Jud Allan, roi des gamins/p1/ch03

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Jules Tallandier (14p. 48-66).

CHAPITRE III

LE DIABLE S’EN MÊLE


— Ah ! voici le señor. Que la journée vous soit bonne, señor. Le coche (voiture) vous attend.

Ainsi dame Olinda accueillit le marquis, lorsqu’il franchit le seuil de la posada del Cid.

Après une nuit paisible, le jeune homme s’était réveillé dans les plus heureuses dispositions… Un instant, il avait bien eu l’impression d’avoir rêvé toutes ses aventures de la veille, mais la présence dans sa poche de dix mille huit cents pesetas en billetes del banco real d’España avait immédiatement chassé cette idée fausse.

Rappelé ainsi à la réalité, Pierre s’était habillé, avait réglé sa dépense à la fonda de Salamanca et s’était procuré une mule de louage, sur laquelle il avait repris la route de son domicile.

Seulement, comme s’il était condamné à rencontrer sans cesse de nouveaux sujets d’étonnement, les premières paroles de l’opulente Olinda lui apparurent incompréhensibles.

— La voiture vous attend, avait-elle dit.

Quelle voiture ? Tout naturellement, il demanda :

— Un véhicule m’attend. Pourquoi ? à propos de quoi ?

La posadera lui décocha son œillade la plus assassine.

— Pourquoi, señor ? Parce que, hier dans la journée, le padre (prêtre) Montero, qui venait bénir la vigne de la veuve Domera, m’a donné l’ordre de votre part de tenir, ce matin, une voiture à votre disposition.

— Ah ! le padre Montero a fait cela ?

Au fond, Pierre s’accoutumant peu à peu au merveilleux de son existence actuelle, jugeait simplement bizarre que ce prêtre inconnu eût pu savoir, dans le courant de la journée précédente, ce dont lui-même ne se doutait encore aucunement.

Mais il n’en était plus à chercher longuement les explications.

Vivre en pleine féerie lui devenait indifférent ; une seule chose l’intéressait désormais. Joindre Linérès et donner sa vie pour elle, s’il en était besoin.

Aussi fût-ce plutôt par acquit de conscience que par curiosité réelle qu’il ajouta :

— Et le padre vous a sans doute dit où le coche me conduirait.

— Certainement, señor. Cela était utile pour que je pusse débattre le prix…

— En effet… Et je vais… ?

— À la station du chemin de fer d’Avila.

Le jeune homme salua.

— En ce cas, je m’y rends sans retard.

Avec des cris, des soupirs, des protestations de dévouement, Olinda reçut du voyageur le montant de sa note, descendit sa valise, lui remit une liasse de journaux de France arrivée la veille à son adresse.

Elle s’agitait, se trémoussait, monologuant lorsque Pierre ne pouvait l’entendre :

— Que la Madone protège ce jeune homme. Il est une vraie bénédiction pour ma maison. Le muletier, le caporal, le padre, chacun a fait son petit présent à la faible femme que je suis… Qu’il soit récompensé au centuple, ce brave gentilhomme qui fait tomber la pluie d’or dans mes poches.

Cependant, Chazelet prenait place dans la voiture qu’en tout autre pays que l’Espagne, on aurait dénommée charrette.

Sa valise à ses pieds, ses journaux à la main, il subissait l’averse des adieux, des vœux de l’hôtesse.

Enfin, celle-ci, à bout d’haleine et peut-être d’expressions, fit un signe au voiturier assis sur le brancard.

L’homme excita son cheval ; on partit.

Pierre avait pensé parcourir les journaux de France durant le chemin. Rentrant à Paris ; il désirait se remettre au courant des préoccupations de la ville Lumière ; mais, après deux ou trois tentatives, il dut y renoncer.

Les cahots lui faisaient exécuter des bonds continuels. Il était projeté de droite, de gauche, heurté, bousculé. Allez donc lire au milieu de semblable gymnastique.

Il faut avoir parcouru les routes espagnoles, avoir été meurtri dans les véhicules primitifs circulant à travers la campagne pour se rendre compte du nombre des contusions qu’un touriste peut supporter sans que sa santé en soit altérée.

Le voiturier, stoïque, fumait paisiblement des cigarettes, comme insensible aux cabrioles de l’équipage.

Enfin, on parvint à Avila, cette jolie petite ville de neuf mille habitants, entourée d’une ceinture de forêts.

À travers les chênes, les érables, les pins ou les landes couvertes de bruyères, le coche gagna la gare située à plus d’un kilomètre de la cité.

Là, Pierre, s’étant séparé de son voiturier, apprit que le train pour la direction de Médina, Valladolid, Burgos, Venta de Baños, Irun et France, devait passer dans une heure seulement. Une heure à dépenser, ma foi, ce ne serait pas trop de temps pour lire les journaux et se retremper quelque peu dans la vie parisienne.

Sur cette réflexion, le jeune homme s’installa commodément dans une salle d’attente et déplia l’un des quotidiens de Paris avec cette satisfaction mêlée de regrets que l’on éprouve à se replonger dans ses préoccupations accoutumées, après les avoir négligées quelque temps.

