Julie de Lespinasse (RDDM)/05
Dans les études que j’ai jusqu’ici consacrées à Mlle de Lespinasse, j’ai surtout évoqué la créature exquise, originale, dont la prise fut si forte sur tous ceux qui vécurent près d’elle, l’incomparable séductrice, la parfaite maîtresse de maison, l’amie chaude et dévouée, enfin la conseillère discrète, pleine de sagesse et de circonspection. J’ai cherché, en un mot, à la représenter telle que la connurent et l’aimèrent la foule de ses contemporains ; et les assertions de ceux-ci, que j’ai appelées en témoignage, sont une sûre garantie de la ressemblance de l’esquisse. Ce n’est pourtant point par ces traits que, de nos jours, se caractérise la figure de l’héroïne de cette histoire. Mieux instruits sur son compte que la plupart de ses amis et de ses familiers, son nom, lorsqu’il est prononcé, suscite devant nos yeux l’image d’une femme que, parmi ces derniers, beaucoup ignorèrent complètement, que d’autres soupçonnèrent à peine, que deux ou trois au plus virent sous son jour réel, que peut-être aucun d’eux ne put entièrement pénétrer : j’entends par là l’amoureuse exaltée, ravagée, brûlée par sa passion, obsédée par elle jusqu’à l’idée fixe, torturée par la jalousie, par l’angoisse et par le remords, dont l’âme déchirée et saignante s’est révélée, trente ans après qu’elle eut quitté ce monde, par la divulgation de ces lettres fameuses, qui sont, comme on l’a dit, « le plus fort battement de cœur » de tout le XVIIIe siècle. Grâce à ces pages, toutes criantes de sincérité, Julie de Lespinasse vit et vivra toujours dans le souvenir des hommes ; sa gloire posthume est faite de ce qui fut son long supplice ; et elle demeure le type achevé d’une race bien rare en toute saison, et dont l’époque où se passe ce récit offre, en particulier, peu d’exemples.
Evitons ici cependant d’accepter l’opinion commune qui ne veut reconnaître, au temps de la poudre et des mouches, que la parodie scandaleuse et la profanation sacrilège de l’amour. Au moins faut-il, sans condamner en bloc une période entière de l’histoire, y distinguer deux phases, dont la deuxième rachète en partie la première. Si la Régence et les années qui suivent ne mettent guère à la mode que la recherche du plaisir, le papillonnage du caprice et la satisfaction rapide des sens ou de la vanité, une sorte de révolution dans les mœurs et dans les idées s’opère dans la seconde moitié du siècle. La galanterie avouée et le libertinage cynique font place à l’étalage de sentimens tout opposés : la candeur, la constance, sont autant en honneur que l’étaient naguère la rouerie et l’infidélité ; aux fantaisies succèdent les « attachemens, » qui, pour beaucoup, sont véritablement comme un nouveau mariage, plus librement conclu, partant plus respecté que le mariage légal, consenti la plupart du temps en dehors de tout choix et de toute sympathie. Si la morale, à proprement parler, n’y gagne pas grand’chose, on ne peut nier pourtant que la dignité de la vie n’en soit sensiblement relevée, que cette irrégularité même ne comporte quelque vertu. Ainsi en juge, lorsqu’elle évêque ses souvenirs de jeunesse, une femme à qui sa notoire honnêteté confère le droit d’être indulgente : « Mon Dieu ! qu’on est injuste pour ce temps-là ! Que la société distinguée était généreuse, élevée, délicate ! Que de solidité dans tous les liens ! Que de respect pour la foi jurée dans les rapports les moins moraux[2] ! »
Le ton habituel de l’époque, dans ces liaisons presque publiques, est celui d’une amitié douce, d’une tendresse émue et confiante, d’une sensibilité facilement larmoyante et teintée de mélancolie. Il est rare qu’on y trouve l’accent de la passion, qu’on y entende des cris d’extase ou des sanglots de désespoir ; mais avons-nous le droit de nous en étonner ? L’amour à l’état de délire est, comme la fièvre chaude, une chose exceptionnelle, et l’on peut se demander s’il le faut déplorer. Pour ne pas être frénétique, le sentiment n’en est pas moins sincère. La transformation qui s’opère dans la période de quarante ans qui précède la Révolution reste un fait patent, indéniable, auquel ont contribué, dans une large mesure, deux des plus célèbres écrivains du temps, Jean-Jacques Rousseau et Richardson. C’est en effet l’une des preuves concluantes de l’influence de la littérature, que l’action exercée sur l’imagination des femmes par l’apparition de ces œuvres, dont tant d’entre elles ne connaissent guère aujourd’hui que le nom, La Nouvelle Héloïse, Clarisse Harlowe, Sir Charles Grandison. Dans les ruelles et dans les boudoirs, il sembla qu’un long frémissement secouât leur torpeur égoïste ; elles s’éveillèrent comme au souffle vif du matin. Leurs yeux s’ouvrirent ; elles prirent conscience du mal obscur dont elles souffraient, le vide moral, le néant des plaisirs, la vanité d’une existence sans idéal ; et le remède leur apparut dans le retour aux joies du cœur et à la vie sentimentale. Au fond de ces âmes desséchées, se rouvrit la source des larmes ; la flamme éteinte se ralluma, plus brillante après les ténèbres ; et l’amour apparut comme un dieu nouveau, bienfaisant, d’autant plus adoré qu’il avait été méconnu.
Sans doute, pour bien des femmes, l’évolution est plus apparente que réelle : c’est une mode, une attitude, une élégance en quelque sorte, plutôt qu’une métamorphose intérieure. Beaucoup toutefois sont vraiment touchées par la grâce, et quelques-unes atteintes jusque dans l’essence de leur être. De ce nombre, et plus que toute autre, est Mlle de Lespinasse. Naturellement ardente, impétueuse, excessive, dès qu’elle eut entrevu l’abîme de la passion, elle s’y jeta à corps perdu, et ne put jamais se reprendre. Elle aima l’amour pour lui-même, et plus peut-être encore que son objet. Ce fut, en un instant, le centre et le but de sa vie. « Lisez dans le fond de mon âme, s’écrie-t-elle ; voyez-y plus encore et mieux que je ne vous dis. Peut-on jamais exprimer ce qu’on sent, ce qui anime, ce qui fait qu’on respire, ce qui est plus nécessaire, oui, plus nécessaire que l’air, car je n’ai pas besoin de vivre et j’ai besoin d’aimer ! » Et constamment, mêlé aux plus chaleureuses effusions, revient comme un refrain le souvenir des rénovateurs qui ont allumé dans son sein le feu qui le dévore, de ce Jean-Jacques, qui « la séduit, confesse-t-elle, au point de l’égarer, » et de l’auteur de cette Clarisse, dont elle ne lit jamais l’histoire sans la confondre avec la sienne : « Vous me croirez folle, dira-t-elle à l’un de ses confidens[3], mais lisez une lettre de Clarisse, une page de Jean-Jacques, et je vous réponds que vous entendrez ma langue. Non pas que je croie parler la leur, mais j’habite le même pays, et mon âme est à l’unisson du cœur douloureux de Clarisse. »
L’invasion, dans une âme de feu, de tout ce romanesque est un redoutable danger. A se forger ainsi, d’après des types de convention, un idéal surhumain, impossible, à vouloir transporter dans le domaine de la réalité les sentimens exagérés d’une littérature de fiction, on court, d’un pas presque assuré, vers les désillusions cruelles ; et, pour avoir visé trop haut, on risque de retomber sur le sol, les ailes brisées, la chair meurtrie. Tel sera, en effet, dans la dernière phase de sa vie, le sort de Mlle de Lespinasse ; c’est le secret de son infortune. Il nous faudra bien reconnaître que les souffrances dont elle se plaint, elle-même en est le principal et le premier auteur, et que le plus grand tort de celui qu’elle traitera, sans cesser de l’aimer follement, de « meurtrier » et de « bourreau, » est de n’avoir été qu’un homme, au lieu d’un héros de roman. Mais ce qui atténue et explique son erreur, c’est qu’avant cette triste expérience, une première aventure avait mis sur sa route l’être assurément le mieux fait pour l’entretenir dans sa chimère et pour donner une forme aux imaginations de son cerveau en fièvre.
Si le marquis de Mora, — c’est de lui qu’il s’agit ici, — ne fut sans doute pas, en tous points, l’« amant parfait, » la « créature céleste, » dont l’image poursuivit Julie jusqu’au seuil de la tombe, du moins tout conspira pour lui en prêter l’apparence ; l’absence, la maladie, la mort prématurée perpétuèrent son prestige, fixèrent à son front l’auréole. Ce personnage intéressant, l’homme qui, avant tout autre, alluma dans l’âme de Julie la flamme du grand amour, était resté jusqu’à présent dans une obscurité relative ; les informations sur son compte étaient vagues autant qu’incomplètes. Les documens nouveaux qui m’ont été communiqués[4] me permettent de jeter une lumière plus précise sur cette figure pâlie, de démêler avec plus de netteté la trame de cette brève existence. En donnant ce récit avec quelque détail, je ne crains pas que l’on m’accuse de m’éloigner de celle qui fait l’objet de cette étude. Mora domine, effectivement, toute la vie sentimentale de Mlle de Lespinasse. Alors même qu’elle brûle pour un autre, c’est encore lui qu’elle invoque en secret ; infidèle aux sermens qu’elle lui a jadis prodigués, elle lui conserve, au sanctuaire de son cœur, un autel dont il est le dieu et devant lequel elle s’agenouille aux heures d’intime détresse. L’étrange problème que pose cette dualité de sentimens s’éclaircira peut-être par une plus entière connaissance des circonstances de la liaison qui unit entre eux ces deux êtres
La maison des Pignatelli d’Aragon, — issue de la même tige que les Pignatelli de Naples, — est une des plus illustres et des plus anciennes de l’Espagne. De ses nombreux représentans, le plus en vue était, au début du XVIIIe siècle, don Joaquin Atanasio, seizième comte de Fuentès, l’un des bons diplomates du Roi très catholique. Grand, sec, « d’une laideur distinguée, » ce grand seigneur n’avait rien de la morgue, de la froide gravité, qu’on attribuait alors à ses compatriotes. On le dépeint, tout au contraire, comme un homme vif et gai, d’humeur gracieuse, aimant à plaire, galant avec les femmes, et voltigeant de l’une à l’autre « sans qu’on le vît jamais s’asseoir ni demeurer en place, » bref de tempérament bien plus italien qu’espagnol. Tel du moins était-il en tant qu’homme de salons, mais il changeait d’allures pour traiter les affaires. Il reprenait alors l’attitude sérieuse, un peu raide, qui convenait à ses hautes fonctions, et se montrait en politique aussi impénétrable qu’il était expansif dans un milieu mondain. Sa femme, dona Maria Luisa Gonzaga y Caracciolo, duchesse de Solferino, passait pour une personne d’esprit, bien que médiocrement instruite, affable, un peu futile, passionnée pour le jeu et pour tous les plaisirs de la belle société, faite pour briller dans les cours, n’eût été sa santé fragile, qui l’arrêtait parfois pendant toute une saison. De leur union naquit d’abord une fille, Maria Luisa Pignatelii, qui prit le voile en 1762 au monastère des Salésiennes. Cette naissance fut suivie de celle d’un fils, don José y Gonzaga, qui vit le jour à Saragosse le 19 avril 1744[5], et qui reçut le nom de marquis de Mora, titre traditionnel du premier-né de cette noble maison.
La petite enfance de Pepe, — c’est le sobriquet familier que lui donnent parens et amis, — s’écoula dans l’antique demeure que son père possédait sur le Corso de Saragosse et que peupla bientôt l’arrivée en ce monde de deux autres enfans : d’abord un second fils, Luis Pignatelli[6], puis une fille, dona Maria Manuela[7], laquelle devint par son mariage duchesse de Villa-Hermosa ; nous les retrouverons l’un et l’autre au cours de ce récit. Mora avait dix ans quand, en l’année 1754, le roi Ferdinand VI désigna le comte de Fuentès pour le représenter à la cour de Turin. L’enfant suivit son père ; un précepteur, l’abbé de la Garanne, reçut le soin de son éducation. Le maître était français, l’enseignement le fut également ; et ceci nous explique comment ce rejeton de souche aragonaise put parler et écrire aussi parfaitement notre langue, comment aussi dans son cerveau s’implantèrent, dès cet âge, certaines idées plus en honneur sur les bords de la Seine que sur les rives de l’Ebre ou du Mançanarès.
Il achevait sa douzième année, quand survinrent dans son existence deux événemens également mémorables ; il se maria, et, du même coup, reçut un brevet d’officier dans l’armée espagnole. A vrai dire, mariage et emploi furent tout d’abord plus honorifiques que réels ; mais l’avenir de l’enfant n’en fut pas moins engagé de ce jour. L’épousée, Maria Ignacia del Pilar, était fille du comte d’Aranda, alors ambassadeur en Portugal, dont la famille soutenait depuis nombre d’années un grand procès contre la maison de Fuentès. Si elle n’était âgée que de onze ans à peine, elle apportait en dot le duché d’Almazan, et la mort récente de son frère la faisait unique héritière d’une magnifique fortune[8]. On s’avisa, dans les deux camps, que cette alliance serait un sûr moyen de terminer un débat séculaire, et l’idée fut réalisée aussitôt que conçue. On expédia à Saragosse le fiancé juvénile, escorté de son précepteur ; il y trouva la future et sa mère ; les stipulations du contrat furent vivement rédigées ; et le 4 décembre 1756, en présence de quelques parens conviés à la cérémonie, fut signé l’acte solennel qui unissait deux destinées. Le même jour, dans la Gaceta, paraissait le décret qui donnait à Mora le titre de cadete. Le jeune marquis se réveilla donc le lendemain pourvu d’une charge militaire et muni d’une épouse qui jouait encore à la poupée.
