Jours de famine et de détresse/42
À L’HÔPITAL
Mina, étant revenue d’une de ses escapades, devait, la nuit, partager mon canapé. Elle avait tout de suite tiré la couverture à elle, et vers le matin elle me fit rouler à terre, où je continuai à dormir : je me réveillai avec une grosse toux.
Depuis quelque temps je me sentais malade et très faible : je souffrais de fièvres intermittentes ; et maintenant, ce refroidissement par cet hiver…
Je me traînai encore quelques jours, puis annonçai à ma mère et à ma sœur que j’allais à l’hôpital et, si on voulait me garder, que j’y resterais. Elles se mirent à rire et, comme je partais, elles plaisantèrent :
— Le café sera prêt pour ton retour.
Mais je ne revins pas : on me garda.
Le chef de service, un grand homme de cinquante à cinquante-cinq ans, les cheveux blond roux, partagés au milieu par une raie, la barbiche grisonnante, aux grandes mains semées de taches de rousseur, avait l’air d’un lourd mâtin rôdeur qui va, dans les buissons, croquer les poulets d’autrui.
Il m’ausculta et me retourna en tous sens : il constata une bronchite chronique et des fièvres paludéennes.
— Et elle est très affaiblie par la misère. Quelle jolie sauterelle ! fit-il, en riant, à ses élèves.
Il me prescrivit la portion complète de nourriture, du sirop de Vanier, et une petite bouteille de quinine à prendre tous les jours, en une fois.
J’étais entrée un jeudi. Le repos, le bon lit et la saine nourriture me réconfortèrent immédiatement. Aussi, quand ma mère et ma sœur vinrent le dimanche, me trouvèrent-elles fraîche et rose. Puis, je riais à en triller : j’avais demandé des livres, et on m’avait donné Le Pays d’Or de Henri Conscience ; la naïveté outrée de ces paysans flamands, qui étaient allés chercher de l’or en Californie, me faisait me tordre.
— Mais tu n’es pas malade ! s’écria ma mère. Je ne comprends pas que tu restes ici pour ton plaisir, quand à la maison on meurt de faim. Et voici une lettre de l’antiquaire, qui te demande de venir réappliquer des broderies.
Je cessai de rire, et comme le docteur arrivait pour la visite, je lui demandai tout de go si j’étais vraiment malade.
— Ma mère prétend que je ne suis à l’hôpital que pour me goberger.
— Non, non, Madame, la maladie de votre fille est très sérieuse ; vous devez la laisser ici.
Elles partirent confuses.
Le docteur alors me dénuda, m’ausculta, me traça des ronds sur le corps.
Et tous les jours, il recommençait.
Quand j’étais levée, il me déshabilla debout, faisait maintenir ma chemise par les élèves, et ainsi me maniait et remaniait à volonté.
Les élèves, la sœur, et moi, ne fûmes pas longtemps dupes de ce manège.
Il régnait alors, à la Maternité, une infection qui mettait en danger les nouvelles accouchées. On fut obligé d’en placer un peu dans toutes les salles : dans ma salle, elles étaient au moins quatre. Plusieurs avaient eu de mauvaises couches et se lamentaient nuit et jour.
La nuit du mardi-gras deux accouchées, qu’on venait d’apporter et qui criaient sans répit, m’empêchèrent de dormir. Cependant la musique du carnaval, à la rue, me donnait une folle envie de danser. Je me mis sur mon séant. La grande salle de 28 lits était éclairée, au milieu, par un seul bec de gaz assourdi. La bonne chaleur du poêle, les rideaux blancs, de jeunes visages sur des oreillers voisins, me faisaient déjà me sentir chez moi.
J’écoutais la joie du dehors avec des frémissements de désir d’en être ; j’appelai doucement ma voisine, toute jeune comme moi.
— Toinette ! Toinette ! écoute : on chante, et la musique joue une valse.
— Une valse ? une valse ? bredouilla-t-elle.
Elle s’assit sur son lit.