Mais il y eut à peine jeté les yeux qu’il pâlit, porta la main à son front tel un homme étourdi par un coup de massue.

— Elle, murmura-t-il, elle !

Et se dominant grâce à un effort violent :

— Le danger… C’est cela… Le bandit Selenitès avait raison.

Il avait vu ce sous-titre, imprimé en gros caractères, au-dessus d’un cliché reproduisant les traits charmants de Linérès :

Coïncidences diaboliques. — le jeu de massacre des épouseurs. — Un chapelet de victimes. — C’est diabolique, dit l’une d’elles. — Quoique non blessée, Mlle  de Armencita n’en est par moins la plus atteinte. — Un journal parisien désigne la malheureuse jeune fille sous ce nom : La Fiancée du Diable !

Armencita ! Fiancée du Diable ! Ces mots avaient bouleversé Pierre, d’autant plus profondément que, lui aussi, avait éprouvé les effets des volontés mystérieuses s’agitant autour de la jeune fille.

Depuis son entretien avec la gitana, depuis la remise en ses mains du portrait de la señorita, est-ce qu’il ne se débattait pas en plein mystère ? Est-ce que les moindres incidents de son existence n’étaient point marqués au coin de la magie ? Enchantements réels ou charlatanisme, qu’importait ? Puis rien autour de lui n’obéissait aux lois de la morale.

Et il souffrait de ne point ressentir une révolte suffisante en face de ce journal qui, sous les regards amusés de centaines de mille lecteurs, promènerait accolés le nom de Mlle  de Armencita et ce surnom : la Fiancée du Diable.

Puis, le désir de comprendre comment pareil blasphème avait pu naître, l’envahit, le poussa à lire l’article qui suivait sur deux colonnes.

Le chroniqueur s’exprimait ainsi :

« Il y a deux mois environ, le Paris high-life subissait une commotion. Un astre nouveau venait de briller au ciel de la beauté.

« Une apparition à l’Opéra, une visite à l’exposition de l’Automobile, et la Belle aux Cheveux d’Or bruni, comme l’appelaient ses admirateurs, était sacrée merveille dans la cité où se donnent rendez-vous les merveilles du monde.

« Renseignements pris, les curieux découvrirent sans peine que l’inconnue, une idéale Jeune fille de la colonie espagnole, portait un des plus grands noms de Léon. Sa mère, la comtesse de Armencita, et elle, venaient jouir à Paris d’une fortune colossale, héritage des del Vedras, ces marquis de Carabas de la péninsule Ibérique.

« On pense que la riche, adorable et vertueuse héritière fit aussitôt rêver d’hyménée un certain nombre de nos plus élégants et honorables célibataires. Mais hélas ! Une muraille de Chine isole la jeune fille de ses soupirants. Une muraille de Chine plus infranchissable que les passes rocheuses, qui ne purent arrêter les héros de la course Pékin-Paris.

« Une fatalité étrange, inexplicable, déconcertante, semble s’abattre sur quiconque aspire à la main de la señorita Linérès de Armencita.

« Les dragons du destin défendent l’approche de l’hôtel de la rue François-Ier, où réside la Belle aux Cheveux d’Or bruni.

« Une série d’accidents, que l’on croirait provoqués par une volonté consciente, si pareille hypothèse ne devait être écartée, ont mis hors de combat, en six semaines, cinq jeunes hommes du meilleur monde, lesquels, plus ou moins ouvertement, avaient posé leur candidature à la main de Mlle  de Armencita.

« Jacques Béluzier, fils de l’agent de change bien connu, se loge une balle en pleine poitrine, en maniant un revolver, qu’il affirme avec entêtement avoir déchargé la veille de l’aventure.

« Le sportsman Gaston de Drolles-Cahuzac est au lit, les jambes brisées, des suites d’un panache automobile.

« Le jeune et fougueux député Melessart, troisième candidat hyménéen, prend le train pour Nice. On le ramasse sur la voie, un peu au delà de Dijon, en piteux état. Interrogé, il déclare s’être endormi dans son compartiment-couchette, où il était seul, et ne pas pouvoir expliquer comment il en est sorti.

« Quatrième postulant : Télémaque Lesbarrade, fils et associé du riche armateur marseillais, est défiguré, a l’œil droit complètement perdu, par le fait d’une inexplicable explosion de gaz survenue dans sa salle de bains.

« Enfin, Abel Passé, ce fabricant de phonographes sans rival, visite son usine à Pantin. La tige d’un piston se brise à côté de lui (sans que l’enquête ait pu se prononcer sur la cause de la rupture), et tournant à vide, frappe si malheureusement le sympathique industriel, qu’elle lui broie la partie gauche du bassin, et que l’on n’ose espérer sauver la victime de cette épouvantable malchance. »

Le visage de Pierre exprimait l’horreur.

Une sueur froide perlait sur son front. Oui, oui, lui, croyait à une volonté consciente, directe des faits relatés par le journal.

