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Jugement philosophique sur J.-J. Rousseau et sur Voltaire/Rousseau

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J.-J. ROUSSEAU




De tous les hommes qui, simples particuliers, et sans autre puissance que celle de leur esprit, sont destinés à une grande célébrité, il n’en est point, ce me semble, qui puisse l’emporter sur Jean-Jacques Rousseau. C’est, à mes yeux, l’écrivain le plus remarquable par son caractère. Ses ouvrages sont loin de montrer toujours un homme judicieux, et d’une instruction profonde ; ils montrent toujours une âme très-forte, une organisation singulièrement sensible ; et les écrivains ne font une vive impression sur leurs contemporains, ils ne fondent leur nom d’une manière éclatante, que lorsque leurs écrits sont pleins de véhémence, lorsque leurs pensées, leur conduite, leurs malheurs, leurs fautes même, annoncent un caractère d’une singularité énergique et d’une extraordinaire sensibilité.

Les hommes organisés comme J.-J. Rousseau sont sans doute très-rares ; mais il en existe toujours en petit nombre dans les états dont la civilisation est avancée, et qui jouissent des faveurs d’un heureux climat ; seulement, leur caractère et leurs talens ne se développent point avec la même force, parce que ce développement, pour atteindre le plus haut degré, exige un concours extraordinaire de circonstances. Jamais, depuis l’existence de la terre, ce concours n’avait été aussi marqué, aussi abondant qu’il l’a été en faveur de J.-J. Rousseau, je veux dire en faveur de son esprit et de ses talens naturels, car, sous le rapport du bonheur, cet homme a été compris, comme tous les autres, dans la loi des compensations universelles.

Les formes et les mœurs républicaines se maintenaient encore dans la petite ville de Genève, lorsque J.-J. Rousseau y prit naissance. L’austérité de la vie, le courage de l’âme, la passion de l’indépendance, l’âpreté des principes, sont les caractères essentiels du républicain. Sans doute les mœurs de Genève, il y a cent ans, étaient loin d’égaler en rudesse celles des premiers temps de Rome ou de Lacédémone ; mais elles ressemblaient encore moins aux mœurs d’Athènes ; et Genève, comme Lacédémone, environnée de peuples livrés aux plaisirs, aux arts, à la mollesse que la civilisation entraîne, luttait contre les séductions qui, de toutes parts, lui étaient adressées. Cet effort entretenait son énergie, sans prévenir cependant l’introduction des idées et des goûts qui dominent dans les grandes monarchies en sorte que l’homme sensible, à Genève, sans cesse pressé par des mouvemens contraires, tantôt se laissait attirer vers les douceurs sociales, tantôt se rejetait vers l’austérité républicaine par habitude et par fierté.

Dans tout homme sensible, les combats intérieurs entre de nouveaux penchans et des idées anciennes sont le ferment de l’urne. Les pensées, ainsi que les résolutions, sans cesse agitées et discordantes, impriment à la conduite, ainsi qu’au langage, le désordre en même temps que l’éclat. Alternativement jetée vers ce qu’elle désire et vers ce qu’elle regrette, l’âme est devenue étrangers à la modération paisible ; elle s’exalte, s’irrite ; elle défend avec véhémence ce que bientôt elle abandonne ; il lui faut des passions, des ressentimens, des paradoxes ; la raison tente rarement de se faire entendre ; prudente et discrète, elle se tait et attend.

À Genève, pendant l’enfance de J.-J. Rousseau, ce n’était point seulement les mœurs républicaines qui luttaient énergiquement contre les mœurs des monarchies ; c’était encore le christianisme qui s’y retranchait contre les progrès des sciences et de la civilisation. Genève était le centre de la religion réformée ; les chrétiens ardens et austères, qui, de bonne foi, voulaient ramener le christianisme à sa ferveur primitive s’unissaient aux hommes ambitieux qui profitent de tous les mouvemens, et aux hommes inconsidérés qui se précipitent vers toutes les choses nouvelles. À Genève, le catholicisme était encore plus odieux que l’impiété absolue ; la religion nationale était ainsi une source de passions violentes ; elle contribuait fortement à changer la sensibilité de l’homme en véhémence et en exaltation. Comme d’ailleurs cette religion réformée n’était qu’une transition du catholicisme, qui interdit tout raisonnement, à la philosophie qui invite l’homme à raisonner sur tout, les esprits naturellement ardens discutaient et s’inquiétaient sans cesse, la raison, toujours aux prises avec la foi, alternativement victorieuse et soumise, ne laissait, même après ses victoires, que des pensées vagues, incomplètes, sur lesquelles la réflexion ne pouvait se reposer, mais qui, pour cette raison, fournissaient à l’imagination les alimens qui l’entretiennent.

