Julie philosophe ou le Bon patriote/I/09

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Poulet-Malassis, Gay (p. 108-126).
Tome I, chapitre IX


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE IX.

Conduite légère de Julie. Elle quitte Amsterdam. Son arrivée à Utrecht. Réflexions philosophiques. Son amant lui est infidèle. Elle envoie un cartel à sa rivale. Issue plaisante du combat entre les deux championes. Elles se lient d’amitié.


Si l’homme pouvait prévoir l’avenir, il ne ferait rien qui ne concourût à lui assurer la portion de bonheur dont il peut jouir sur la terre ; mais dans combien de folles démarches la passion ou une fausse manière de voir les choses ne l’engage-t-elle pas ; souvent ce qu’il croit le plus propre à le rendre heureux, est pour lui la source des plus cuisants malheurs. Toujours dupe de lui-même et des circonstances, il s’imagine que les sensations qu’il éprouve, les sentiments qui l’affectent ne peuvent changer, qu’il aura toujours les mêmes désirs, les mêmes goûts, les mêmes affections, et c’est d’après ce faux principe qu’il règle toutes ses actions ; il ignore que le cœur humain éprouve autant de variations que la fortune a de vicissitudes, que ce qui nous cause de plaisir aujourd’hui nous deviendra demain à charge ou insipide, qu’enfin, de nos affections les plus chères, peuvent découler une foule de désagréments et de maux.

Cette grande vérité m’était encore inconnue ; aussi le lecteur ne sera pas étonné de la facilité avec laquelle je me résolus à quitter la vie aisée et agréable dont je jouissais, pour aller mener une vie incertaine et vagabonde avec un militaire, du cœur duquel je n’étais pas bien assurée, et dont je ne connaissais encore que trop imparfaitement le moral. La reconnaissance même qui aurait dû m’arrêter, ne me retint pas ; j’agissais comme la plupart des jeunes gens, je préférais l’agréable au solide, le présent à l’avenir, le plaisir d’un moment à un bonheur tranquille et assuré.

Le jour fixé pour mon départ, van Hove vint me trouver que la lumière n’avait point encore percé les ténèbres. Je fis un paquet de tous les effets précieux que je devais à la générosité de mon entreteneur. Nous escaladâmes le mur du jardin ; une chaise de poste nous attendait à quelques pas ; j’y montai avec mon amant, et nous prîmes la route d’Utrecht.

Si quelque femme a un voyage à faire et qu’elle craigne les ennuis d’une route longue et fatigante, qu’elle prenne avec elle son amant, je lui réponds que le temps s’écoulera pour elle avec la rapidité de l’éclair, mais aussi qu’elle n’ait pas la prétention de vouloir raconter ce qu’elle a vu, et de faire la description des endroits par où elle a passé, car je lui jure qu’elle s’acquitterait fort mal d’une pareille besogne ; si elle aime bien son compagnon de voyage, l’enceinte bornée de la voiture a dû être pour elle l’univers : et son amant le genre humain.

Je fis l’épreuve de cette vérité métaphysique : nous arrivâmes à Utrecht qu’à peine croyais-je avoir fait quelques lieues. Nous descendîmes dans une auberge à l’entrée de la ville ; van Hove me quitta pour aller rendre compte à ses supérieurs du succès de sa mission, et en même temps pour me chercher un logement. Le lendemain je m’installai dans un appartement garni que mon amant avait loué pour moi, car il n’était pas convenable que nous logeassions ensemble. Outre les effets que j’avais, j’étais encore munie d’une assez forte somme d’argent, ainsi je ne craignais pas d’être à charge de mon amant, qui, comme je l’ai dit, n’était point fortuné. On sait que Messieurs les militaires ont toujours une plus ample provision d’amour que d’argent.

