Jours de famine et de détresse/29

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Éditions de la Toison d’or (p. 130-135).


UNE LEÇON DE VIE PRATIQUE


Pendant sa dernière grossesse, ma mère avait souffert de telles privations, et les transes de deux expulsions en un seul hiver l’avaient si fort déprimée que, pour la première fois, elle mit au monde un enfant débile.

C’était une petite fille blonde, à tête d’ange, toujours un peu penchée de côté. Nous la perdîmes au bout de deux ans.

Ma mère en eut une douleur que rien n’apaisait. Nous l’entendions murmurer à voix basse :

— Ma petite fille ! ma petite fille ! Elle est morte de misère.

Elle nous rappelait constamment les gestes de son bébé, qui ne savait pas encore parler.

— Te rappelles-tu, Keetje, quand elle était sur mes genoux à table, qu’en voyant le pain, elle me faisait ouvrir le tiroir ? Et comme elle savait bien choisir, parmi les couteaux, le couteau à pain qu’elle me tendait alors, triomphante ! Et quand, pour lui faire une niche, je lui présentais le sein au lieu d’une tartine, te souviens-tu de sa grimace, parce qu’il lui rappelait le goût de la moutarde que j’y avais mise pour la sevrer ?

Et ma mère riait en pleurant.

Puis elle allait prendre dans une petite boîte la mèche de cheveux blonds, auxquels adhéraient encore des lentes, et se plaçant sous la lucarne de notre mansarde, pour pouvoir en distinguer la couleur dorée, elle l’embrassait en sanglotant.

Enfin ma mère était devenue malade, et moins que jamais s’occupait de ses enfants vivants.

Le docteur des pauvres vint la voir. Il nous regarda tous en disant :

— Quels beaux échantillons d’enfants ! Mais vous êtes tous malades : la fièvre vous ronge. Quant à vous, petite femme, il est temps de vous soigner sérieusement. Je vais prescrire de la quinine, je vous permets d’en donner un peu à vos enfants. Puis vous… que faire ? Il faudrait des œufs, de la viande, du vin.

Au mot : vin, nous avions tous levé la tête, stupéfaits.

Du vin à des pauvres !

Ce monsieur nous semblait dire des bêtises, tant chez nous, l’idée de vin se confondait avec l’idée de gens riches et de ripaille.

Il se rendit compte de notre ébahissement, nous embrassa d’un regard circulaire, haussa les épaules et sortit.

Nous considérions notre mère presque avec respect, d’avoir une maladie qu’une boisson aussi distinguée que le vin devait guérir. La viande, les œufs nous avaient moins frappés : nous voyions, autour de nous, des gens qui en prenaient le dimanche ; mais du vin !… jamais ! Cela nous effarait. Mon premier mouvement fut d’aller, la tête en feu, raconter la chose chez les voisins.

Quand mes parents voulaient causer, ils devaient attendre qu’ils fussent couchés, et les enfants endormis. Comme j’avais des insomnies, j’entendais souvent leurs réflexions et leurs propos : j’apprenais ainsi leurs projets et je partageais leurs inquiétudes.

Ce soir-là, quand la lumière fut éteinte et que mon père nous crut endormis, il appela doucement :

— Mina !

— Oui, père, répondit-elle.

— Est-ce que Keetje dort ? Cette gamine passe ses nuits à s’agiter.

Elle me poussa du coude et, comme je ne bougeais pas, elle fit :

— Oui.

— Écoute : on t’envoie souvent, dans ton service, chercher du vin à la cave ?

— Oui, la vieille ne sait pas descendre, et le fils ne veut pas : alors on m’envoie.

— Eh bien ! tu devrais prendre quelques bouteilles de vin pour mère.

— Non, Dirk ! Non, Dirk ! ne lui dis pas ça, protesta ma mère.

— Laisse donc !

— Je n’ose pas, père. Le fils descend de temps en temps pour en prendre du très bon, et il s’apercevrait qu’il manque des bouteilles. Il y en a juste deux sur un tas de rangées de six : si j’en ôte, il pourrait le voir.

— Aussi ne faut-il pas enlever ces deux bouteilles, mais toute une rangée, et remettre les deux sur le tas : de la sorte, cela ne se remarquera pas.

— Et comment faire sortir ces six bouteilles ?

— Tu les placeras sous la provision de charbon, et chaque matin tu en cacheras deux dans le bac aux ordures, au moment de le mettre à la porte ; je me charge du reste.

— Oui, ainsi cela pourrait se faire, fit Mina, après un moment de réflexion.

— Tu devrais bien aussi m’apporter un des pantalons du vieux monsieur, puisqu’il est paralysé et ne s’en sert plus.

— Un pantalon ! de quelle façon l’emporter ? la vieille me remet, tous les soirs, mes deux tartines au moment de mon départ.

— En faire un paquet serait maladroit, c’est évident. Il faut le mettre et replier les jambes jusqu’aux genoux : en les attachant avec une épingle, cela tiendra, et personne ne verra rien.

— Ah non ! le vieux a la peau qui pèle, et il se gratte continuellement jusqu’au sang. Je ne veux pas mettre sur moi un objet qui a touché sa peau.

Je la sentais, à côté de moi, frissonner de dégoût. Elle me donna des coups de pieds et des coups de coude, de révolte, qui m’auraient éveillée dix fois si je n’avais été tout oreilles.

Mon père ne se fâcha pas, mais se fit persuasif.

— Voyons, nous sommes sains : je n’ai jamais rien attrapé. C’est une blague, la contagion ; je n’ai plus de fond dans mon pantalon : un de ces jours, je ne pourrai plus sortir.

Le lendemain, mon père rentra avec deux bouteilles de vin : on en déboucha tout de suite une. C’était du vin couleur… jus de choux rouge… Il en versa une demi-tasse à ma mère, qui le but en contractant la bouche, comme si elle avait mordu dans une baie sauvage. Puis, avec une cuillère, il nous en donna à goûter. Il but alors à même la bouteille, la vida aux trois quarts, et claquant de la langue, il déclara :

— Cela n’a pas de goût : je préfère un « bittertje »[1].

Ma mère devint écarlate et eut des nausées : il fallut la soigner toute la journée.

Le vin ne put jamais s’acclimater chez nous.

Mina, en rentrant le soir, fit un signe à mon père ; il la suivit dans le petit couloir obscur qui précédait notre chambre. Quand ils revinrent, elle courut se frotter les jambes avec un torchon, en répétant :

— Hou ! hou !… sa peau pèle, sa peau pèle !

Le lendemain, mon père mit un bon gros pantalon, dont ma mère, en clignotant fiévreusement des yeux et en tressautant à chaque bruit, avait changé les boutons.



  1. Amer.