Après cette grande journée, trois ans s’écoulèrent pour Mora sans incidens qui vaillent d’être notés. Ses parens restèrent à Turin ; il demeura à Saragosse, logeant à l’hôtel d’Aranda, sous les yeux vigilans de sa belle-mère et de son précepteur. Son temps se partageait entre ses études littéraires et son apprentissage dans le métier des armes ; il ne voyait sa femme qu’à de rares intervalles et par-devant témoins. Vers la fin de l’année 1759, on décida que l’heure était venue de mettre un sceau définitif à des nœuds imparfaits. Les Fuentès revinrent d’Italie, les Aranda de Portugal ; les deux familles se joignirent à Madrid : quelques fêtes furent organisées ; et le 6 avril 1760, la bénédiction religieuse fut donnée en grande pompe, au milieu d’une foule composée de toute la noblesse du royaume. Mora, nous apprend-on, parmi cette brillante assistance remporta le plus vif succès. Il fut unanimement jugé « un superbe garçon, » bien découplé, d’apparence vigoureuse, de tournure élégante, doué d’une physionomie heureuse, qu’éclairaient des yeux noirs, ardens et expressifs. On n’en put dire autant de l’épousée, petite, menue, les traits passables, mais l’aspect d’un enfant chétif, brune de peau « à faire peur, » et la bouche prématurément dégarnie. « On dit qu’elle n’est point laide, — écrit Walpole, qui la vit peu de mois après[9]. — et qu’elle a une aussi bonne dentition qu’on peut le souhaiter, quand on n’a que deux dents, et qu’elles sont noires. » Il fut aisé de présager, dès le premier coup d’œil, quel serait l’avenir d’une union aussi mal assortie que légèrement conclue.
Si Mme de Mora semble n’avoir que peu marqué dans l’existence de son époux, il n’en fut pas de même de sa famille. En effet, le comte d’Aranda[10] exerça sur son gendre une influence profonde et décisive, et ce fut lui qui l’orienta vers la voie qu’il suivit plus tard avec une ardeur passionnée. Il convient donc pour ce motif d’esquisser au passage la figure de cet homme d’Etat. Dans un pays où les idées étaient, pour ainsi dire, figées depuis des siècles, où les seigneurs qui composaient la cour de Charles III semblaient coulés dans le même moule que ceux du temps de Philippe IV, affichaient les mêmes préjugés, vivaient dans la même oisiveté et se targuaient de la même ignorance, don Pedro d’Aranda eut, l’un des premiers, cette audace de tourner le visage au vent qui soufflait de l’autre versant des Pyrénées, et de prêter l’oreille à l’Évangile de la doctrine nouvelle. Pendant de longues années, il représenta presque seul, à la cour de Castille, l’esprit réformateur, et, lorsqu’il parvint au pouvoir, il donna cet exemple rare d’un homme qui veut appliquer ses idées et dont les actes sont d’accord avec ses théories. Il apportait d’ailleurs au service de sa cause plus de volonté que d’esprit. Sa parole était lente, lourde et souvent obscure. Quand il vint plus tard à Paris, précédé d’un immense renom, il fut une amère déception pour ses admirateurs ; au sortir d’un dîner organisé en son honneur à son arrivée à Versailles : « Non seulement il ne m’a pas dit une chose spirituelle[11], s’écriera sa voisine de table, mais il a été dans le plus lourd et le plus commun ! Il est vrai que je le crois un peu sourd, et qu’il n’y voit pas. » Caraccioli le comparait à « un puits fort profond, dont l’orifice est étroit. » Aux dons brillans qui lui manquaient, il suppléait d’ailleurs par le jugement et par le caractère. « Il avait, écrit le duc de Lévis[12], de la dignité sans arrogance, de la gravité sans lenteur ; il était impénétrable sans être mystérieux. » Sa fermeté d’humeur allait jusqu’à l’entêtement : « une mule aragonaise, » disait de lui Charles III. Sa discrétion était à toute épreuve : lors de la mesure violente qui signala son ministère, l’expulsion des jésuites d’Espagne, le secret fut si bien gardé que, le même jour, à la même beure, toutes les maisons furent fermées à la fois, sans que personne d’avance en ait eu le soupçon. « Comment avez-vous pu agir avec un tel mystère ? lui demandait-on par la suite. — En n’en parlant point, » fut sa simple réponse.
Je n’ai pas à décrire la popularité dont jouissait Aranda dans le clan encyclopédique et combien l’on y faisait fête à cette puissante recrue. Voltaire menait le branle avec sa verve accoutumée : « Vous saurez, écrit-il à Mme du Deffand[13], qu’il y a une trentaine de cuisiniers répandus dans l’Europe qui, depuis quelques années, font des petits pâtés dont tout le monde veut manger. On commence à les trouver fort bons, même en Espagne ; le comte d’Aranda en mange beaucoup avec ses amis. » Et Galiani constate combien l’enthousiasme du maître a promptement gagné les disciples : « Le bon vieux[14] est à présent tout Espagnol, tout entier à Aranda, et il donne le ton à toute la nation française. » C’est en effet un concert unanime d’applaudissemens, de louanges hyperboliques, pour le héros qui entre prend « de nettoyer les nouvelles écuries d’Augias, » pour le victorieux pourfendeur du « fanatisme et de la superstition, » pour le hardi libérateur « qui a chassé les jésuites d’Espagne, et qui chassera encore bien d’autres vermines. » Tel est, au foyer conjugal, l’air que respire quotidiennement un adolescent passionné, épris de nouveautés, et préparé à ces idées par une culture essentiellement française ; tels sont les refrains qui bourdonnent, perpétuellement à ses oreilles. Une éducation si spéciale aide à comprendre comment le marquis de Mora, lorsqu’il prit pied, quelques années plus tard, dans le salon de la rue Saint-Dominique, n’eut pas d’effort à faire pour se trouver au ton de la maison et se sentit plus à son aise dans un cercle de philosophes que dans un salon madrilène.
Presque aussitôt après le mariage de son fils, le comte de Fuentès fut nommé ambassadeur en Angleterre. Il y emmena avec lui le jeune couple. L’année suivante, la marquise de Mora mettait au monde une fille[15], qui fut appelée Joaquina, du nom de son grand-père, et qui mourut à quelques mois de là, victime, dit-on, du climat londonien. Fut-ce à cause de ce deuil, ou par suite du peu de faveur dont il jouissait auprès du gouvernement britannique, que le comte de Fuentès demanda son rappel ? Toujours est-il qu’en janvier 1762, nous le retrouvons à Madrid avec toute sa famille. Ce fut au cours de ce séjour que, pour la première fois, s’éveilla le cœur de Mora. L’honneur en fut à une célèbre comédienne, Mariquita Ladvenant, qui défrayait alors les curiosités du public castillan par son talent, par sa beauté et par ses aventures, en attendant qu’elle l’édifiât par sa fin pieuse et repentante[16]. Mora conçut pour elle une passion violente, qu’il ne chercha guère à cacher. Le protecteur attitré de la dame, le duc de Villa-Hermosa, en fut outré de jalousie ; une querelle s’ensuivit, dont le retentissement fut tel, que les familles de Fuentès et d’Aranda se virent forcées d’intervenir pour mettre un terme à ce scandale. On résolut d’éloigner l’amoureux ; on obtint pour lui la faveur du grade de colonel et le commandement effectif du régiment de Galicie ; et il fut expédié sur l’heure à Saragosse, tandis que le comte de Fuentès s’acheminait vers Paris, où il allait tenir l’emploi d’ambassadeur.
Deux ans plus tard, le 25 août 1764, la marquise de Mora, accouchant pour la seconde fois, donnait à son époux un fils, qui reçut le baptême dans l’église de San Gil, sous le nom de Luis Gonzaga. Les cloches tintaient encore pour la joyeuse cérémonie, quand, épuisée par l’effort de ses couches, la mère succomba subitement et sans maladie apparente, sans faire plus de bruit dans la mort qu’elle n’en avait fait dans la vie. Elle fut peu regrettée ; l’oubli se fit vite sur son nom. L’enfant fut recueilli par son aïeule, la comtesse d’Aranda, qui se chargea des soins du premier âge ; et le marquis de Mora, muni d’un congé régulier, partit aussitôt pour Paris rejoindre sa famille. Veuf et père à vingt ans, il semblait que ces événemens eussent glissé sur son âme sans l’émouvoir par une forte secousse ; et les beaux esprits de Madrid lui appliquaient la chanson populaire :
- Le dimanche, je la vis à la messe,
- Le lundi, je lui envoyai un message,
- Le mardi, je l’épousai,
- Le mercredi, je la battis,
- Le jeudi, elle se mit au lit,
- Le vendredi, elle fut administrée,
- Le samedi, elle mourut,
- Et le dimanche, je l’enterrai.
- Si bien qu’en une semaine, je fus garçon, marié et veuf.
Aux derniers jours du mois d’octobre, Mora débarquait à Paris, où l’attendaient les siens. L’ambassadeur d’Espagne occupait alors le vieil hôtel Soyecourt, rue de l’Université ; il installa son fils dans l’appartement du second, où il logeait déjà deux de ses secrétaires. Fernando Magallon[17] et le duc de Villa-Hermosa, l’ex-rival de Mora dans les bonnes grâces de Mariquita Ladvenant. L’un et l’autre fort répandus dans la société parisienne, ils se firent les initiateurs de leur jeune compagnon, l’introduisirent dans les salons où ils possédaient leurs entrées. Entre les trois compatriotes s’établit rapidement un lien d’étroite intimité. Magallon, de nos jours, n’est guère connu que grâce aux lettres de l’abbé Galiani, qui l’appréciait et qui l’aimait beaucoup. C’était, autant qu’il y paraît, un homme de quelque esprit, un peu léger, passablement viveur[18], d’ailleurs serviable et de bonne compagnie. Il fréquentait assidûment les cercles encyclopédiques, où ses saillies bouffonnes égayaient les graves entretiens. Quant à don Juan Pablo, duc de Villa-Hermosa, c’était un plus sérieux et plus important personnage. Riche et de grande naissance, il faisait figure à Paris aussi bien qu’à Madrid. Son biographe[19] le représente comme « un homme doué d’une robuste constitution, d’une virile élégance, d’un caractère énergique et d’une intelligence ouverte. » Versé dans les littératures espagnole et française, il se piquait d’écrire dans les deux langues ; la traduction qu’il fit d’un des ouvrages de Baltazar Gracian[20] fut recommandée par Voltaire aux suffrages de l’Académie et accueillie par des applaudissemens ; car philosophes et gens de lettres se faisaient gloire d’un tel confrère et payaient d’éloges emphatiques son adhésion à leurs doctrines.
Le patronage de ces deux diplomates aida sans doute les premiers débuts de Mora ; mais la situation de sa famille aurait suffi pour lui gagner les faveurs du monde parisien. Depuis la conclusion du Pacte de famille, l’ambassadeur d’Espagne était fort en honneur à la cour du Roi très chrétien. Tandis que, pour les membres du corps diplomatique, les mardis seuls étaient consacrés aux audiences, les portes du palais s’ouvraient toujours à deux battans pour le comte de Fuentès. Louis XV lui réservait un logement à Versailles, comme dans ses autres résidences. Toute la famille royale le traitait sur un pied d’amicale familiarité ; la Reine et Mesdames, filles du Roi, se faisaient expédier chaque jour, de la cuisine de l’ambassade, certains plats espagnols dont elles étaient friandes ; et l’on assure qu’un soir où le comte négligea de paraître au souper, Louis XV envoya sur-le-champ prendre de ses nouvelles et le « gronda fort, » le lendemain, de l’inquiétude dont il avait été la cause. « On ne saurait dire combien Fuentès est estimé à Paris, écrit dans son journal le duc de Villa-Hermosa. La Reine dit qu’elle ne veut pas entendre parler de son départ, désirant le garder toujours auprès d’elle. Le Roi ne peut s’en passer… C’est un homme qui peut faire tout ce qu’il veut, car, de lui, on ne prend jamais rien en mauvaise part. » La plupart des femmes de la Cour, conquises par ses prévenances et par sa galanterie, recherchaient ses hommages, tandis que l’Encyclopédie découvrait dans l’ambassadeur « l’un des hommes les plus éclairés de son temps et de son pays. »
La comtesse de Fuentès contribuait, pour sa part, à soutenir habilement cette popularité. Atteinte déjà du mal qui devait un jour l’emporter, elle cachait ses souffrances avec cette espèce d’héroïsme qu’inspire à certaines femmes la passion des plaisirs et des succès mondains. Éclectique dans ses relations, elle accueillait avec la même bonne grâce gens de lettres et grands seigneurs, et l’on cite d’elle un trait qui fait quelque honneur à son goût : quand Rivarol adolescent, sans nom, sans amis, sans argent, n’ayant pour tout bagage que sa verve brillante, vint chercher fortune à Paris, la comtesse de Fuentès fut, dit-on, la première à reconnaître son esprit, à pronostiquer son talent ; elle le prit sous sa protection, célébra partout son mérite, le présenta dans les salons que, pendant tant d’années, cet incomparable causeur allait retenir sous son charme.
