Julie philosophe ou le Bon patriote/I/07

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Poulet-Malassis, Gay (p. 73-86).
Tome I, chapitre VII


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE VII.

Nouvelle connaissance. Tête-à-tête troublé. Caractère des Hollandais. Julie au musiekhuys. Manière de ranimer les désirs éteints. Accident mérité. Philosophie de l’héroïne.


Après trois jours de traversée, nous arrivâmes à Amsterdam. Je ne dirai rien de cette ville, de sa grandeur, de son commerce, de sa population. Les descriptions topographiques conviennent mal à une femme, elle ne doit bien connaître que la carte de Cythère et les chemins qui conduisent au temple de l’amour. Aussitôt après notre débarquement, mon soldat de robe courte fut incorporé dans une légion. Je ne jugeai pas à propos de l’accompagner dans cette nouvelle carrière, et de jouer le rôle de vivandière ; je me sentais appelée à de plus hautes destinées. Je me séparai donc de l’amant que la nécessité m’avait donné. Nos adieux ne furent pas des plus tendres. Le soldat était une de ces machines organisées de manière à ne recevoir que des impressions purement physiques. De mon côté, je n’avais jamais eu pour lui ces élans de sensibilité, ces douces émotions, ces amoureuses préventions qui divinisent à nos yeux l’objet aimé.

L’auberge où j’étais descendue était tenue par un Français, car il y a des Français partout. Grâce à la générosité du capitaine hollandais, je ne manquais pas d’argent ; je passai quelques jours à voir la ville. Tout m’y plut assez, à l’exception de ses habitants, dont l’air froid et sérieux forme un contraste parfait avec cet extérieur gai, affable et communicatif qui caractérise notre nation. La mobilité du tableau qu’offre une ville telle qu’Amsterdam, peut sans doute procurer une distraction continuellement agréable à toute autre qu’à une femme qui ne connaît d’autre jouissance que l’amour, d’autre diversion séduisante que celles qui intéressent son cœur. Aussi l’ennui commença bientôt à me gagner au milieu de mes excursions. Mon hôte était un homme de quarante ans, assez bien fait et de bonne mine. Je crus m’apercevoir que j’avais fait impression sur lui, et bientôt ses paroles et ses regards ne me permirent plus d’en douter ; je ne fus point fâchée de lui voir de pareilles dispositions pour moi ; il vit bien lui-même que je n’étais rien moins que farouche et novice ; des confidences ordinaires entre compatriotes, nous en vînmes à des démonstrations plus tendres. Bref, en moins de huit jours, je devins pour lui ce que j’avais été pour le père Jérôme par séduction, pour le docteur par spéculation, pour le soldat par nécessité et pour le capitaine par intérêt.

M. Lambert, ainsi s’appelait mon hôte, avait épousé une Hollandaise ; cette femme était plus laide que belle. Sans prétentions comme sans moyens de les justifier, si elle en avait eu ; elle était uniquement occupée de son ménage et des détails de l’auberge qui était assez fréquentée. C’était sur elle que tout roulait, et son mari lui laissait volontiers ce soin, car il aimait beaucoup les plaisirs. Quelques semaines se passèrent sans que rien ne troublât notre liaison. Quoiqu’il laissât assez éclater l’intérêt qu’il prenait à moi, et qu’il eût pour moi des prévenances plus grandes que celles qu’on a ordinairement pour un hôte, sa femme ne paraissait pas en prendre ombrage. Je faisais assez de dépense, cela lui suffisait, et elle semblait s’embarrasser peu du reste. Il faut que l’intérêt soit bien fort dans une femme pour devenir sa première passion. Mais cette femme était Hollandaise…

M. Lambert venait souvent dans ma chambre le matin. Un jour qu’il y était, et que mon patriote et moi nous commencions un de ces entretiens pour lesquels les témoins sont toujours importuns, tout-à coup sa femme entra. Tu peux juger, cher lecteur, combien cette apparition inattendue dut ralentir nos transports ; la sève du plaisir qui après s’être exaltée dans mes veines, était prête à faire la plus agréable éruption, remonta aussitôt vers sa source, et dans le même instant je sentis s’affaisser, et pour ainsi dire se fondre le charmant moteur d’une si délicieuse impression. Lambert se leva précipitamment, et tout étourdi il répara en hâte le désordre où il était. Pour sa femme, sa physionomie n’avait rien perdu de sa froideur ordinaire, et elle semblait plutôt prendre plaisir à notre embarras qu’irritée de l’incartade de son époux. Après nous avoir considérés quelque temps en silence, elle sortit en disant quelques mots en Hollandais que je ne pus comprendre, mais qui à en juger par le ton dont elle les prononça, n’étaient rien moins que l’expression du courroux.

