Jugement philosophique sur J.-J. Rousseau et sur Voltaire/Préface

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PRÉFACE




Au moment où, sur tous les sujets d’une plus ou moins grande importance, toutes les opinions incomplètes, ou fausses s’apprêtent à céder la place aux pensées définitives, aux vérités éternelles, il est naturel que ces opinions fassent un dernier effort pour se conserver.

Après quelque temps de durée, toute opinion sur un sujet important est devenue fondement d’une institution ou d’une habitude ; à ce titre, elle s’appuie, dans ses résistances, sur les intérêts, les mœurs le caractère, l’éducation d’un certain nombre d’hommes. Ceux-ci, lorsqu’ils les défendent avec le plus de zèle et de bonne foi, sont ordinairement très-loin d’imaginer combien ils se mettent eux-mêmes à la place de la vérité.

Mais la vérité, lorsqu’elle a enfin pénétré dans le plus grand nombre d’esprits libres et judicieux ; lorsque, réellement établie, elle n’a plus besoin que d’être proclamée et affermie, reçoit un grand secours des dernières oppositions qui lui sont faites, parce que de telles oppositions, en découvrant la faiblesse des attaques dont elle est l’objet, donnent en même temps, aux hommes qui déjà la possèdent, une impulsion énergique qui les fortifie et les rassemble.

La recherche du vrai, et la pratique du bien, sont les deux objets de la philosophie. À son tour, la philosophie est l’œuvre de la raison humaine, secondée par le temps, éclairée par l’expérience. Chaque jour elle étend ses progrès depuis la révolution française, elle les précipite ; aujourd’hui, elle touche à son terme, car la France touche au terme de sa révolution.

Parmi les hommes qu’épouvante justement cette révolution terrible, il en est quelques-uns dont l’esprit peu étendu s’échauffe d’un zèle estimable : ils s’irritent contre ses causes ; mais ils se trompent fortement sur ces causes ; ils donnent aux organes de l’esprit humain le titre injuste de provocateurs d’opinions turbulentes ils prennent les hommes qui acquièrent une grande célébrité par leurs écrits, pour les directeurs de l’opinion publique, tandis qu’ils n’en sont que les premiers tributaires, et les principaux rédacteurs.

Sans doute, dans les ouvrages et la conduite des hommes qui deviennent éminemment célèbres, tout n’est pas avoué par la vérité, ni inspiré par la vertu ; mais lorsque la sensation qu’ils ont produite a été forte, et qu’elle s’est soutenue, on peut être assuré qu’ils ont eu un grand nombre de pensées essentiellement vraies, et de sentimens élevés.

J.-J. Rousseau et Voltaire sont les deux hommes de ce siècle qui ont produit la sensation la plus vive et la plus fortement soutenue. C’est donc à eux, spécialement, que conviennent les indications que nous venons de donner, et c’est également sur eux que devaient porter spécialement les reproches et l’animosité des hommes qui n’ont point encore appris à voir dans les révolutions l’ouvrage de la Nature.

Dans un livre que j’ai récemment publie, sous le titre de Manuel du philosophe, ou Principes éternels, je crois avoir montré d’après quelles lois la nature, éternellement conduite sur un plan de conservation et d’équilibre, amené, quand le temps en est venu, de grandes crises politiques, parfaitement ressemblantes aux orages de l’atmosphère. Ma pensée principale est celle d’un balancement continu, toujours nécessaire, toujours exact, entre l’action que chaque être exécute, et la réaction exécutée par tous les êtres qui l’environnent[1].

Mon dessein est de consacrer un ouvrage étendu au développement moral et politique de cette pensée universelle. J’intitulerai cet ouvrage Du sort de l’homme dans toutes les conditions ; du sort des peuples dans tous les siècles.

En ce moment je présente, par anticipation, ma manière de considérer le sort de J.-J. Rousseau et celui de Voltaire. Ces deux grands écrivains, devenus personnage historiques par leur immense renommée, et par l’influence qu’on leur attribue, réclament un jugement philosophique : je veux dire un jugement dans lequel l’hommage, ainsi que la censure, émanent, avec calme et mesure, de la raison et de l’impartialité.

  1. Voyez la note à la fin du volume.