Jud Allan, roi des gamins/p1/ch04

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Jules Tallandier (14p. 67-78).

CHAPITRE IV

GAMME D’ÉMOTIONS


Les luxueux salons de la légation d’Espagne resplendissaient de lumières. Une foule nombreuse, bigarrée, s’y pressait.

Pour clôturer la saison, une dernière soirée s’y donnait, réunion de haute mondanité, dont la fantaisie des invités faisait à la fois une revue d’exquise élégance et une fête parée, costumée et travestie.

Toutes les notabilités de la colonie espagnole, si brillamment représentée à Paris, formaient, si l’on peut s’exprimer ainsi, le fonds de l’assistance. Avec les grands noms transpyrénéens, des membres des ambassades, députés, sénateurs, ministres, sommités artistiques, scientifiques ou littéraires, étaient accourus à l’appel du représentant des jeunes souverains de la péninsule.

Parmi la correction des costumes de gala, les travestissements, merveilleux pour la plupart, ridicules pour le petit nombre, ainsi qu’il advient toujours en semblable affluence, jetaient dans les salons leurs tons lumineux, des chatoiements de soies, de velours, de paillettes et de bijoux. Mais vers onze heures du soir, tous les visages exprimaient l’attente. Rien d’anxieux au demeurant, mais simplement une curiosité aiguë.

Une séance d’hypnotisme avait été annoncée, en ternes si suggestifs, que l’on s’attendait à des incidents inédits, à un « je ne sais quoi » d’inhabituel, qui secouerait les âmes blasées de ces riches oisifs, de ces poètes, politiques, financiers.

Les cartes d’invitation portaient, en effet ces mots :

« La Peau-Rouge Marahi, cacique et voyante de sa tribu, sera présentée par le major von Foorberg, de Hambourg. »

Von Foorberg, ce nom avait mis les cervelles à l’envers. Ce n’était point là un professionnel du magnétisme. Tout le monde connaissait Foorberg, négociant millionnaire, dont les entreprises commerciales embrassaient la France, l’Allemagne, l’Autriche, débordant parfois sur les contrées environnantes.

S’il présentait une voyante, on pouvait augurer qu’aucune tricherie charlatanesque n’était à redouter.

Ce puissant manieur d’argent ne s’abaisserait point au rôle de bateleur.

Et la confiance en lui s’étendait à la Peau-Rouge Marahi.

Introduite par un homme aussi sérieux, la voyante apparaissait sérieuse. Qu’allait-elle dire durant son sommeil hypnotique ?

Des attachés de la légation, adroitement interrogés, avaient conté à vingt personnes, sous le sceau du secret, que la voyante et son introducteur occupaient un petit salon, soigneusement clos, à l’extrémité de l’enfilade des salles de réception.

À onze heures et quart exactement, ils se montreraient.

Telle était l’attente générale que l’on ne faisait plus attention à deux femmes, dont la présence à la réunion avait quelque peu déconcerté les assistants.

On s’était étonné, avec un semblant de raison, que Mme la comtesse de Armencita et sa fille Linérès se montrassent ainsi, alors que les incidents tragiques, auxquels leur nom avait été mêlé, s’étaient produits si récemment.

Cela indiquait, ou un grand courage, ou une inconscience coupable.

Six morts ou blessés, six fiancés hors de combat en peu de semaines, cela équivalait bien à un veuvage, avaient affirmé les fanatiques de « convenabilité ».

Ce à quoi les personnes plus tolérantes avaient répondu, en faisant remarquer que les victimes s’étaient proclamées elles-mêmes fiancés de Linérès, sans qu’elle les eût agréés d’aucune façon, et que dès lors elle ne devait aucune concession à leur mémoire.

Maintenant, les uns et les autres oubliaient leur querelle.

Et cependant Linérès, sa mère, avaient pris place en face de la porte du petit salon, au premier rang des curieux.

La comtesse, avec son visage très brun, aux traits accusés, n’éveillait guère de sympathies, mais Linérès rayonnait d’éclatante beauté. Il devait y avoir bien des jalousies cachées sous les critiques formulées naguère contre elle.

