on travaille, ce n’est pas comme si on recevait une charité.

— Tu es ingrate, petite : tu mangeais le pain de tes maîtres et tu n’étais pas contente.

— Ah ! non ! Je mangeais le pain de mon travail, et non le leur. C’est comme la femme de journée, qui geignait de devoir travailler pour les autres. Je lui ai dit : « Tu travailles pour les autres ? Moi pas : je travaille pour gagner ma vie. Crois-tu que je mettrais un seau d’ici là pour cette usurière qu’est notre patronne, si elle ne me payait pas ? plus souvent ! » Donc, je travaille pour gagner ma vie ; mieux je travaille, mieux je dois être traitée, et je travaille de mon mieux. J’avais prévenu la patronne, et comme, ce soir encore, elle nous a donné des pommes de terre visiblement tripotées, je suis partie sans vouloir manger.

— Eh bien ! tu pourras te coucher sans souper, et te lever sans déjeuner. C’est incroyable, quand on a à manger, de demander davantage.

— Mon Dieu ! père, je n’irai pourtant pas vider les vases de cette ignoble vieille, et encore être son obligée ! Je travaille, elle me paye : nous sommes quittes ; mais je ne veux pas être payée avec des reliefs.

— Voilà, c’est la nouvelle souche qui parle ainsi : nous ne pensions pas à tout cela. Je haussai les épaules et j’allai m’asseoir avec le petit. Le chat me sauta sur la nuque et s’y installa ; le bébé s’endormit. Au bout d’une demi-heure, j’avais le sang à la tête de respirer l’air empesté de notre taudis ; j’étais néanmoins frémissante de bonheur de me trouver parmi les miens.

Je grandissais, et commençais à échapper complètement à mes parents. J’étais sans aucune instruction ; mais depuis l’âge de sept ans, auquel j’avais appris à lire, je dévorais avidement n’importe quel écrit qui me tombait sous la main. En 1870, j’allais, en me rendant à l’école, lire, depuis le premier mot jusqu’au dernier, les dépêches de la guerre affichées aux devantures des magasins, et ces massacres me hantaient au point que je ne parvenais plus à m’appliquer aux leçons. J’avais suivi toute l’affaire Tropmann dans les journaux collés au recto et au verso sur les murs à affiches d’Amsterdam ; j’ai lu ainsi des feuilletons entiers.

Mais mon impressionnabilité avait surtout été mûrie par la misère, qui nous obligeait à ruser pour avoir du crédit, qui nous faisait passer par toutes les transes du loyer qu’on ne pouvait payer, et la honte des créanciers qui venaient nous insulter et ameuter les voisins. Des infamies s’étaient incrustées dans ma mémoire, comme celle de l’usurière qui avait gardé l’argent épargné sur la faim de nos enfants et ne nous avait pas rendu les vêtements que nous étions venus dégager.

Tout cela m’avait composé une nature étrange, où une grande candeur naturelle s’alliait à une sensibilité et à une compréhension au-dessus de mon âge. J’étais prête à toutes les besognes, mais intraitable devant ce qui me semblait une injustice. J’étais souple et en même temps peu maniable, comme le prouvait ma fugue de ce soir.

La lampe continuait à baisser ; nous nous couchâmes, mes parents dans l’unique alcôve, les neuf enfants sur des paillasses par terre.

Quand je m’y étendis à mon tour, j’eus ce léger vertige qui me prenait chaque fois que je me couchais à terre. J’ajustai les petites fesses de Klaasje dans mon giron, et m’endormis dans le ravissement de sentir contre moi ce petit être adoré.