Le Seigneur de la nuit ne l’avait-il pas averti que le danger entourait Linérès de Armencita ?

Le danger, ce mot vague, se précisait de sanglante façon… Des ennemis, lesquels ? devaient en vouloir à la fortune de la jeune fille.

Ils lui interdisaient de se marier. Ils voulaient évidemment qu’elle demeurât le seul obstacle entre leurs convoitises et ces richesses fabuleuses rappelées par le chroniqueur.

Mais pourquoi frapper des prétendants, dont aucun ne paraissait avoir été agréé par la principale intéressée ?

Pourquoi la livrer, par ricochet, aux racontars, aux suppositions des reporters ?

Dans son égoïsme inconscient, Chazelet plaignait médiocrement les personnages endommagés. Après tout, ne rentrait-il pas à Paris, uniquement pour offrir sa vie à Linérès ?

Mais il ressentait une douleur rageuse devant les appréciations du journaliste.

Et celui-ci se donnait carrière.

« Certes, les gentlemen dont nous parlons, concluait l’écrivain, ont cruellement expié la pensée parfaitement correcte et honorable d’offrir leurs noms à la charmante fille de la comtesse de Armencita, mais combien la señorita sera plus frappée par l’opinion publique.

« Dans la superstitieuse Italie, elle serait accusée de jettatura, de mauvais œil.

« Notre Paris, réputé sceptique bien à tort, a trouvé une autre explication, tout aussi peu raisonnable.

« Il a désigné l’innocente cause de tant de malheurs accumulés sous ce sobriquet expressif : La Fiancée du Diable. »

Pierre serra les poings.

S’il avait tenu le rédacteur de l’article, certes il lui eût fait passer ce que l’on est convenu d’appeler un mauvais quart d’heure.

Fiancée du Diable, cette enfant que sa rapide enquête lui avait révélée pure, bonne et tendre.

Fiancée du Diable, celle qui si doucement avait confié au carnet bleu sa tristesse de ne point se sentir aimée par la comtesse.

Victime ! Toujours victime d’une inimitié inexplicable.

L’éloignement maternel, la pauvreté, la pitié d’un bandit, l’attachement ignore d’un gentilhomme ruiné, un cercle de crimes l’isolant du monde, la presse parisienne lui décochant une appellation qui la marquait au front, quelle étrange et cruelle destinée que celle de cette jeune fille, née pour les doux sourires, née pour le bonheur !

Le brouhaha du train entrant en gare tira le marquis de ses réflexions.

Il empoigna sa valise, ses journaux, se précipita sur le quai et prit place dans le premier compartiment qui se présenta.

Il était seul, par bonheur.

Ici, au moins, la chance l’avait servi. Il put, tout à son aise, poursuivre sa douloureuse méditation. Il put parcourir les diverses feuilles à lui envoyées à la posada del Cid.

Toutes s’exprimaient à peu près dans les mêmes termes.

Toutes avaient adopté le sobriquet lancé par un désœuvré gouailleur.

Pour Paris désormais, la pauvre Linérès serait la Fiancée du Diable.

Une rupture d’essieu, survenue à la machine entre Burgos et Miranda, obligea Pierre de Chazelet à séjourner dans un pauvre village du district de Logrono, si bien qu’il n’entrait en gare de Paris Orsay, que le deuxième jour de voyage, vers six heures du soir.

Dire son impatience est impossible.

Chaque minute de retard lui semblait contenir une menace contre Linérès. À présent, il ne résistait plus à l’attraction exercée sur lui par cette jeune fille qu’il n’avait jamais vue.

— Paris-Orsay ! Paris-Orsay !

Ce nom, clamé le long du train par les employés, chassa tous les pensers chagrins du marquis.

Il était arrivé enfin.

Un « facteur » s’empara de sa valise, et dans les traces du porteur, il suivit le terre-plein souterrain, gravit l’escalier accédant à la salle supérieure, de plain-pied avec le quai qui borde la Seine.

Mais à peine sur la dernière marche, un cri retentit auprès de lui :

— Chazelet !

Des bras amis l’enlacèrent.

— Morand ! s’écria-t-il à son tour !

Oui, Morand, son ami qui lui avait écrit en Espagne, était devant lui. De taille moyenne, mince de corps, mais rond de caractère ainsi qu’il se dépeignait lui-même, Albert Morand, un peu plus âgé que le marquis, portait de façon désinvolte l’uniforme de major de l’armée. Garçon Joyeux, vivant gaiement, mais sans dépasser jamais la somme de ses revenus et de son traitement, Morand, bon médecin au reste, représentait, mélange moins rare que l’on ne serait tenté de le croire, la raison dans la folie, l’ordre dans le désordre.

— Toi ici ! s’exclama le marquis après une affectueuse accolade. Toi, le seul ami que je puisse être heureux de rencontrer ! Par quel hasard propice ?…

Il s’arrêta, Albert Morand éclata de rire.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Non, mon petit Pierre, ne me mouds pas cet air-là.

— Qu’est-ce que tu dis ? Sur l’honneur, je ne comprends pas.