Dix-huit ans, le visage plein disant la santé, le teint doré, la jeune fille avait les traits à la fois caractérisés et délicats. Ses cheveux d’un ton inaccoutumé d’or bruni, ses grands yeux glauques semblant distiller des rayons d’émeraudes, sa bouche mélancolique contrastant avec son regard, Linérès de Armencita présentait une beauté troublante, inexprimable, parce que en dehors des règles convenues.

Tout en elle excluait la banalité. Tout, jusqu’à son attitude à la fois chaste et hardie.

Un critique, versé dans les littératures scandinaves, l’avait dépeinte en citant cette phrase du poème héroïque des olympes septentrionaux :

« Dans la plus admirable forme féminine, Odin a enfermé l’âme d’un guerrier. »

À cette heure, la vaillance de la jeune fille se trahissait par le geste inconsciemment protecteur dont elle soutenait sa mère ; le visage de celle-ci, accentué et dur, exprimait une gêne, un trouble qu’elle s’efforçait vainement de cacher.

— Du courage, mère, murmura la jeune fille.

— J’en ai, j’en ai, Linérès ; mais tout cela est si mystérieux.

— Mystérieux, il vous plaît à dire… Vous qui viviez bravement dans les ruines sinistres de Armencita, vous vous troublez pour une lettre…

— Une lettre, sans doute, ce n’est qu’une lettre, mais si bizarre !

Et comme récitant de souvenir, la comtesse prononça lentement :

— « Allez, ce soir, à la Légation d’Espagne. Il le faut pour le bonheur de Linérès. Désobéir serait renoncer au bonheur. » Pas de signature.

— Comme la mienne, du reste.

À son tour, la jeune fille récita :

— « La señorita doit surmonter l’ennui que lui cause la campagne de presse menée contre elle. Les tristesses prendront fin ce soir, à la légation… »

Puis, d’un ton résolu :

— Je vous ai dit : « Mère, on nous annonce la fin des tristesses… Levons la tête pour conquérir le bonheur et allons à ce rendez-vous. »

— Oui, oui, murmura la comtesse d’un ton indéfinissable, j’ai cédé… parce que l’on parlait de ton bonheur.

— Vous m’aimez donc un peu ? fit étourdiment Linérès.

Puis, comme fâchée d’avoir exprimé le doute, naguère confié au carnet bleu, elle ajouta vivement !

— Je veux dire que je vous suis reconnaissante de votre affection.

Un regard dur fut la seule réponse de son interlocutrice. Ce regard, certes, donnait raison à la question dubitative de la jeune fille.

Mais un grand silence se produit soudain, toutes les conversations cessent à la fois.

La porte du petit salon vient de s’ouvrir, livrant passage à la voyante Marahi et à von Foorberg, cet Allemand blond entrevu à la station d’Avila.

Un murmure passe parmi l’assistance.

La voyante est une femme âgée, à la peau rouge brun, aux yeux perçants. Elle offre bien le type de ces Indiens, naguère maîtres des immenses solitudes américaines, aujourd’hui décimés, dispersés, par l’envahissement de l’immigration européenne.

Sur le crâne, telle une couronne royale, elle porte le bandeau pourpre que surmontent les plumes d’aigle, marque de sa dignité de cacique. Un long manteau, orné de figures étranges, se rattache sur l’épaule par une boucle d’or. En s’entr’ouvrant, il laisse apercevoir la tunique courte serrée à la taille par une ceinture de cuir. Ses bras nus sont cerclés de bracelets massifs. Ses jambes sont emprisonnées dans des calzones (pantalon étroit), sur lesquels s’enroulent les rubans rouges maintenant les mocassins (sorte de sandales).

Cette femme regarde l’assemblée sans le moindre trouble, et ceux sur qui se fixent ses yeux baissent les paupières.

Elle a une majesté qui impressionne.