Enfin, à l’époque où J.-J. Rousseau recevait le jour, toutes les idées politiques, morales, toute la littérature, toutes les sciences, étaient, pour ainsi dire, sur le passage des ténèbres à la lumière, de la fable à la vérité. Chaque opinion, chaque institution, avait contre elle le besoin du raisonnement ou le besoin du changement et ces deux imposions sont essentielles à la nature humaine ; mais l’habitude et l’Intérêt personnel ne sont pas moins essentiels à la nature humaine, et ils combattaient fortement en faveur de chaque opinion, de chaque institution.

Dans de telles circonstances, chaque homme ressemble plus ou moins à l’ensemble de la génération dont tirait partie, dans le sein de chaque homme s’établit une lutte plus ou moins opiniâtre entre ce qui était et ce qui va être légalité d’humeur, le désordre de pensée, l’énergie de mouvemens sont alors les caractères généraux de l’espèce humaine ; mais les hommes sensibles et ardens se distinguent par la concentration, et l’impétuosité de ces mêmes caractères ; ce qu’ils ont de plus en facultés originelles fait leur supériorité sur les autres hommes ce qu’ils ont de commun avec un certain nombre de leurs contemporains fait l’extrême chaleur avec laquelle on les soutient ; ce qu’ils ont d’opposé aux habitudes, aux opinions d’une autre partie de la génération contemporaine, fait l’extrême vivacité avec laquelle on les blâme, on les poursuit, on les accuse ils sont comme au foyer de l’action humaine ; c’est là qu’elle embrase ; c’est de là qu’elle se réfléchit.

Ce que je viens de dire explique d’une manière générale tout ce qui a fait de J.-J. Rousseau un homme si extraordinaire, tout ce qui lui a donné alternativement tant de force, tant de faiblesse, tant de raison, tant de délire, tout ce qui l’a rendu si vertueux et si coupable, si généreux et si personnel, si confiant et si ombrageux.

J.-J. Rousseau avait reçu de la nature tout ce qu’il faut à l’homme pour voir la vérité, pour la saisir dans toute son étendue, et se passionner pour elle ; mais il n’avait de son éducation et de ses contemporains que des idées obscures, des vérités incomplètes ou déguisées par un très-grand mélange d’illusions et d’erreurs. Lorsque sa raison, naturellement forte et judicieuse, parvenait à séparer ce qui était vrai, ce qui devait toujours l’être, de ce qui avait été imaginé par les hommes, il éprouvait une jouissance très-vive, composée de tous les plaisirs de l’amour-propre et de ceux du jugement. Se sentant à la fois singulièrement honoré et satisfait, son caractère prenait une grande fierté, et son langage une grande éloquence. Séduit alors par l’ardeur et la noblesse de cette volupté intérieure, il ne s’arrêtait plus ; il saisissait, comme des vérités absolues et d’une très-haute importance, les pensées brillantes et exagérées auxquelles il s’abandonnait ; il prenait aussi son inspiration passagère pour une mission divine, pour la voix éternelle de la nature et des siècles ; et bientôt son excellent jugement l’avertissait par des réflexions secrètes, obstinées, importunes, que ses pensées, ses maximes, n’étaient point d’une application exacte, universelle. Alors, pour relever son enthousiasme prêt à tomber, il s’irritait contre les résistances qu’il éprouvait en lui-même, et contre celles qui lui étaient opposées ; il quittait le ton la fois passionné et noble pour prendre celui de l’arrogance ; il se montrait dur, intolérant, sauvage ; il rendait mécontens un grand nombre d’hommes, et demeurait encore plus mécontent.

C’est ainsi que, par ses immenses talens il excitait l’envie ; que, par l’usage inconsidéré de ses forces, il soulevait les haines ; que, par ses erreurs, ses paradoxes, ses inconséquences, il fournissait à ses ennemis des armes terribles. Mais, en même temps, sa vigueur de caractère, et l’ascendant toujours spécieux de son imagination brillante, entraînaient les jeunes gens, les femmes, et, parmi les hommes d’un âge mûr, ceux dont la réflexion s’était peu exercée. Ses contemporains se partageaient ainsi en deux classes fortement séparées : les uns le combattaient avec violence et amertume ; les autres le défendaient avec passion ceux-ci s’honoraient de leurs sentimens ; les autres s’indignaient d’un tel délire ; de part et d’autre on perdait toute mesure : bien des hommes qui par caractère, par raison, auraient aimé à être justes passaient dans les rangs ennemis ; ils y étaient poussés par les excès d’admirateurs aveugles : d’autres, au contraire, témoins d’attaques injustes et de procédés coupables, n’écoûtaient que la générosité de leur âme, devenaient partisans enflammés, impétueux admirateurs.

Ainsi, des mouvemens extrêmes produisaient, balançaient des mouvemens extrêmes qui les reproduisaient, les balançaient à leur tour. Alors, comme toujours, action alternative, loi universelle.

De telles impulsions données à l’opinion publique par J.-J. Rousseau, ou à son occasion, devaient réagir sur son esprit et son caractère, en fortifier même toutes les dispositions et toutes les qualités. Ses talens et son orgueil s’élevaient à la plus haute énergie mais ses lumières et sa raison n’étaient point augmentées au contraire, toujours livrée à des passions véhémentes, son âme devenait chaque jour plus inaccessible aux informations de l’expérience et aux représentations de la raison. Dès lors rien de fixe dans les idées, rien de sage dans la conduite ; pour toute vertu une misanthropie farouche quelquefois de la bonhomie, de la simplicité, de la bonté, par un reste de nature ; plus souvent de la défiance, de l’exaspération, de la barbarie, par système et par irritabilité ; de la force dans les pensées romanesques, dans les sentimens fastueux et inapplicables ; de la faiblesse dans le commerce de la vie ; de l’avilissement dans les relations les plus intimes des livres magnifiques ; et des enfans à l’hôpital !… Ô déplorable exemple de l’effet que peuvent produire des spéculations fantastiques sur des âmes ardentes ! J.-J. Rousseau, étouffant de sang-froid les premiers sentimens de l’âme pour se donner une grande âme, renonçant aux premiers devoirs pour contracter de chimériques devoirs, brisant les liens les plus sacrés de la société et de la nature pour se lier à la société par des rapports vagues et imaginaires, tarissant autour de lui-même toutes les sources de plaisir, de consolation, de confiance, pour s’ouvrir au loin des sources de fausse gloire et de chagrins devorans !…

On ne peut s’y méprendre ; c’est le besoin de célébrité qui pressa J.-J. Rousseau de s’imposer une privation à jamais flétrissante pour sa mémoire. En lisant ce qu’il dit, et en découvrant ce qu’il insinue des motifs qui le déterminèrent, à se séparer de ses enfans dès leur naissance, on voit qu’il s’abuse de bonne foi ; et c’est ce qui adoucit l’indignation que d’abord il excite ; c’est même ce qui la convertit en pitié. J.-J. Rousseau, la première fois qu’il va devenir père, est lié avec une société d’hommes singulièrement frivole, qui, à l’aide de l’extrême facilité de son caractère, lui donnent leurs mœurs et leurs opinions. Naturellement tendre et sensible, il aurait goûté les affections de famille avec autant de vivacité que, dans un autre temps, il les a décrites, si elles s’étaient approcher de lui pour la première fois à cette époque où il décrivait. Mais, destiné à passer alternativement, et avec excès, par toutes les dispositions que l’homme peut connaître, il n’était au moment où son premier enfant allait recevoir le jour, qu’un homme sans mœurs, sans goût pour les sentimens à la fois simples, et honnêtes. Dans cette occasion importante, comme dans toutes celles de sa vie, il suivit l’impulsion du moment, en décorant d’ailleurs ses résolutions de principes dérisoires, dont il n’apercevait point l’absurdité. Au sein d’une vaste et vieille monarchie, et emporté lui-même par le tourbillon de tous les goûts, de tous les besoins, qui marquent dans un état la civilisation très avancée, il se constitue, pour un seul objet, citoyen de la république de Platon ; il se dépouille du titre de père ; il fait hommage de ses enfans à la patrie ; il les jette, sans les regarder, dans le dépôt des contributions communes et ce mouvement dénaturé, il le rend dramatique pour s’enhardir et se rassurer. Il se rassure en effet ; car, bientôt il ne se vante ni ne s’accuse ; il prouve ainsi, d’une manière frappante, que la barbarie dans la conduite peut naître de l’erreur dans les opinions.

Cependant, je le répète, quelques années plus tôt, ou quelques années plus tard, J.-J. Rousseau n’aurait point fait cet abandon insensé et coupable. Dans sa jeunesse, il n’avait point, à beaucoup près, l’idée de ses talens ni le soupçon de sa destinée. Son âme, à la fois généreuse et simple, était prête à s’ouvrir de préférence aux plus sages principes et aux plus tendres plaisirs. Mais lorsque des succès inattendus commencèrent à lui donner le sentiment de ses forces ; lorsqu’il se crut appelé à faire une grande impression sur les hommes, toutes ses qualités se subordonnèrent à l’ambition de renommée, et au besoin plus pressant encore de suivre en lui-même ses pensées tumultueuses. Il fallut à son esprit un plein loisir, qu’il crut incompatible avec les soins de famille ; il mit de la roideur dans ses dispositions habituelles ; il s’isola pour se rendre plus libre, il se dénatura pour se rendre plus fort. Dans la suite, averti, quoique non éclairé, par le malheur, il regretta de n’être point resté dans la condition obscure ; s’il avait pu alors composer à son gré ses rapports et sa destinée, il se serait entouré d’enfans, d’hommes simples, et d’innocens plaisirs.

