Julie philosophe ou le Bon patriote/I/15

La bibliothèque libre.
Poulet-Malassis, Gay (p. 231-248).
Tome I, chapitre XV


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE XV.

Julie arrive à Londres. Singulière aventure qui lui fait perdre son amant. Réflexions sur les Anglais qui voyagent. Tirade métaphysico-patriotique de notre Héroïne. Manière des Anglais de traiter l’amour.


Celui qui osa le premier s’engager avec un frêle esquif sur cet élément si mobile et si inconstant, devait avoir un courage surnaturel, et comme dit un auteur ancien, un triple airain (as triplex) ; on eut dû lui élever un temple, et son nom eût bien autant mérité de passer à la postérité, que ceux de cette foule de conquérants dont l’ambition a tant fait gémir l’humanité. L’expérience, le progrès successif des lumières et des arts, en diminuant insensiblement le danger, l’ont rendu presque nul, et de nos jours un marin hollandais ou anglais fait avec autant de sécurité le voyage des grandes Indes, qu’un Parisien entreprend celui de Paris St-Cloud, par la galiotte.

Je ne fus que légèrement incommodée de la traversée ; après deux jours d’une navigation heureuse, nous entrâmes dans la Tamise et nous débarquâmes sur cette terre de liberté où l’homme peut parler et agir comme il veut, et où il n’a d’autre maître que sa conscience et la loi.

Mon amant me fit conduire par un de ses gens dans un hôtel garni où il m’avait déjà fait préparer un appartement ; il me dit en me quittant, qu’il me reverrait le lendemain, mais que dépendant encore d’un père qui était fort sévère, il était nécessaire que notre intimité fût couverte du plus profond mystère ; je trouvai ces raisons trop justes, pour ne pas m’y conformer.

Le spectacle qu’offre une ville dont les mœurs, les usages, le caractère national sont si différents de ceux de ma nation, occupa toute mon attention pendant les premiers jours de mon séjour à Londres ; cette circulation continuelle d’un peuple immense, le costume des hommes et des femmes, la vue des différents quartiers, des places, des édifices publics me procuraient la diversion la plus agréable. Mon amant venait me voir tous les jours, mais il ne sortait jamais avec moi ; ce qu’il m’avait dit de la sévérité de son père faisait que je ne trouvais rien d’étonnant dans cette conduite. Quelques mois s’écoulèrent avant que rien vînt troubler notre intimité : Spencer était toujours aussi tendre, aussi empressé, aussi généreux : je menais la vie la plus douce ; outre un appartement des plus élégants, et une table bien servie, j’avais un domestique et une femme de chambre ; lorsque je sortais, une voiture de remise était à mes ordres ; enfin mon amant ne me laissait rien à désirer, il n’y avait que l’ignorance où j’étais de la langue anglaise, qui m’empêchât de goûter tout l’agrément que j’aurais pu jouir. Pour détruire cet obstacle je pris un maître de langue ; j’eus beaucoup de peine à me former à la prononciation d’un idiome qui semble plutôt fait pour être parlé par des oiseaux que par des hommes ; cependant à force d’étude, je parvins à surmonter cette difficulté, et je fis des progrès assez rapides dans l’Anglais.

Il était sans doute écrit dans le livre du destin, que mes liaisons ne seraient pas de longue durée, et qu’au moment où je croirais ma félicité assurée sur une base solide, un événement aussi fâcheux qu’imprévu viendrait le renverser. Que mes pareilles apprennent par mon exemple qu’il ne faut jamais compter sur rien, et que le meilleur moyen de ne pas être accablé par le passage rapide du bien au mal, c’est d’être sans cesse en garde contre la fortune ; il faut la regarder comme une maîtresse tendre et facile, mais légère et portée à l’inconstance, qui du moment qu’elle vous a comblé de ses faveurs, conçoit un caprice pour un autre, et vous abandonne avec autant de facilité qu’elle vous a pris.

M. Spencer m’avait fait présent d’une très belle bague quelques jours après notre arrivée à Londres ; une des pierres qui fermaient l’entourage, se détacha sans que j’y prisse garde ; et elle se trouva perdue. Je revenais du spectacle de Covent-garden, lorsque je m’aperçus de cette perte ; j’entrai chez un joaillier dont la boutique superbement éclairée, formait le coup-d’œil le plus brillant ; je lui donnai ma bague en le priant d’y remettre une autre pierre. Le joaillier parut étonné en la voyant, et la considéra attentivement ; j’attribuai cet étonnement au prix de la bague et à la beauté qu’il lui trouvait. Il s’informa exactement de ma demeure, et me dit qu’il aurait l’honneur de la rapporter lui-même le lendemain.