— Sur l’honneur… ? Allons, voyons, Chazelet, pas de ces plaisanteries-là… Tu n’es pas somnambule, tu ne t’enivres pas, donc, tu étais de sang-froid, quand tu m’as fait passer ta dépêche d’Irun.

— D’Irun ? répéta Pierre abasourdi ?

— Ah bien, tu es distrait ! Tiens, voici le « bleu » ainsi conçu : « Arriverai Paris-Orsay rapide de six heures quinze. Retiens-moi chambre au Palais d’Orsay. Amitiés… » et signé comme tu as coutume de le faire, ô gentilhomme dédaigneux de la particule « Chazelet ».

Le marquis ne répondit pas de suite.

La féerie continuait

Il était bien certain de n’avoir expédié aucune dépêche… Allons, les volontés ignorées, qui s’agitaient autour de lui, avaient encore travaillé.

— Et tu as retenu la chambre ?

— Parfaitement ! Une chambre dont les fenêtres donnent sur la rue de Lille. J’y ai fait transporter tes habits, que j’ai subtilisés à l’âpreté de tes créanciers.

— Cher ami !

Le sourire reparut sur les lèvres de Chazelet. Il s’était éloigné de Paris précipitamment, un costume de tourisme sur les épaules, le linge indispensable dans sa valise, et ma foi, il n’était pas fâché d’apprendre qu’il allait pouvoir se redonner l’apparence élégante d’un Parisien soucieux de ses dehors.

— Je te guide. Tu t’habilles, tenue de soirée. Le dîner est commandé au Palais même. Ensuite, je te conduis à la Tour Eiffel, dans la lanterne. Expériences de sans fil très intéressantes. De là, au dernier bal de la saison, boulevard de Courcelles, à la Légation d’Espagne.

— Pourquoi

— Pour que tout le monde voie un Chazelet superbe, joliment bruni par le soleil de tra los montes, et pas du tout abattu par les incidents financiers dont il a été la victime.

— Est-ce nécessaire ?

— Oui, c’est nécessaire à mon bonheur.

— Oh ! en ce cas…

— Arrive donc. Je veux que, demain matin, tout Paris nous ait signalés ensemble. Un ami qui ne vous lâche pas dans la ruine, cela entraîne du bon côté toutes les amitiés hésitantes. Je joue les terre-neuves, animaux aux affections robustes et aux pattes palmées… Et encore aussi entêtés que les mules castillanes. Il ne te reste d’autre ressource que d’obéir. Tu me jettes à la porte demain, si cela t’agrée ; mais ce soir, tu te laisseras tyranniser.

Pierre ne demandait pas mieux.

Sous les phrases légères du jeune major, il sentait l’amitié solide. Il comprenait que Morand lui avait préparé la rentrée triomphante, au lieu du retour morose de l’isolé que la fortune a frappé.

Une poignée de main énergique dit à l’ami qu’il avait été compris. Cinq minutes plus tard, Pierre, installé dans une chambre gaie et claire, procédait à sa toilette, avec cette joie intime de l’homme sevré quelque temps du confort.

Soudain Morand, qui regardait distraitement par la fenêtre, poussa un cri.

— Je suis absurde, le plaisir de te revoir. J’oublie le plus important.

Et tirant son portefeuille :

— Quand j’ai reçu ton télégramme, je venais de toucher le reliquat de ta vente. Dix mille deux cent vingt et un francs, soixante-dix centimes. Les voici.

Pierre fut sur le point de s’écrier que déjà il avait touché la somme. Mais il se souvint à temps de la recommandation du seigneur de la nuit :

— Pas un allié ! Pas un confident !

Et il se borna à remercier Albert, tout en glissant les billets dans sa poche.

— Sept heures, allons dîner.

Sur cette proposition de Morand, tous deux descendirent. Le dîner, commandé à l’avance par le major, avait cette ordonnance simple, légère et savoureuse qui rend le repas parisien inimitable, parce qu’il procède à la fois d’un art délicat et d’une hygiène stomacale parfaite.

Le monde entier se nourrit, les vingt mille Parisiens de race sont seuls à savoir manger.

Vraiment, le médecin militaire, montrait là son expérience de la vie. Les menues satisfactions matérielles influent sur les dispositions morales, et cela est d’autant plus vrai que l’être est plus affiné, plus intellectuel.

Au dessert, Chazelet avait recouvré tout son aplomb ; il se sentait de nouveau le pied parisien.

Et, par contre-coup, les fumées de légende qui obscurcissaient les aventures d’Espagne, se dissipaient, ses idées se clarifiaient en quelque sorte.

— Je vais faire appeler une voiture, proposa Morand.

— Non, la soirée est superbe. Marchons. J’ai un tel besoin de fouler l’asphalte après mon exil espagnol.

— Marchons donc.

Les deux omis quittèrent le palais d’Orsay et, suivant les quais, déambulèrent en flâneurs dans la direction du pont de la Concorde.

Morand racontait à son ami les détails de la vie de Paris, durant son absence. Il ne manquait pas d’esprit, son récit s’émaillait de locutions et d’aperçus originaux. Pierre l’écoutait avec plaisir.