Mais von Foorberg parle. En français fort correct, bien que des intonations allemandes lui échappent parfois, il dit :

— Mesdames, messieurs. Le hasard d’un voyage à Hambourg m’a fait rencontrer Marahi. Ce n’est point une somnambule. Ce n’est point une hypnotisée. Non, c’est l’héritière d’une science psychique, que l’on croyait jusqu’ici appartenir seulement à quelques brames hindous. Elle lit la pensée à travers la boîte du crâne. Elle lit ce qui, prétend-elle, dort dans la pensée sans être perceptible à notre intelligence. Cela semble fou, n’est-ce pas ? Je n’y comprends rien pour ma part, mais elle m’a stupéfié. J’en ai parlé un jour à notre hôte actuel. Il a pensé que Marahi apporterait une attraction plus grande à cette soirée. La voici. Éprouvez son talent, et je crois pouvoir affirmer que vous serez aussi surpris que moi-même.

Ceci ne ressemblait en rien aux annonces emphatiques des professionnels de la divination.

Aussi le public en fut-il d’autant plus impressionné, d’autant plus disposé à croire.

Seulement, quand Herr von Foorberg demanda :

— Qui désire entendre Marahi interroger sa pensée ?

Tout le monde se regarda, mais personne ne se présenta pour subir l’expérience. Toute cervelle humaine renferme des secrets que l’on ne se soucie pas de voir apparaître eu grand jour.

Il y eut des chuchotements, des sourires médisants ; rien de plus.

Von Foorberg attendait toujours.

— Voyons, reprit-il, n’est-il personne ici qui souhaite le mot d’une énigme de la vie ? Marahi ne lira rien autre. Il arrive, à chaque instant, une chose inexplicable pour qui en est atteint. Ceci n’est point un secret que l’on craigne de voir dévoiler ; c’est l’x d’un problème que l’on doit désirer connaître.

— Moi, j’aurais ce désir.

L’assemblée ressentit une commotion. Tous les regards convergèrent vers le point d’où était partis la voix.

La comtesse de Armencita était debout, subitement pâlie, les traits contractés sans doute par le violent effort de volonté qu’elle avait fait pour parler.

Linérès, assise, la considérait avec stupeur.

— La comtesse de Armencita, chuchotèrent des voix curieuses.

— Vous, madame ? interrogea von Foorberg.

L’interpellée fit oui de la tête, puis avec peine, comme si ses lèvres desséchées se refusaient à laisser passer les paroles :

— Depuis notre arrivée à Paris, un mystère menaçant entoure ma fille et moi. Des journaux se sont emparés de nos personnes, nous devenons des faits divers vivants. Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi ces choses que nous ne comprenons pas ? Que devons-nous faire ?

On ne respirait plus.

L’attraction décuplait de valeur.

Le mystère environnant les dames de Armencita, ce mystère qui depuis quelques semaines s’imposait aux préoccupations parisiennes, se dressait soudain au milieu de cette fête mondaine.

Ah ! maintenant, personne n’était plus tenté de reprocher aux dames de Armencita de s’être rendues à la légation.

La question même de la comtesse émouvait. Comme elle avait dû souffrir pour clamer ainsi sa peine devant tous !

Et puis, si par hasard la liseuse de pensées déchiffrait le problème… quelle satisfaction d’être renseignés avant le reste du monde ! Quel triomphe de pouvoir dire aux amis absents :

— J’étais là. J’ai vu. J’ai entendu.

La valeur des oisifs, ne l’oublions pas, est uniquement d’avoir été vus, ici ou là. N’étant rien, ni comme travail, ni comme talent, ils se montrent là où ces vertus, à eux défendues, s’expriment. Cela suffit à leur gloriole. Leur excuse vient de ce qu’ils sont toujours disposés à la payer cher. Semant l’argent, ils remplissent inconsciemment leur devoir social. Ils sont utiles à l’ensemble de la nation, tout en restant individuellement inutiles.

Mais les réflexions s’interrompirent net. Von Foorberg demandait à l’Indienne :

— Marahi a entendu. Peut-elle ce que l’on réclame de son pouvoir ?

