Jours de famine et de détresse/38

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Éditions de la Toison d’or (p. 175-176).


UN PAIN POUR DES TIMBRES


J’étais rentrée, très énervée d’une longue pose debout chez un peintre, avec des vêtements mouillés sur moi, et de n’avoir, de toute la journée, mangé qu’un exquis petit sandwich au saumon qu’il m’avait donné. À la maison, rien. Tous m’attendaient, croyant que j’apporterais l’argent de la pose ; mais on ne m’avait pas payée, et je n’osais jamais demander.

Nous discutions de quelle façon nous pourrions bien obtenir du pain à crédit, quand je me souvins d’avoir en poche quelques timbres d’un, deux et cinq centimes. Je les avais trouvés à l’atelier, parmi les paperasses dont je débarrassais un plat de Delft, et, comme ils étaient chiffonnés et racornis, le peintre me les avait laissés.

Je savais qu’on pouvait acheter en payant avec des timbres-poste, mais aucun de nous n’osait le faire. Enfin Kees se décida et revint, à notre stupéfaction, chargé d’un pain et d’une chandelle, car nous étions aussi sans lumière. Nous demandâmes comment il s’y était pris, et alors ce petit bout d’homme de dix ans nous expliqua très sobrement : comme quoi la femme avait d’abord refusé de donner un pain pour ces vieux timbres ; puis qu’il avait parlementé en expliquant que des timbres, c’était comme de l’argent, qu’elle pouvait bien les prendre aussi bien à lui qu’à la poste, et qu’elle s’éviterait ainsi une course.

L’intelligence logique et déliée qu’il avait déployée, pour amener cette lourde flamande à lui donner ce pain en échange des timbres, était adorable et rare. Malgré mon ignorance, je le compris et j’en fus fière.