Lorsqu’elle fut sortie, et que nous fûmes un peu remis de notre trouble, je témoignai à Lambert combien j’étais étonnée de l’espèce d’indifférence avec laquelle sa femme avait été témoin d’une scène qui eût causé à toute autre la plus vive émotion. Vous cesseriez de l’être, me répondit-il, si vous connaissiez les Hollandaises ; elles sont naturellement froides et indifférentes sur le chapitre de l’amour. Ma femme l’est par dessus toutes. Il n’est donc pas étonnant qu’elle me voie de sang froid goûter avec une autre des plaisirs qui n’ont pour elle aucun attrait. Cependant, malgré la tranquillité qu’elle a montrée, je suis assuré qu’elle ne m’en veut pas moins d’avoir manqué à la foi conjugale. Chaque nation a son caractère. Le ressentiment des Hollandais comme de presque toutes les autres nations du Nord, ne se manifeste pas par ces explosions subites, ces transports violents qui ne sont ordinairement à craindre que dans le moment de leur éruption. Mais pour être plus lent, plus réfléchi, plus combiné, il n’en est souvent que plus redoutable ; c’est principalement contre vous que celui de ma femme se dirigera, et quoiqu’elle n’ait montré aucune colère, je suis certain qu’elle est allée de ce pas se plaindre à la police qui pourrait vous faire un mauvais parti. Il est donc nécessaire que vous quittiez sur le champ mon auberge, pour éviter un désagrément auquel je ne pourrais vous soustraire. Je ne balançai pas à suivre l’avis de Lambert. Je fis mon paquet, et un quart d’heure après la scène que la Hollandaise avait si mal à propos interrompue, je sortis de l’auberge. Je me rendis dans une maison que Lambert m’avait indiquée, et où il me promit de me venir voir de temps en temps. Cette maison, comme je l’appris par la suite, était un musico ; tout le monde sait ce que c’est que ces musico : les hommes y viennent chercher le plaisir et la joie ; le vin que débite l’hôte, la musique qui se fait entendre, leur procurent l’une, et de jolies filles de toutes les nations leur donnent l’autre moyennant une certaine rétribution. Je fus bientôt instruite des us et coutumes de cette maison, et force me fut de m’y conformer. D’un côté la diminution de mes finances, de l’autre mon goût pour le plaisir qui n’avait fait que s’accroître, me déterminèrent. Ce goût, en se dirigeant insensiblement sur tous les hommes en général, avait entièrement détruit l’être fantastique que mon imagination s’était créé dans ma première jeunesse, et qu’elle s’était plu à embellir de tous les attraits qui pouvaient m’y attacher.

Il n’est point d’état dans la vie qui n’ait ses désagréments ; la peine dans ce bas monde se trouve toujours à côté du plaisir ; elle naît même souvent de lui. Parmi la foule des sacrificateurs que l’attrait de la jouissance attirait au musico, il s’en trouvait qui étaient plutôt faits pour repousser la volupté que pour la faire naître. Je devais me prêter à tous les caprices de ces vieux libertins dont le goût blasé, les sens presque éteints ne peuvent être ranimés que par les attitudes les plus originales et les raffinements les plus capables de rappeler en eux la volupté fugitive. L’un d’eux entre autres, qui était fort assidu au musico, avait une singulière manière de se procurer une velléité. Tandis que son domestique qu’il amenait exprès, exploitait sur un lit la plus jolie de mes compagnes, et que, de mon côté, dans l’état de pure nature, je remuais légèrement les deux petits globes qui terminaient l’arc-boutant de l’exploitant, le vieux renard assis dans un fauteuil, et tenant en main son modèle invalide, contemplait avidement ce spectacle. Il réglait ses mouvements sur les vigoureux élans des combattants ; et lorsque ces derniers redoublaient d’énergie, à l’approche de la volupté, son geste précipité annonçait l’impression progressive que ce tableau formait sur lui ; enfin après bien des efforts, le barbon parvenait à faire une légère libation à l’amour.

