Julie philosophe ou le Bon patriote/II/01

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Poulet-Malassis, Gay (p. 251-273).
Tome II, chapitre I

Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
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TOME II

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CHAPITRE PREMIER.

Julie fait connaissance du Chevalier de Morande. Tour d’escroc que lui joue ce dernier. Julie entre chez la Comtesse de la Mothe. Portrait de cette Dame. Ses relations avec M. de Calonne. Rupture éclatante entre ces deux Réfugiés.


Un auteur dont les écrits immortaliseront à jamais le nom, a prêté ingénieusement des trompettes à la Renommée ; l’une, placée à la bouche, publie les grandes actions, les ouvrages célèbres et les vertus sublimes : c’est par sa voix que l’univers a été instruit de la révolution de France, que les noms des la Fayette, des Liancourt et des Bailli ont reçu un nouveau lustre, et que ceux des Grégoire, des Chapelier, des Barnave, que leur naissance semblait avoir destinés à l’oubli, sont connus de toutes les nations de l’Europe. L’autre trompette placée dans un endroit qu’il suffit de ne pas nommer pour qu’on le devine, publie les grandes sottises comme les grands crimes, les hauts faits des abbés Mauri et Sabatier de Castres, les parades aristocratiques du ventriloque Mirabeau ; elle publie aussi les noms de certains journalistes ; ce fut par la dernière de ces trompettes que je fus informée qu’il existait à Londres un certain Chevalier de Morande, jadis auteur d’un libelle connu sous le titre de Gazetier cuirassé, et qui forcé de quitter la France pour d’autres méfaits, s’était retiré dans la capitale de l’Angleterre où il rédigeait le Courrier de l’Europe, depuis le Courrier de Londres. Je cherchai l’occasion de me lier avec lui ; je l’eus bientôt trouvée : un homme qui court lui-même au-devant de tout le monde, n’est pas difficile à rencontrer. Je n’avais aucun dessein fixe en faisant sa connaissance, mais outre que c’était un compatriote, j’espérais qu’instruit comme il devait l’être de la chronique de la ville, il pourrait me donner des renseignements qui me seraient utiles, car ma bourse commençait à s’épuiser. Dans la première entrevue que j’eus avec Morande, il me fit différentes questions auxquelles je répondis avec cette franchise qui m’est ordinaire. Cet homme a un talent particulier pour sonder les cœurs ; ses regards perçants pénètrent tous les replis de votre âme ; il voit tout d’un coup tout le parti qu’il peut tirer de vous, et comme son intérêt est son unique règle, que l’honneur n’est à ses yeux qu’une chimère, vous êtes assuré d’être sa dupe du moment où il en a formé le projet, car il a autant d’adresse pour en imposer et mettre à exécution ses perfides desseins, qu’il est peu délicat sur les moyens à employer ; au reste cet homme vif est trop connu, les traits de sa vie marqués tous au coin de l’infamie, sont trop publics pour que j’entre dans des détails à ce sujet : ce ne fut que par la suite et à mes dépens, que j’appris à l’apprécier à sa juste valeur.

Cette sagacité fatale dont je viens de parler ayant donc convaincu Morande que je pouvais augmenter le nombre de ses dupes, et ma figure lui ayant sans doute plu, il m’accabla de démonstrations d’amitié ; il m’offrit ses services, en ajoutant que belle et aimable comme je l’étais, je ne pouvais manquer de trouver un amant riche et généreux ; qu’il voulait me procurer une entrevue avec un Lord de sa connaissance ; que si je réussissais à lui plaire, comme il n’en doutait pas, ma fortune était faite. Je remerciai Morande de l’intérêt qu’il prenait à moi ; le lendemain il vint me voir ; les discours qu’il me tint me firent assez voir à quoi il en voulait venir. Lorsqu’une femme galante n’a aucun motif décidé de refuser ses faveurs, il est rare qu’elle ne les accorde pas, pour peu qu’on la presse et qu’on lui montre, sinon de l’amour, du moins une tendre ardeur et un grand zèle à l’obliger ; cette faiblesse, cette facilité si naturelle à notre sexe, ne lui permet guère un refus de cette nature, et elle fait souvent par complaisance, ce que dans un autre cas elle n’eût fait que par amour.