On sait qu’Utrecht est une des premières villes de la Hollande, c’était aussi un des principaux sièges du parti patriotique. Dans le moment où j’y arrivai, tout y respirait la guerre. Comme on craignait que les Prussiens ne prissent ouvertement la défense de la cause du Stathouder, et que ce côté de la Hollande était le plus exposé en cas d’irruption, on ne négligeait rien pour mettre la ville et les différents postes de la frontière dans le meilleur état de défense : outre les troupes réglées et les corps francs qui étaient répartis à Utrecht et dans les environs, il y avait encore différents corps de bourgeois qui avaient pris les armes. Comme mon appartement donnait sur la grande place, j’étais tous les jours témoin des exercices de ces derniers ; je prenais plaisir à les voir ; c’était en effet un spectacle assez amusant que cette troupe d’hommes dont la diversité des habillements formait une bigarure plaisante, et qui accoutumés seulement, les uns à manier un marteau, les autres un peigne, ceux-ci une aiguille, exécutaient grotesquement les évolutions militaires au commandement d’un Officier. Je riais en moi-même : sans doute, me disais-je, ces bonnes gens ne brilleraient pas, s’ils avaient à combattre en rase campagne un corps aguerri et bien discipliné ; mais pourquoi non ? Le patriotisme les anime, et ce sentiment sublime supplée à tout ; que ne peut un aussi puissant aiguillon contre les ressources de la tactique et l’attaque combinée et exécutée avec précision, de ces machines organisées à qui la crainte sert de courage, et dont le bâton est le premier moteur. Six cents Spartiates vainquirent un nombre cent fois supérieur de Grecs aux Thermopyles ; dix mille Grecs défirent les troupes innombrables de Xerxès à Marathon. Qu’avaient-ils à opposer à un ennemi aussi formidable ? Le courage et le patriotisme… Le nombre ne se calcule jamais quand des hommes ont affaire à des esclaves énervés, ou à des automates alignés…

Tu me passeras ces réflexions, mon cher lecteur, je les fais sans prétention ; et mon ambition n’a jamais été de passer pour bel esprit ; au reste, ces traits historiques que je viens de citer, ne doivent pas t’étonner ; tu as vu dès le commencement, le goût que j’avais pour l’Histoire : Heureux, charmant goût que le Peintre, m’inspira ! je l’ai toujours cultivé depuis, et en fait d’Histoire, je défie le meilleur Historien de se connaître mieux que moi. Quoi qu’il m’en ait passé de toutes les façons entre les mains, que je me sois livrée à tous les genres, j’avouerai que j’ai toujours aimé les plus longues.

C’est cette préférence qui me fit faire la sottise de quitter M. van Vlieten, qui ne m’avait jamais fourni, en fait d’Histoire, qu’un chétif in-12, pour m’attacher à van Hove dont l’Histoire approchait presque de l’in-folio. Pendant deux mois qui s’écoulèrent depuis notre arrivée à Utrecht, je n’eus qu’à me louer de mon amant ; il passait avec moi tout le temps que lui laissaient ses occupations militaires ; et cependant, peu-à-peu et d’une manière presqu’insensible, ses assiduités diminuèrent ; les expressions de sa tendresse devenaient moins vives et moins fréquentes. Lorsque je m’en plaignais à lui, il s’excusait tantôt sur la multiplicité des devoirs à remplir, tantôt sur les manœuvres fatigantes auxquelles il devait se livrer : une femme qui aime est un argus à qui rien ne peut échapper ; je ne fus pas longtemps la dupe de ses prétextes, quelque spécieux qu’ils fussent ; je soupçonnai que mon amant avait formé quelque nouvelle connaissance, ou peut-être qu’il avait renoué avec une ancienne maîtresse dont il m’avait parlé mais qu’il m’avait promis de ne revoir jamais.

Dès que la jalousie s’est introduite dans le cœur d’une femme, elle y fait bientôt les plus grands progrès ; c’est un nain qui devient en peu de temps un géant. Cette funeste passion ne lui laisse aucun repos, empoisonne tout pour elle, et lui fait voir au microscope d’une fatale prévention, ce qui l’aurait à peine frappée dans toute autre circonstance. Dans son délire jaloux, elle se plaît à se tourmenter : et telle est sa folie, qu’elle court avec empressement au devant de tout ce qui peut augmenter ses craintes et changer ses soupçons en la plus cruelle certitude.

Du moment où je crus que mon amant pouvait m’être infidèle, je fis épier toutes ses démarches : mes craintes n’étaient que trop fondées ; j’appris qu’il revoyait cette femme avec laquelle il avait vécu avant son voyage à Amsterdam. Cette nouvelle fit sur moi une impression plus vive encore que je ne m’y étais attendue ; sans doute mon amour-propre blessé autant que ma tendresse pour mon amant, contribua encore à augmenter la douleur que j’éprouvai. Outre que l’infidélité de van Hove était une insulte faite à ma vanité, je croyais qu’il devait m’être autant attaché par reconnaissance que par amour, puisque j’avais quitté pour lui le sort le plus heureux. Tous ces motifs réunis portèrent mon ressentiment à son comble ; je résolus de briser, à quelque prix que ce fût, des nœuds qui m’outrageaient aussi vivement, mais ce fut surtout contre ma rivale que ma colère se dirigea : le cœur cherche toujours à justifier un amant, quoiqu’infidèle ; il aime à attribuer toute la faute à celle qui a causé son inconstance. Après avoir bien réfléchi sur les moyens d’écarter ma rivale, je crus qu’il n’y en avait point de meilleur que de lui écrire la lettre suivante :