— Oui, j’entends, ils s’amusent ferme.
Je voyais ses yeux noirs flamboyer et avec son bonnet tuyauté, de travers, elle était jolie, jolie…
Une des accouchées criait :
— Oh ! mon ventre, mon ventre !
— Viens regarder par la fenêtre, dit Toinette.
Nous nous levâmes et, pieds nus, courûmes écarter le store ; mais le balcon interceptait la vue. Nous ouvrîmes, et du balcon, en chemise, nous aperçûmes des bandes de masques, qui dansaient en rond et hurlaient à tue-tête.
Nous rentrâmes vite à cause du froid. Une accouchée allemande clamait :
— Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben[1] !
Elle me donnait la chair de poule.
— Mon Dieu, Toinette, elle souffre tant !
— Si tu veux ne jamais rire, parce qu’on geint ici, tu claqueras toi-même.
Une autre jeune malade s’était levée, et, à nous trois, nous dansâmes une polka.
Dans le corridor, la sœur et la servante venaient pour la ronde ; nous n’eûmes-que le temps de filer derrière les lits et de gagner le nôtre.
La sœur s’avançait comme en glissant. Sa lanterne répandait devant elle un peu de clarté floue, qui se reflétait, en vacillant, sur sa figure délicieusement douce, ennuagée par la coiffe blanche.
La servante, emmitouflée dans un châle, emboîtait le pas.
La sœur leva sa lanterne devant plusieurs lits. Près de l’accouchée qui haletait : « Mon ventre, mon ventre ! » elle s’arrêta, arrangea les couvertures, dit quelques mots sur un ton placide, et passa.
Je n’avais pas eu le temps de bien me couvrir, et faisais semblant de dormir.
Elle me recouvrit, borda mon lit et murmura :
— Le chef l’appelle « sauterelle ». Il a bien raison : elle n’a pas plus d’os que de chair.
Je la sentais bienveillante, et son visage calme m’apaisait.
La servante, une paysanne flamande, répondit :
— Je n’aime pas cette fille ; elle n’est pas comme nos autres malades, et le docteur…
— Chut ! chut ! interrompit la sœur.
— Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben ! se lamentait l’autre accouchée.
— Celle-là ne passera pas la nuit, fit la religieuse. Je ne peux même pas lui parler de Dieu : c’est une protestante.
Elles s’éloignèrent d’un pas feutré et, après quelques haltes, s’effacèrent dans l’ombre.
Toinette alla se fourrer dans le lit de l’autre jeune fille ; ces deux avaient d’étranges familiarités.
Je m’endormis en entendant, comme dans le lointain :
— Oh ! mon ventre, mon ventre !
La rue en liesse et la musique me réveillèrent encore. L’Allemande gémissait de plus en plus bas :
— Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben !
L’émotion me gagna, je me mis à pleurer. Je savais un peu d’allemand ; j’allai à son lit et lui demandai si je ne pouvais rien pour elle. Elle me saisit la main, comme affolée ; la langue déjà alourdie, elle répétait :
— Ich will nicht sterben : der Kleine lebt, ich muss leben für ihn[2].
Je restai près d’elle. Elle mourut au matin.
Au bout de six semaines, je me sentis assez retapée pour repartir. Ma mère était encore venue me dire que mon père avait juré de me tirer de là par les cheveux, si je ne rentrais pas ; mais le chef de service avait tenu bon.
Le matin de ma sortie, il me manipula, longuement, me recommanda de continuer à prendre le sirop de Vanier et [a quinine. Je lui répondis que je ne pourrais pas me les procurer.
— Viens chez moi, je te les procurerai.
Je fus chez lui le lendemain. Il me fit attendre que tous les clients fussent partis. Quand j’entrai dans son cabinet, il poussa le verrou et me prit dans ses bras ; ses mâchoires claquaient.
Comme je faisais un mouvement de recul, il me lâcha et dit :
— Voyons cette poitrine.
Et il me mit nue.