Morande eut donc lieu d’être satisfait de moi ; ma seule justification sans doute, c’est que je ne connaissais pas encore ce rebut de l’humanité, ce méprisable écrivain, dont la plume vénale distille sans pudeur le fiel et la calomnie, et dont la noire méchanceté lance les traits les plus odieux contre quiconque a le malheur d’allumer sa bile et d’exciter son animosité.

Mes relations avec Morande durèrent ainsi quelques semaines ; il continuait à me faire les plus belles promesses, et différait sous différents prétextes mon entrevue avec le lord. Un matin il entra chez moi d’un air effaré : Julie, me dit-il, je me trouve dans le plus pressant besoin d’argent pour faire honneur à une lettre de change ; si je n’y satisfais pas, je suis arrêté ; ma feuille périodique est suspendue et ma ruine est complète ; un ami m’a déjà prêté cent guinées, j’en ai quarante, mais il m’en manque encore soixante, et je ne sais où les trouver. — La tristesse que je voyais peinte sur le visage de Morande m’émut, et cette émotion fut aussitôt suivie du désir de l’obliger : Je désirerais bien avoir la somme qui vous manque, lui dis-je, mon empressement à vous l’offrir vous prouverait mon affection ; voilà tout ce qui me reste, ajoutai-je en tirant ma bourse où il y avait encore vingt guinées, mais j’ai quelques bijoux, ils sont à votre service ; en les engageant vous pourrez trouver l’excédent. — À ce discours un rayon de joie parut couvrir l’empreinte de tristesse qui régnait sur le visage de Morande ; il s’épuisa en remerciements ; il me dit qu’il acceptait d’autant plus facilement une offre que je lui faisais de si bonne grâce, qu’il était assuré de pouvoir me remettre le tout, dans moins de huit jours. Je lui donnai donc mon argent, en y joignant deux montres, un étui et une paire de boucles d’oreille ; dès qu’il les eut, il me quitta, en me disant que le lendemain il viendrait me témoigner plus amplement sa reconnaissance.

Le jour suivant Morande ne parut point ; trois autres jours s’écoulèrent sans que j’eusse aucune de ses nouvelles ; cette absence me donna des inquiétudes ; j’écrivis à mon compatriote, ma lettre fut sans réponse ; je me rendis à son logis, on me dit qu’il n’y était point ; je commençai alors à concevoir de violents soupçons et à me repentir de la folie à laquelle mon bon cœur m’avait induite. La fourberie de Jérôme me revint dans l’esprit : les Français, me dis-je, sont-ils donc faits pour être la dupe les uns des autres en pays étranger, et après avoir été volée indignement par un moine scélérat, dois-je encore être la victime d’une odieuse subtilité. Cependant j’avais peine encore à m’imaginer que Morande, qui s’était toujours montré à moi sous les dehors de l’honnêteté, pût être capable d’une tromperie aussi noire. C’est un homme public, me disais-je, il doit avoir des principes, et donner l’exemple. — J’en demande pardon à Messieurs les Journalistes, je ne les connaissais pas encore ; j’ignorais qu’ils font comme le commun des prédicateurs, qui tiennent une conduite toute opposée à ce qu’ils débitent en chaire ; j’ignorais enfin que l’hypocrisie est ordinairement le partage de ceux qui doivent être honnêtes gens par état.

J’avais fait depuis quelques jours connaissance de la femme d’un épicier qui demeurait dans mon voisinage ; elle était Française, je crus devoir m’ouvrir à elle sur mes inquiétudes au sujet du prêt que j’avais fait à Morande ; elle ne me laissa pas achever : Ma pauvre Julie, me dit-elle, quelle folie avez-vous faite ? Votre argent et vos bijoux sont perdus ; vous avez été trompée, et c’est par le plus grand escroc qu’il y ait dans les trois Royaumes. Alors ma compatriote m’apprit ce que c’était que Morande, la conduite que cet homme taré avait tenue en France, celle qu’il tenait en Angleterre ; qu’il était méprisé, vilipendé, honni par un chacun ; que cette liberté individuelle dont on jouissait en Angleterre, était seule cause que Londres ne rejetait pas de son sein cet excrément de l’humanité ; j’appris enfin que Morande était criblé de dettes, qu’il dupait tous ceux qu’il pouvait, qu’il était arrêté à chaque instant, mais que pour se tirer des mains des sergents, il usait du moyen suivant : il avait toujours un louis prêt dans sa poche, aussitôt qu’on mettait la main sur lui, il tirait ce louis et le présentait aux sergents ; comme ceux-ci ne reçoivent que la moitié de cette somme pour arrêter un homme, et que Morande leur payait le double, ils le laissaient aller. Ce fait est vrai, et l’on n’aura pas de peine à le croire, si l’on fait attention que c’est souvent dans un pays libre où la loi a peine à restreindre la liberté individuelle dans les bornes convenables, qu’il y a les plus grands abus de ce genre.