« Je sais à n’en pouvoir douter, que vous avez renoué vos anciennes liaisons avec van Hove ; apprenez que j’ai des droits sur son cœur, qui, s’ils sont moins anciens que les vôtres, n’en sont à coup sûr que plus grands ; si vous refusez de me les céder, si vous ne me promettez de rompre entièrement avec lui, je vous somme de vous trouver demain à l’issue du mail : c’est-là, et par la voie des armes, que je suis résolue de décider à qui des deux il restera : pour peu que vous ayez du courage, vous ne manquerez pas au rendez-vous. Je vous laisse le choix des armes et attends une réponse catégorique. »

Le lecteur aura sans doute peine à croire que j’aie écrit sérieusement ce billet, et dans le dessein d’en venir réellement aux voies de fait ; ceux surtout qui regardent le courage comme une qualité affectée uniquement à leur sexe, riront de ce cartel et le prendront pour une fanfaronnade. Mais pourquoi les femmes n’auraient-elles pas du courage comme les hommes ? Ne sont-elles pas organisées comme eux ; n’ont-elles pas les mêmes idées, les mêmes sensations, les mêmes sentiments ? Et si le courage, dans la plupart des hommes, n’est qu’une espèce d’exaltation, d’enthousiasme occasionné par différents motifs, pourquoi les femmes plus sensibles et plus passionnées encore, ne seraient elles pas aussi courageuses ? Je ne parle point ici de cette intrépidité froide qui est la suite d’un système réfléchi, d’un effort presque surnaturel de raison, et qui porte à affronter les plus grands dangers, sans autre motif que celui de ne les point craindre ; il est peu d’hommes qui en soient doués ; presque tous ne sont braves, que parce que l’amour de la gloire, la vanité, l’ambition, la crainte de la honte sont plus forts chez eux que la crainte de la mort. L’excès de la jalousie, l’amour qui fait tant de prodiges, peut donc donner à une femme ce courage factice qui a la même apparence, les mêmes effets que la véritable valeur.

J’en offre l’exemple au lecteur ; ce furent ces deux sentiments qui me dictèrent la lettre que j’envoyai à ma rivale, et en l’écrivant j’étais très résolue de guerroyer avec elle si elle acceptait mon défi. Le même jour je reçus sa réponse. La voici.

« Le ton impératif avec lequel vous m’enjoignez de rompre avec M. van Hove, serait bien peu propre à m’y engager, quand même je pourrais en avoir envie. Vous avez cru peut-être m’intimider, mais vous vous êtes trompée ; apprenez que je sais aussi bien soutenir mes droits que les acquérir. Je suis Française comme vous, c’est vous dire que j’accepte votre cartel : je choisis le pistolet, il est plus décisif : j’apporterai moi-même les armes. À demain ; nous verrons si vous avez autant de courage, que vous me paraissez avoir d’amour et de hauteur.

« Sophie de la Garde. »

Je ne dirai point que je fus singulièrement charmée que ma rivale eût accepté le cartel, je mentirais ; il est contraire à la nature de se réjouir de tout ce qui peut occasionner notre destruction ; plusieurs heures s’étaient écoulées depuis que je l’avais écrit, et si la tête d’une femme se monte aisément, elle se démonte de même. D’ailleurs, il est peu d’hommes qui, portés par un puissant motif à faire un pareil défi, ne désirent pas secrètement qu’il ne soit point accepté. Cependant si le temps avait un peu diminué de mon exaltation, je n’eus pas la bassesse de me démentir ; l’amour-propre et la haine suppléèrent à ce qui me manquait en enthousiasme, car quoique je n’eusse jamais vu ma rivale, je la détestais déjà de tout mon cœur. Ces deux passions me soutinrent dans ma résolution, je passai la nuit à m’y affermir par toutes les considérations qui pouvaient avoir du poids sur mon esprit et bannir ce sentiment naturel qui soulève nos organes contre l’idée de l’atteinte qu’ils vont être exposés à recevoir.