Le jour suivant j’étais encore au lit, lorsque Spencer entra ; il me dit qu’ayant fait avec quelques-uns de ses amis une partie de débauche qui avait duré toute la nuit, il venait passer des bras de Bacchus dans ceux de Vénus. Le vin, en exaltant ses esprits, lui avait donné une gaîté qui lui était peu ordinaire ; il s’assit devant mon lit et nous commençâmes par ces doux préludes qui vous conduisent par une succession presqu’insensible jusqu’au comble de la volupté. Pour animer encore davantage mon amant, je me mis à ses yeux telle que notre bonne mère Eve parut à Adam avant que les perfides insinuations du serpent l’eût fait mordre à ce fruit défendu, source éternelle des malheurs et des plaisirs du genre humain. Spencer, à la vue de ce tableau de la nature animée, déploya à mes yeux le monstre qui servit à faire pécher la trop facile compagne du père du genre humain ; un doigt, précurseur de ce monstre, montrait déjà la place qu’il devait occuper ; par une titillation charmante il préparait cette place à le recevoir, lorsque tout à coup un bruit qui se fit entendre dans mon anti-chambre, interrompit cette douce manœuvre ; presqu’en même temps la porte s’ouvrit, et il entra un homme que je reconnus pour mon joaillier.

Une femme est toujours plus ou moins étourdie lorsqu’un tiers vient la surprendre dans un état qui n’a ordinairement qu’un spectateur, et l’étonnement, la honte qui remplacent subitement dans son cœur les douces sensations qui y affluaient, sont toujours pénibles et désagréables pour elle. J’avouerai donc au lecteur que je fus un peu décontenancée, mais je ferais d’inutiles efforts pour peindre la surprise et même l’effroi où cette apparition parut jeter Spencer ; il pâlit et rougit à la fois ; le doigt qu’il tenait à l’endroit que j’ai indiqué, se retira avec autant de promptitude que s’il eût trouvé un charbon ardent là où il n’y avait qu’un feu modéré, et celui qui devait jouer le rôle principal dans cette agréable scène, s’affaissa avec la vitesse de l’éclair ; il rentra en lui-même avec tant de célérité que la corne d’un limaçon se retire au moindre attouchement. Cet effet extraordinaire que causa sur mon amant l’arrivée d’un tiers que je supposais lui être inconnu, me causa encore plus d’étonnement que je n’avais éprouvé d’émotion d’être ainsi troublée dans mon tête-à-tête ; mais je ne tardai pas à avoir la clef de l’énigme : l’air d’indignation qui se peignit sur le visage du joaillier, le ton d’autorité qu’il prit envers Spencer, l’air humble et absolument décontenancé de ce dernier, ne me fit plus douter que ces deux personnes ne se connussent d’une manière particulière ; et bientôt les discours du premier me firent voir clairement qu’il n’était autre que le père de mon amant.

Je laisse à juger au lecteur si cette connaissance ajouta encore à mon embarras. Tandis que je reprenais une posture un peu plus décente, M. Spencer faisait les plus vifs reproches à son fils ; après quoi il lui ordonna, d’un ton à faire trembler, de le suivre. Mon amant n’avait pas répondu un mot à la douce mercuriale de son père. En sortant, M. Spencer se tournant vers moi, me dit : Je ne vous ferai point de reproches, Mademoiselle ; vous faites votre métier, et malheureusement la loi ne peut s’y opposer, mais vous trouverez bon que je garde la bague que vous m’avez remise hier ; elle m’appartient ; mon fils n’a eu que la peine de la prendre dans ma boutique. Je l’ai aussitôt reconnue, et comme je soupçonnais déjà qu’il avait quelque intrigue, elle a été pour moi un indice qui m’a servi à acquérir la conviction de sa mauvaise conduite. Je n’ai pas besoin au reste de vous dire que toute relation doit cesser entre vous et lui ; outre qu’il serait exposé à tout mon courroux, je ne vous dissimule pas que je me verrais forcé de prendre des mesures qui ne vous seraient nullement agréables, si j’étais informé, comme je ne manquerais pas de l’être, que ces relations subsistassent encore. — En achevant ces mots, M. Spencer fit passer son fils devant lui, et après m’avoir fait une légère inclination de tête, il se retira.