Il m’assit sur le divan, puis me parla :
— Tu as la poitrine très faible. Cela pourrait tourner mal, si tu ne te soignes ; et prends bien les médicaments que tu trouveras toujours ici.
Je le compris parfaitement.
Je mourrai si je ne me soigne pas. Me soigner c’est prendre ces médecines que je ne peux pas me payer, et que lui me donnera en échange de ma peau.
Et puis, eux, à la maison, que deviendront-ils, si je meurs ? Déjà maintenant je sens tout chavirer ; que sera-ce sans moi ? Nos enfants, si bons, si intelligents et si beaux sombreront sans merci. Klaasje, mon petit lézard, a déjà été en prison ; et ma mère, autant que les enfants, a besoin de mes révoltes pour ne pas laisser tout s’en aller à la dérive.
Je n’aimais plus ma mère, mais j’en avais pitié, maintenant que je jugeais mieux.
N’avait-elle pas mis neuf enfants au monde, dans le plus affreux dénuement ? Elle serait morte de faim dans ses couches, si les voisines ne lui avaient apporté parfois une tasse de café et une tartine. Et nous tous, affamés, étions encore autour d’elle pour nous en faire donner la plus grande part.
Et pour Dirk, quand il était devenu transparent de faim et de fièvre, n’était-elle pas allée demander des reliefs de table, dans une maison où elle avait vu des enfants à la fenêtre croyant qu’une mère ne refuserait pas cela à une mère ? Et comme elle sanglotait en rentrant, parce qu’on l’avait éconduite !
Je commençais à comprendre ses haussements d’épaules.
Le vieux parlait :
— Tu ne peux rester ainsi ; il ne faut pas prendre à la légère ces affections de la poitrine : tu ne te sens peut-être pas malade, mais tu l’es.
— Oui, il ne s’agit plus de rire, me disais-je.
— En te soignant, tu deviendras encore plus jolie, et tu es déjà délicieuse.
Il vit que je pensais à tout autre chose, et me renversa sur le divan.
Une fois dehors, je fus prise de désespoir ; mais que faire ?
Je ne veux pas mourir poitrinaire, comme celles que j’ai vues mourir là-bas : je ne le peux pas, je ne le dois pas !
J’avais vu agoniser, pendant des heures, une jeune femme qui, depuis cinq ans, venait de temps à autre se faire retaper à l’hôpital ; ses hoquets s’entendaient deux salles plus loin. Au dernier moment, une religieuse lui tenait une bougie allumée dans la main ; la servante, de l’autre côté du lit, racontait le plaisir qu’elle venait d’avoir à la kermesse de son village ; la sœur écoutait, amusée ; toutes deux se penchaient au-dessus du lit en riant, sans se préoccuper de la mourante, dont le regard intelligent allait de l’une à l’autre. La cire de la bougie coulait sur la main de la jeune femme et la brûlait. Ses hoquets se précipitaient ; elle fit une grimace ridicule en se mordant la langue, et ce fut tout. La sœur enleva la bougie, regarda négligemment la morte, et s’éloigna avec la servante, en poursuivant la conversation.
Une couturière tuberculeuse avait accouché en agonisant, sans pousser un gémissement ; mais, quand elle fut délivrée et qu’on emporta l’enfant, pour le laver, elle s’efforça de lever les bras et bégaya :
— Je ne le verrai pas.
Elle devint livide, sa tête ballotta de droite et de gauche : elle était morte.
J’irais mourir ainsi, moi ! jamais !!
J’en ai pour cinq ans, si je ne guéris pas : j’aurais alors vingt-quatre ans, Klaasje seulement quatorze, et je ne serais plus là ! Ah ! non, non ! je ne veux pas. Il me faut ces médicaments qui me guériront. Le docteur se les fait donner à la pharmacie de l’hôpital : j’en aurai donc toujours.
Quand mes bouteilles étaient vides, j’allais chez le chef de service qui, chaque fois, poussait le verrou.