Tout concourait, ainsi qu’on le voit, à frayer les voies à Mora dans cette société bigarrée, pleine de contradictions et de contrastes surprenans, où la morale la plus facile s’alliait aux idées généreuses et la frivolité des mots au sérieux des idées, et dont l’éclat factice éblouissait l’Europe. Il y fut promptement à la mode ; Versailles d’abord, Paris ensuite, retentirent bientôt de son nom. Il est vrai que, si l’on en juge d’après les nombreux billets doux que l’on conserve encore dans les archives de sa famille, ses succès, au début, furent surtout ceux qui convenaient à son âge. Pour distraire ce veuvage précoce, affluèrent de toutes parts les plus dévouées consolatrices ; leurs soins ne furent pas repoussés ; et l’on put croire un temps qu’enivré par tant de conquêtes, Mora se contenterait de ces fragiles lauriers. Mais cette phase dura peu ; le trop facile métier de séducteur convenait mal à cette âme foncièrement chaleureuse, toute bouillonnante de sève, éprise des plus nobles chimères. Il ressentit promptement l’ennui profond de ce qu’on appelle les plaisirs ; les fêtes galantes et les amourettes de passage le lassèrent jusqu’à l’écœurement. Dès cette phase de son existence, et malgré son extrême jeunesse, les causeries littéraires, les discussions philosophiques, l’étude des grands problèmes qui commençaient alors d’agiter les esprits, eurent pour lui plus d’attrait que les dissipations mondaines.
On trouve une preuve de ces dispositions dans ces lignes qu’à cette époque il adressait à Condorcet pour le remercier de l’envoi d’un de ses manuscrits : « Ce que vous dites sur le sort de l’humanité est malheureusement si vrai, qu’on ne saurait trop estimer l’ouvrage, et l’auteur qui défend les droits opprimés. Mais il faut bien le cacher de la vue perçante des ennemis de la vérité ! Comptez donc sur mon profond secret. Si tout le monde abhorrait comme moi les tyrans et les persécuteurs, on ne serait pas obligé d’en garder de cette espèce, et nous jouirions tous du bien inestimable de la liberté. Mais les hommes ne sont pas faits pour le bonheur ; leurs sottises et leurs folies les attachent à la chaîne de l’esclavage[21]. » Devinerait-on à ce langage un homme de vingt-quatre ans, coqueluche des salons élégans ? Et peut-on s’étonner qu’on ait rapidement distingué dans les cercles philosophiques cet étranger, d’apparence presque juvénile, qui, s’exprimant dans notre langue avec une correction parfaite, apportait dans les controverses une éloquence chaude et contenue, tant d’enthousiasme avec tant de mesure, l’assurance de la conviction tempérée par la modestie ?
C’est bien, en effet, sous ces traits que dépeignent Mora ceux qui le virent à cette époque, et, ce qui nous intéresse davantage, c’est tel qu’il apparut à Mlle de Lespinasse le jour où le hasard les mit tous deux en présence. Fréquentant dans les mêmes milieux, ayant mainte relation commune, cette rencontre d’ailleurs était inévitable, et le seul sujet d’étonnement est qu’elle se soit produite si tard. Depuis deux ans déjà, l’héritier du comte de Fuentès était l’hôte de Paris, quand il connut celle que la destinée avait marquée pour transformer sa vie. Une lettre de Julie fixe la date de l’événement au dernier mois de l’année 1766 : « Je veux vous parler, écrit-elle[22], de ce qui m’affecte en ce moment, d’une nouvelle connaissance dont j’ai la tête pleine, et dont je vous dirais que j’ai le cœur plein, si vous ne me niiez pas d’en avoir un. » Le portrait que, dans cette même lettre, elle trace du jeune Espagnol, démontre l’impression profonde laissée par leurs premières causeries : « Une figure pleine de bonté et d’agrément, et qui inspire la confiance et l’amitié,… un caractère doux et liant, sans être fade, une douce chaleur sans emportement, un esprit ferme, juste, rempli de traits et de lumières, un cœur, ah ! quel cœur !… Tous ses premiers mouvemens sont l’expression de la vertu, tous ses discours la respirent, et toutes ses actions en sont le modèle. » Longtemps, sur ce mode lyrique, elle donne cours à son enthousiasme, célébrant tour à tour la modestie et l’oubli de soi-même, le naturel, la loyauté et la sincérité de celui qui, du premier coup, semble l’avoir si bien conquise : « On voit toujours jusqu’au fond de son âme, et il estime assez les gens qu’il aime, ou du moins il les aime assez, pour croire que l’art qu’il pourrait employer est au-dessous d’eux et de lui. En un mot, cet homme remplit l’idée que j’ai de la perfection ! »
Nous prenons ici sur le fait l’imagination romanesque, nourrie de rêves et de chimères. L’être idéal, l’impossible héros entrevu dans le vague des songes, a revêtu soudain un corps et une forme concrète. Nul défaut, nulle faiblesse n’en dépare la suprême beauté. Il est celui que, depuis sa jeunesse, elle appelle de ses vœux secrets ; et si, sur cette image, sa tête seule a d’abord pris feu, son cœur, bien qu’elle s’en défende, ne tarde guère à s’embraser de même : « Ah ! si vous saviez combien cette âme honnête a touché la mienne ! » Elle n’avoue pas cependant sa défaite, et la passion naissante se couvre encore du voile accoutumé en pareil cas : « Si ce n’était pas un homme, je vous en dirais davantage, car n’allez pas croire que cette amitié aille jusqu’à l’amour[23] ! »
Quand Julie parle de la sorte, tout porte à croire à sa bonne foi. Si, même pour une femme d’expérience, il est parfois malaisé, au début, de distinguer dans le fond de son cœur la clarté douce de l’amitié de la flamme ardente de l’amour, combien dut-il en être ainsi pour la créature à la fois passionnée et novice, dont les plus chastes sentimens se traduisaient par les expressions exaltées que, dans nos précédentes études, nous avons notées au passage ? Il est d’ailleurs à supposer que l’illusion eût été brève ; mais, dans cette phase initiale, le temps fit défaut à Julie pour voir clair dans son âme ; le roman, à peine ébauché, parut se clore dès le premier chapitre. La lettre où Mlle de Lespinasse fait à son confident le récit de sa découverte est datée du 19 décembre ; et c’est quinze jours plus tard que le jeune Espagnol reprenait le chemin de son pays natal.
Une vulgaire querelle de famille fut l’occasion de ce brusque départ. L’ardent désir de ses parens était qu’il refît sa vie sans délai par un second mariage ; or, il s’offrait alors pour lui un excellent parti, Félicité d’Egmont Pignatelli, riche, belle, de haute naissance, cousine éloignée des Fuentès. Mais, malgré l’insistance des siens, Mora ne voulut rien entendre ; sa liberté lui semblait trop précieuse pour l’entraver d’un lien nouveau, si doré qu’il pût être. Ce fut la raison qu’il donna, et il n’y a guère apparence qu’il eût quelque autre arrière-pensée, ni que Julie entrât pour rien dans son obstinée résistance[24]. S’il se plaisait dans son salon, s’il était digne d’apprécier le charme unique de sa causerie, aucun symptôme, aucun témoignage ne révèle que son cœur ait été touché et que dès lors il ait subi l’attrait d’une âme si semblable à la sienne. Toujours est-il que son refus provoqua des scènes assez vives et rompit la paix familiale. Son congé, au surplus, était sur le point d’expirer, ses devoirs militaires le rappelaient à son régiment ; il ne fit nul effort pour avoir une prolongation. Au début de janvier 1867, le marquis de Mora s’arrachait de Paris et regagnait Madrid, où l’attendait un accueil enthousiaste.
Un curieux mouvement d’opinion se dessinait précisément alors dans la société castillane. La fréquence croissante des voyages, la traduction en espagnol des œuvres les plus réputées de nos modernes philosophes, d’assez nombreuses alliances avec notre aristocratie, avaient, chez nos voisins, donné l’éveil à cet esprit nouveau qui entraînait l’élite de la nation française. Tout ce qui venait de Paris y jouissait d’un prestige étrange ; certains noms, comme ceux de Diderot, de J.-J. Rousseau, de Voltaire, excitaient la ferveur dévote de gens dont la plupart n’avaient ouvert aucun de leurs ouvrages ; une visite à Ferney, — un « pèlerinage, » comme on disait, — assurait à bon compte un renom d’esprit distingué. Tel qui, de toute son existence, n’avait pratiqué que la chasse, la danse, le jeu, les corridas, se croyait apte à réformer les mœurs, les lois de sa patrie, se déclarait humanitaire, ennemi de la superstition, partisan convaincu de la diffusion des lumières. La « tolérance » était une mode, la « pensée libre » une élégance. Transformation sans doute toute d’apparence, à fleur de peau, qui, pour beaucoup, laissait intact le fond héréditaire de croyances et de préjugés, mais qui explique l’incroyable succès qui allait accueillir, à son retour de France, un jeune seigneur éloquent et instruit, qu’on disait avoir fait fureur dans les salons de l’Encyclopédie.
Le fait est qu’il n’est presque aucun de ses compatriotes qui ne le crût alors appelé aux plus hautes destinées et n’attendît du marquis de Mora le relèvement et la rénovation future du royaume de Castille. Le « miracle de son pays » ou « le plus grand des grands d’Espagne, » ce sont les expressions courantes dont on use en parlant de lui. Quelques années plus tard, lors de sa fin prématurée, il fut permis de mesurer aux regrets qu’il laissa les espérances qu’il emportait avec soi dans la tombe. « Tout est destinée dans ce monde, écrira l’abbé Galiani, et l’Espagne n’était pas digne d’avoir un M. de Mora. Peut-être cela dérangeait-il l’ordre entier de la chute des monarchies ! » Et quelques jours plus tard : « Il y a des vies qui tiennent à la destinée des Empires. Ce que nous voyons à présent n’est qu’une fausse lueur de polissement, mais l’Espagne ne sera pas la France. S’il était dans l’ordre éternel qu’elle le devînt, Mora ne serait pas mort[25]. » Il nous est difficile d’apprécier aujourd’hui les raisons de cet enthousiasme ; les élémens nous font défaut. Des rares manuscrits de Mora, de sa vaste correspondance, il ne subsiste à peu près rien ; à part quelques lettres intimes, tout a été impitoyablement et systématiquement détruit. Mais sur la séduction qu’exerçait sa parole, sur l’ascendant que subissaient tous ceux qui approchaient de lui, l’avis est unanime et les affirmations abondent : Espagnols, Français, Italiens, il n’est pas un de ses contemporains qui ne proclame son charme et ne s’incline devant sa supériorité. Quelque part que l’on fasse à l’esprit de parti, aux exagérations et à l’emphase du temps, on ne peut récuser cet ensemble de témoignages et dénier une réelle valeur à celui qui en est l’objet.
Si grand que fût son succès à Madrid, il consolait d’ailleurs imparfaitement Mora des plaisirs supérieurs du séjour de Paris. Un vague ennui le rongeait sourdement ; il fait plus d’une fois allusion, dans les billets que l’on conserve, à la « mélancolie » et à l’ « invincible tristesse » dont il ne peut se défendre, dit-il, depuis l’époque de son retour. Pour se distraire et secouer sa torpeur, il appelle la littérature à son aide. Ce fut à cette époque qu’il composa de légers opuscules, dont les titres seulement sont venus jusqu’à nous : une élégie en vers sur la mort toute récente de Mariquita Ladvenant, un poème héroï-comique sur l’aventure galante d’un de ses familiers, qu’on nommait l’abbé Casalbon. Une singulière figure, pour le dire en passant, que ce dernier personnage, ex-jésuite défroqué, humaniste érudit, écrivain élégant, du reste toujours affamé, parasite effronté des grands seigneurs de Madrid, payant un dîner d’un sonnet, vendant sa plume au plus offrant, et toujours prêt à soutenir sur commande, dans les disputes politiques ou privées, avec la même chaude éloquence, la cause du plus puissant et du, plus riche enchérisseur. Mora, pour sa part, l’employa à traduire dans sa langue natale ou, pour mieux dire, à adapter l’un de ces romans de Richardson qui arrachaient alors des larmes à tous les beaux yeux de Paris. C’était, nous le savons, l’auteur préféré entre tous de Mlle de Lespinasse, et sans doute faut-il voir un ressouvenir de ses entretiens avec elle dans l’ardeur de Mora à faire goûter Sir Charles Grandison de ses compatriotes[26].