La voyante haussa les épaules d’un air de doute, puis lentement, elle s’approcha de la comtesse et appliqua la main sur son front.

Mme de Armencita esquissa un mouvement de recul, mais la singulière créature ordonna d’un ton sec :

— SI tu veux savoir, reste.

La voix sonna, autoritaire, tel un appel de clairon.

Tous avaient tressailli. Ils regardaient le groupe formé par les deux femmes si différentes de race, de condition, surpris de constater que la Peau-Rouge semblait dominer la grande dame. Peut-être quelques-uns, à cette heure, avaient-ils la vague intuition que la noblesse ne tient pas à une particule.

Mais la stupeur fut à son comble quand Marahi murmura d’un ton pensif :

— Ton esprit ne sait rien, femme… Le mystère doit venir de la jeune fille que tu as recueillie tout enfant, que tu as adoptée ensuite.

Un cri vibra :

— Adoptée !

Linérès était debout, bouleversée.

— Adoptée ? redit-elle.

— Tu ne le savais pas ? jeune fille, questionna la voyante.

Ce fut la comtesse qui répondit :

— Non… Je lui avais caché cela. Elle se croyait ma fille vraie.

Les assistants palpitaient littéralement. Devant eux se déroulait un drame réel, bien plus impressionnant que toutes les fictions scéniques.

L’Indienne avait fait la preuve de son mystérieux pouvoir.

Elle avait lu dans l’esprit de Mme de Armencita le secret ignoré de tous.

— L’explication de vos malheurs est donc en la pensée de cette jeune fille.

Marahi a prononcé cela d’une voix lente, monotone. L’attention redouble.

— Jeune fille, reprend-elle, consens-tu à ce que la femme rouge sonde les profondeurs de ta pensée, où tu n’as jamais pénétré toi-même ?

Il y eut un instant de lourd silence. Les regards convergeaient sur Linérès qui, très pâle, le visage contracté, semblait en proie à une terrible lutte intérieure.

Enfin, elle parut se décider, et d’un ton brisé, qui palpita ainsi qu’une plainte sur l’assistance pétrifiée :

— Lisez… Quoi que vous deviez m’apprendre, je veux la lumière.

On se pressait, on s’étouffait dans les salons, chacun cherchant à se rapprocher des interlocutrices.

Von Foorberg seul présentait une face rayonnante.

Son « attraction » obtenait un succès expliquant sa satisfaction.

Marahi avait appliqué la main sur le front de Linérès.

— Oh ! murmura la jeune fille, quel froid !…

La vieille femme se pencha vers elle, et remuant à peine les lèvres, si bas que personne autre ne put saisir ses paroles :

— C’est le médaillon magique. Il regarde, lui, pour toi seule.

Puis, élevant la voix :

— Tu n’es pas Espagnole, dit-elle.

— Pas Espagnole ! répéta Linérès abasourdie de se voir, en quelques répliques, dépouiller d’une mère et d’une nationalité.

— Pas Espagnole ! susurrèrent les auditeurs.

— Non, reprit Marahi, tu es née bien loin, dans le pays du soleil. Ton père était de race franque, ta mère était la parente pauvre d’un riche Yankee. Tu seras riche, ta richesse actuelle n’étant que pauvreté, par comparaison.

— Mâtin, remarqua l’un des auditeurs, la sorcière se montre généreuse.

Mais l’ironie n’éveilla aucun écho. Marahi continuait :

— De l’or, des propriétés immenses… Je les vois, là-bas, sous la clarté aveuglante, entre deux mers, s’étendant plus vastes que dix départements de ce pays de France.

— Mais ces parents dont vous parlez ? s’écria la jeune fille, oubliant que deux cents yeux se fixaient sur elle.

— Ta mère vit…auprès de son cousin, le riche Américain.

— Elle vit… mais mon père… ?

— Il est mort, assassiné par ceux qui t’arrachèrent tout enfant à ta famille, qui te poursuivent encore à cette heure.

Plus personne ne songeait à plaisanter.