Il fut brusquement rappelé au but de son retour dans la capitale.

Une bande de crieurs de journaux déboucha du pont de la Concorde. Ils brandissaient des feuilles encore humides de l’imprimerie.

Ils clamaient avec ces organes inénarrables dont les camelots ont le secret :

« Édition spéciale !… curieux détails… La sixième victime de la Fiancée du Diable ! »

— La sixième, remarqua le médecin d’un ton indifférent… Cela devient tout à fait intéressant.

Et il se tourna vers son compagnon avec l’intention de le mettre au courant. Pour lui, en effet, Chazelet devait ignorer la singulière fatalité poursuivant Linérès de Armencita, et dont tout Paris s’occupait autant qu’il lui est loisible de s’occuper de quelque chose.

Mais il le vit ayant arrêté un camelot, prendre un journal, le parcourir et demeurer immobile, comme anéanti, le papier frémissant entre ses mains tremblantes.

Il s’empressa :

— Qu’as-tu ?

De l’index, Chazelet lui désigna la manchette en caractères énormes, puis un article des échos mondains. La manchette disait :

« La série noire continue. — Encore la Fiancée du Diable ! »

L’article, assaisonné de commentaires spirituels ou émus, relatait que le millionnaire Garavaud, peintre, journaliste, etc., lequel, par bravade, avait déclaré qu’il solliciterait la main de Mlle  Linérès de Armencita, et ce, au cours d’un déjeuner chez Voisin, avait été trouvé, à six heures, dans la rue du Général-Foy, percé de quatorze coups de couteau, et avait expiré sans avoir pu prononcer une parole.

C’était sans doute un crime d’apaches d’une rare audace, commis en plein jour, à deux pas de l’église Saint-Augustin, du boulevard Malesherbes ; mais le fait d’avoir affirmé, peut-être sous l’influence de vins généreux, qu’il se posait en prétendant à la main de Linérès, donnait au trépas brutal du défunt une senteur de mystère, dont les publicistes profitaient pour tirer à la ligne sous forme d’hypothèses variées.

— Eh bien ? interrogea Morand, pour qui l’émoi de Pierre demeurait incompréhensible.

Mais déjà Chazelet était redevenu maître de lui.

— Rien… Une douleur soudaine. C’est passé. À propos, ne m’as-tu pas expédié quelques journaux en Espagne ?

Le médecin considéra son interlocuteur avec stupeur. La question lui paraissait sans lien avec les phrases précédentes.

Toutefois, il répliqua :

— Non… Pourquoi cette demande ?

— Pour m’assurer que le service des postes transpyrénéennes ne mérite que des éloges.

Et prenant le bras d’Albert Morand, tout étourdi de l’incohérence de ses idées :

— Marchons, continua le jeune homme ; marchons. Il ne faut pas arriver trop tard aux expériences du sans fil.

— Oh ! nous avons encore une demi-heure.

Cependant tous deux reprirent leur route à une allure plus rapide que tout à l’heure.

Seulement, avec une nervosité subite, Pierre parlait, questionnant son compagnon sur les expériences auxquelles ils allaient assister.

Morand se laissa entraîner sur ce sujet. Il expliqua :

— Un Américain, accrédité par le Président des États-Unis, M. Loosevelt, et présenté par le chef de la Sûreté.

— Par Lerenaud ?

— Oui. Ils se sont connus autrefois, parait-il. Bref, Lerenaud l’a piloté et introduit au ministère de la Guerre.

— À cause de quoi ?

— C’est vrai ! J’oubliais… Cet Américain, un nommé Allan, professeur sportif à l’École militaire de West-Point, aux États-Unis, a imaginé un dispositif de parleur et de receveur pour sans fil, tel que les instruments accordés au préalable, peuvent seuls entrer en communication. Tu conçois l’avantage. Avec les appareils actuels, on n’est jamais certain que les télégrammes ne sont pas surpris par des cohéreurs ennemis. Avec celui-ci au contraire, s’il mérite les éloges que l’on en fait, cette crainte disparaît, et cependant le récepteur conserve la propriété d’enregistrer toute dépêche émanant d’autres postes expéditeurs non accordés.

— Diable ! C’est intéressant.

— Le ministre de la Guerre l’a pensé… À neuf heures, entre Paris et Brest, Paris et Toulouse, Paris et Verdun, Paris et le Havre, des observateurs de sans fil seront aux écoutes dans les divers postes établis.

— Et ?

— Certains seulement sont munis de récepteurs accordés.

— Si les autres n’enregistrent rien…

— L’expérience sera concluante, et l’invention de M. Allan sera vraisemblablement adoptée pour les communications sans fil en France.

— Grosse affaire.

— Bonne affaire, mon cher. Car cet Allan est un inventeur désintéressé. Il donne son système au gouvernement français, comme il l’a donné aux États-Unis. C’est un inventeur qui cherche avant tout à marquer ses sympathies.

Les promeneurs atteignaient le Champ-de-Mars.