Parmi les salons de Madrid, l’un des plus à la mode était celui d’Olavide[27], l’ancien intendant de Séville, littérateur de marque et voltairien de profession. Fort riche, et recevant avec magnificence, il avait fait adjoindre à son hôtel une ravissante salle de spectacle, où la fine fleur de la noblesse jouait des pièces de Voltaire, traduites en espagnol par le maître de la maison. Mora était intime dans cette demeure, et le plus assidu, comme le plus admiré, aux réunions littéraires qui s’y tenaient chaque semaine, à jour fixe. Il consentait même quelquefois à monter sur la scène et à jouer les rôles d’amoureux. Celle qui lui donnait la réplique était habituellement l’étoile de ce petit théâtre, dona Mariana de Silva, duchesse de Huescar[28], surnommée l’Académicienne à cause de ses talons dans les diverses branches de l’art et de la littérature. « La duchesse de Huescar, lit-on dans une notice qui lui est consacrée, écrivait parfaitement des deux mains, faisait des vers excellens, et traduisait du français des tragédies et maints autres ouvrages. » Elle excellait encore dans le dessin et la peinture ; certains de ses tableaux exposés à Madrid eurent un si vif succès qu’elle fut nommée présidente honoraire de la Royale Société de peinture. « A tous ces dons acquis elle joignait ceux de la beauté, de la grâce et de la douce conversation. »
Ainsi qu’il était à prévoir, la familiarité des planches provoqua rapidement une autre intimité. « A force de se dire sur la scène qu’ils s’aimaient, ils commencèrent par le croire et finirent par le réaliser. » Il semble, à dire le vrai, que, du côté du marquis de Mora, l’impression fut légère, et surtout fugitive. La duchesse, au contraire, s’enflamma pour de bon ; elle congédia la troupe des prétendans qui papillonnaient autour d’elle et fit si peu mystère du sentiment qui l’entraînait, que tout Madrid bientôt ne parla d’autre chose. Le bruit en vint jusqu’à Paris, et les Fuentès prirent inquiétude, redoutant que l’affaire allât jusqu’au mariage ; car la duchesse, de quatre années plus âgée que Mora, n’apportait d’autre dot que ses talens et sa beauté. Ils résolurent de rompre cette liaison. Par leur crédit, le régiment que commandait Mora fut expédié en Catalogne ; et le jeune colonel suivit le régiment, sans objection, sans résistance, avec une résignation exemplaire. C’est qu’il roulait dans sa tête un projet auquel il tenait plus qu’à une amourette de rencontre : obtenir un congé nouveau, retourner à Paris, retrouver les milieux où il se sentait vraiment vivre. Il faisait à cette fin démarches sur démarches, sans réussir à fléchir la rigueur du vieux ministre de la Guerre, l’impitoyable Gregorio Munian ; quand une catastrophe imprévue fit cesser toutes les résistances. Le 5 juillet 1767, succombait à Madrid, chez son aïeule la comtesse d’Aranda, le fils unique du marquis de Mora, à luge de trois ans à peine, emporté brusquement par la petite vérole.
Quel fut l’effet d’un coup aussi cruel sur une nature sensible, les lettres que Mora adresse à cette époque à son meilleur ami, le duc de Villa-Hermosa, nous permettent de l’imaginer. Il n’a plus qu’une pensée, se réfugier auprès des siens, réchauffer à leur affection son cœur malade et noyé d’amertume. La permission de se rendre à Paris est maintenant octroyée par l’autorité militaire ; mais de graves affaires d’intérêt, des démêlés avec la famille d’Aranda, retardent le départ ; et Mora passe successivement du plus complet découragement à la plus fiévreuse impatience. « Tu dois savoir, écrit-il à Villa-Hermosa, les raisons qui, pour l’instant, entravent mon voyage et me priveront peut-être du seul bonheur que je puisse éprouver après cette période de tristesse… Tout se ligue contre moi, et il ne manquait plus que de me voir enlever la consolation d’embrasser parens, frère, amis, enfin tout ce que j’aime le plus au monde ! Cela m’aiderait tellement à calmer la douleur, à secouer la mélancolie qui m’accablent ! Je t’assure que j’ai traversé des jours bien cruels. Combien tu m’as manqué ! Et de quelle consolation m’eût été ta compagnie dans mes peines ! »
Nulle allusion, dans cette correspondance, au regret de quitter la duchesse de Huescar, qui, navrée de cet abandon et presque malade de chagrin, exhalait sa tristesse en élégies, en séguedilles[29], en strophes harmonieuses. Hâtons-nous toutefois d’ajouter qu’elle ne fut pas inconsolable et qu’elle rappela promptement les galans d’autrefois. Bien mieux encore : sept ans plus tard, treize mois après la mort de la comtesse de Fuentès, elle succédait à la défunte, et devenait la femme de celui qui jadis se refusait à l’avoir pour belle-fille. Un tel dénouement nous dispense de nous apitoyer sur ses déceptions amoureuses.
Le mois d’octobre approchait de son terme, lorsque, toutes choses réglées et toutes difficultés levées, le marquis de Mora se réinstalla de nouveau dans l’hôtel de la rue de l’Université, où il reprit le même logement qu’il occupait naguère. Vingt mois seulement s’étaient écoulés depuis qu’il en était parti ; mais quel changement, dans un espace si court, s’était opéré dans son âme ! Du jeune homme joyeux, « pétulant, » débordant de sève et de vie, curieux de toutes les nouveautés, tel qu’il était enfin à son premier séjour, il ne restait qu’une vague et lointaine apparence. Plus que le temps, la souffrance avait fait son œuvre, peut-être aussi l’obscure atteinte du mal dont il portait en soi le germe héréditaire. Ses lettres de cette époque le montrent abattu, las et désenchanté, doutant de tout et de soi-même. « Tout cela n’a pas de remède, — dit-il[30], après avoir fait le tableau de sa situation morale, — et s’étendre sur de si douloureux sujets ne sert qu’à faire revivre la douleur. Je suis né malheureux, et je n’ai qu’à subir mon sort. Puissé-je avoir au moins cette consolation que les miens soient toujours heureux ; de leur bonheur dépendra tout le mien… Ami, reprend-il plus loin, je suis jeune, mais personne, si âgé qu’il soit, n’a subi de plus dures et plus nombreuses expériences du monde que moi. Je crois que je le connais, et je sais que je le méprise. » Le scepticisme et l’ironie se joignent à cette amertume : « Notre Jorge[31], écrit-il, n’oublie pas de s’amuser à Madrid. Il fait bien, car, en fin de compte, n’est-ce pas ce qui importe le plus en ce monde ? »
Que sa mauvaise santé fût l’effet ou la cause de cette mélancolie, il est sûr que, dès ce moment, elle inspirait des inquiétudes. Dans les lettres des siens, il est souvent question de sa physionomie défaite et de sa maigreur décharnée. Lui-même, un mois après son arrivée, dans un billet à Villa-Hermosa[32] : « Une heure après que tu fus sorti de chez moi, lui dit-il, je fus pris de vertiges, puis d’une forte fièvre qui me dura toute la nuit. J’en suis resté moulu, à demi mort. » Ces accidens, bientôt suivis d’hémorragies, se renouvellent dès lors avec une fréquence alarmante.
Entre l’état d’esprit qu’indiquent ces courts fragmens et la crise que traverse, en ce même temps, Julie de Lespinasse, l’analogie est saisissante. Même lassitude de tout, même dégoût de la vie, même sentiment de l’A quoi bon ? avec la volonté avouée de s’étourdir par le fracas du monde, et la secrète frayeur de n’y pas réussir. Lisons ces lignes qu’elle adresse à un ami dont le nom demeure inconnu[33] : « Quand j’étais jeune, je me livrais à esprit perdu à toute ma sensibilité. J’en ai pensé perdre la vie ; il m’en a coûté la santé. Je suis venue à une situation plus douce, à une disposition plus calme ; et j’ai vu que la vie pouvait n’être pas insupportable, qu’il fallait s’étourdir, s’amuser, si l’on pouvait, et ne s’attacher fortement à rien. Voilà, mon cher baron Je secret de ma vie, et voilà ce que vous appelez un cœur dissipé. De bonne foi, croyez-vous qu’il ne fut fait que pour la dissipation ? Croyez-vous que, quoique ma raison m’ait prescrit ce plan de conduite, mon âme s’y soumette toujours ?… Oh ! si vous saviez ce qu’il m’en a coûté, vous ne douteriez pas que les lettres d’Héloïse m’aient affectée jusqu’à me faire mal ! »
Cette sincère confession nous livre la clé de son cœur, et l’on y lit à livre ouvert l’angoisse et le trouble d’une âme qui, pour donner le change à ses désirs, à ses aspirations intimes, a fiévreusement cherché tout ce que peuvent donner d’aliment à l’esprit les conversations de salon, les occupations littéraires, l’activité mondaine, et qui, ayant épuisé la saveur de ces joies limitées, arrivée à la fin et au dégoût des choses, découvre en soi un appétit d’aimer, de se donner, de se sacrifier, de souffrir. En vain s’efforce-t-elle à jouir encore de ce qui est à portée de sa main, à se contenter, comme le sage, des médiocres plaisirs et des petits bonheurs, sa nature violente s’insurge contre sa raison et rejette avec des nausées cette nourriture insuffisante. Pour satisfaire à sa soif d’idéal, elle n’a pas, comme en d’autres temps, les doux élans de la piété et les ravissemens de la Foi. Sur ce point, elle est de son siècle : l’agenouillement au pied des autels n’apporte pas de réconfort à la défaillance de son être, et la prière ne réchauffe pas la glaciale atmosphère dont elle est comme enveloppée. Un seul remède, sent-elle confusément, pourrait la guérir de son mal, l’amour, tel qu’il lui apparaît dans les pages qu’elle dévore, l’amour avec ses transports impétueux, ses ivresses, ses folies, l’amour qui, pour les femmes de son espèce, est toute la religion aussi bien que toute la morale, et dont elle parlera bientôt avec le même accent qu’un dévot célébrant l’objet exclusif de son culte : « Ah ! que cet amour est grand ! Qu’il est sublime ! Je l’honore et je le respecte comme la vertu[34] ! »
Entre deux êtres si pareils, si bien préparés à s’entendre, un commerce suivi ne pouvait guère rester paisible et purement amical, et tout donne à penser qu’il n’en fut pas longtemps ainsi. Il semble néanmoins que la première heure du revoir n’ait pas trouvé leurs cœurs exactement à l’unisson. Peu avant de quitter Madrid, Mora, sur une phrase de Villa-Hermosa au sujet des belles dames qui l’attendent à Paris : « Je ne sais quelles peuvent être celles qui désirent tellement mon retour, réplique-t-il d’un ton détaché. Je ne pensais devoir cette reconnaissance à aucune. Ne crois pas qu’auprès d’aucune d’elles ta présence me puisse être importune. » Tout au contraire, Julie, chaque fois qu’elle évoque le passé, a coutume de dater du premier séjour de Mora l’enivrement, la transformation de son âme : « Il y a huit ans que je me suis retirée du monde, écrit-elle le 9 octobre 1774[35]. Du moment que j’ai aimé, j’aurais eu du dégoût pour les succès. » En 1772, à l’heure de leur séparation dernière : « Six ans du plaisir et du bonheur du ciel[36] doivent faire trouver l’existence un assez grand bien pour en rendre grâces aux dieux, même au comble du malheur. » Faut-il conclure de là qu’elle aima, pour sa part, deux ans avant d’être payée de retour ? Ou, ce qui paraît plus probable, son ardente imagination, par un mirage rétrospectif, n’a-t-elle point décoré du grand nom de passion ce qui n’était encore qu’attrait vague et tendre souvenir ?
Quoi qu’il en soit, après qu’ils se furent retrouvés, la flamme jaillit avec une intensité dévorante. Leurs âmes se reconnurent et volèrent l’une vers l’autre ; dans la nature entière, rien n’exista pour eux qu’eux-mêmes ; tout ce qui les séparait disparut à leurs yeux ; ce fut à peine s’ils s’aperçurent de la grande différence des âges[37] : « Quand je lui parlais de la distance immense que la nature avait mise entre nous, j’affligeais son cœur, et bientôt il me persuadait que tout était égal entre nous, puisque je l’aimais… Il voyait mon âme, la passion qui la remplissait, et rejetait bien loin les jouissances de l’amour-propre. » Pour cet homme de vingt-quatre ans, dont tant de femmes plus jeunes et plus belles que Julie auraient pu tenter le désir, il sembla que l’amour de cette créature frémissante fût l’aurore d’une vie inconnue, la révélation d’un mystère. Tout ce qui l’occupait jadis, problèmes philosophiques, gloire littéraire, ambition politique, tout cessa de l’intéresser, pour laisser place au sentiment violent, exclusif, qui avait envahi son être. « Ah ! s’écriera Julie à ce souvenir, qui a jamais senti mieux que moi tout le prix de la vie ! Combien j’ai été aimée ! Une âme de feu, pleine d’énergie, qui avait tout jugé, tout apprécié, et qui, revenue et dégoûtée de tout, s’était abandonnée au besoin et au plaisir d’aimer… Voilà comme j’étais aimée ! » Nulle exagération dans ce langage ; c’est un point sur lequel tous les témoignages sont d’accord. Le sceptique Marmontel lui-même se sert, pour peindre ce spectacle, d’expressions passionnées : « Nous le vîmes plus d’une fois, dit-il, en adoration devant elle. »
Ainsi en est-il de Mora ; mais comment exprimer la révolution qui s’opère chez Mlle de Lespinasse et qui la transfigure au point qu’elle-même ne se reconnaît plus ? Pour la première fois, dirait-on, elle découvre sa vraie nature et prend conscience d’elle-même. Le passé s’évanouit ; une jeunesse nouvelle refleurit ; le monde lui apparaît sous des couleurs qu’elle n’avait jamais vues. Les Mémoires, aujourd’hui perdus, qu’elle avait commencé d’écrire ne s’ouvraient qu’à l’époque de sa liaison avec Mora, « comme si sa vie n’eût daté à ses yeux que du moment où elle l’avait connu[38]. » Dans ce milieu frivole des salons parisiens, où la plupart des femmes, comme elle dit joliment, se contentent d’être « préférées, » et n’ont nul besoin d’être « aimées, » l’ouragan de passion qui s’est abattu sur son âme la dépouille, pour ainsi parler, de tous vêtemens d’emprunt, arrache l’apprêt et le convenu auxquels, malgré sa sincérité naturelle, elle n’a pu jusqu’alors échapper d’une façon complète, met à nu son cœur palpitant, brûlé d’ardeurs, déchiré de désirs, dévoile enfin l’éternel fond d’humanité qui reparaît toujours à l’instant des grandes crises. Dès la première heure où elle aime, elle est déjà la femme qui écrira plus tard à M. de Guibert : « J’ai pour vous un sentiment qui est le principe et qui a les effets de toutes les vertus : indulgence, bonté, générosité, confiance, abnégation de tout intérêt personnel. Oui, je suis tout cela quand je crois que vous m’aimez. Mais un doute renverse mon âme, et me rend folle. » Elle n’existe plus désormais que pour celui qui l’a conquise, et elle ne jouit de rien que par rapport à lui. Peut-être est-ce à Mora plus encore qu’à son successeur que s’applique avec vérité cette phrase charmante qui éclôt un jour sous sa plume : « Il me semble que vous avez des droits sur tous les mouvemens et tous les sentimens de mon âme. Je vous dois compte de toutes mes pensées, et je ne crois m’en assurer la propriété qu’en vous les communiquant. »
Cet enivrement réciproque dura l’hiver et le printemps de 1768. Leur tendresse commençante eut l’éclat doux et pur de l’aube d’une belle journée ; aucun nuage, si léger fût-il, n’en troubla la radieuse splendeur. Bien des années après, en se rappelant cette saison de sa vie, Julie la proclamera la plus délicieusement heureuse qu’elle eût jamais goûtée. Mais si cette période initiale eut tout le charme d’une idylle, elle en eut aussi l’habituelle brièveté. Le congé de Mora expirait à la fin de mai ; de plus, il s’était engagé envers l’inséparable Villa-Hermosa à faire de concert avec lui, avant de rentrer en Espagne, le voyage de Ferney, pèlerinage de rigueur pour tous les sectateurs de la doctrine nouvelle. Comment Julie aurait-elle pu, sans renier ses principes, détourner son ami de remplir ce « devoir ? » Loin de s’opposer au projet, elle ne s’occupa au contraire qu’à le faciliter, et, avec l’inconsciente cruauté des femmes violemment éprises, ce fut d’Alembert qu’elle chargea de recommander à Voltaire le futur visiteur et de faire valoir ses droits à l’attention du maître.