J’éprouvai aussi une autre espèce de désagrément bien cuisant pour une femme, mais qui est un des écueils ordinaires de l’état que j’avais embrassé. Je veux parler de ce mal contagieux qui, en s’introduisant par le siège principal du plaisir, y forme un dépôt nuisible qui répand bientôt son poison dans les autres parties du corps, si on n’a soin de l’extirper promptement. Un matelot me fit ce joli présent, qu’il eut encore la galanterie d’accompagner d’un grand soufflet, parce que j’avais refusé de me prêter à certaine complaisance qui est à présent assez ordinaire à mes pareilles. J’ai toujours détesté cette odieuse erreur qui porte les hommes à chercher le plaisir sur une autre route que celle avouée par la nature, et j’ose dire que je n’aurai jamais à me reprocher de m’y être laissé entraîner.

D’après la manière que je me suis offerte au lecteur et les aveux que je lui ai faits, il sera peut-être étonné d’une pareille réserve. Mais chacun n’a-t-il pas ses principes, et quelque relâchés qu’aient pu paraître les miens à certains rigoristes, je soutiendrai qu’ils sont bons, puisqu’ils ne sont point contraires à la justice ni à la loi naturelle. Selon moi, toute jouissance est permise pourvu qu’elle soit conforme à la nature ; en suivant l’impulsion de cette bonne mère, nous sommes toujours sûrs d’arriver au bonheur. Or, jouir par la volupté c’est son premier, son principal vœu ; satisfaire à ce vœu, c’est donc plutôt bien faire qu’errer. Il en est de même de nos relations morales : ne point faire aux autres ce que je ne voudrais pas qu’on me fît, voilà quelle a été toujours mon unique maxime, mon unique système. Cet axiome renferme à mon avis tous les devoirs de l’homme ; j’ai toujours tâché de ne point m’en écarter ; et en m’abandonnant entièrement à mon penchant pour le plaisir, j’ai cru m’y conformer plutôt que l’enfreindre. Cette morale paraîtra sans doute tant soit peu épicurienne à ces moralistes sévères qui croient que fuir la volupté, c’est se rapprocher de la vertu, mais peu m’importe ; je fais trop peu de cas de cette classe d’hommes pour chercher à les réfuter, et je m’en tiendrai à mon sentiment qui est qu’on peut aimer et chercher le plaisir sans manquer au devoir de l’homme.

On me pardonnera encore cette digression en ma qualité de femme. La morale convient mal sans doute dans notre bouche, mais la mienne ne peut manquer de plaire, puisqu’elle indique les routes assurées qui conduisent au bonheur. Je la quitterai cependant, parce que tout ce qui se dit longuement ennuie à la fin, et je ramènerai le lecteur au musico où il m’a laissée infectée du venin que les bons Américains communiquèrent aux compagnons de Christophe Colomb, comme une vengeance anticipée des maux que leurs compatriotes devaient leur causer.

Grâce aux soins et à l’habileté d’un disciple de S. Cosme consommé dans cette partie, je fus parfaitement guérie au bout de six semaines, pendant lequel temps la raison et la nécessité me forcèrent de me sevrer de plaisirs qui avaient tant de charmes pour moi. Cette abstinence me coûta d’autant moins que, dans la maison où j’étais, l’occasion de jouir était même souvent plus fréquente que je ne l’aurais voulu. J’étais pour ainsi dire accablée de jouissances. Cette continuité de plaisirs devait nécessairement en émousser insensiblement l’attrait. D’ailleurs la volupté doit se désirer, venir d’elle-même, elle ne veut pas être commandée. L’homme a besoin d’être libre même dans le choix de ce qui contribue à son bonheur ; la plus douce jouissance devient insipide, et presque nulle du moment où elle est une nécessité ; et c’est le cas où je me trouvais dans le musico, obligée comme je l’ai dit, de prodiguer des caresses à tout venant. Aussi ne tardai-je pas à m’y déplaire. Un autre motif de dégoût, c’est que je n’avais trouvé aucune de mes compagnes avec qui je pusse former une liaison étroite, et dont les idées, les sentiments correspondissent avec les miens. C’étaient presque toutes des créatures viles, sans délicatesse comme sans génie, et dont l’état était le moindre reproche qu’on pût leur faire. Leurs discours étaient sans sel comme sans raison, leurs propos bêtement licencieux et grossièrement obscènes. J’ai toujours cru qu’une idée libertine ne pouvait plaire qu’autant qu’elle était légèrement gazée par une expression ingénieuse et une tournure piquante. Ces femmes ne connaissaient que les plaisirs des sens, l’amour n’était chez elles qu’une passion secondaire subordonnée à l’intérêt. Enfin elles ignoraient ce que je ne craindrai point d’appeler la philosophie de la volupté.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
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