L’émotion étreignait les auditeurs. Songez donc, cette jeune fille aux six fiancés frappés par des criminels inconnus… Et, de plus, enfant volée aux siens, dans une nuit de crime.

Le feuilleton le plus audacieux était dépassé.

Et l’héroïne de ce roman apparaissait auréolée par une douleur surhumaine, adorable et touchante.

— Je reverrai ma mère ? balbutia-t-elle d’une voix éteinte.

On eût entendu une mouche voler. Chacun retenait sa respiration pour percevoir la réponse de la voyante.

— Oui, bientôt, fit doucement celle-ci.

Il se produisit un mouvement dans l’assistance. La nervosité trop longtemps contenue demandait à s’exprimer.

Un bourdonnement de remarques, de réflexions échangées au hasard, emplit les salons.

L’Indienne profita de cet instant.

Sa main quitta le front de la jeune fille, s’abaissa à hauteur de ses yeux.

— Regarde dans ma main, jeune fille, murmura-t-elle. L’ovale magique a parlé. Regarde celui qui doit t’épouser.

Linérès fit ce qu’on lui demandait.

À l’intérieur de la main de l’Indienne, une plaque de métal s’encadrait, et sur cette plaque se dessinait le visage d’un jeune homme.

Elle ne chercha point à comprendre comment ce phénomène s’était produit. Emportée par la situation, elle prononça seulement :

— Je le verrai ?

— Ce soir, acheva la voyante d’une voix légère comme un souffle.

Comme si elle eût attendu d’avoir tout dit, Marahi poussa un gémissement sourd.

Ses yeux se fermèrent brusquement et elle se renversa en arrière tout d’une pièce.

Von Foorberg la reçut dans ses bras.

Aux personnes les plus proches qui s’empressaient, il dit très vite :

— Une crise… ! Marahi y est sujette après ses périodes de « lecture de pensées ». Je vais la ramener chez elle… Du repos, voilà tout ce dont elle a besoin.

Repoussant les curieux du geste. Il enleva dans ses bras, sans effort apparent la vieille Indienne inerte, comme privée de sentiment, et disparut avec son fardeau dans le petit salon, dont les portes se refermèrent sur eux.

Ainsi qu’un cours d’eau qui rompt ses digues, les conversations s’entre-croisaient, chacun commentant avec animation la scène étrange qui venait d’avoir lieu.

La comtesse de Armencita, Linérès, étaient elles-mêmes oubliées, absorbées en quelque sorte par l’intérêt qu’accaparait la voyante.

Les problèmes déconcertants, soupçonnés par les grands maîtres du psychisme, étaient-ils réels ?

Linérès, cependant, reprenait peu à peu possession de son sang-froid.

Elle promena autour d’elle un regard aigu, constata que l’on ne s’occupait pas d’elle, et se glissant à travers les groupes, elle gagna l’entrée du petit salon, où elle pénétra.

Mais la jolie pièce était maintenant déserte. Von Foorberg et Marahi avaient disparu.

— Oh ! murmura la jeune Espagnole, j’aurais voulu savoir davantage… Ma mère… Cette Indienne…

Et avec un geste de dépit, elle se laissa choir dans un fauteuil, où elle s’immobilisa, la figure rêveuse, le regard vague, se berçant des confidences inattendues qui venaient de bouleverser l’orientation morale de sa vie.

Soudain, Linérès eut l’impression qu’un corps opaque s’était interposé entre elle et les objets environnants.

Le rêve se dissipa. Ses yeux regardèrent.

Et ses lèvres s’ouvrirent sur ce monosyllabe stupéfait :

— Vous ?

Debout en face d’elle, respectueux et ému, se tenait l’inconnu dont l’Indienne Marahi lui avait tout à l’heure montré le portrait sur la plaque métallique : Pierre de Chazelet.

— Vous me connaissez ? fit-il d’une voix tremblante, tandis qu’une pâleur s’abaissait sur ses traits.

Et elle, encouragée par le trouble où elle le voyait, répondit :

— Oui… mais vous ?