Le philosophe s’y prêta de bonne grâce ; il montra même de l’empressement. C’est, à la vérité, un spectacle affligeant, touchant et comique à la fois, — nous aurons plus d’une fois l’occasion de le constater, — que le rôle joué par d’Alembert dans les affaires de cœur de celle dont il est si vivement épris. A tenir auprès d’elle l’emploi d’un époux honoraire, il en a, du même coup, pris la candeur classique, l’aveuglement traditionnel. Jamais il ne soupçonne rien ; sa robuste confiance résiste à l’évidence, aux clartés qui lui crèvent les yeux. La fixité de son propre cœur, son inébranlable constance, son inlassable dévouement, lui sont un sûr garant de la fidélité de sa compagne d’existence. Une longue étude de la philosophie ne lui a pas appris que l’amour ne s’achète point par des services, qu’on ne lie pas un cœur par la reconnaissance, et qu’en matière de sentimens il n’est d’autres devoirs que ceux qu’on se crée à soi-même. Aussi n’imaginera-t-il point qu’aucun nouveau venu le puisse déposséder d’une place qui lui est si bien due, et, quand tout dénonce la passion, il ne voit que la sympathie, l’engouement éphémère et l’inoffensive amitié[39].
Il partage d’ailleurs de bonne foi l’admiration dont tout son entourage honore le gendre du comte d’Aranda, et le billet qu’il adresse à Voltaire, à l’instigation de Julie, respire un enthousiasme convaincu : « Mon cher[40] et ancien ami, j’ai une grâce à vous demander, que je souhaite fort que vous ne me refusiez pas… Il y a ici un jeune Espagnol de grande naissance et du plus grand mérite, fils de l’ambassadeur à la cour de France, et gendre du comte d’Aranda, qui a chassé les Jésuites d’Espagne. Vous voyez déjà que ce jeune seigneur est bien apparenté, mais c’est là son moindre mérite. J’ai vu peu d’étrangers de son âge qui aient l’esprit plus juste, plus net, plus cultivé et plus éclairé. Soyez sûr que, tout jeune, tout grand seigneur et tout Espagnol qu’il est, je n’exagère nullement. Il est près de retourner en Espagne, et il est simple que, pensant comme il fait, il désire de vous voir et de causer avec vous… Je puis vous répondre que, quand vous l’aurez vu, vous me remercierez de vous l’avoir fait connaître… Oh ! qu’un jeune étranger comme celui-là fait de honte à nos freluquets welches ! »
La réponse de Voltaire fut telle qu’on peut l’imaginer. L’hommage d’un grand d’Espagne, du gendre d’un premier ministre, n’était pas chose si commune à Ferney, qu’elle ne dût chatouiller l’orgueil du « patriarche. » Le marquis de Mora était donc assuré du plus gracieux accueil, quand, le 26 avril, accompagné du duc de Villa-Hermosa, il s’arracha aux délices de Paris pour prendre la route de Genève. Ses adieux à Julie furent tristes, mais non déchirans : chacun d’eux se savait aimé, chacun gardait par devers soi la promesse d’une absolue fidélité, et la séparation, — chacun d’eux en avait la complète assurance, — serait suivie d’une réunion prochaine, fallût-il pour cela que le jeune colonel fît abandon de sa carrière. Mora paraît, dès ce moment, avoir pris sur ce dernier point des engagemens formels.
Les voyageurs, quarante-huit heures plus tard, débarquèrent à Ferney, porteurs d’une seconde lettre du zélé d’Alembert, plus élogieuse encore que la première : « M. le marquis de Mora[41] veut bien se charger de vous remettre cette lettre, dont il n’aura pas besoin quand vous aurez causé un quart d’heure avec lui. Vous trouverez en lui un esprit, un cœur selon le vôtre, juste, net, sensible, éclairé et cultivé, sans pédanterie et sans sécheresse. M. le duc de Villa-Hermosa, qui voyage avec le marquis de Mora, désire et mérite de partager avec lui la satisfaction de vous voir. Je vous l’ai dit, mon cher maître, vous me remercierez d’avoir connu ces deux étrangers, vous féliciterez l’Espagne de les posséder, et vous nous souhaiterez des grands seigneurs semblables à ceux-là, au lieu de nos conseillers de Cour, imbéciles et barbares, de nos danseuses et de notre Opéra-Comique… » Je n’ai pas à décrire, après de telles annonces, la réception faite par Voltaire à ces visiteurs distingués. Il se montra tel qu’il était lorsqu’il avait envie de plaire, le plus accueillant des châtelains, le plus charmeur des hommes. Il les retint trois jours, ne les quittant pas d’un instant, prodiguant à pleines mains les trésors de son esprit, passant des questions les plus hautes aux grivoiseries les plus osées, avec une verve étourdissante et une aisance incomparable.
Ils l’écoutaient, émerveillés. Voltaire, de son côté, fut charmé de ses hôtes. Le jour de leur départ, dans sa réponse à d’Alembert, c’est en termes dithyrambiques qu’il crut devoir chanter leurs louanges : « Que l’Être des Êtres[42] répande ses éternelles bénédictions sur son favori d’Aranda, sur son très cher Mora, et sur son bien-aimé Villa-Hermosa ! Un nouveau siècle se forme chez les Ibériens. La douane des pensées n’y ferme plus l’allée à la vérité, ainsi que chez les Welches ; on a coupé les griffes au monstre de l’Inquisition… » Il écrit du même ton à tous ses correspondans habituels, au marquis de Villevieille, à d’Argental, à Dupont, au pasteur Jacob Vernes ; il leur fait part avec emphase de la visite qu’il a reçue, et insiste tout spécialement sur le glorieux avenir réservé, pense-t-il, à Mora : « C’est un jeune homme d’un mérite bien rare. Vous le verrez probablement à son passage, et vous en serez étonné… Je vous prie de faire une brigue pour qu’on l’associe quelque jour au ministère d’Espagne. Je vous réponds qu’il aidera puissamment le comte d’Aranda, son beau-père, à faire un nouveau siècle[43]. »
Sur un point tout au moins, Voltaire se faisait illusion. Mora, dans ce moment, n’avait qu’un médiocre souci de « faire entrer librement en Espagne tous les bons livres où les hommes peuvent puiser l’horreur du fanatisme, » ou de « limer les dents au monstre de l’Inquisition[44]. » Non qu’à cette politique répugnassent ses idées, mais il avait bien autre chose en tête. Un désir unique l’assiégeait : retourner à Paris, revoir Julie de Lespinasse. Vers ce but se tendait tout l’effort de sa volonté, et tout, hormis cela, lui semblait négligeable. De Ferney, les deux Espagnols avaient gagné Genève, où ils se séparèrent : le diplomate s’en revint à Paris ; le colonel reprit ses quartiers à Madrid, où, plusieurs mois durant, il s’efforça vainement d’arracher au ministre la faveur d’un congé nouveau. Peut-être, en désespoir de cause, allait-il recourir dès lors au grand moyen de la démission, quand un événement de famille apporta l’occasion cherchée. Ce fut le mariage de sa sœur, Maria Manuela Pignatelli, avec le duc de Villa-Hermosa. Malgré la disproportion d’âge, — la fiancée avait seize ans à peine et le futur près de quarante, — une vive inclination était l’origine de ce lien. Mora, heureux d’avoir son meilleur ami pour beau-frère, encouragea fort le projet, et, le 1er juin 1769, au palais d’Aranda, s’accomplit la cérémonie. Le marié, retenu en France par ses fonctions à l’ambassade, était représenté par le comte d’Aranda. Le marquis de Mora fut le témoin de sa sœur, et, le surlendemain de la noce, muni d’une permission en règle, il partait pour Paris avec la nouvelle duchesse, chargé de la remettre aux mains de son époux. Le voyage s’effectua en grande pompe : quatre carrosses et quinze chevaux faisaient une sorte de cortège ; et l’on fut dix-huit jours en route. Le 20 juin, le frère et la sœur franchirent les barrières de Paris ; et ce jour-là, dans la grande capitale, il y eut quatre heureux de plus.
Cette période fut, pour Julie et Mora, la phase lumineuse de leur vie. Sorti victorieux de l’épreuve de la séparation, leur amour s’était fortifié de ce qui aurait pu affaiblir une moins profonde tendresse. Aux transports du début s’ajoutaient la sécurité et cette sorte de doux orgueil qui nuit d’une mutuelle confiance. C’est au souvenir de ces défuntes ivresses que Mlle de Lespinasse exaltera, quelques années plus tard, en termes enflammés, « la plus charmante, la plus parfaite de toutes les créatures, » l’homme qui « seul lui aura fait connaître le bonheur, » et auquel elle a dû, dit-elle, d’avoir « senti quelques momens tout le prix que peut avoir la vie. » — « J’étais aimée, s’écriera-t-elle ; à un degré où l’imagination ne peut pas atteindre. Tout ce que j’ai lu était faible et froid en comparaison du sentiment de M. de Mora. Il remplissait toute sa vie ; jugez s’il a dû occuper la mienne ! » Et se rendant justice sur les joies dont elle-même a payé, en retour, « cette âme forte et passionnée du plaisir d’être aimée, » elle fait ainsi parler l’homme qui dort dans la tombe : « Il comparait ce qui l’avait aimé, ce qui l’aimait encore, et il me disait sans cesse : Oh ! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières. Votre âme a été échauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent nées sous les glaces de la Laponie[45] ! »
La chaleur de ces expressions, le délire qu’elles révèlent, soulèvent une question délicate : de quelle nature fut la liaison de ces deux êtres passionnés, libres tous deux, tous deux également affranchis de scrupules religieux, également dédaigneux des conventions sociales ? Pour la plupart des biographes modernes, la chose ne fait point doute. Un amour si fougueux, disent-ils, n’a pu demeurer platonique ; et de ce que Julie fut plus tard, sans conteste, la maîtresse du comte de Guibert, ils tirent cette conclusion qu’elle fut de même la maîtresse de Mora. L’argument n’est pas sans réplique ; je voudrais qu’il me fût permis de réviser un procès sommairement instruit, ou tout au moins d’indiquer les motifs qui peuvent faire croire à l’innocence. Je sais bien que, sur ce terrain, on ne doit s’avancer qu’avec une sage prudence, que c’est un rôle ingrat que celui d’avocat et de champion de la vertu, qu’une affirmation trop précise égaie facilement la galerie, et qu’on risque de s’attirer l’ironique apostrophe de Mme de Lassay : « Comment faites-vous, monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ? » Force est pourtant de reconnaître que, des contemporains de Mlle de Lespinasse, aucun n’a suspecté ses relations avec Mora. Parmi les faiseurs de Mémoires, un seul aborde le sujet, et c’est pour affirmer nettement le platonisme : « Elle avait, dit Mme Suard[46], écrit et communiqué à M. Suard, qui lui demanda la permission de m’en faire part, l’histoire de ses sentimens pour M. de Mora. Je puis assurer qu’il n’y a eu entre eux que des communications par lettres et des conversations. »
L’attitude de Julie, au cours de cette intimité, semble plus probante encore que cette affirmation. Elle, si craintive pour sa réputation, elle qui, lorsque Guibert régnera sur son cœur, poussera jusqu’à l’excès la précaution et le mystère, tremblante au moindre indice qui peut faire découvrir son douloureux secret, on la voit, au contraire, étaler au grand jour ses sentimens pour M. de Mora. C’est presque ouvertement, — et en « s’en faisant gloire, » comme dit Mme de la Ferté-Imbault, — que, dans ses causeries et ses lettres, elle en parle à ses confidens, à Suard, à Condorcet, à certaines femmes même de son entourage. Si bien que cette passion est l’entretien courant de tous ceux qui vivent auprès d’elle et que, sauf d’Alembert, pas un ne croit à la simple amitié.