J.-J. Rousseau était homme de génie. Ce titre appartient aux hommes qui, réunissant la vivacité de l’imagination à la force de méditation, conçoivent des pensées très-étendues, les soumettent à un principe, les poursuivent dans leurs détails, et ne savent s’occuper que de choses grandes et importantes. Le génie est nécessaire pour découvrir les vérités fortes ; mais il ne suffit pas ; il faut encore que l’âme douée de génie, soit éclairée et habituellement paisible ; si le savoir lui manque, l’imagination supplée, c’est elle qui fournit alors les matériaux au jugement ; et elle les fournit ordinairement avec trop d’abondance ; le jugement compose des pensées brillantes, bien assorties, mais qui ne représentent point la vérité. Si l’âme est agitée, elle est habituellement livrée à des mouvemens impétueux, elle porte, sans le savoir, ou du moins sans pouvoir s’en défendre, ses passions dans la recherche de la vérité ; elle suit dans cette recherche la direction la plus favorable à ses affections ou à ses ressentimens.

J.-J. Rousseau n’avait eu le temps et l’occasion d’acquérir qu’un petit nombre de connaissances, de plus, il était né, comme je l’ai dit, à une époque, et dans une ville, où fermentait avec tumulte le mécontentement de toutes les anciennes institutions et de toutes les anciennes opinions. Un tel mécontentement, par son caractère, s’unit aisément à la générosité, au désintéressement, à la fierté, au désir de l’indépendance. Tous les ouvrages de J.-J. Rousseau portent l’empreinte d’une exaltation qui a pour principes, d’une part, l’ignorance des causes qui amènent les institutions, les opinions, les erreurs humaines d’une autre part, le sentiment très-énergique des abus, des inconvéniens, qui suivent ces institutions, ces opinions, ces erreurs, et enfin les dispositions nobles et fières que ce sentiment imprime. Qu’il écrive sur l’éducation, sur la politique, sur les sciences, les arts, les mœurs, le luxe, c’est toujours un homme très-fort, très-bon, très-généreux, qui constamment s’abuse, s’irrite contre des maux qui ne sont que des effets inévitables de causes nécessaires, méconnaît les biens qui sont nés des mêmes causes, invoque avec ardeur un ordre de choses qui, s’il était praticable entraînerait d’autres maux en même temps que d’autres biens. Oubliant en lui-même ou s’efforçant de ne tenir aucun compte de ses talens immenses, ne songeant pas que ces talens, le plaisir de les employer, celui de frapper, de charmer, d’entraîner par l’usage éclatant qu’il sait en faire, sont des fruits très-importans, très-avantageux, de la civilisation, des arts, des sciences, des progrès de l’esprit humain, J.-J. Rousseau veut nous ramener aux temps où ces talens, ces plaisirs, ces liens n’existent pas encore, où l’homme, semblable au noyau que la nature destine à se développer et à grandir, n’est encore qu’un être presque inorganisé, dur, âpre, revêtu d’une écorce grossière, obligé de séjourner quelque temps dans le sein de la terre avant devancer une tige, de la fortifier, de l’étendre, de l’environner de branches, de rameaux, de feuilles, de fleurs et de fruits ; et parce que, sur cet arbre de la société humaine, des êtres, que nous nommons malfaisans trouvent une abondante nourriture ; parce que ses fruits, d’autant plus nombreux que l’arbre.a plus de vigueur, se gênent, se gâtent et tombent ; parce qu’enfin la foudre le frappe, et que les vents le déracinent, tandis que le roseau suit paisiblement son obscure destinée, il faut couper cet arbre vigoureux, il faut faire des lois, fonder des institutions, établir des principes, qui retiennent sans cesse son développement à la surface de la terre ; il faut l’empêcher de vivre pour qu’il ne soit pas exposé à périr !… Ô imagination de l’homme sensible, c’est toi qu’il faut retenir, non à la surface de la terre, mais à cette élévation modérée d’où tes regards pourront embrasser les rapports des choses, découvrir leur ensemble, suivre dans leur exécution constante les lois simples, justes, admirables, qui font que tout s’unit, se coordonne, se balance, que tout est bien, même le mal, puisque le mal est nécessaire à la production du bien.

J.-J. Rousseau, comme tous les hommes de génie, avait une âme généreuse et franche ; si la vérité lui avait été montrée, son jugement l’aurait promptement saisie ; il l’aurait noblement proclamée il aurait abjuré hautement ses erreurs ; et ses pensées étaient loin d’être uniquement des erreurs. Pour les caractériser avec justesse il faut d’abord reconnaître que, sur un sujet quelconque, la vérité peut être représentée par une médaille à deux faces égales qui sont en parfaite correspondance, en sorte qu’il y a toujours double emprunte, et cependant unité de matière. J.-J. Rousseau, sur chaque sujet, ne voyait qu’une face de la vérité ; mais, le plus souvent, il la voyait très-bien et il la décrivait avec fidélité, avec énergie, il rencontrait ensuite pour adversaires des hommes qui ne voyaient que l’autre face de la vérité, et qui, attachés exclusivement à ce côté des objets, y tenant avec force par des opinions commandées à leur esprit dès l’enfance, avaient cette conviction enracinée qui est produite par le temps et l’habitude, mais n’étaient point créateurs comme J.-J. Rousseau, n’avaient point sa chaleur, son élévation, son enthousiasme, l’attaquaient avec opiniâtreté du fanatisme, redoublaient son exaltation, échauffaient son éloquence, et, sans jamais le reconnaître pour vainqueur, s’irritaient d’être vaincus.

