Jours de famine et de détresse/43

La bibliothèque libre.
Éditions de la Toison d’or (p. 204-208).


PROSTITUÉE


« Ma fille a le billet jaune ».
Dostoïevsky.


Encore une fois, nous étions sans manger. Hein frappait depuis deux jours sur l’enclume, avec les lourds marteaux de son métier de forgeron, sans avoir pris aucune nourriture ; il était affalé sur une chaise, pâle, la tête baissée, les bras pendants, engourdis le long du corps, et répétait :

— Je ne peux plus, je ne peux plus.

Les petites jambes de Klaasje s’étaient dérobées sous lui, et il gisait à terre, contre le mur ; les autres enfants étaient dispersés, ici et là, dans la chambre, tous malades de faim. Ma mère avait le visage enfiévré, et des clignotements d’yeux précipités qui accusaient son affolement ; moi, des vertiges me faisaient chanceler.

Ma sœur aînée nous avait quittés, et nous attendions mon père, parti dès le matin à la recherche de quelque chose à gagner. Il rentra ivre et demanda à manger.

Je regardais autour de moi sentant qu’un malheur allait arriver si on ne trouvait immédiatement une issue. Ma décision fut prise. J’allongeai ma jupe en traîne ; je tirai mes cheveux sur le front ; je m’ajustai le mieux que je pus, en regrettant de n’avoir pas de fard, comme j’en avais vu aux prostituées, et dis à ma mère que j’allais sortir. Elle voulut m’accompagner, pour rapporter plus vite les victuailles.

Une fois au centre de la ville, je lui recommandai de rester à distance. Bientôt un homme me fit signe de le suivre, et m’emmena dans une maison de rendez-vous. Quand, après, je lui réclamai mon salaire, il me demanda si je me moquais de lui.

— Pour cinq francs, je puis avoir une femme chic, et tu es fichue comme une mendiante et sale en proportion. Ouste ! laisse-moi passer.

En bas, il refusa de payer la chambre. La tenancière nous menaça de la police, et il finit par régler. À la sortie, la femme me cria :

— Sale guenille, je te ferai « carter », si tu oses revenir.

Ma mère m’attendait au boulevard ; quand je lui racontai la chose, elle resta pétrifiée.

— Que pouvais-je faire ? Que pouvais-je faire ? J’ai risqué d’être enceinte d’un inconnu, d’attraper sa sale maladie, on m’a insultée, et pour rien ! et les enfants, mon Dieu, les enfants !

— Si nous ne rapportons rien, ils mourront, dit ma mère.

Je pleurais, la figure contre un arbre. Mais la vision de nos enfants qui nous attendaient, me rendit toute mon énergie.

— Je vais continuer, dis-je ; mais tenez-vous donc plus loin : vous me suivez sur les talons.

Je n’avais pas de mouchoir et, en essuyant mes larmes de mes mains, je me barbouillais la figure.

J’entendis bientôt murmurer derrière moi :

— Petite, petite…

Je me retournai et vis un géant qui me suivait.

— Petite, viens avec moi.

Je le suivis.

Il me conduisit dans une autre maison, et me donna quelques francs d’avance.

Il me mania avec une grande précaution ; il avait manifestement peur de me casser. Il riait de ma figure noire, il riait de ma maigreur, tout mon être minime le mettait en joie, et il répétait sans cesse

— Petite, petite !

Après quelque temps, on vint frapper à la porte en criant :

— Dites donc, vous autres, le temps est passé ; du monde attend ; il nous faut la chambre.

Croyant que c’était la police, je m’étais jetée, terrifiée, contre le géant, ce qui le mit encore en joie. Il m’entoura de ses bras, et riant doucement, murmura :

— Allons, petite ! Allons, petite !

Comme j’étais bien sur cette immense poitrine ! Pour la première fois de ma vie, je me sentis protégée. Tous les sbires de la ville n’auraient pu dénouer les bras qui m’enserraient : il leur aurait dit, amusé :

— Voyons, c’est une petite, une petite.

Une fois dans la rue, je galopai vers ma mère. Nous achetâmes de pauvres vivres, et, dès le bas de l’escalier, nous criâmes aux enfants :

— Nous avons du pain ! nous avons du pain !

Au bout de quelques jours, notre ménage marcha régulièrement, comme jamais il n’avait marché. Les enfants mangeaient aux heures, étaient lavés, allaient à l’école ; ma mère vaquait au ménage ; mon père ne buvait plus : il faisait le café et pelait les pommes de terre. Seule, je rageais et pleurais, accroupie sur le vieux canapé qui me servait de lit.

La simplicité avec laquelle mes parents s’adaptaient à cette situation, me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaque jour. Ils en étaient arrivés à oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me prostituais tous les soirs aux passants. Sans doute, il n’y avait d’autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais à admettre que ce moyen fût accepté sans la révolte et les imprécations qui, nuit et jour, me secouaient.

J’étais trop jeune pour comprendre que, chez eux, la misère avait achevé son œuvre, tandis que j’avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort.