Jud Allan, roi des gamins/p1/ch07

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Jules Tallandier (14p. 106-121).

CHAPITRE VII

UN MILLIARDAIRE


Tout à coup un sifflement aigu, aux modulations étranges, se vrilla dans l’air. Il venait évidemment de l’extérieur, et cependant il sembla résonner dans le salon même où les auteurs de l’inexplicable drame se trouvaient réunis. Allan tressaillit.

D’un coup d’œil, il s’assura que ni Linérès, ni Pierre, ni la comtesse, ne l’observaient, et se penchant à l’oreille de M. Lerenaud, il murmura :

— C’est Lui. Il vient.

Avant que le chef de la Sûreté eût achevé le mouvement de surprise provoqué par cette affirmation, l’Américain continua :

— Je disparais. Pour vous, monsieur, recevez mes remerciements ; je ne vous reverrai plus qu’au jour de la victoire, s’il doit jamais luire.

— Où allez-vous donc ?

— Je m’enfonce dans la nuit, monsieur Lerenaud… et j’espère en vous pour faire savoir à M. le président Loosevelt tout ce qui se sera passé ici.

— Je le ferai, vous avez ma parole.

— Et vous, vous avez ma reconnaissance.

Sur ce, l’Américain se glissa sans bruit hors du salon, dont la porte retomba sur lui.

M. Lerenaud demeurait pensif. Certes, celui qui venait de sortir avait été accrédité auprès de lui par le président même de la grande république des États-Unis… Il lui avait conté une terrible histoire de ce banditisme américain, au regard duquel les bandits d’Europe apparaissent comme des écoliers, ânonnant l’alphabet du crime ; mais, tout en se mettant à la disposition de son hôte, le chef de la Sûreté comprenait que l’ensemble de l’affaire lui échappait.

Il n’était qu’un comparse, entrevoyant un coin du drame. Au delà, c’étaient les ténèbres, où s’agitaient des ombres dont les mobiles précis lui échappaient.

De cet Allan même, que savait-il ?

Rien, ou presque. D’où ce personnage avait-il tiré la nature excentrique, multiple, aux oppositions caractérisées, que les menus incidents de leurs rencontres avaient mis en relief aux regards curieux du policier ?

Comment la distinction suprême de cet homme s’alliait-elle à son indépendance d’allures, à son dédain des conventions sociales ? Comment cet être de race s’était-il fait policier amateur, et cela sans répugnance, sans lutte, avec l’inconscience, pourrait-on dire, du mépris immérité que la société fait peser sur ceux qui la défendent ?

Comment le personnage déconcertant, qui s’avouait modestement professeur sportif à l’école militaire de West-Point, avait-il pu obtenir la lettre autographe du président Loosevelt, l’accréditant auprès de la police française ? Obscurité, partout.

Cinq jours auparavant, quand Allan s’était présenté à son domicile particulier, il l’eût certes considéré comme un fou, il l’eût envoyé à l’infirmerie du Dépôt, si le jeune homme ne lui avait remis la lettre d’introduction que voici :

« La Maison-Blanche, Washington
(États-Unis).La Maison

xxxxxxxx« Monsieur le chef de la Sûreté de France.

« Une œuvre de justice justifie, toutes les infractions au protocole. C’est pourquoi j’accrédite M. Allan, auprès de vous, de façon ultra confidentielle. Veuillez l’entendre, lui garder le secret le plus absolu et l’aider de tout votre pouvoir.

« Moi, président élu de la République confédérée des États-Unis, je vous serai personnellement reconnaissant de ce que vous ferez pour mettre fin à une situation qui est une honte pour un pays civilisé.

« Je serre votre main.

« Loosevelt. »

À diverses reprises, M. Loosevelt, le grand homme d’État américain, avait surpris l’Europe par l’audace de ses conceptions, la promptitude de ses décisions, le dédain qu’il professait pour les formes surannées des protocoles officiels. Et cependant M. Lerenaud n’avait pas été maître de sa stupéfaction à la lecture de cette missive originale.

Un chef d’État adressant au directeur de la Sûreté d’un autre État une lettre autographe, et cela en termes qu’eût pu employer le moindre citoyen, c’était déjà fort inusité.

Mais quand Allan s’expliqua, le policier eut l’impression de sortir du monde réel pour s’enfoncer dans une légende des mille et une nuits du crime.

Voici au surplus ce que le jeune Américain lui avait conté :

En 186… lors de cette fatale expédition du Mexique, qui ébranla le trône de Napoléon III, coûta a la France quelques centaines de millions, quelque trente mille morts, et aboutit à l’exécution de l’infortuné Maximilien, imposé comme souverain aux populations mexicaines, un brave soldat, natif de Fontainebleau, incorporé aux chasseurs de Vincennes, trouva la fortune là où les souverains ne rencontraient que la ruine.

Il se nommait Pariset, avait été élevé par la charité d’une vieille amie de ses parents défunts. Il avait tiré, à la circonscription, un bon numéro qui l’exemptait du service militaire.

Il s’était réjoui de sauvegarder ainsi une large part de sa vie, car l’armée tenait alors son homme durant sept ans.

Mais, sans doute, il était écrit que Pariset serait soldat. Tendre, doux, voire un tantinet timide, rien en lui ne rappelait les zélateurs de Mars… Eh bien, ce furent justement ses qualités… négatives au point de vue militaire, qui lui firent endosser le harnois.

Sa mère adoptive, — ainsi appelait-il la brave femme qui l’avait recueilli, — sa mère adoptive fut atteinte d’hémiplégie. L’âge, le tempérament, tout faisait pronostiquer le mal incurable.

La pauvreté ne permettant pas d’assurer à la malade les soins nécessaires à domicile, son transport dans une maison de santé s’imposait.

Mais, là encore, il fallait une somme impossible à réunir pour de pauvres gens.

Quinze cents francs ! Le Pactole, dans certaines situations… Quinze cents francs constituaient la dotation nécessaire pour que la malade fût admise à finir ses jours dans l’établissement hospitalier.

Pariset n’hésita pas.

Il se vendit comme remplaçant.

Un jeune quincaillier du quartier du Sentier, affligé d’un numéro de tirage au sort qui le faisait soldat, versa deux mille cinq cents francs au Jeune Pariset, lequel, moyennant cette largesse autorisée par les lois, prit sa place sous les drapeaux.

Puis, les inscriptions dûment enregistrées, le nouveau militaire versa les quinze cents francs de droit d’admission à la maison d’incurables, en déposa neuf cents à l’économat, afin que sa mère adoptive pût se procurer quelques douceurs supplémentaires, puis, léger d’argent mais le cœur gros, il dit adieu à celle qu’il ne devait jamais revoir et rejoignit le bataillon de chasseurs de Vincennes, auquel le recrutement l’avait affecté.

Ce jour-là, on l’aurait bien étonné en lui annonçant qu’il commençait l’ascension à la fortune.

Et cependant rien n’était plus vrai.

Les chasseurs firent partie du corps expéditionnaire français envoyé au Mexique pour imposer aux habitants du pays un souverain dont ils ne voulaient pas.

Pariset, lui, fut blessé grièvement dans une rencontre avec les guérillas, durant la célèbre marche vers Puebla, et fut laissé pour mort sur le champ de bataille.

Ramassé par un hacendero (propriétaire d’une exploitation agricole) du voisinage, il demeura de longs mois entre la vie et le trépas. Enfin, il entra en convalescence, au moment où les troupes françaises, rappelées en Europe, cinglaient vers les côtes de France.

Certes, il eût pu se faire rapatrier ; mais, effet inattendu, son cœur était devenu Mexicain, et cela grâce à la présence d’une charmante señorita aux doux yeux noirs qui s’était improvisée sa garde-malade.

Il aima Juan Annina… Juan Annina aima Pariset… Et le mariage les unit.

Aucun calcul bas ne présida à cet hymen ; les bonnes fées des tendresses durent se réjouir en face du jeune couple aimant… Pourtant, ce mariage allait apporter à l’ex-chasseur de Vincennes une des grosses fortunes du monde.

De par des titres anciens, datant de l’époque lointaine de l’occupation espagnole (XVIe siècle). Juan Annina était propriétaire d’une partie de la longue presqu’île de Californie qui sépare l’océan Pacifique de la mer Vermeille.

Ce sont là d’immenses plaines se contournant en méandres capricieux autour de collines rocheuses jetées au hasard. Les Indiens Mayos sont les seuls habitants de la contrée et, selon toute probabilité, ils fussent demeurés les seuls, si Pariset n’avait épousé Juan Annina,

Le brave garçon voulut travailler au bonheur de celle qui lui avait gentiment donné son cœur.

Il vint fonder une petite hacienda sur le territoire des Mayos. Ceux-ci lui firent d’abord grise mine, mais bientôt ces Peaux-Rouges graves furent conquis par la bonne humeur du troupier de France. Son courage, son adresse achevèrent l’entente, et un beau jour, le chef des tribus Mayos ayant rendu son âme au Grand-Esprit, les guerriers assemblés proclamèrent Cacique, en son lieu et place, l’ancien chasseur de Vincennes.

Nanti de ce « grade », Pariset agit auprès du gouvernement mexicain et obtint la reconnaissance officielle des droits de Juan Annina sur la presqu’île californienne, c’est-à-dire sur un territoire représentant la superficie de dix départements français.

En 1875, Pariset mourut, laissant sa veuve et son fils Jean, âgé de dix ans, à la tête d’une des plus grosses fortunes territoriales de la république mexicaine.

Jean grandit, alla faire ses études aux États-Unis. Là, dans une partie de chasse au milieu des Montagnes Rocheuses, il tomba aux mains de bad boys (bandits de la prairie) dont la spécialité était de détrousser les mineurs revenant des exploitations aurifères. Un groupe d’éclaireurs, formé par les soins de l’État pour lutter contre les brigands, troupe désignée sous le nom explicite de Claim’s Safety, délivra le prisonnier, lequel se lia, la reconnaissance l’ayant conduit à l’affection, avec le chef de ses libérateurs, Frey Jemkins… C’était en 1885, Jean atteignait sa vingtième année, Jemkins comptait vingt-sept ans. Tous deux braves, vigoureux, hardis, entreprenant, ils devaient, malgré l’énorme différence de leurs fortunes, devenir une paire d’amis.

Par la suite, quand Jean était appelé par ses affaires à San-Francisco, il descendait chez son ami Frey, et celui-ci venait passer ses vacances à l’hacienda de Agua Frida, tel était le nom de la résidence naguère fondée par Pariset.

Ainsi, Jean connut la jeune cousine de Jemkins, Lily, une adorable Anglo-Saxonne de dix-huit ans, rose comme l’aurore, blonde comme un rayon de soleil. Il demanda sa main, força les scrupules de Jemkins qui, vu sa pauvreté relative, se fit beaucoup prier… Et enfin, il épousa Lily, au mois de novembre 1889, au milieu d’un immense concours d’invités venus de tous les points du Mexique, de la Sonora, de la Californie américaine.

M. Lerenaud se remémorait rapidement ces choses. Ni Chazelet, ni Linérès, absorbés par leurs propres pensées, ne songeaient à interrompre ses réflexions.

Jusque-là rien que de normal, rien que du naturel.

Mais ici le drame obscur, inextricable, commençait.

De 1889 à 1891, le ménage donnait l’impression des félicités célestes. Une fillette était née en 1890, apportant la suprême joie de la paternité au maître de Agua Frida. L’enfant avait reçu le prénom de Lilian, douce flatterie d’époux heureux pour la jeune mère. Elle était mignonne, jolie au possible, avec les yeux brillants et des cheveux d’or.

Brusquement, Jean fut pris d’une maladie de soupçon.

Il devint brusque, fantasque, demeurant taciturne durant des jours entiers, puis sortant de son mutisme pour tomber en des accès de rage, sans motifs apparents, où il voyait des ennemis partout, accusait jusqu’à sa femme et déclarait haïr son enfant.

À cette époque, Frey Jemkins dont l’énergie comme chef des Claim’s Safety avait complètement purgé l’État de Californie des bandits de la prairie. Frey devenu riche, grâce aux dons qui avaient récompensé son zèle, avait ouvert à San-Francisco un bazar géant, dont les prix défiaient toute concurrence, et où la boucherie, les primeurs, l’épicerie, voisinaient avec la nouveauté, les meubles, la joaillerie.

La vogue en fut foudroyante.

Cependant Frey montrait un visage sombre. À quelques amis, il confiait ses craintes au sujet du ménage de sa pauvre cousine Lily.

Jean Pariset, selon lui, marchait tout droit à la folie, et le tête-à-tête avec un dément, dans une hacienda lointaine, au milieu d’un pays où la justice ne saurait parvenir, semblait terrifiant à ceux qui l’entendaient.

On comprit qu’à deux ou trois reprises, il se décidât au voyage de Frisco (abréviation de San-Francisco) à Agua Frida.

La dernière fois il revint plus angoissé que jamais.

Jean Pariset lui avait semblé de plus en plus insensé… Il ne parlait de rien moins que de tuer sa femme et son enfant.

Frey avait proposé à sa cousine, à ce qu’il déclara, de l’emmener avec lui. À San-Francisco, elle eût été en sûreté. Mais, en femme consciente de ses devoirs, Lily Pariset avait refusé. Elle voulait attendre encore, espérant que l’état de son mari se modifierait.

Hélas ! les sinistres prévisions de Frey Jemkins devaient se réaliser avec une rapidité foudroyante.

Trois semaines à peine après son retour, Lily débarqua à San-Francisco, méconnaissable, hébétée, sa raison envolée la laissant inerte, stupide, sans voix, sans regard. Une servante, l’accompagnait.

Cette fille raconta une histoire terrible. Jean trouvé mort an bord de la mer, son revolver à côté de lui.

Il avait dû se tuer dans un accès de fureur démente.

Quant à sa fille, la petite Lilian, alors âgée de deux ans environ, elle avait disparu.

Sans doute le fou l’avait emportée, jetée dans quelque précipice. On n’en retrouvait aucune trace. Et la servante se lamentait :

— Pauvre maîtresse… Elle tomber raide, et puis plus jamais comprendre ce que parler veut dire. Et pas plus de cervelle qu’un tronc de palmier.

Jemkins remua ciel et terre pour retrouver la petite disparue. L’enfant, répétait-il avec obstination, rendrait la raison à son infortunée cousine.

Durant des années, sans se lasser, il alla passer ses vacances à Aguarida, dépensant sans compter pour améliorer l’exploitation : « Afin, disait-il, avec une constance touchante, que l’héritière retrouvât tout en pleine prospérité, le jour où il plairait au Seigneur de la rendre à sa famille. »

Entre temps, il correspondait avec les agences de recherches les plus réputées du globe.

Seize ans d’efforts infructueux n’avaient point épuisé son espoir.

C’est ainsi que quelques semaines auparavant, à l’occasion de l’ouverture du testament del Vedras, en Espagne, il avait été avisé que la noble comtesse de Armencita avait adopté une jeune fille du nom de Linérès, naguère recueillie par elle, à l’âge de deux ans environ, dans le désert calcaire qui borde la rive orientale de la mer Vermeille.

Et M. Allan avait terminé cette étrange histoire en disant :

— Celui qui viendra réclamer Linérès comme l’enfant de Lily Pariset, celui-là apportera ainsi la première des preuves qui amèneront le châtiment d’un criminel si puissant qu’il semblait au-dessus des lois.

Et à une interrogation curieuse du policier, l’Américain avait répondu :

— Pour que M. Loosevelt vous ait écrit comme il l’a fait, vous devez être assuré de l’importance de ma mission. Il vous demande de faire, pour m’aider, tout ce qui est en votre pouvoir. Eh bien, parmi les choses que vous pouvez, il en existe tout d’abord deux que je vous supplie de m’accorder : ne me questionner que sur ce que je puis vous dire ; ne point chercher à comprendre au delà de mes paroles.

Impressionné par la lettre autographe et aussi par l’accent de cet ambassadeur étrange, M. Lerenaud avait promis.

À cette heure, il s’avouait tout bas qu’il en éprouvait un regret cuisant.

— Allons, garçons… Frey Jemkins entre partout… Vous dites ? Un crime… Raison de plus, ces pauvres femmes ont doublement besoin d’un protecteur.

La voix forte et joviale sonna dans l’hôtel, pénétra en vague bruyante dans le salon, secouant Lerenaud, Pierre, Linérès, les arrachant à leur rêverie pénible.

Et presque en même temps, sur le seuil, suivi de domestiques ébahis, se montra un homme de stature herculéenne, la figure colorée barrée par une moustache grisonnante, à l’allure décidée, portant la tête droite, les épaules effacées, de cette façon qui décèle à la fois l’homme riche et l’ancien militaire.

All right ! s’exclama-t-il, voici du monde avec lequel on peut causer.

Et, se tournant vers les laquais :

— À l’office, garçons ; tenez, ramassez cela et décampez.

Il jeta au dehors quelques pièces d’or, sur lesquelles les serviteurs se ruèrent avec un ensemble merveilleux, puis, fermant la porte derrière lui :

— Enchanté de vous voir, fit-il, en s’adressant aux personnes présentes, médusées par sa manière d’agir. Je suis Frey Jemkins, de Frisco, sénateur, trusteur, etc… et je viens rendre visite à la très Jolie Linérès de Armencita, que j’ai de fortes raisons de croire ma petite cousine.

Personne ne répondit.

Tous considéraient le nouveau venu avec stupéfaction.

M. Lerenaud marmonnait tout bas les paroles naguère prononcées par Allan :

— Celui qui viendra réclamer Linérès comme la fille de Lily Pariset, celui-là apportera ainsi la première preuve contre un bandit.

Tout à l’heure encore, le jeune homme avait dit :

— C’est lui. Je disparais.

Et le Chef de là Sûreté observait le personnage, remarquant le regard cruel des yeux gris, le je ne sais quoi de bestial déparant une physionomie qui pouvait passer pour belle.

Le mutisme de ses interlocuteurs parut amuser énormément le visiteur.

De nouveau la salle retentit de son rire sonore.

— Folie de Satan, s’exclama-t-il enfin, est-ce que vous me prenez pour un grizly (ours gris) des montagnes Rocheuses ? Ou bien vos langues sont-elles en paralysie ? Je demande Miss Linérès. Est-ce vous, jeune fille ?

Il avait fait un pas en avant plongeant son regard gris dans celui de Mlle  de Armencita.

Celle-ci murmura :

— Je suis en effet Linérès.

— À la bonne heure donc, la fauvette a de la voix. Donnez votre main, mignonne, que je la secoue affectueusement.

Il prit la main de la jeune fille et la conservant dans les siennes.

— Très jolie en vérité, ma petite cousine. Il est impossible qu’une si gracieuse enfant ne rende pas la raison à ma pauvre Lily.

— Lily ? répéta la jeune fille d’un ton interrogatif.

— Oui, Lily, la maman du baby que je cherche, et qui, si c’est vous, est devenu un bien charmant baby en courant le monde.

Une rougeur monta aux joues de Linérès ; ses paupières palpitèrent.

— Maman ! redit-elle d’un accent impossible à rendre.

Mais M. Lerenaud s’interposa :

— Monsieur, prononça-t-il lentement, désolé de troubler vos effusions.

— Vous ne troublez pas, riposta Jemkins.

— Pardon, je suis obligé de troubler, car je regrette que pareille chose coïncide avec votre arrivée, mais cette maison a été bouleversée par un crime…

Le visage du visiteur exprima l’étonnement.

— Un crime, vous dites ?

— oui, un homme a été assassiné.

Indeed, dans cette demeure ?

— Et moi, Chef de là Sûreté, je procédais à une enquête préliminaire, en attendant M. le juge d’instruction que l’on a avisé.

Ce disant, M. Lerenaud scrutait les traits de son interlocuteur.

Mais rien ne décela chez celui-ci une émotion quelconque. Il écoutait avec l’indifférence polie d’un gentleman qui ne saurait prendre grand intérêt à une opération policière. Cependant il reprit :

— La présence de Miss Linérès est-elle nécessaire à votre enquête ?

— Non, murmura le Chef de la Sûreté, décontenancé par le flegme de son interlocuteur. Pas pour l’instant du moins.

— Alors, je puis la prier de me conduire auprès de sa mère adoptive ?

— Sans doute.

— Car j’ai hâte de contrôler les renseignements qui m’ont amené à Paris… Je serais très satisfait qu’elle fût ma petite cousine ; d’abord parce que cela réjouirait Lily, et ensuite parce qu’il vaut mieux avoir dans son logis une jolie figure qu’un laideron.

Il consulta Linérès du regard.

— Vous voulez conduire chez votre maman jusqu’à ce jour ?

Elle inclina la tête, se sentant incapable de proférer une syllabe. Des idées confuses cavalcadaient en son cerveau : sa mère adoptive, sa mère réelle, la voyante qui lui avait annoncé cela, le crime, Pierre de Chazelet qu’elle allait quitter pour ne le revoir peut-être jamais.

— Montrez donc le chemin, nice young lady (gentille demoiselle), fit Frey Jemkins, je vous suivrai avec le plaisir le plus grand.

Puis au moment de sortir, s’arrêtant sur le seuil :

— Monsieur le chef de la police, demanda-t-il, le crime est-il complet ?

— Que voulez-vous dire par ce mot ?

— Je veux signifier si la victime est seulement blessée, ou bien…

— Elle est morte.

— Ah ! ah ! Elle est morte ! Longue vie aux vivants ! Mais puisque j’ai dérangé votre enquête, je paierai pour cela… Vous direz je verse trois mille dollars au détective qui prendra le criminel. Comme cela vous serez content du dérangement pour l’enquête, comme moi, je suis content de me déranger pour ma petite cousine.

Il lança un adieu de la main et sortit sur les pas de Linérès, dont les grands yeux d’émeraude s’étaient oubliés un long moment sur ceux du marquis de Chazelet.

Alors, Pierre balbutia d’une voix sourde :

— Je vais me retirer.

— Vous… Pourquoi ?

— Je n’ai plus rien à faire ici.

Le Chef de la Sûreté haussa les épaules avec insouciance. Que lui importait que Chazelet fût ou non présent ?

S’il avait su par quel singulier enchaînement de circonstances, Pierre avait été conduit à l’hôtel de Armencita, il l’eût retenu sans nul doute. Il l’eût interrogé, car il eût alors deviné la piste que les réticences d’Allan lui avaient refusée.

Mais il ne savait pas.

Il ne comprit pas davantage la douleur qui faisait souhaiter au jeune homme l’isolement où il pourrait souffrir seul, sans avoir à se contenir.

Et il le laissa partir.

Le marquis sortit de l’hôtel complètement désemparé. L’attitude de Linérès lui avait déchiré le cœur. Elle refusait son dévouement. Avec l’humilité de qui aime réellement, Pierre n’avait point compris les regards de la jeune fille ; il n’avait point su lire la reconnaissance pour son courage et l’épouvante de le livrer aux périls qui avaient supprimé les prétendants à la main de la Fiancée du Diable.

Tel était son désespoir qu’il éprouva le besoin de le confier… Le nom d’Allan vint à ses lèvres.

Pourquoi cet homme, le plus récent parmi ses connaissances ?

Il ne se le demanda même pas, entraîné par une de ces impulsions irrésistibles qui nous dominent aux heures douloureuses.

À grands pas, il regagna le Palais d’Orsay.

— M. Allan est-il chez lui ?

À sa question, il fut répondu :

— Non… M. Allan n’est pas rentré !

Ce lui fut une tristesse nouvelle.

Il s’enferma dans sa chambre, sombre, en proie aux idées lugubres, se retraçant les incidents de la soirée.

À plusieurs reprises, des larmes débordèrent, roulant lentement sur ses joues. Il n’y prenait pas garde, et avec une obstination maladive, avec l’entêtement de l’enfant qui cherche la protection de ceux qu’il devine être ses protecteurs.

— Je verrai Allan demain matin, répétait-il sans cesse, comme si ces paroles lui eussent apporté une espérance.

Cependant Jemkins, conduit par Linérès, avait pénétré dans la chambre où Mme  de Armencita, affalée au fond d’un fauteuil, se remettait en une vague somnolence des événements de la soirée.

À son entrée, annoncée par la jeune fille, la vieille dame avait sursauté. On eût cru que ses yeux, fixés sur le visiteur, exprimaient une inexplicable terreur.

Celui-ci ne parut pas le remarquer.

Il s’installa commodément, avec ce sans-gêne, cette bonne humeur qui semblaient former le fonds de son caractère, et sans préambule :

— Madame, dit-il, moi, Frey Jemkins, de San-Francisco, je cherche depuis seize ans une enfant disparue dans des circonstances qui n’ont jamais été bien élucidées. Ce qui est clair, c’est que je la cherche et que je suis très désireux de la retrouver.

La comtesse fit signe qu’elle avait compris.

— Je vous prierai donc de me répondre avec la plus entière franchise. Je vous déclare d’ailleurs que si je veux la rendre à l’affection de sa mère véritable, je n’entends pas vous sevrer de son affection, en admettant que ma démarche actuelle soit fondée.

— Je ne comprends pas, murmura Mme  de Armencita.

L’inflexion de sa voix était bizarre.

On eût dit qu’elle récitait une leçon apprise à l’avance. Son accent n’avait point la spontanéité, la vivacité que la situation semblait exiger.

Linérès eut une vague intuition de cela ; mais accoutumée à la froideur de sa mère adoptive, elle lui attribua encore la sécheresse de son débit.

— Je m’explique, reprit Jemkins. Après tout, je ne saurais m’y refuser, puisque j’ai traversé l’Atlantique uniquement pour cet objet.

Et lentement :

— Donc, voilà qui est convenu… Si mes soupçons se confirment, miss Linérès aura deux mères au lieu d’une. Abondance de biens ne nuit pas.

— Cela, fit la comtesse, me paraît cordialement pensé. Oui, en effet, je ne me résoudrais pas à ne plus voir cette enfant qui a grandi auprès de moi.

Elle regarda fixement la jeune fille, puis continua :

— Je ne suis pas très démonstrative, mais les sentiments inexprimés n’ont que plus de force, crois-le, mon enfant.

Douces étaient les paroles, pourtant la façon dont la comtesse les articulait, paraissait à Linérès les dévier de leur sens.

Toujours cette impression de leçon récitée.

Quelle insupportable obsession ! Tout bas, la jeune fille s’accusa d’injustice et se contraignit à sourire tendrement à son interlocutrice.

Du reste, Frey poursuivit, entraînant au fil de son discours les réflexions de celle dont le sort se débattait en ce moment.

— Madame, disait-il, veuillez vous reporter par la pensée à l’année 1892.

— Oh ! rien de plus facile, consentit l’interpellée. Mais comme ma pensée pourrait être infidèle, je vais l’aider du journal que je tiens de ma vie.

Elle se leva, alla à un secrétaire dressé dans un angle de la pièce et en tira un registre, dont la reliure de cuir décolorée, striée d’éraflures, attestait un long usage.

— Voici, dit-elle, le grand livre de mon existence. J’y ai inscrit tout ce qu’il m’est arrivé d’intéressant.

Et après avoir feuilleté le volume :

— Voilà 1892. Janvier, départ pour le Nord-Mexicain. Exploration géologique et commerciale. Mission du Gouvernement accordée par le ministère Ramon Olivera… Six mois de durée… Allocation de vingt mille pesetas, doublée par la subvention des négociants de Bilbao.

Le visiteur approuvait du geste.

— Bon ! fit-Il enfin, en janvier 1892, vous partiez pour le Mexique.

— Je viens de vous le lire.

— Parfait ! et en août de la même année ?

Mme  de Armencita tourna plusieurs pages.

— C’est une année fertile en aventures… Elle tient plus de place que certaines périodes dix fois plus longues.

Puis, posant le doigt sur une ligne :

— Voici… 1er  au 7 août, attaque de fièvre dans la petite ville de Mazatlan, province de Sinaloa, sur la côte du Pacifique.

— Continuez, je vous prie.

— Le 8, embarquement sur le steamer Mexico, qui, faisant le service de cabotage sur la côte orientale de la mer Vermeille jusqu’à Mavari, me rapprochait de Guaymas, tête de ligne du chemin de fer qui devait me permettre de rentrer en Europe par les États-Unis.

— Ne vous arrêtez pas, madame.

— Le 13, arrivée à Mavari. Le lendemain, fait prix avec le patron d’un bateau de pêche pour être conduite à Guaymas. Départ le 16. Le 17, les courants nous portent vers la petite île de Tortuga, à peu de distance de la côte Californienne dominée par les trois pics de Las tres Virgines. Là, on a tiré la barque à terre, car le patron craint une tempête du nord qui rendrait impossible l’accès de Guaymas, situé sur l’autre rive à quatre-vingts kilomètres à peine.

Linérès ne perdait pas un mot de cette lecture.

Elle devinait qu’il allait être question d’elle, qu’elle saurait enfin comment son existence avait été cousue, comme disent les Léonais, à celle de sa mère adoptive.

— Toute la nuit du 17 au 18, le vent souffla avec rage. Il s’apaisa un peu vers l’aube. Le patron déclara qu’au milieu de la journée nous pourrions repartir sans danger. Pour occuper le temps, je parcourus la petite île. J’arrivai le long du chenal, large de trois à quatre cents mètres à peine, qui la sépare de la presqu’île californienne. Et là, dans une anse tapissée de sable rouge, je trouvai une fillette que je jugeai âgée de deux ans environ.

— Le 18 août 1892, prononça Frey d’un ton grave.

Comme ses interlocutrices l’interrogeaient du regard :

— Poursuivez, madame, je vous en conjure, je m’expliquerai après.

— Soit donc, consentit la comtesse.

Et reprenant sa lecture :

— L’enfant était privée de sentiment. Pour tout vêtement, une petite chemise sans aucune marque. Elle avait dû être jetée sur la côte par le flot. Je la crus morte d’abord, mais il n’en était rien… Comment ne s’était-elle pas noyée ?… Cela reste inexplicable.