Mais, parmi les hommes qui résistaient aux pensées de J.-J. Rousseau, il en était qui s’éloignaient encore plus que lui de la croyance dogmatique. Ceux-là, passionnes ou frivoles, déclamaient avec violence contre toutes les opinions des hommes, contre tous les liens des sociétés, ou les tournaient en ridicule ; pour les uns, il n’y avait, dans la nature, que mal et désordre, pour les autres, il n’y avait que hasard et folie. Parmi les premiers, on distinguait des hommes qui, sur bien des objets avaient acquis une instruction abondante et précise, parmi les seconds, on distinguait des hommes de beaucoup d’esprit. Les premiers surtout voyaient très-bien un certain nombre de vérités, principalement de l’ordre de celles que l’on pourrait nommer négatives. J.-J. Rousseau les aliénait fortement par le ton de ses controverses dans lesquelles n’ayant pas la vérité pour lui, il prenait cependant l’autorité d’un maître, appelait, sur ses adversaires, l’animadversion des faibles, et, de cette manière, s’exposait à leurs justes ressentimens. Il les mettait d’ailleurs dans une situation difficile, car la prudence leur ordonnait d’être timides, à l’exception d’un petit nombre qui affectaient de l’audace et qui ne savaient pas la rendre imposante, ces agresseurs de toutes les choses consacrées prenaient, pour agir et se faire entendre des voies détournées. Au contraire, J.-J. Rousseau, toujours de bonne foi dans son exaltation toujours plein de franchise, ne voyant que les résultats les plus beaux, les plus utiles, dans toutes ses pensées, les proclamait, avec force, avec noblesse ; il semblait étouffer ses adversaires ; il ne faisait que les exaspérer.

C’est ainsi que cet homme, qui ne savait point s’arrêter dans les saillies de l’imagination et dans les beaux mouvemens de l’âme, qui, pour ainsi dire, traversait constamment la raison et la vérité, se donnait pour ennemis, et les hommes qui n’avaient point la force de s’élever au-dessus des erreurs antiques, et ceux qui sans savoir où prendre la vérité, découvraient et combattaient tous les genres d’erreurs.

J.-J. Rousseau s’était ainsi placé comme au centre de tous les mouvemens impétueux qui, par leur opposition et leur violence produisent les discordes humaines. Une telle situation devait donner un grand éclat à son existence et tenir constamment son âme dans le désordre et l’agitation. Ces deux effets se compensaient mutuellement. J.-J. Rousseau était trop sensible pour n’être pas très-avide de renommée, et très-satisfait d’en acquérir. Mais il avait tous les besoins et tous les défauts des hommes très-sensibles ; profondément susceptible de tous les genres de jouissance, il désirait avec ardeur celles qui lui étaient refusées, et il ne tenait aucun compte de celles qu’il obtenait avec suite et abondance ; à celles-là il ne pensait plus, il s’y accoutumait. Le goût de la nature de la tranquillité, des plaisirs modestes et simples, appartenait à son âme comme la passion de la gloire ; mais les travaux qui l’avaient conduit à la gloire étaient incompatibles avec la simplicité et le repos ; il ne voulait plus de la gloire ; il regrettait amèrement de l’avoir poursuivie ; il ignorait que si la paix et l’obscurité lui eussent été rendues, il se serait bientôt tourmenté de son inaction se la serait même reprochée comme coupable ; et lorsqu’il aurait eu repris dans la retraite l’ardeur de la célébrité, l’enthousiasme des choses frappantes, le besoin de les dire, il serait monté de nouveau sur la scène du monde, il aurait appelé les hommages et bravé les résistances, il aurait recommencé une carrière de gloire, d’infortune et d’agitation.