Ils se dirigèrent vers celui des quatre piédestaux de la tour Eiffel affecté au service ordinaire de l’ascenseur.

Déjà plusieurs personnes s’y trouvaient assemblées. C’étaient : le général Dantun, chef des services de télégraphie militaire, quelques officiers supérieurs, deux journalistes appartenant à des quotidiens importants.

Morand échangea des poignées de main. Les paroles de bienvenue rappelèrent à Chazelet que son ami était cousin du ministre, et il ne s’étonna plus d’être admis aux expériences sur la simple présentation du médecin-major.

— Qu’attend-on ? questionna curieusement celui-ci.

— Le signal de montée, répondit le général Dantun.

— Je craignais que ce ne fût l’inventeur.

— Non, non, rassurez-vous. M. Allan a passé la journée là-haut, avec des officiers du génie et les télégraphistes militaires.

— Ah ! ah ! En ce cas, nous n’aurons pas de ratés ?

— Je l’espère… Si tout marchait bien… cela nous retirerait une rude épine du pied… Car l’ennui du sans fil est que l’on risque de confier ses secrets à tous les postes installés, amis ou ennemis.

— En wagon, en wagon ! messieurs ! clama soudain un sapeur du génie de planton au pied de l’escalier, on vous attend là-haut.

Tous s’empressèrent de prendre place.

Il ne resta près du socle de pierre, base des colonnes de métal, que trois gamins dépenaillés, musards comme tous les gavroches de Paris, lesquels avaient assisté, avec un intérêt marqué, à l’embarquement des invités du ministre de la Guerre.

— Hé, Tril, fit l’un avec un accent américain très prononcé… Es-tu fixé ?…

— Je pense ainsi, Bob.

— Qui est le bon ?

— Celui qui était avec Mr. Morand.

— Tu es sûr ?

— Moi aussi, déclara le troisième galopin.

— Toi, Fall, et d’où vient que tu sois plus certain que moi Bob, ou que Tril ?

— De ce que mes oreilles sont plus ouvertes. J’ai entendu celui que vous appelez Morand présenter aux officiers le marquis Pierre de Chazelet

— Ah ! alors, ouvrons l’œil.

Cependant celui dont s’entretenaient les gamins parvenait au premier, puis au deuxième étage de la tour, et mettait enfin le pied dans la lanterne, transformée par l’autorité militaire en poste centra] de la télégraphie de l’armée.

Deux officiers, autant de sapeurs de génie, saluèrent à l’entrée les visiteurs, puis se remirent à la surveillance des appareils dont le fonctionnement leur incombait.

L’inventeur seul vint au-devant du groupe et dit son plaisir d’avoir à démontrer ses dispositifs devant cette assemblée peu nombreuse mais d’élite.

Chazelet considérait l’Américain avec une admiration non déguisée.

Allan s’exprimait avec aisance, en excellent français, qu’agrémentaient sans le déparer quelques inflexions gutturales, et, de-ci de-là, un américanisme.

Mais c’était l’homme lui-même que le marquis, en épris d’art, considérait.

Grand, les épaules larges, serré des reins, M. Allan donnait l’impression d’une vigueur exceptionnelle alliée à une souplesse invraisemblable. Son geste apparaissait à la fois précis et ondulant… Son costume noir, de coupe sévère, eût semblé disgracieux sur tout autre. Porté par lui, il pouvait être pris pour une recherche savante destinée à souligner sa mâle beauté.

Le visage complètement rasé, auréolé de cheveux dorés, épais et soyeux, présentait un caractère extraterrestre pour ainsi dire. Il avait ce charme vigoureux et troublant que les peintres primitifs ont prêté aux anges armés de glaives flamboyants, annonciateurs des colères divines ou gardiens du rêve des terrestres paradis.

Sous la chevelure d’or, sous le front blanc, les yeux d’azur avaient une profondeur d’abîme et loin, bien loin, à cet infini du regard où se tapit l’âme, une lueur brillait, étoile au repos, qui, dans la colère, devait se transmuer en éclairs.

Et ce qui médusait le marquis, c’était une constatation singulière. Ses cheveux rappelaient ceux de Linérès. Son regard bleu faisait penser aux yeux glauques de la jeune fille… Leurs traits, très différents cependant, accusaient la lutte puis la fusion de deux races.

Mais Allan parlait.

— Messieurs, disait-il d’une voix chaude, où chantait une vague musique étrangère, si vous le permettez, nous allons commencer les expériences.

— Volontiers, consentit le général Dantun.

— Alors, veuillez considérer ce tableau à votre droite. Vous y voyez trente-trois plaquettes de cuivre, mobiles autour de charnières et que des taquets maintiennent appliquées contre la planche.

— Oui.

— Chacune est impressionnée par l’un des trente-trois postes de sans fil choisis par M. le ministre de la Guerre. Les postes touchés par le message répondront et les plaquettes correspondantes se rabattront. Les autres demeureront immobiles naturellement.

— Quels sont les postes accordés avec votre transmetteur, questionna le général ?

— Les marques à la craie sur le tableau l’indiquent : 7, 16, 21 et 25.