— Bon, cela n’est point pour nous préoccuper. L’enfant vivait, voilà l’essentiel.

Il semblait en proie à une émotion profonde.

Peut-être un observateur en eût-il jugé la manifestation outrée ; peut-être eût-il pensé à une comédie savante ; mais les observateurs sont gens défiants, dont l’avis ne saurait devenir article de foi.

La jeune fille crut à l’émoi du visiteur. Lui cependant poursuivait :

— vous prîtes l’enfant, madame ; à Guaymas vous vous êtes présentée au Consulat espagnol. Il a été pris acte de votre déclaration. L’on vous a dit : dans ce pays, inutile de chercher. Si la petite est réclamée, on vous avisera. Vous l’avez ramenée en Espagne, et jamais plus vous n’avez entendu parler de sa famille.

Mme  de Armencita se dressa toute droite.

— Comment savez-vous cela ?

— Les renseignements qui me sont parvenus, renseignements qui m’ont fait quitter mes affaires, venir à Paris…

Et, avec un profond soupir :

— Où je me tiens à quatre pour ne pas ouvrir mes bras à miss Linérès, en l’appelant ma petite cousine, l’enfant de ma pauvre Lily que j’aime comme une sœur.

Mais s’apaisant par degrés :

— Non, il faut réunir toutes les preuves. Une désillusion serait trop cruelle. Écoutez-moi. Le 18 août 1892, Jean Pariset, devenu fou depuis quelque temps, était trouvé mort au bord de la mer Vermeille, au pied du massif de Las Tres Virgines, en face de l’île Tortuga.

— Ah ! s’exclama Linérès… mon père !

De la main, Jemkins lui imposa silence.

— Il avait certainement emporté sa fille, car la pauvre mignonne avait disparu en même temps que lui.

Il s’arrêta un instant comme suffoqué par l’angoisse. Si cet homme jouait un rôle, il méritait certes le titre d’admirable comédien.

— Une chose peut démontrer de façon éclatante que l’enfant recueillie à Tortuga est bien la fille du mort de Las Tres Virgines.

— Et cette chose ? questionna Linérès, trop loyale pour avoir le moindre soupçon.

— Jean Pariset était cacique ou chef des Indiens Mayos, habitant la presqu’île de Californie. C’est grâce à ce titre qu’il avait pu développer son exploitation sans lutte.

— Eh bien ?

— Le cacique, comme ses enfants, doit porter le tatouage de la tribu.

— Une fleur étrange, balbutia la jeune fille d’une voix étranglée.

— Oui, la fleur de l’aloès chiriquite, dont les indigènes tirent le pulque, cette boisson fermentée du pays mexicain.

— Elle a le tatouage sur la face interne du bras, prononça Mme  de Armencita d’une voix assourdie.

Linérès chancela.

La prédiction de la voyante se réalisait. Elle allait retrouver sa mère véritable. Et dans son esprit une pensée se mêlait à celle-ci. La voyante lui avait aussi montré les traits de Pierre de Chazelet, avec ces paroles prophétiques :

— Voici celui qui t’épousera !

Amour filial, rêves d’avenir tourbillonnaient dans le cerveau, dans le cœur de la jeune fille.

Elle se laissa serrer sur la poitrine de Jemkins.

Elle perçut vaguement ses paroles affectueuses, et aussi les phrases plaintives que sa mère adoptive débitait d’un ton monotone.

Une brume l’enveloppait. Elle avait la certitude de vivre et l’épouvante de rêver. Soudain on gratta à la porte ; une femme de chambre parut :

— M. le juge d’instruction vient d’arriver ; il souhaite interroger ces dames.

— Le fâcheux ! grommela Frey. Enfin, on ne peut éconduire ces gens de justice. Venez, je vous accompagnerai, et je tâcherai qu’on vous laisse tranquille le plus rapidement possible.

Et les faisant passer devant, il murmura pour lui seul :

— Délicieux, ce juge d’Instruction… Mon histoire figurera au procès-verbal… Une estampille officielle… Délicieux !

Il souriait avec une ironie, qui eût fort donné à penser à Linérès si elle avait pu remarquer ce sourire.

Mais son « Cousin Frey » avait repris son apparence habituelle, lorsqu’elle pénétra, entre lui et Mme  de Armencita, dans le grand salon, où le juge attendait en compagnie de M. Lerenaud.