Disons-le maintenant : J.-J. Rousseau, fidèle par son sort à la loi commune, fut le plus heureux et le plus malheureux des hommes. Il en fut le plus heureux, car il goûta vivement les charmes de la nature ; il enflamma un grand nombre d’hommes, et par des moyens toujours intéressans et nobles ; il reçut les témoignages les plus flatteurs, les plus éclatants, plus sincères, de l’affection, de l’estime, de l’admiration, de l’enthousiasme ; enfin il conçut de grandes pensées, des sentimens profonds, tendres, énergiques, il les poursuivit dans son âme avec feu, avec délices ; il les exprima avec ravissement… Il fut le plus malheureux des hommes, car son organisation très-sensible, très-délicate, l’exposa à des maux pressés et continus ; il fut blâmé, haï, méconnu, envié, calomnié, persécuté par un grand nombre d’hommes ; son caractère en fut bouleversé ; et, indépendamment de ces atteintes extérieures, il éprouva, au fond de son âme, le froissement, la lutte pénible, déchirante, d’idées toutes extrêmes, mutuellement opposées, et qu’il ne savait comment concilier. Il fit de grands biens, car il brisa les liens de l’enfance, proclama avec succès les droits de la nature, et affranchit l’homme d’un grand nombre de servitudes qu’il ne pouvait plus supporter. Il fit de grands maux, car il ne sut point ménager la chute des opinions dont il précipita la ruine ; il sut encore moins les remplacer ; et nul homme, parmi ses contemporains, n’en aurait eu la puissance ; nul homme, ajoutons-le, n’aurait pu empêcher les mouvemens qu’il imprima ; c’est la nature humaine foulée, révoltée, qui les imprima par la main de Jean-Jacques ; la foudre lui fut remise d’un point ou d’un autre il fallait qu’elle tombât.

Mais la foudre porte également le fracas et le tumulte dans le nuage d’où elle s’élance, et dans l’édifice qui l’attire. J.-J. Rousseau fut, par son âme, ses malheurs, ses talens, ses vertus et ses fautes, l’image anticipée de cette révolution frappante, terrible, inévitable, pendant laquelle tous les extrêmes se combattirent, où la nature humaine porta sa force jusqu’à la violence, toutes ses passions jusqu’au délire, où elle prépara, pour les générations futures, les exemples les plus mémorables d’énergie et de faiblesse, de grandeur et d’avilissement.


Tous les ouvrages de J.-J. Rousseau seront respectés par la postérité, parce que tous portent l’empreinte de la générosité, de la franchise et du génie ; mais tous ne seront pas lus avec empressement : la plupart, au contraire, resteront en dépôt dans les archives de l’esprit humain, comme des monumens très-remarquables de la force de l’homme, mais comme des monumens devenus presque inutiles. Tel sera le sort de tous les livres faits par de grands écrivains, sur des sujets qui ne devaient que passer sur la terre. Quels que soient le talent, l’éloquence, le génie d’un philosophe, d’un moraliste, d’un poëte, il ne pourra jamais attacher éternellement l’intérêt des hommes à un ordre de pensées que la vérité ne soutient pas.

Rien n’est fort que le vrai, le vrai seul est durable.

Si la poésie des anciens a traversé les siècles, et doit à jamais les traverser encore, c’est que la mythologie qui en est le fondement, n’est point une erreur, mais une allégorie ingénieuse servant de voile à la vérité.

Presque toutes les idées, les opinions, les institutions, les mœurs, attaquées ou défendues par J.-J. Rousseau sont du genre que l’on pourrait nommer transitoire. Amenées par des circonstances particulières sur le théâtre des sociétés humaines, elles n’étaient pas destinées à se perpétuer, ni même à se reproduire. Ainsi, lorsque ces institutions, ces opinions, ces idées, ces mœurs, n’auront plus d’existence que dans le souvenir des hommes éclairés, presque tous les ouvrages de J.-J. Rousseau n’auront pas d’autre existence.

Un seul livre de cet homme célèbre se transmettra d’âge en âge, et aura toujours des lecteurs ; c’est celui où il s’est peint lui-même avec tant de naïveté, de candeur, avec un style si enchanteur et si simple. L’homme, tel qu’il est dans ce livre, est, pour ainsi dire, une vérité intéressante qui appartiendra à tous les temps. Chez toutes les nations civilisées, il y aura des hommes très-sensibles qui, exposés à des situations plus ou moins ressemblantes à celles que Rousseau a décrites, éprouveront à peu près ce qu’il a éprouvé, et par conséquent auront du plaisir à se reconnaître dans ses tableaux. D’autres, au contraire qui seront opposés, de caractère et d’habitudes, à ce que fut J.-J. Rousseau, accuseront, blâmeront ses Mémoires, et, par cela même concourront à leur perpétuité, en redoublant l’intérêt et l’affection de ses défenseurs. J.-J. Rousseau, dont les méditations n’ont presque jamais rencontré la vérité, a été toute sa vie d’une véracité parfaite, ce qui suffira pour que son nom soit toujours aimé et honoré ; et à quel âge, dans quelle position a-t-il confié aux hommes tous les détails de son caractère et de sa vie ? C’est lorsque, tous ses ouvrages achevés, il gémissait sous les peines violentes intolérables, que ses envieux, ses ennemis, ses inconséquences, sa franchise, ses passions et son imagination lui avaient suscitées. Malheureux au dernier terme par le sentiment excessif de ses humiliations et de ses chagrins, il développa néanmoins son âme avec une simplicité, une abondance, qui démontrent l’absence de tout fiel, de tout ressentiment. La bonté parfaite n’a pas de signe plus touchant, de caractère plus inimitable. Il y a plus : dans ces Confessions, écrites sous le poids de la désolation, et presque sous les glaces de l’âge, J.-J. Rousseau met, pour la première fois, de l’amabilité, de la légèreté, de la grâce ; là, seulement, l’homme de génie disparaît pour faire place à l’homme d’esprit. Persuadé, et non tout-à-fait sans raison (l’homme impartial en trouverait encore parmi nous plus d’un témoignage), persuadé que le fanatisme, le ressentiment et l’envie ont armé contre lui une partie de la génération contemporaine, qu’il a été dépeint comme un monstre, comme un des êtres les plus odieux et les plus dangereux, il entreprend de se montrer tel qu’il est, tel qu’il se voit lui-même, afin, s’il est possible, de détromper l’injustice, et de désarmer la haine par la publicité de son caractère et de ses intentions. Un homme, dont les intentions, nécessairement connues de lui-même, auraient mérité la haine et le blâme, ne se serait point justifié avec douceur ; pour déguiser ses aveux secrets, il aurait publiquement employé tout ce qu’il aurait eu d’adresse, de force, d’éloquence, il aurait surtout attaqué, par des récriminations, ses ennemis et ses accusateurs. J.-J. Rousseau se plaint d’être maltraité, méconnu ; mais il ne veut de mal à personne ; la haine, la colère, la vengeance sont toujours étrangères à son cœur.