Même aisance de propos et même simplicité d’allures à l’égard des parens du marquis de Mora. Elle les voit fréquemment, elle les reçoit sans gêne, que ce soit le comte de Fuentès, le duc de Villa-Hermosa, ou Luis Pignatelli. La seule personne de la famille qu’elle n’ait pas rencontrée est la duchesse de Villa-Hermosa. Ce n’est pas faute de l’avoir désiré : « Que je voudrais la connaître ! écrit-elle. Que je voudrais vivre auprès d’elle ! » Mais Mora s’y est opposé, redoutant, a-t-il expliqué, que l’exaltation de Julie n’avivât à l’excès la tendresse presque maladive que cette sœur, à l’âme passionnée, éprouvait pour son frère[47]. Hors cette unique exception, les rapports sont excellens entre Julie et les Fuentès. Lorsque Mora tombe malade à Paris, ses père et mère envoient régulièrement de ses nouvelles à son amie ; plus tard, lors de sa rechute à Madrid, c’est Villa-Hermosa, c’est le comte de Fuentès, qui la tiennent au courant, qui cherchent à la rassurer ; enfin, au lendemain de la mort, c’est d’Alembert que le père désolé suppliera d’écrire le portrait de ce fils sur la tête duquel reposaient toutes ses espérances, c’est Mlle de Lespinasse qu’il chargera d’obtenir cette faveur, en invoquant son affection pour celui qui n’est plus. Tout démontre, en un mot, que, comme les amis de Julie, les parens de Mora n’ont jamais éprouvé de doutes sur l’innocence des nœuds qui les liaient l’un à l’autre.
Mais il existe, à l’appui de ma thèse, des argumens plus significatifs encore : ce sont certains passages, jusqu’à ce jour inédits, des lettres de Julie à M. de Guibert[48]. S’adressant cœur à cœur, et dans une intime confidence, à l’homme auquel elle s’est volontairement et librement donnée, elle le prend à témoin qu’il a été sa première faute, que lui seul a pu triompher de ses scrupules, de sa longue honnêteté, et lui reproche, d’ailleurs injustement, les remords de conscience, le mépris de soi-même, dont elle est, dit-elle, accablée : « Le crime d’un moment écrase toute ma vie. Il me semble qu’inutilement j’ai été honnête jusqu’à ce que je vous aie connu. Qu’importe en effet ce que j’ai été ? Je sais que j’ai manqué à la vertu, que j’ai manqué à moi-même, et j’ai perdu ma propre estime. Jugez si j’ai le droit de prétendre à la vôtre ! Et si vous ne m’estimez pas, y a-t-il moyen de m’aveugler, de croire que vous puissiez m’aimer ? » Ailleurs encore : « Je ne suis devenue méprisable que parce que je vous ai aimé ; vous n’avez douté de mon cœur que parce que je vous l’ai donné ; et vous n’avez cessé de m’estimer que parce que je vous ai fait le sacrifice de mon honnêteté. Tout cela doit être la suite et le prix de l’abandon de la vertu… » Se trompe-t-on à de tels accens ? Est-il permis de soupçonner d’un bas et inutile mensonge celle qui toujours, dans ses rapports avec le dominateur de son âme, pousse la sincérité jusqu’à la maladresse, jusqu’à risquer, par sa franchise, de s’aliéner un cœur qui lui est plus cher que la vie ?
En présentant ce plaidoyer, je n’ai pas, comme on pourrait croire, cédé à la tentation un peu vaine de contredire une opinion reçue et de laver d’une tache la mémoire de mon héroïne. Mais cette thèse, en réalité, me semble propre à éclaircir des points restés obscurs dans l’histoire ultérieure de Mlle de Lespinasse, et j’y vois notamment une explication naturelle, — je ne dis pas l’excuse, — de ce qu’elle-même un jour nommera « sa trahison. » La suite de ce récit en fournira la preuve. Quant aux gens qu’étonneraient, de la part d’une femme si ardente et si peu chargée de principes, une si vaillante défense, un triomphe si complet de la vertu sur la passion, la réponse est aisée. Il n’est pas besoin d’alléguer ce vague instinct de propreté morale et cette répugnance aux souillures qui sont, pour bien des femmes, un frein plus fort que les scrupules de la conscience et les préceptes de la religion. Sans vouloir diminuer le mérite de sa résistance, il faut tenir ici grand compte de motifs d’ordre moins élevé et, pour ainsi dire, plus bourgeois. Il n’est pas douteux, en effet, que, chez ce couple d’amoureux, presque dès l’origine de leur intimité surgit la pensée du mariage, et que, de jour en jour, à mesure qu’ils se connurent mieux, l’idée grandit, prit corps, devint enfin une résolution arrêtée.
Bien que les deux intéressés eussent gardé ce secret avec un soin jaloux, certains de leurs contemporains en eurent pourtant un vague soupçon. Marmontel, notamment, dans un passage de ses Mémoires, en parle assez ouvertement, et il y joint un perfide commentaire, insinuant que Julie, plus ambitieuse que réellement éprise, joua la comédie de l’amour pour s’assurer un beau parti. Une note de Morellet, oncle de Marmontel, proteste énergiquement contre cette calomnie, que dément d’ailleurs toute la vie de Mlle de Lespinasse ; mais, tout en se portant garant du désintéressement de Julie, il insiste sur le désir qui la poussait vers ce mariage : « Et il n’y a rien de mal à cela, » conclut-il justement[49]. Ce qui, malgré ces témoignages, n’était encore qu’une simple conjecture, se change en certitude par suite des documens nouveaux qui ont été mis sous mes yeux. Certaine note manuscrite de Mme de Guibert[50] rapporte qu’elle tenait le fait de la bouche même de Luis Pignatelli, frère cadet de Mora : « Ils étaient fiancés, me dit-il, et le mariage aurait eu lieu sans l’infidélité de Mlle de Lespinasse, suivie de la mort de mon frère. » Une lettre de Suard à Julie fait allusion à ce projet, dont elle lui avait fait confidence : « J’aurais bien voulu être plus instruit de l’état de votre cœur et savoir où en sont vos espérances. Quand pourrai-je vous savoir heureuse ? Vous me devez ce bonheur-là, pour me consoler du sentiment de vos peines[51]. » Julie elle-même, dans un passage que j’aurai bientôt à citer, fait sur ce point des aveux à Guibert, de la plus transparente façon. Enfin les lettres des Fuentès conservées dans les archives de la maison de Villa-Hermosa achèvent de lever tous les doutes, en exprimant les inquiétudes que leur inspire ce dessein de leur fils[52].
Il est donc avéré que Mora, fortement épris, voulait consacrer publiquement, par un engagement décisif, la violente tendresse qui absorbait toutes les facultés de son être. En vain Julie de Lespinasse, avec une sincérité méritoire, faisait-elle quelquefois valoir les objections tirées de sa condition personnelle, son âge, sa pauvreté, et sa naissance irrégulière ; elle affligeait le cœur de son ami, sans ébranler sa volonté : « Nous nous aimons, répondait-il, tout est donc égal entre nous. » Et, peu à peu, elle se laissait convaincre, avec cette facilité qu’on éprouve à croire les choses qu’on désire.
Les Fuentès, comme on l’a vu, bien que tenus à l’écart de ces arrangemens, en eurent cependant connaissance et en prirent sérieusement ombrage. Ils prétendirent y couper court d’après leur méthode ordinaire, en éloignant Mora de l’objet de sa flamme. Sa santé, chaque jour plus mauvaise, fut un prétexte suffisant pour l’envoyer passer l’hiver loin des bords humides de la Seine, dans le tiède climat de la Catalogne, où tenait garnison le régiment qu’il commandait. Résister n’eût servi de rien : la puissance paternelle et l’autorité militaire étaient choses avec quoi nul ne songeait alors à plaisanter. Il partit donc, soumis en apparence, mais résolu, au fond du cœur, à reconquérir à tout prix sa chère indépendance. Le printemps de l’année 1770 fut tout rempli des luttes qu’il eut à soutenir sur ce point contre ses amis et ses proches, les premiers s’évertuant à le retenir au service, et lui cherchant à s’évader hors d’une carrière où tout pourtant paraissait lui sourire. Deux mois après sa rentrée en Espagne[53], à l’âge de vingt-six ans, il est nommé général de brigade, chargé d’un emploi à la Cour. Ses parens, enchantés, croient avoir déjà ville gagnée : « Cela a été pour moi une grande satisfaction, écrit à Villa-Hermosa son cousin, le marquis de Castimente. On connaîtra maintenant ses mérites, qui ne sont pas du commun. — Je ne sais s’il est content, réplique cet excellent beau-frère, mais moi je le suis, car ses talens sont supérieurs à tout ce que l’on pourrait dire ! »
Il fallut bientôt déchanter. A quelques mois de Jà, le nouveau général répondait à ces complimens par une démission dans les formes. Ce fut parmi les siens une grande consternation, qu’on devine aux consolations qui leur sont prodiguées : « Je gage que Mora a quitté le service, car que pouvait-il faire de pis ?… Ce n’est pas la philosophie, bien ou mal entendue, qui lui aura fait faire cette démarche. Ne craignez pas toutefois pour sa fortune ; il la gâtera trente fois, et trente fois il la pourra remonter. » C’est l’abbé Galiani qui réconforte ainsi le duc de Villa-Hermosa. L’amoureux, pour sa part, ne songeait guère à « sa fortune. » Paris obsédait son cerveau ; s’y fixera jamais près de celle qu’il aimait était le but qu’il assignait à sa liberté reconquise. La fin de cette année fut employée par lui à rompre les dernières entraves. Tout était mûr pour son dessein, tous les préparatifs achevés, et le jour pris pour le départ, lorsque survint un contretemps, plus grave et plus dangereux que tous les autres ensemble. Le 25 janvier 1771, il fut atteint d’une crise, telle que jamais encore il n’en avait eu de semblable : violent vomissement de sang, fièvre terrible, évanouissement si long et si profond, qu’on craignit un moment qu’il ne s’éveillât plus.
