Jours de famine et de détresse/39
KEES ACROBATE
Je retournais à la maison, éreintée jusqu’à l’épuisement de mes éternelles randonnées à travers la ville, à la recherche d’un travail quelconque. Je vis un rassemblement de cinq à six personnes ; je croyais à un accident. En m’approchant, j’aperçus Kees, les jambes écartées, se courbant lentement en arrière pour ramasser, avec la bouche, une pièce de cinquante centimes, placée entre ses pieds.
Ma première pensée fut de l’empoigner et de l’envoyer à la maison à coups de pied ; mais, un faux mouvement, et il se brisait l’épine dorsale. J’attendis donc. Il se remit droit avec grande précaution, la pièce de cinquante centimes entre les dents. La première personne qu’il aperçut fut moi, blême de honte ; il me regarda, cracha sa pièce, et se sauva à toutes jambes, en retournant la tête pour voir si je le suivais.
Voilà donc où nous en sommes dans ce pays étranger, où nous mourons littéralement de faim ! Je rentrai chez nous, décomposée. Mon premier mot à ma mère fut :
— Pourquoi Kees n’est-il pas à l’école ? je l’ai trouvé dans la rue, faisant des tours de saltimbanque, pour de l’argent. C’est votre faute, si les enfants croulent tous : quand il faut chercher un petit seau de charbon, ou garder le linge sur la prairie, vous les tenez hors de l’école. Et Dirk ? Avez-vous cherché un atelier pour le mettre en apprentissage ?
— Non, je ne suis pas allée : il est trop petit.
— Mais il a quinze ans : les petits doivent vivre comme les grands. Faites-en un cordonnier ou un tailleur. Ce n’est pas un lourd travail comme celui de notre Hein chez son forgeron.
— Fiche-moi la paix ! tu es comme ton père : tu veux faire travailler les petits enfants pour garder ton argent, quand tu en gagnes.
— Je suis à la même enseigne qu’eux : je ne sais pas de métier. Vous nous avez flanqués dans le monde pour nous laisser pousser comme de mauvaises herbes, et crever de misère. Moi, je n’aurai pas d’enfants !
— Quel est ce langage malpropre ? d’où sors-tu ?
— Voyons, j’ai dix-huit ans ; c’est abominable de nous avoir jetés dans la vie pour faire de nous ce que vous faites !
— Tu parles selon ton intelligence ; il faut bien prendre les enfants quand ils viennent.
— Ah zut ! c’est sans doute moi qui aurais dû vous apprendre à ne pas en avoir.
La porte s’ouvrit. Kees s’arrêta sur le seuil, n’osant entrer. Je ne le regardai pas.
— N’y a-t-il rien à manger ? demandai-je à ma mère.
— Non, je croyais que tu aurais rapporté quelque chose.
Kees entra ; il fit le tour de la chambre, en m’observant. Nos regards se rencontrèrent. Le sien disait :
— Tu vois, j’aurais pu te donner du pain, mais tu es montée sur tes grands chevaux, et voilà !
Ah ! ce petit être adorable ! il avait cherché à utiliser sa souplesse, son adresse, dont il se prévalait auprès des autres gamins. Ce jeu, où librement on l’avait laissé se développer, il voulait s’en servir pour nous nourrir. Je me pris à sangloter frénétiquement.
— Que vont-ils devenir ? Que vont-ils devenir ?
— En voilà des histoires ! Qu’est-ce que cela peut bien te faire, ce qu’ils deviennent, pourvu que tu t’en tires ? Du moment où tu as des livres à lire, tu te moques bien du reste. Si tu aimais tant les enfants, tu ne les cognerais pas, comme tu fais.
Je bondis devant ma mère, en rugissant :
— Mais je veux qu’ils apprennent, qu’ils apprennent ! Ne voyez-vous pas qu’ils deviennent des vagabonds ? qu’ils finiront en prison ? Ne comprenez-vous donc pas où nous allons, maintenant qu’ils grandissent ?
Elle haussa les épaules. Rien à faire. C’était cependant la même mère qui ne voulait pas, quand ma sœur aînée et moi étions petites, nous envoyer à une école gratuite, et qui avait mis son manteau au clou pour payer l’écolage.
Kees avait à nouveau disparu. Une demi-heure plus tard, il revint avec un grand pain. Ma mère le découpa. Je n’en voulais pas d’abord, mais vaincue par la faim, j’en pris une tranche.
— Kees, dis-je, viens près de moi.
— Pourquoi ? demanda-t-il, méfiant.
— Allons, viens.
Mon intention était de l’entourer de mes bras, de l’embrasser, et de le tenir un peu contre moi. Il vint ; je le pris par les épaules. Son beau regard limpide, logique, et déjà averti des choses lamentables de la vie, me remua tellement que je me mis à le secouer, et lui criai dans la figure :
— Tu ne dois pas faire ça ! tu ne dois pas faire ça ! salaud ! salaud !
— Mère ! voilà que cette fausse canaille m’attire près d’elle pour me faire du mal !
D’une secousse, il se dégagea et se réfugia auprès de ma mère.
— Oui, elle est fausse et judas, cette créature ; elle n’a rien de mes autres enfants.
— Si ! si ! je ressemble à Kees, mais il ne comprend pas.
Je me remis à sangloter éperdument. J’avais, à cette époque, la force de pleurer plusieurs heures de suite.