Il lui présenta à son tour, un disque de métal sur lequel la jeune fille reconnut son image.

— Mon portrait ? Comment ?

— Je ne saurais expliquer. J’étais au milieu de l’Espagne, près de Armencita.

— Ah !

— Une gitana m’a remis ceci.

— Une gitana ?… Et moi, c’est une sorte de voyante, de liseuse d’avenir qui m’a montré votre visage…

— Étrange !

— Mais, continuez… Je m’étonne que ma mère — Linérès prononça ce mot avec une douloureuse inflexion — que ma mère ne se soit pas encore inquiétée de mon absence… continuez.

Il s’inclina, puis doucement :

— Je vous dirai tout, sans rien cacher… La gitana a prononcé ces paroles : « Voici celle que tu dois épouser. »

Le mot sonna en glas dans le cerveau de la jeune fille. Elle jeta les bras en avant comme pour repousser sa pensée.

— Non, non, fit-elle la voix s’étranglant dans sa gorge… Il ne faut pas vouloir m’épouser… Voyez, l’on en meurt.

— Cela n’est pas pour m’effrayer… Qui sait répliqua doucement Pierre, je serai entre vous et le malheur ; entre vous et le crime… Qui a voulu cela, je l’ignore… Il m’importait peu. Amie ou ennemie, je remercie la volonté qui m’a conduit.

Et comme la porte du salon s’ouvrait lentement, il acheva vite :

— Permettez-moi de me présenter chez vous demain, mademoiselle. En présence de Mme votre mère, je vous conterai dans ses moindres détails l’aventure qui m’a amené, moi, marquis Pierre de Chazelet, jusqu’ici.

La comtesse, entourée par plusieurs personnes, apparaissait sur le seuil.

Il fallait répondre sans retard, le loisir de la discussion n’existait pas.

— Demain soir, fit-elle dans un murmure, nous serons seules ; nous vous attendrons.

Puis, courant à Mme de Armencita :

— Ah ! s’écria-t-elle, toute la fantasmagorie de ce soir m’a brisée, et je me serais endormie, je crois, si M. le marquis de Chazelet n’avait réussi à m’intéresser à une histoire de gitana qu’il rapporte d’Espagne.

Cotait une présentation indirecte.

La comtesse et Pierre échangèrent une inclination.

— Et si vous n’y voyez pas inconvénient, continua la jeune fille, je serais heureuse de rentrer, pour me remettre des émotions de la soirée.

— Je désirais vous faire la même proposition, Linérès.

— Tout est donc au mieux.

Un salut gracieux au marquis, et la charmante créature, prenant le bras de celle qui, désormais, ne serait plus pour elle qu’une mère adoptive, quitta le petit salon.

Chazelet y demeura, avec quelques curieux, espérant tirer de lui quelques bribes de sa conversation avec Linérès, ce point de mire des curiosités du Tout-Paris élégant rassemblé à la légation.

Mais Pierre n’était point en humeur de se prêter aux désirs bavards des oisifs.

Il était arrivé avec Morand.

À peine entré, il avait entendu prononcer le nom de Linérès ainsi que ceux de Foorberg, Marahi…

Ces derniers lui étaient demeurés indifférents, toute son attention étant accaparée par le seul nom de la jeune fille.

Elle se trouvait dans l’assistance.

Abandonnant Morand dans un cercle amical qui l’avait arrêté au passage, il s’était élancé à travers les salons, interrogeant les visages, passant comme une ombre inquiète parmi les groupes trop préoccupés des incidents présents pour le remarquer.

Ainsi il avait atteint l’entrée du petit salon. Il avait vu Linérès. Elle était là, vivante, en face de lui.

Et, sans réfléchir, il s’était approché d’elle, en proie à une sorte de rêve éveillé, subissant une impulsion irraisonnée.

Maintenant, il avait besoin d’être seul. Il se débarrassa donc lestement des indiscrets demeurés autour de lui, après le départ de la jeune fille, et rentra dans les salles de réception.