Je restai comme pétrifiée ; ce qui venait de se passer était si singulier, qu’il me semblait que c’était un songe ; enfin, après être un peu revenue de ma première émotion, je réfléchis à cette bizarre aventure ; je maudis en moi-même le fatal hasard qui m’avait conduit précisément chez le père de Spencer plutôt que chez tout autre joaillier ; je ne fus pas non plus peu surprise que mon amant, que j’avais cru d’une naissance distinguée, ne fût que le fils d’un bijoutier. Au reste, comme j’en ai fait la remarque par la suite, ce dernier point n’a rien de fort étonnant ; presque tous les Anglais qui voyagent sur le continent, se titrent de gentilshommes. J’ai vu le fils d’un simple artisan de Londres, se faire passer pour un Lord, et s’introduire dans les meilleures sociétés de Paris. Quel titre de recommandation avait-il ? Quel fut son introducteur ? L’or, les guinées que son père avait amassées en fournissant de meilleur cuir aux piétons de Londres, que ses respectables confrères les cordonniers. Les Anglais de distinction qui le voyaient, qui le connaissaient, riaient entr’eux de la méprise des badauds de la capitale, sans chercher à le démasquer : c’est un principe louable et qui mériterait bien d’être imité par les autres peuples, surtout par les Français ; c’est un principe, dis-je, général parmi les Anglais, de se soutenir et de s’étayer mutuellement en pays étranger. On verra rarement un Anglais médire d’un autre et chercher à le dénigrer ; pourvu que celui-ci ne déshonore point sa nation par des actes de bassesse, il peut prendre le nom qu’il veut, faire tout ce qu’il voudra, il n’a rien à craindre de la part de ses compatriotes. Oh, nation libre et heureuse ! nation pleine d’énergie, vous êtes, quoiqu’on en dise, la première nation de l’Europe ; vous l’étiez du moins avant la journée du 14 juillet 1789, mais les Français, par le noble courage qu’ils ont déployé, par cet amour de la liberté qui a fructifié en eux d’une manière aussi rapide qu’étonnante, et les a portés à des entreprises hardies et presqu’inconcevables, les Français ont franchi en une journée l’intervalle qui les séparait encore de vous. Vos égaux par le génie et les lumières, ils le sont devenus tout d’un coup par l’énergie ; ce pas a été un pas de géant ; ç’a été un effort sublime, un passage rapide du néant à l’existence, puisqu’on peut dire que l’esclavage est le néant moral de l’homme, et la liberté son existence active. Prenez garde, Anglais, qu’un nouveau pas ne les élève encore au-dessus de vous ; après ce que les Français ont fait, il n’est rien qu’ils ne puissent faire. Non, les fastes de l’univers n’offrent rien de semblable à la révolution qui vient d’avoir lieu en France ; c’est le nec plus ultra des choses possibles. Tremblez, tyrans de la terre, puisque ce peuple qui semblait formé au joug qu’il portait, et chérir ses chaînes, ce peuple qui paraissait entièrement amolli par le luxe, énervé par les plaisirs, sans force comme sans volonté, a pu se régénérer en un instant, secouer son joug, punir ses oppresseurs, et poser les premiers fondements de sa liberté sur les débris des monuments du despotisme ; songez, tyrans, qu’un peuple est libre du moment où il en a la volonté. L’exemple de la France influera bientôt sur les nations voisines ; jalouses de l’imiter, et avides d’un bonheur semblable, elles briseront leurs chaînes : l’Europe ne formera plus qu’une vaste république, une société de frères et d’amis unis par les liens de la concorde et d’un intérêt égal pour tous.

Les amis de la liberté, et j’aime à croire qu’ils formeront le plus grand nombre de mes Lecteurs, me pardonneront aisément cette nouvelle digression ; le même motif qui les anime m’a emportée au-delà des bornes de mon sujet. J’en reviens à ce qui a donné lieu à ces réflexions, c’est-à-dire à cette vanité qui porte les hommes à se faire valoir plus qu’ils n’ont de prix réel, et à s’entourer d’un éclat étranger, tandis qu’ils ne devraient chercher à briller que par leur mérite personnel. Mais la foule des philosophes aura beau déclamer contre cette folie et tant d’autres de ce genre, les hommes resteront toujours ce qu’ils sont, il faudrait changer leur nature pour changer leur cœur ; il faudrait changer l’ordre moral et cet arrangement bizarre des choses, pour détruire leurs défauts et cette foule d’abus qui sont le résultat et l’effet des préjugés et des conventions sociales.