Si, à la lecture de ses Confessions, on ajoute celle de ses lettres, on aura la connaissance parfaite de son caractère. Dans ses lettres écrites à diverses époques, et sur différens sujets, il se montre souvent raisonneur profond, homme fier, homme de génie ; mais souvent aussi on le voit malheureux, misanthrope, sauvage, et toujours bon, simple, sans détours, plein de générosité, d’abandon et de franchise. Qu’était même en lui cette défiance excessive et ombrageuse qui le rendait souvent intraitable, lui donnait l’apparence du caprice, de l’humeur et même de torts odieux ? Ce n’était que le contre-coup malheureux, la compensation déchirante d’une confiance romanesque et excessive. M. Hume, par exemple, lui inspire cette confiance par des procédés nobles et des intentions honorables. Il l’entraîne en Angleterre ; il se fait son protecteur avec ménagement et délicatesse ; il devient son ami autant qu’il a la force et l’inclination de l’être. J.-J. Rousseau lui suppose aussitôt les sentimens qu’il aurait à sa place, c’est-à-dire, un dévouement chevaleresque, une disposition à tout braver, tout sacrifier en sa faveur. Une lettre insultante est répandue ; l’âme de Rousseau en est navrée ; M. Hume ne s’échauffa point contre l’auteur ; rien ne y oblige. Rousseau s’en étonne, bientôt s’irrite, s’indigne, fait des scènes qui semblent montrer un ingrat atrabilaire, et qui sont uniquement celles d’un sensible et généreux enfant.

On a reproché à J.-J. Rousseau d’avoir divulgué, en écrivant ses Mémoires, bien des choses peu honorables pour plusieurs personnes avec qui il avait eu des relations, et dont il devait présumer que la volonté était de demeurer inconnues. On a ajouté que ses jugemens ayant été fréquemment le fruit, sinon de ses ressentimens et de ses passions, du moins de son imagination abusée, ombrageuse et inquiète, ceux de ces jugemens qui ont été flétrissans n’ont pas été justes, et qu’ainsi il a eu le tort de la calomnie, outre celui de l’indiscrétion.

