Jours de famine et de détresse/37

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Éditions de la Toison d’or (p. 173-174).


LES POMMES DE TERRE


Aucun de nous, excepté Kees, n’a jamais osé mendier. Par les périodes les plus aiguës de la famine, l’idée seule ne nous en venait pas. Mais Kees, lui, avait la faim abominable : même ayant eu sa part, mais n’étant pas rassasié, il suivait les morceaux de la main à la bouche et de la bouche à la main. Donc Kees osait. Il allait demander aux fenêtres des cuisines de cave, et on lui donnait des restes de pommes de terre. Il en mangeait, mais en rapportait à la maison. Un jour, rentrant malade et exténuée de faim et de fatigue d’avoir en vain cherché du travail, je trouve les miens tenant chacun, entre les doigts, une pomme de terre froide et déjà gâtée. Je demande d’où elles viennent. On me répond que Kees les a apportées. Kees s’était prudemment retiré vers la porte, pour éviter une taloche.

— Comment, sale bête, dis-je, en me dirigeant vers les pommes de terre, tu oses mendier !

Et j’en pris une entre les doigts : elle était sûre, mais délicieuse.

Kees suivait du regard la pomme de terre, de la main à la bouche et de la bouche à la main. Ce regard demandait : « C’est bon, n’est-ce pas ? et je n’aurai pas de taloche ? »

Comme je lui répétais qu’il ne devait pas mendier, il mit les mains dans les poches de son pantalon, le secoua en le relevant, et ses yeux et un plissement du nez disaient : « Elle est forte, celle-là ! »

Plusieurs fois j’en ai mangé, de ces pommes de terre.