On vient de voir comment je perdis ma bague et mon amant, car si le joaillier avait cru bon de garder la première, je ne doutais pas qu’il ne prît des mesures pour rompre entièrement mes liaisons avec le second ; je savais combien l’autorité paternelle a d’influence dans un pays où les lois sociales sont fondées sur celles de la nature ; aussi attendis-je vainement pendant quelques jours ; je n’eus aucune nouvelle de Spencer. Convaincue que l’obéissance filiale, jointe à la crainte des menaces de son père, avait combattu victorieusement dans son cœur la tendresse qu’il pouvait encore avoir pour moi, je crus que toutes les démarches que je pourrais faire pour renouer secrètement avec lui, deviendraient inutiles, indépendamment du danger auquel je m’exposerais. Comme un Français sympathise difficilement avec un Anglais, que je ne m’étais jamais senti un grand fond de tendresse pour Spencer, dont l’âme apathique, le caractère froid s’accordait peu avec le mien, la rupture de notre liaison ne me fut pas bien sensible, et je ne regrettai que les avantages dont je jouissais avec lui. Cette dernière perte eût sans doute affecté plus vivement toute autre femme qui eût eu l’âme plus intéressée, mais jamais je n’ai attaché un grand prix à l’argent ; j’ai toujours su profiter des faveurs de la fortune, mais lorsque j’en ai été privée, j’ai supporté gaiement cette privation et j’ai prouvé le contraire de ce qui arrive ordinairement, savoir que la privation est plus pénible que la jouissance n’est agréable.

Du moment où je fus assurée que Spencer était perdu pour moi, je renvoyai le domestique et la femme-de-chambre qui me servaient, et je pris un logement plus modeste. Je passai quelques semaines dans l’attente d’un heureux hasard qui me procurât un nouvel amant ; j’allais souvent au spectacle et dans les promenades publiques, mais l’Angleterre n’est pas comme la France, la fortune et l’amour n’y sourient pas aussi facilement que dans ce dernier Royaume : ce que j’eus trouvé peut-être à ma première sortie à Paris, je le cherchai inutilement pendant deux mois à Londres. Les Anglais, extrêmes en tout, le sont aussi sur le chapitre de l’amour ; l’aiguillon de la volupté les sollicite comme les autres hommes, mais ils aiment les plaisirs faciles ; une vile courtisane qui vend indistinctement ses faveurs, et qui sollicite elle-même tous ceux qui s’offrent à elle, a autant de prix à leurs yeux qu’une autre qui a besoin d’être recherchée, et qui consulte son cœur plutôt que l’intérêt avant de donner sa personne ; ils ignorent les gradations qu’il y a entre le vice et la vertu, et ne connaissent point de milieu entre la raccrocheuse sans principes comme sans délicatesse, et la femme qui sacrifie constamment l’attrait du plaisir à ce qu’elle appelle son honneur ; voilà pourquoi il y a si peu de filles entretenues à Londres ; l’Anglais hait tout ce qui sent la chaîne, et fût-elle de roses, il n’aime point d’être lié, son âme grande et qui n’embrasse que de grandes choses, ne peut se plier à ces déférences mutuelles, à ces petits soins et à tous les détails amoureux qui font le principal charme d’une tendre liaison. Dans la vie sociale il n’est rien moins que galant ; il est le même dans l’état de mariage, il aime sa femme, mais il ne sait point l’aimer comme un Français, ou si du moins sa sensibilité se dirige avec autant de force vers son épouse, la somme de bonheur qui en résulte pour tous deux est bien inégale ; la raison en est sans doute que le Français fait consister sa principale félicité dans l’amour, et l’Anglais sa liberté, dans la jouissance de ses droits. Français, vous allez donc être les plus heureux des hommes, puisque vous pourrez unir le bonheur de vos fiers rivaux à celui qui vous est propre : j’ai assez bonne opinion de vous, pour croire que ces deux principes formeront un parfait équilibre dans votre cœur.


Fin du tome premier.