Sans doute, quelques personnes existant encore, et les enfans ou les amis de quelques autres, ont eu le droit de se plaindre des confidences publiques faites par J.-J. Rousseau ; et, si la vanité ou le ressentiment eussent été les seuls motifs de ces confidences, elles eussent été absolument inexcusables. Mais n’oublions jamais que si nous voulons être équitables, en prononçant sur les actions d’un homme, nous devons prendre entièrement sa place, c’est-à-dire, nous approprier, autant qu’il nous est possible, ses opinions, son caractère, ses habitudes et sa position. J.-J. Rousseau était extraordinairement méconnu d’un grand nombre de ses contemporains ; c’est ce que l’on ne peut aujourd’hui révoquer en doute. Il est également certain que cette erreur d’un grand nombre de ses contemporains était un désolant supplice pour son âme sensible, généreuse, et par conséquent avide d’affection, d’estime et d’hommage. Pouvait-il, devait-il passer condamnation sur les imputations cruelles dont il était ou croyait être l’objet ? Et n’était-il point autorisé à se croire victime d’une sorte de fureur acharnée, lorsqu’à son âge, pauvre, et accablé d’infirmités, il était successivement chassé de tous les asiles où il espérait ensevelir ses peines ? Lors même qu’il aurait exagéré le blâme, la haine, l’animosité, le fanatisme qui le poursuivaient, ne suffisait-il pas qu’une parfaite bonne foi fût, à cet égard, dans sa pensée, pour que l’honneur lui commandât d’éclairer ses accusateurs, ou de leur répondre ? Enfin, les mouvemens extraordinaires que ses ouvrages avaient produits, les agresseurs et les partisans, également passionnés, également nombreux, dont il avait si long-temps été environné, ne lui avaient-il pas donné le droit de croire que son nom occuperait la postérité, et devait-il consentir à ce que sa mémoire fut d’avance accompagnée du cortège le plus humiliant, le plus odieux, et, dans sa persuasion, le plus injuste ? Tout homme impartial reconnaître que, si J.-J. Rousseau avait pu être indifférent à l’opinion de ses contemporains, et à sa future renommée, il aurait été réellement digne des accusations les plus flétrissantes : car, de cette indifférence, il aurait fallu conclure que, toute sa vie, il avait joué la grandeur d’âme et la fierté. Mais on ne joue pas le talent très-élevé, l’éloquence mâle, abondante, forte ; et ce talent, cette éloquence, ne peuvent jamais être que l’expression, et comme les traits extérieurs d’une âme fière et magnanime. J.-J. Rousseau était donc très malheureux, excessivement malheureux, par la certitude que, s’il gardait le silence, il serait jamais présenté comme un écrivain odieux, vil et coupable, lui qui, profondément justifié par sa conviction et ses souvenirs, n’avait eu, comme écrivain, que les intentions les plus nobles, les plus pures, et ne formait encore que des vœux dont il croyait pouvoir s’honorer. Il ne devait donc point garder le silence. Sans doute, s’il eût été chrétien parfait, il aurait accepté, sans se plaindre, les malédictions des hommes ; mais, s’il eut été chrétien parfait, il n’eût point souffert de ces malédictions, ou même il ne les aurait point attirées ; un autre que lui aurait attaqué les vieilles habitudes, les vieux intérêts, les vieilles opinions.

J.-J. Rousseau, tel qu’il était, devait se défendre ; et, dans sa situation, lorsqu’il avait à repousser l’injustice de la génération contemporaine, et à prévenir l’injustice des générations futures, quel autre moyen lui restait que d’écrire sa vie entière avec une véracité fortement résolue, et avec tous les détails qu’il se rappelait ? Or, un grand nombre de personnes étaient nécessairement annexées à son histoire ; comment aurait-il pu ne parler que de lui seul ? Pour concilier la discrétion avec la justice qu’il était réduit à se rendre, il devait ne point nommer les personnes, et ordonner que ses Mémoires ne parussent que long-temps après sa mort. Il remplit ce dernier devoir ; mais il ne remplit point assez rigoureusement le premier : voilà ce que l’on peut réellement lui reprocher. La précaution même qu’il prit, dans la seconde partie de ses Mémoires, de n’employer que des lettres initiales, était loin de suffire ; il fallait des lettres initiales qui ne fussent point celles des noms véritables, ou bien, à l’imitation de la Bruyère, à qui l’on n’a jamais reproché ses portraits, il fallait inventer des noms qui n’eussent aucun rapport avec ceux dont ils auraient pris la place. À cette condition, et si les dépositaires de ses volontés eussent attendu le temps qu’il avait fixé pour la publication de ses Mémoires, cette publication n’aurait entraîné aucune des réclamations qui se sont justement élevées. Un jour, lorsque toutes les personnes qu’il a désignées auront disparu depuis long-temps, ses Confessions rempliront généralement leur objet ; elles feront admirer ses talens, aimer son caractère, honorer sa mémoire, et plaindre son infortune.

On ne peut se défendre d’être vivement attendri, ou même déchiré, lorsque l’on voit cet homme, si extraordinaire par son âme et son éloquence, écrire, sur la fin de sa vie, sous le titre de Dialogues, une seconde apologie de ses intentions et de son caractère, ne montrer dans cet ouvrage qu’une âme navrée, affaiblie, bouleversée, épuisée par le malheur, et enfin se croire si cruellement abandonné, ou même repoussé par tous les hommes qui connaissent son nom ou sa personne, qu’il ne lui reste plus qu’à déposer furtivement ses réclamations sur un autel, dans l’espoir qu’elles tomberont entre les mains d’hommes simples, étrangers au monde et à ses passions, et dont la générosité n’aura pu encore être détournée !… Sans doute, c’est presque de la démence ; mais qu’il y a de douleur et même de respect dans la pitié que cette démence inspire ! J.-J. Rousseau, l’homme le plus fort de son siècle, le plus riche de sentimens et de pensées, perdant, sous le poids du chagrin et de l’humiliation, sa raison, sa fierté, son génie, demandant pour ainsi dire, à la charité des passans, l’aumône d’un peu d’affection et de justice !… Quel spectacle ! comme il invite à la réflexion et à la tristesse ! comme il entraîne vers la doctrine des compensations !