Quand il sortit de cet accès, ce fut pour entendre un arrêt qui le plongea dans un vrai désespoir. Les médecins déclarèrent qu’il avait « les deux poumons pris, » qu’il n’y avait qu’un seul remède et une seule chance de guérison : c’était de faire un long séjour dans un climat réparateur, doux et vivifiant à la fois. Ils indiquèrent Valence, « une des contrées les plus délicieuses de l’Europe, » où se trouvait alors précisément Jorge Azlor Aragon, le frère cadet de Villa-Hermosa. Dès qu’il put voyager, Mora s’y transporta, avec son médecin Navarro, et deux amis dévoués qui s’offrirent à l’accompagner. Il arriva faible, abattu, et se soutenant à peine. Deux mois plus tard, il semblait transformé, et Jorge Azlor mandait joyeusement à son frère[54] : « Mora est plus gras et a meilleure mine que jamais. Toutefois, comme la douleur aux poumons n’a pas complètement disparu, je suis d’avis que son père lui persuade de ne pas encore partir d’ici. » Le 13 juillet, nouveau bulletin, qui donne une singulière idée des doctrines médicales du temps : « Pour te faire plaisir, je te dirai que Mora va mieux tous les jours ; si bien qu’on pense à lui faire de nouvelles saignées, car la vigueur, surtout si la douleur aux poumons persiste, lui pourrait être préjudiciable… J’insiste pour qu’il demeure ici jusqu’à ce que ses poumons soient tout à fait cicatrisés. »
Pendant cette douloureuse épreuve, on devine les tortures de Mlle de Lespinasse et les cruelles alternatives d’espoir et de découragement, qui tantôt abattaient son âme et tantôt l’exaltaient jusqu’au plus inquiétant délire. Tant que dura la maladie de Mora, l’arrivée du courrier d’Espagne provoquait, deux fois par semaine, chez son impressionnable amie, une fièvre violente suivie d’un « accès convulsif. » Les lettres par lesquelles, presque quotidiennement, ils s’efforçaient tous deux d’adoucir leur séparation sont, hélas ! aujourd’hui perdues, et nous en sommes réduits à l’imagination pour nous représenter ce qu’était cette correspondance. Les lettres de Mora, chaleureuses, passionnées, se sentaient sans doute, pour le style, de son origine étrangère ; Julie, en en montrant à Suard quelques échantillons, a soin de prier ce dernier de se départir un instant de son purisme académique : « J’ai un scrupule[55] en vous faisant voir ses lettres. Je vous prouve combien il est sensible, mais je fais tort à son esprit. Il est étranger, il m’écrit avec rapidité et négligence ; mais, croyez-moi, il a autant d’esprit que d’âme, et je l’avais jugé ainsi avant que de l’aimer. » Il nous est plus aisé, grâce à ce qui subsiste des lettres d’amour de Julie, de nous figurer de quel ton, de quel accent, étaient les pages que recevait Mora dans son lointain exil. « Elles avaient le mouvement et la chaleur de sa conversation, témoigne un homme qui a lu des fragmens de cette correspondance[56]. Elles trompaient sur son absence, elles la remplaçaient presque, au moment où on les recevait. »
Après les deux intéressés, le plus à plaindre en cette affaire était certainement d’Alembert. Celle qu’il avait associée à sa vie, énervée par l’attente, rongée par des tourmens dont elle devait dissimuler la cause, l’âme et le corps brisés par l’angoisse et par l’insomnie, maîtrisait mal les mouvemens de son cœur. Son humeur, de tout temps inégale, se faisait chaque jour plus chagrine, tournait parfois à l’aigreur et à l’amertume ; ou encore, des journées entières, elle restait silencieuse au coin de son feu solitaire, absorbée par son idée fixe et concentrée dans sa douleur. Vainement, pour lui complaire, et sentant d’instinct l’inquiétude que lui causaient les nouvelles de Mora, d’Alembert courait-il lui-même chercher, les jours de poste, le paquet arrivé d’Espagne. Pour qu’elle eût son courrier quelques instans plus tôt, il se levait à l’aube, et dérangeait, lui l’exactitude même, l’heure habituelle de son premier repas[57]. « Il n’y a point de malheureux savoyard à Paris, dit Grimm dans sa Correspondance[58], qui fasse autant de courses, autant de commissions fatigantes, que le premier géomètre de l’Europe, le chef de la Société encyclopédique, le dictateur de nos académies, en faisait tous les matins pour le service de Mlle de Lespinasse. » Julie le remerciait de ces preuves de bonté, pour retomber bientôt dans sa rêverie distraite et dans sa froideur accablée. Sensible au fond, comme nous le connaissons, d’Alembert souffrait d’autant plus d’un tel changement d’humeur qu’il en comprenait mal la cause ; le chagrin minait sa santé, toujours fragile et délicate. Il en arrivait peu à peu à ne plus manger ni dormir ; le travail même, suprême consolateur, lui devenait presque impossible. Dans toutes ses lettres de ce temps, à Voltaire, au P. Paciaudi, à ses autres correspondans, il décrit ce fâcheux état, se peint comme faible, abattu, déprimé, le corps las, la tête vide, « à demi imbécile de découragement et de tristesse. » — « Je ne sais, s’écrie-t-il, quand cela se passera. Si je dois continuer à vivre ainsi, j’aimerais beaucoup mieux finir ! »
Cette détresse s’aggrava au point que, malgré ses propres souffrances, Julie s’en aperçut. Elle fut touchée de compassion, et sans doute aussi de remords. Consciente de sa propre impuissance, elle eut recours à Condorcet, par ces lignes où elle témoigne d’une tendre et vraie sollicitude[59] : « Venez à mon secours, monsieur ; j’implore tout à la fois votre amitié et votre vertu. Votre ami, M. d’Alembert, est dans l’état le plus alarmant. Il dépérit d’une manière effrayante ; il ne dort plus et ne mange que par raison. Mais ce qui est pis que tout encore, c’est qu’il est tombé dans la plus profonde mélancolie : son âme ne se nourrit que de tristesse et de douleur ; il n’a plus d’activité ni de volonté pour rien ; en un mot, il périt, si on ne le tire par un effort de la vie qu’il mène… » Le moyen qu’elle propose est le remède classique en pareil cas, un voyage dans un beau pays, la distraction forcée qu’amènent la vue de spectacles nouveaux, l’influence d’un autre milieu. Peut-être, à son insu, dans l’ardeur qu’elle apporte à réaliser ce projet, se glisse-t-il aussi le désir de se délivrer, pour un temps, d’une affection devenue importune, de pouvoir, sans témoin, donner libre cours à ses larmes. « Nous nous réunissons tous pour le conjurer de changer de lieu et de faire le voyage d’Italie. Il ne s’y refuse pas tout à fait, mais jamais il ne se déterminera à faire ce voyage seul, et moi-même je ne le voudrais pas. Il a besoin des secours et des soins de l’amitié, et il faut qu’il trouve tout cela dans un ami tel que vous[60]. » Suit un plan de conduite pour triompher d’une résistance prévue, sans que le malade se doutât que la pensée vînt de Julie ; mais, au bas de l’épître, on lit ce post-scriptum : « M. d’Alembert me surprend à vous écrire, et je viens de lui avouer de bonne foi que je vous proposais le voyage d’Italie. Il m’y paraît décidé. Partez de là, monsieur, pour prendre vos arrangemens avec lui… Venez, venez, ou du moins n’ayez pas une pensée, ni ne faites un mouvement qui ne soit relatif à cet objet ! »
D’Alembert persuadé, Condorcet disposé à ce qu’on demandait de lui, un obstacle restait, plus difficile à vaincre, le manque d’argent ; car la bourse du philosophe ne lui permettait pas le luxe d’un voyage. Il se souvint alors du royal protecteur dont naguère il avait dédaigné les offres ; mettant de côté tout orgueil, en termes presque supplians, il écrivit au grand Frédéric : « Ma santé, sire[61], dépérit de jour en jour. A l’impossibilité absolue où je suis de me livrer au plus léger travail, se joint une insomnie affreuse et une profonde mélancolie. Tous mes amis et mes médecins me conseillent le voyage d’Italie, comme l’unique remède à mon malheureux état ; mais mon peu de fortune, sire, m’interdit cette ressource, la seule cependant qui me reste pour ne pas périr d’une mort lente et cruelle… On m’assure que ce voyage, pour être fait avec quelque aisance, et surtout pour quelqu’un d’infirme et de malade, exige environ 2 000 écus. Je prends donc la liberté de les demander à Votre Majesté… » Quinze jours plus tard, la somme arrivait de Berlin ; mais Frédéric ne se retenait pas d’y ajouter une épigramme : « C’est une consolation pour moi que ces rois tant vilipendés puissent être de quelque secours aux philosophes. Ils sont donc au moins bons à quelque chose[62]. »
Au commencement d’octobre, d’Alembert et Condorcet se mirent en route de compagnie. Avant de gagner l’Italie, ils avaient résolu de traverser la Suisse. Comment ne pas s’arrêter à Ferney ? Ils le firent en effet, et s’y trouvèrent si bien qu’ils n’allèrent pas plus loin. L’accueil de Voltaire, sa gaîté, le mouvement et l’activité de cette hospitalière demeure, chassèrent les idées noires, rendirent à d’Alembert l’appétit, le sommeil et le goût de la vie. Dès qu’il se sentit mieux, il lui parut intolérable de rester plus longtemps privé de son amie ; et novembre le vit rentrer dans son appartement de la rue Saint-Dominique. Sur les 2 000 écus du roi, c’est bien juste si sa dépense atteignait 1500 livres ; il versa le surplus chez le banquier de Frédéric, et ce dernier n’ayant pas voulu le reprendre, il employa l’argent à des œuvres de bienfaisance. « M. d’Alembert se porte bien depuis son retour, mande peu après Condorcet au P. Paciaudi. Il avait besoin de voyager pour sentir le prix du repos et d’une vie douce avec un petit nombre d’amis. »
Pendant ce temps, à des centaines de lieues de là, ce même humble logis, qui, par un charme irrésistible, attirait d’Alembert, était le but vers lequel convergeaient d’autres désirs non moins ardens et plus partagés sans nul doute. Sur cette « terre bénie » de Valence et parmi les brises parfumées par la senteur des orangers, Mora convalescent se rongeait d’impatience. Irrité des délais imposés à sa hâte, il cédait parfois, lui aussi, à la fougue de son caractère et contristait par d’injustes reproches les amis dont le zèle s’efforçait de le retenir : « Son Excellence a le goût du tragique, — gémit plaintivement Casalbon à la suite d’une scène de ce genre, — et emploie un langage aux couleurs renforcées. On ne se débarrasse pas d’un assassin avec des termes plus injurieux que ceux dont il s’est servi envers moi ! » Il vint une heure où rien ne prévalut contre une impétueuse volonté. Malgré les conseils des médecins et les prières de sa famille, le jeune homme partit subitement. Sans s’arrêter, fût-ce un jour, à Madrid, où l’attendait anxieusement sa sœur la religieuse[63], il voyagea d’une traite de Valence à Paris, où cette brusque arrivée suscita chez les siens plus de surprise à coup sûr que de joie. Et de nouveau reprit l’idylle interrompue, avec une recrudescence de tendresse, au souvenir du cruel passé.
Pour qui n’est pas personnellement en cause, rien de monotone comme l’amour, de fastidieux comme le bonheur. Aussi n’essaierai-je point de peindre une seconde fois les ivresses de ce couple emporté dans l’azur des rêves. Tous deux également exaltés, également imaginatifs, ils se découvraient chaque matin des perfections et des beautés nouvelles, vivant dans une mutuelle extase, et justifiant cette apostrophe de Guibert à Mora : « La mort t’enleva au milieu de ta carrière, mais, en quelques années, tu épuisas tout le bonheur que le ciel peut accorder aux hommes sur la terre[64] ! » Ils se voyaient sans cesse, passant les matinées souvent en tête à tête, se retrouvant presque quotidiennement dans les dîners, dans les soupers, où leurs amis communs ne manquaient pas de les convier ensemble. Il semble bien que cette période eût été pour Mora, s’il s’y fût prêté davantage, l’apogée de sa gloire mondaine. Nul n’était plus fêté que lui dans les réunions littéraires où il consentait à paraître ; il n’était de salon fameux où l’on ne prétendît l’avoir ; la marquise du Deffand elle-même en oubliait ses préventions, pour prier à souper l’admirateur attitré de Julie, avec l’élite de ses plus brillans commensaux, les Beauvau, les Stainville, l’archevêque de Toulouse, le comte de Greutz, Caraccioli : « Cela ne se passa pas mal, » mande-t-elle le lendemain à Walpole[65].
Ces plaisirs, ces succès, ces joies de vanité, glissaient sans y laisser de trace sur l’âme du jeune Espagnol. « Au milieu de la dissipation de la Cour, écrit Mlle de Lespinasse, étant l’objet de la mode, étant devenu celui de l’engouement des plus belles dames, il n’avait qu’une affaire, il n’avait qu’un plaisir : il voulait vivre dans ma pensée, il voulait remplir ma vie. » Au mois d’octobre de cette même année, il fut invité par Louis XV à faire séjour à Fontainebleau. Force fut de s’y rendre et de quitter Julie ; mais jamais, semble-t-il, ils ne furent plus unis qu’au cours de cette réparation. Pendant plus d’une semaine, Julie resta confinée dans sa chambre, seule avec ses pensées, ne recevant personne : « J’attendais une lettre, dit-elle, ou j’en écrivais une[66]. » Mora, de son côté, lui écrivait chaque matin et chaque soir : « L’absence dura dix jours ; j’eus vingt-deux lettres. » Cette abondance épistolaire était d’ailleurs conforme aux habitudes d’un temps où la passion des billets doux fut poussée jusqu’à la fureur. « On a connu ici, — assure Horace Walpole[67], alors en séjour à Paris, — des gens qui s’écrivaient quatre fois par jour. On m’a parlé d’un couple qui ne se quittait jamais, et dont l’amoureux, forcené pour écrire, mettait un paravent entre deux, écrivait à Madame de l’autre côté, et lui jetait les lettres par-dessus. »