— Bien, commencez donc.

L’inventeur s’inclina, et s’adressent aux militaires de service :

— Messieurs, veuillez transmettre l’ordre cacheté que M. le ministre de la Guerre vous a fait tenir.

L’un des officiers du génie tira l’ordre de son enveloppe et l’opération commença.

Trois minutes après, Allan murmura :

— Vous avez terminé ? Veuillez demander aux postes s’ils ont enregistré. Qu’ils répondent par le signal convenu.

Une minute encore, puis de légers déclics, et sur le tableau-témoin, les plaquettes 7, 16, 21 et 25 se rabattent.

— Bravo ! s’écria le général Dantun, les accordés seuls ont répondu.

— Un instant, la contre-épreuve. Monsieur le général, veuillez faire demander à tel autre poste qu’il vous conviendra s’il a été impressionné par une communication ?

Les réponses ne laissèrent aucun doute. Les cohéreurs non accordés n’avaient point signalé le passage des ondes sans fil.

Très intéressés, les assistants répétaient l’expérience, chacun s’amusant à la manipulation des appareils, guidés par les sapeurs télégraphistes.

Le succès de l’inventeur s’accentuait de minute en minute. Il recevait modestement les félicitations enthousiastes, semblant n’attacher à sa découverte qu’une importance légère.

Il ne paraissait pas remarquer Chazelet qui, lui, ne perdait pas un de ses mouvements, subissant une attirance inexplicable vers cet inconnu.

Or, on allait se séparer. Les appareils demeuraient au repos, les visiteurs adressant leurs derniers compliments à l’Américain, quand un petit bruit coupa net les phrases louangeuses.

— Le martèlement du récepteur, s’écrièrent toutes les voix.

— Eh bien, messieurs, fit tranquillement M. Allan, l’enregistrement va nous apprendre qui nous appelle.

Mais, après un instant :

— On ne nous appelle pas. Cela dure trop longtemps.

— Alors vous supposez quoi ?

— Que l’appel régulier ne se produisant pas, nous surprenons une causerie de sans fil clandestin.

À ce moment, un nouveau personnage pénétrait dans la lanterne.

— Clandestin ! s’écria-t-il… Eh ! mais, en ce cas, mon service sera tout aussi intéressé que celui de la Guerre.

— Tiens ! c’est Lerenaud, fit Morand en serrant la main au nouveau venu. Je m’étonnais de ne pas vous voir.

— Moi qui ai piloté M. Allan… Ah ! mon cher, si vous pensez qu’être chef de la Sûreté constitue une sinécure… J’ai dû m’occuper de Garavaud, vous savez, le sixième soupirant de la fatale Linérès de Armencita.

On eût dit qu’une flamme fugitive traversait les yeux de l’Américain.

Cependant il prononça d’une voix très calme :

— Encore un accident, cher monsieur ?

— Un accident… Non pas… un crime commis à six heures, rue du Général-Foy, en plein Paris, quatorze coups de couteau.

— Et ce malheureux ?

— Est mort sans avoir prononcé une parole.

Un lourd silence pesa sur l’assistance. Tous regardaient M. Lerenaud, espérant peut-être qu’il donnerait une explication de cet ensemble de malheurs frappant autour de Linérès. Mais le chef de la Sûreté demeura muet.

En fonctions depuis huit mois à peine, M. Lerenaud avait stupéfié la société laborieuse, épouvanté le monde du crime par son activité, par la certitude de ses déductions. Pour la première fois, il se heurtait à un mystère dont il n’entrevoyait pas la solution. L’aveu qu’il en avait fait très loyalement n’avait pas été étranger à la tournure légendaire adoptée par la presse pour narrer l’affaire des fiancés.

Dès l’instant où Lerenaud ne comprenait pas, on pouvait tout supposer.

Et, maintenant encore, le mutisme du chef de la Sûreté remplissait les assistants d’un malaise inexprimable.

Tous frissonnèrent au son de la voix d’Allan.

L’Américain était penché sur l’enregistreur du sans fil et il disait d’un ton singulier :

— J’avais deviné. Un sans fil clandestin… Un renseignement utile pour vous, mon cher Lerenaud.

— Pour moi ? murmura l’interpellé.

— Jugez-en. Je lis le dialogue suivant.

Et d’une voix, lente, marquant un arrêt après chaque phrase, M. Allan prononça alors ces paroles :

« — Eh bien ? Est-ce qu’un capitaine de l’armée japonaise hésiterait ? J’ai attendu des nouvelles toute la journée ?

« — Je n’hésite pas, vous en êtes certain. Mais aujourd’hui, cela était impossible à cause du bal costumé de la légation d’Espagne. Demain, je sais que l’on se reposera. Je ferai demander à la comtesse… »

— À la comtesse… répéta Pierre, sans avoir conscience qu’il parlait.

Et rougissant légèrement sous les regards convergeant sur lui :

— Excusez-moi… Je cherche à comprendre qui bavarde ainsi… J’ai pensé tout haut, désolé de vous avoir interrompu.