Dès que je fus habillée, je sortis seule et me rendis dans un endroit écarté que j’avais indiqué à ma rivale ; elle ne tarda pas de paraître : c’était une assez belle femme, grande et bien découplée ; nous nous considérâmes quelque temps en silence. Je cherchais à lire dans ses yeux la situation de son âme, et si la portion de courage dont je m’étais munie égalait la sienne ; elle me parut calme et aussi tranquille que si elle fût venue uniquement en promenade. J’avouerai que sa fermeté me fit un peu perdre la mienne, et que j’eus besoin de cette espèce d’obstination que j’appellerai ténacité pour faire bonne contenance. Nous nous avançâmes l’une vers l’autre. — Ma réponse, me dit-elle, en prenant la parole, doit vous avoir prouvé que j’étais résolue d’entrer en lice avec vous. Voici ce qui va décider notre différend, ajouta-t-elle, en tirant deux pistolets de sa poche : choisissez. — J’en pris un ; ma rivale s’éloigna d’environ quinze pas. Tirez, me dit-elle d’une voix ferme, vous êtes l’offensée… Je lâchai mon coup d’une main mal assurée…

Lorsque la fumée, dont l’explosion de l’arme à feu avait rempli l’atmosphère entre ma rivale et moi, fut dissipée, je la vis dans la même posture ; je ne fus pas étonnée de l’avoir manquée, car j’avais tiré machinalement et sans ajuster mon coup. Alors ma rivale dirigea contre moi son arme, l’abaissant presqu’au même instant : je pourrais vous tuer, me dit-elle, mais je ne veux pas priver le monde d’une personne aussi jolie et aussi courageuse. En achevant ces mots, elle pousse un éclat de rire, et jetant au loin son pistolet, elle court à moi et m’embrasse en me disant : Avouez, ma chère, que les femmes ne sont pas faites pour ces sortes de combats, et qu’il vous en a beaucoup coûté pour surmonter cette crainte si naturelle qu’un danger imminent doit causer à un sexe dont la faiblesse est l’apanage. Cependant cet effort même que vous avez fait, est digne d’admiration, et il m’eût été impossible de l’imiter. Ma rivale, voyant ma surprise, m’apprit que les deux pistolets n’avaient été chargés qu’à poudre, qu’en acceptant mon défi, elle n’avait voulu que se divertir et voir jusqu’à quel point l’amour et la vengeance pouvaient exalter la tête d’une femme. — Croyez-moi, Julie, ajouta-t-elle, c’est une folie que d’aimer un amant qui nous est infidèle ; c’en est encore une plus grande de s’exposer à la mort pour lui ; les hommes ne valent pas la peine qu’on fasse pour eux de pareils efforts : imitons leur exemple ; que l’amour soit toujours pour nous un plaisir et jamais une peine ; s’ils sont inconstants, soyons volages. Je vous cède de bon cœur tous mes droits sur van Hove, mais vous n’en serez pas pour cela plus heureuse ; c’est un papillon qui court de belle en belle ; il m’avait quittée par inconstance, c’est le même sentiment qui a renouvelé notre liaison. Oubliez-le ; aimable et jolie comme vous l’êtes, vous en trouverez mille pour un, qui se trouveront heureux de le remplacer.

Je trouvai que ma compatriote avait raison ; ce qu’elle ajouta encore au sujet de van Hove, me confirma dans la résolution de l’oublier, ou du moins de ne plus intéresser mon cœur dans mes liaisons avec lui. Nous rentrâmes ensemble dans la ville. Sophie m’engagea à l’accompagner chez elle ; j’y consentis ; l’air ouvert et décidé de cette fille m’avait plu, et comme il est assez ordinaire à notre sexe de passer d’un extrême à l’autre, je me sentis en un instant autant d’amitié pour elle, que j’avais d’abord conçu de haine, sans l’avoir vue. Ma compatriote m’apprit qu’elle était venue de Paris à Utrecht avec un riche Hollandais à qui elle avait plu ; qu’il l’avait entretenue pendant longtemps, mais qu’il était mort depuis près d’un an ; que depuis ce moment elle avait vécu sans avoir d’amant déclaré, prenant tantôt l’un, tantôt l’autre, selon son intérêt ou son goût, sans s’attacher exclusivement à aucun ; qu’elle n’avait jamais eu d’amour pour van Hove, mais que quand elle en aurait eu, à coup sûr cette passion ne l’aurait pas portée à descendre dans l’arène pour y combattre une rivale.

Je rendis à Sophie confidence pour confidence, et après nous être promis de nous revoir souvent, nous nous séparâmes.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
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