Une si rare harmonie les aurait conduits au summum de la félicité humaine, sans les perpétuelles inquiétudes qu’inspirait à Julie la santé fragile de Mora. La provision de forces puisée dans l’air vivifiant de Valence fut promptement dépensée parmi les brouillards de la Seine, l’atmosphère factice des salons, les fatigues de la vie du monde. Quelques mois après son retour, les accidens reparaissaient, légers d’abord, puis plus sérieux, et toujours plus fréquens. Insouciant par nature, sujet d’ailleurs aux illusions des malades de sa sorte, Mora ne s’en affectait guère et reprenait confiance au sortir de chaque crise ; mais son amie, plus clairvoyante, se sentait quelquefois à bout d’espoir et de courage : « Tous les biens de la vie, dit-elle à Suard après une de ces alertes, ne me dédommageraient pas de ce que j’ai souffert depuis lundi… Du reste, depuis trois mois, je suis à la torture, et je n’en aime que davantage. » Les premiers jours de juin 1772, l’hémorragie fut si forte et si longue que, trois journées durant, la vie fut en danger. « Il a été saigné trois fois, et est hors d’affaire, écrit le 7 Condorcet à Turgot, mais il n’avait pas mérité cet accident, et cela est bien effrayant pour ses amis. » — « Mlle de Lespinasse est encore bien inquiète, mande-t-il de même à Mme Suard, et ces accidens si répétés, dans un corps si délicat, ne fondent que trop ses inquiétudes[68] ! »
Mora pourtant se remit assez rapidement ; mais Lorry, son médecin, prescrivit que, l’été venu, il fit une saison à Bagnères, station thermale alors fort réputée pour les affections de poitrine[69]. Cette séparation nécessaire ne devait être qu’une préface à un plus long et plus douloureux sacrifice. La famille des Fuentès traversait en effet une série de tristes épreuves. La vie coûteuse de Paris et de Versailles et le grand train de l’ambassade avaient fortement ébréché le patrimoine du comte ; il glissait sur la pente qui aboutit vite à la ruine. De plus, aux gros soucis que lui donnait la santé de son fils, il s’en joignait de tout pareils au sujet de sa femme : la faiblesse, la langueur qui minaient de longue date la comtesse de Fuentès avaient fait des progrès dangereux, et l’on craignait qu’elle n’eût les poumons attaqués. Accablé de tourmens, l’ambassadeur perdait littéralement la tête et prenait Paris en dégoût. « Il paraît que son hypocondrie augmente tout les jours, lit-on dans les lettres d’Azara, et certainement tout ce qu’il voit n’est pas fait pour l’égayer. » — « Il a obtenu un congé pour passer un certain temps à Madrid, » reprend quelques jours après le même correspondant[70]. En quittant, dans ces circonstances, un poste, que d’ailleurs il ne devait plus reprendre[71], Fuentès exigeait que son fils, sa saison d’eaux terminée, vînt le retrouver en Espagne, pour s’y soigner auprès de sa mère
Tels étaient les projets, dont le seul énoncé faisait frémir Julie de Lespinasse. Son angoisse se trahit, malgré l’effort qu’elle fait pour se contraindre, dans ces lignes à Condorcet : « M. de Mora[72] a passé hier l’après-dînée chez moi. Il était fort bien, mais l’avenir m’effraie : trois cents lieues d’éloignement, et une maladie mortelle ! Cette pensée est au-dessus de mon courage. Il est affreux, ce qu’une affection de plus met de malheur dans la vie. Cependant le sentiment a un tel charme qu’on ne voudrait point cesser d’aimer. » Même chagrin chez Mora à mesure qu’approchait la fatale échéance ; mais sa jeunesse lui épargnait au moins le supplice du découragement et écartait les prévisions funestes. Il a foi dans l’avenir et se flatte d’une prompte guérison : « Ma santé, écrit-il[73], est parfaitement rétablie, et je suis au point où j’étais avant ce dernier accident. Je crois même que mon régime actuel vaut mieux que celui que j’observais auparavant, et j’en espère un effet plus assuré… » Il est vrai qu’il ajoute quelques lignes plus bas : « Le nom des Pyrénées que je lis dans votre lettre me fait trembler, en voyant déjà si près ce cruel mois de septembre ! » Mais l’espoir renaît aussitôt : « Je ne pourrais jamais m’y réduire, si je n’étais assuré de mon retour, qui comblera tous mes vœux et remplira toutes mes espérances. »
Ces « vœux, » ces « espérances » se rapportent au projet de son mariage avec Julie. Il comptait bien mettre à profit son séjour à Madrid pour vaincre sur ce point l’opposition de sa famille, emporter l’affaire de haute lutte, et ne revenir à Paris qu’avec le titre de fiancé. Il laissait en partant cette promesse solennelle, gage de son indestructible tendresse, rayon qui brille au plus fort de l’orage. Et c’est aussi à quoi fait allusion ce passage d’une des premières lettres adressées à Guibert par Mlle de Lespinasse[74] : « Vraiment vous me faites une singulière question : A-t-il de meilleures raisons que moi pour cette absence[75] ? Ah ! oui, il en a de meilleures, il en a une absolue, et telle que, s’il vient à vaincre, le sacrifice de ma vie ne pourrait pas m’acquitter. Toutes les circonstances, tous les événemens, toutes les raisons physiques et morales sont contre moi ; mais il est si fort pour moi, qu’il ne me permet pas d’avoir un doute sur son retour. » Le bruit de ce projet s’était même si bien répandu qu’au fond de sa terre du Forez le comte d’Albon eut vent de la nouvelle et, craignant qu’à cette occasion sa sœur ne réclamât le nom de sa mère et sa part d’héritage, il soumit la question à un avocat renommé, dont la consultation est encore aujourd’hui dans les archives d’Avauges[76]. Craintes d’ailleurs superflues, car, « toujours entraînée, comme dit justement Morellet, par un sentiment qui n’avait point d’autre objet que lui-même, » Julie ne songeait guère au nom ni à l’argent, et n’était occupée que de sa seule tendresse. Il convient de l’en croire lorsque, par la suite, évoquant la mémoire de Mora, elle prendra ses mânes à témoin qu’« aucun vil calcul d’intérêt » n’entacha la passion dont elle fut six ans consumée : « Qu’aurait-il pu penser de moi, dira-t-elle, s’il m’avait vue un moment ressembler à tant d’autres femmes ? Qui est-ce qui lui aurait alors garanti la pureté de mes sentimens ?… Soit que ma délicatesse m’attache à ma pauvreté, soit que, sentant ma vie s’éteindre, je n’aie point pensé à l’avenir, je proteste qu’il ne m’est pas échappé une seule fois le souhait de voir changer ma fortune[77]. »
Lorsque, le 7 août 1772, elle s’arracha, défaillante et baignée de larmes, des bras de son ami, lorsqu’elle vit le carrosse s’ébranler lourdement pour emporter Mora sur la route de Bagnères, il lui sembla réellement que son cœur s’échappait hors de sa poitrine : « J’ai réuni toutes mes forces en un seul point ; toute la nature est morte pour moi, excepté l’objet qui anime et remplit tous les momens de ma vie ! » Certes, celle qui écrit ces lignes passionnées est d’une sincérité entière ; mais qu’aurait-elle pensé d’elle-même, si elle avait pu soupçonner que, moins d’un an après le jour de ce cruel départ, elle pourrait avec vérité s’appliquer cette parole également tombée de sa plume : « Les plus grandes distances ne sont pas celles que la nature a marquées par des lieues. Le véritable éloignement, les séparations effroyables, c’est l’oubli de l’âme. Cela ressemble à la mort, et cela est pire, parce que cela est senti longtemps. »
SEGUR.
- ↑ Voyez la Revue des 1er et 15 avril, 15 juin et 1er juillet.
- ↑ La Vie de la princesse de Poix, par la vicomtesse de Noailles.
- ↑ Lettre du 14 janvier 1774, au comte de Grillon. Correspondance inédite publiée par M. Ch. Henry.
- ↑ Mme la duchesse de Villa-Hermosa, héritière des papiers de la famille du marquis de Mora, en a fait imprimer la plus grande partie dans un recueil tiré à très peu d’exemplaires et non mis dans le commerce, dont-la publication a été par elle confiée au P. Luis Coloma, et qui porte le titre de Retratos de Antano (Madrid, 1895, 597 pages, plus un important appendice). Ce précieux volume qui m’a été gracieusement communiqué par M. le marquis d’Alcedo, — avec un petit opuscule du même P. Coloma, intitulé : El marques de Mora (Madrid, 1903), que je tiens de la même main, — constitue la principale source où j’ai puisé les élémens du récit qui va suivre.
- ↑ Il fut baptisé le même jour dans la paroisse de San Gil. Il eut pour parrain son aïeul paternel, don Antonio Pignatelli, prince du Saint-Empire.
- ↑ Il épousa sa cousine Félicité d’Egmont Pignatelli, belle-fille de la célèbre comtesse d’Egmont.
- ↑ Née le 25 décembre 1753.
- ↑ Le comte d’Aranda possédait, dit-on, plus de 400 000 livres de rente.
- ↑ Lettre du 7 juin 1760. — Édition Cunningham.
- ↑ Don Pedro Abarca y Bolea, comte d’Aranda, né en 1718, président du Conseil de Castille de 1766 à 1773, mort en 1799.
- ↑ Lettre du 13 septembre 1773, au comte de Périgord, citée par M. Morel Fatio, dans ses Études sur l’Espagne.
- ↑ Souvenirs et portraits.
- ↑ Lettre du 24 avril 1769. Édition Lescure.
- ↑ Lettre du 27 juin 1768. Lettere di Galiani al marchese Tanucci, passim.
- ↑ Novembre 1761.
- ↑ Mariquita Ladvenant mourut à Madrid le 1er avril 1767, dans tout l’éclat de son talent et de sa beauté. On publia de longs détails sur sa conversion et sur la fermeté de ses derniers instans, « où elle donna, écrit son confesseur, des signes évidens de prédestination. » Elle laissa quatre enfans ; chacun d’eux fut recueilli par la famille qui croyait avoir des raisons de s’y intéresser : les duchesses de Huescar et de Benavente, le duc de Arcos, et le comte de Miranda.
- ↑ Le chevalier Fernando Magallon avait le titre de chargé d’affaires d’Espagne. Il résida longtemps en France et retourna plus tard en Espagne, où il mourut conseiller du Roi.
- ↑ « Mora, écrit à propos de Magallon l’abbé Galiani, a besoin d’un mentor, et où en trouverait-il un plus complaisant et plus corrompu ? »
- ↑ Retratos de Antano, par le P. Coloma.
- ↑ El Criticon, l’Épilogueur.
- ↑ Appendice aux Lettres inédites de Mlle de Lespinasse, publiées par M. Ch. Henry, et Retratos de Antano, passim.
- ↑ Lettre du 19 décembre 1766, publiée par M. Isambert, d’après les papiers de Hénault, passim. La lettre paraît adressée au baron d’Holbach.
- ↑ Lettre du 19 décembre 1766. Ibidem.
- ↑ Félicité d’Egmont épousa deux ans plus tard, en 1768, le prince Luis Pignatelli, frère cadet de Mora, dont elle eut trois enfans, nés à Paris de 1770 à 1778. (Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, du 28 février 1905.)
- ↑ Lettres des 14 juin et 8 juillet 1774. Édition Perey et Maugras.
- ↑ Lettre de Casalbon au duc de Villa-Herraosa. Retratos de Antano, passim.
- ↑ Don Pablo Olavide, né à Lima en 1725, mort en 1803, après avoir été reclus huit ans dans un couvent par ordre de l’Inquisition.
- ↑ Née à Madrid, le 14 octobre 1740, de don Pedro de Silva, marquis de Santa-Cruz, et de Maria Cayetana de Sotomayor, marquise d’Arcicolar.
- ↑ « Elle a été saignée deux fois, lit-on dans une lettre de Casalbon, mais cet ingrat de Mora a imprimé en elle de telles idées que rien ne la divertit. Elle fait seulement des seguedillas sur l’absence et l’inconstance, et elle dit que Dioclétien ignorait sans doute ce genre de supplice, car il n’aurait pas eu besoin d’en inventer d’autres. »
- ↑ Lettres au duc de Villa-Hermosa.
- ↑ Don Jorge Azlor Aragon, frère cadet du duc de Villa-Hermosa.
- ↑ Lettre du 23 novembre 1767.
- ↑ Peut-être d’Holbach. Lettre du 3 janvier 1768. Papiers du président Hénault, passim.
- ↑ Lettre du 14 janvier 1774, au comte de Crillon. — Lettres inédites publiées par M. Ch. Henry.
- ↑ Lettre à Guibert. — Édition Asse.
- ↑ Ce passage et le précédent fixent comme on voit à l’année 1766 le début de la liaison avec le marquis de Mora.
- ↑ Mora avait alors vingt-quatre ans et Mlle de Lespinasse trente-six.
- ↑ Éloge d’Eliza, passim.
- ↑ Il est curieux de remarquer que, dans le portrait que d’Alembert trace de Mlle de Lespinasse en 1771, le principal tort qu’il lui trouve est la froideur de sa nature : « Les défauts que j’ai à vous reprocher prouvent peut-être, — je ne vous dis cela qu’à l’oreille, — qu’il n’y a guère de passion chez vous. »
- ↑ Lettre du 5 avril 1768. Correspondance générale de Voltaire.
- ↑ Lettre du 25 avril 1768. Ibidem.
- ↑ Lettre du 1er mai 1768. Ibidem.
- ↑ Lettres du 1er mai à Villevieille et du 6 mai à d’Argental. Ibid.
- ↑ Lettres de Voltaire à Dupont et à Jacob Vernes. Ibidem.
- ↑ Lettre de 1775 à Guibert. Édition Asse.
- ↑ Essais de Mémoires sur M. Suard, passim.
- ↑ Lettre du 9 octobre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
- ↑ Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
- ↑ Mémoires de l’abbé Morellet. Pièces justificatives.
- ↑ Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
- ↑ Lettre du 24 mai 1770. Archives du château de Talcy.
- ↑ Retratos de Antanos, passim.
- ↑ Avril 1770.
- ↑ Lettre du 27 mai 1771.
- ↑ Archives du château de Talcy.
- ↑ Éloge d’Éliza, par le comte de Guibert.
- ↑ Souvenirs inédits de Mme de la Ferté-Imbault, Mémoires de Marmontel, etc.
- ↑ Correspondance littéraire.
- ↑ 27 juillet 1770. Lettres inédites publiées par Ch. Henry.
- ↑ 27 juillet 1770. Lettres inédites publiées par Ch. Henry.
- ↑ Lettre du 3 août 1770. — Correspondance inédite de d’Alembert avec Cramer, etc.
- ↑ Frédéric II à d’Alembert, 18 août. Ibidem.
- ↑ « Je suppose, écrit cette dernière à Villa-Hermosa, que tu as le plaisir d’avoir en ta compagnie notre cher Pepe, sur l’arrivée duquel nous comptions ici à la fin du mois passé. Je souhaite qu’il ait bientôt recouvré entièrement sa santé ! » (Lettre du 4 août 1171. Retratos de Antano.)
- ↑ Éloge d’Eliza.
- ↑ Lettre du 17 décembre 1771. — Édition Lescure.
- ↑ Lettre du 26 octobre 1775 à Guibert. — Édition Asse.
- ↑ Lettre du 12 septembre 1775. — Édition Cunningham.
- ↑ Archives du château de Talcy.
- ↑ Les eaux de Bagnères, déjà connues des Romains, avaient été remises en vogue, l’année 1712, par le duc de Lauzun.
- ↑ 11 juin 1172. Cartas de Azara à Roda.
- ↑ Il ne revint même pas présenter ses lettres de rappel et fut remplacé par le comte d’Aranda.
- ↑ Lettre du 14 juin 1772. Lettres inédites, publiées par M. Ch. Henry.
- ↑ Lettre du 1er juillet 1772 à Condorcet. Ibid. Documens complémentaires.
- ↑ 21 juin 1773. — Édition Asse.
- ↑ Guibert venait alors de partir pour un long voyage, en Allemagne.
- ↑ Archives du marquis d’Albon.
- ↑ Lettre de Mlle de Lespinasse, citée par Guibert dans l’Éloge d’Eliza.