Allan inclina la tête et continua sa lecture :

« — À la comtesse de m’accorder audience le soir. Quoi qu’il doive arriver, ma vie appartient au Japon. Demain soir, je demanderai la main de Mlle  Linérès. »

— Linérès !

Cette fois, l’exclamation de Chazelet se fondit dans le brouhaha.

Tous parlaient en même temps.

— Un septième fiancé !

— Il a du courage, le Japonais.

— Mais qu’est-ce que le Japon vient faire là dedans ?

M. Lerenaud avait sursauté. Il s’était vivement rapproché de l’Américain.

— Un septième, disait-il nerveusement, un septième… Ah ! celui-là, on ne le quittera pas d’une semelle… On le gardera comme une chasse… On verra bien si on me le tue encore !

Puis, sous l’empire d’une curiosité qui étranglait sa voix :

— Continuez, Allan, continuez.

— Oui, oui… Après ? Après ? clamèrent les assistants.

L’Américain secoua la tête !

— Après, il n’y a plus rien…

— Quoi, la communication… ?

— S’arrête là. Voyez.

Ce fut un concert de récriminations. L’officier japonais, son interlocuteur inconnu, furent cordialement envoyés à tous les diables.

M. Lerenaud ramena le calme par cette promesse :

— Messieurs, demain j’établis une surveillance autour de l’hôtel habité par les dames de Armencita, rue François-Ier.

— Qu’est-ce que cela donnera ?

— Le nom du capitaine japonais, d’abord. Pour solliciter une entrevue, il donnera son nom.

— Bravo ! Vous nous le direz.

— Rendez-vous à dîner au cercle militaire. Le décor est de mise, puisqu’il s’agit d’un officier.

— Soit, messieurs, consentit le chef de la Sûreté. Je serai au rendez-vous… Je vous confierai le nom de ce septième, et je vous jure qu’il sera gardé comme ne le fut jamais souverain. Je crois que je suis entré dans la police, non par haine des criminels, mais par curiosité du mystère dont ils s’entourent.

— Ah ! mon pauvre Lerenaud, fit comiquement Morand, je crois que, cette fois, votre curiosité doit vous faire bien mal. C’est égal, Chazelet, nous dînerons aussi au Cercle militaire.

Le marquis acquiesça du geste. Il n’eût pu prononcer un mot. Une épouvante l’étreignait, à l’évocation d’une formidable conspiration ourdie contre Linérès.

La conversation interceptée donnait au mystère des proportions gigantesques. Ce capitaine japonais qui s’engageait à demander la main de la jeune fille, avec ces mots sinistres : « Mon existence appartient au Japon. »

Il était donc convaincu que l’on mourait de vouloir épouser Linérès !

Et le danger lui apparaissait inévitable. Quel était ce danger, quel pouvait-il être ?

Contre cet inconnu, Chazelet s’était promis de lutter ; à présent, il se sentait plus faible, plus impuissant qu’un enfant.

Où le prendre, où le joindre, ce péril insaisissable, qui ne se signalait qu’en frappant ? Une fois la victime atteinte, renversée, il ne restait rien, nulle trace, nulle présomption.

Au fond le marquis avait peur pour celle à laquelle il se dévouerait, et son état d’esprit se montra tout entier dans cette phrase murmurée à mi-voix :

— Après tout, je me ferai tuer… Pour commencer… comment vais-je me présenter chez ces dames ?

Tout à ses réflexions, il se laissa entraîner par Morand.

Il se retrouva avec son ami, au pied de la tour de fer.

Lerenaud et l’Américain lui serrèrent la main.

Il ne remarqua point que ce dernier avait prononcé son nom avec une affectation évidente. Allan, du reste, demeura en arrière, tandis que M. Lerenaud promettait à Morand de le revoir le lendemain au Cercle militaire.

Et la main de l’inventeur rencontra celle de l’un des gamins qui avaient assisté à la montée des personnages invités aux expériences, et qu’une curiosité décidément tenace avait retenus jusqu’à la descente.

Il y eut comme un vague chuchotement.

Quand M. Lerenaud vint rejoindre Allan, les galopins étaient déjà loin, mais un observateur eût pensé qu’ils suivaient Morand et Pierre.

Cette idée eût bientôt été confirmée, car les deux amis ayant arrêté une voiture, le gamin, que ses camarades avaient appelé Tril, se coula presque sous les roues pour entendre l’adresse jetée au cocher.

Après quoi, il vint rejoindre ses camarades.

— C’est à la légation d’Espagne ! Bob, va prévenir les autres, qu’ils soient de ce côté-là ; place Malesherbes et à l’angle du boulevard de Courcelles ; aux stations des tramways, on ne remarque pas quand on stationne là.

Bob partît en courant.

— Toi, Fall, à la légation. Si, par hasard, ils sortaient trop tôt, les suivre et laisser l’avis à ceux du boulevard de Courcelles.

— Et toi ?

— Moi, je vais rejoindre le « Roi ». Il décidera.

Sur ce, les gamins se séparèrent et, tout petits dans la grande cité, s’enfoncèrent en des voies opposées.