On peut juger si tout ce que m’apprit ma compatriote me fit plaisir ; je maudis avec autant d’emportement le scélérat Morande, que je l’avais fait de Jérôme ; je le trouvai même en quelque façon, plus coupable que ce dernier : 1o parce que Jérôme était moine, et conséquemment fourbe de son métier ; 2o parce que l’infâme gazetier avait abusé de ma confiance d’une manière encore plus indigne, puisque pour l’obliger je m’étais privée généreusement de tout ce que j’avais, et qu’il y a plus d’odieux et de noirceur à tromper ainsi qu’à voler. Je vis bien que je ferais d’inutiles efforts pour recouvrer mon argent et mes bijoux ; je n’avais aucun titre contre Morande, et un homme qui savait si adroitement éluder de remplir des engagements contractés dans une forme légale, ne pouvait sûrement être forcé de satisfaire à une obligation dont la reconnaissance seule lui faisait la loi. L’Épicière qui vit ma douleur et la détresse où je me trouvais, me donna toutes les consolations possibles ; elle m’offrit sa bourse, et me força d’accepter quatre guinées.

C’est surtout lorsqu’on a été trompée et que l’on a senti les traits de la perfidie et de l’ingratitude, qu’on sent plus vivement le prix d’un bienfait, et comme les cœurs bons et sensibles sont toujours plus portés à aimer qu’à haïr, cette preuve d’intérêt, cet acte de bienfaisance vous réconcilie aussitôt avec l’espèce humaine ; vous oubliez les tromperies dont vous avez été la victime, pour ne vous occuper que de la générosité dont vous venez d’être l’objet et la reconnaissance, ce doux sentiment que vous fait éprouver le contentement où vous êtes de vos semblables, détruit bientôt toutes les impressions qui lui sont contraires. Je ne peux exprimer combien je fus sensible à ce service de ma compatriote ; il est sans doute encore de belles âmes, des âmes nobles, généreuses et compatissantes, mais ce n’est pas dans les conditions relevées, parmi les enfants chéris de la fortune, parmi ceux qui font profession publique de la vertu, et qui prêchent sa pratique, qu’on est le plus sûr de les trouver : c’est parmi ces citoyens obscurs dont tout annonce la médiocrité, qui n’ont d’autre lustre que leurs vertus, d’autre ambition que celle de remplir leurs devoirs, d’autre jouissance que la satisfaction de les avoir remplis ; aussi l’Épicière était-elle bonne épouse, bonne mère, bonne amie. Il est presqu’impossible de ne pas être tout cela avec un bon cœur, sur lequel la dépravation du siècle n’a pu encore avoir de prise.

J’avais entendu parler de la fameuse histoire du collier, de cette histoire unique dans son genre, et qui formera sans doute un des traits les plus caractéristiques dans les annales du dix-huitième siècle. Je savais que la principale héroïne, la Comtesse de la Mothe, après s’être sauvée de sa prison, s’était retirée à Londres ; dans la position où j’étais, je résolus d’aller la trouver et de lui exposer mon embarras ; je n’ignorais pas qu’elle n’était pas moins connue comme femme galante, que comme propriétaire du collier, et d’après l’analogie qu’il y avait entre elle et moi, sur ce point, j’espérais qu’elle s’intéresserait à moi. Mon espoir ne fut point trompé ; Madame de la Mothe Valois me fit le meilleur accueil ; je vis que je lui avais plu du premier abord, et je ne négligeai rien pour augmenter ses dispositions favorables. Elle me proposa de me prendre chez elle, moins comme femme de chambre, que comme fille de compagnie ; ma situation ne devait point me faire balancer à accepter cette offre, aussi le fis-je, en témoignant à la Comtesse ma reconnaissance. Le même jour je m’installai chez elle ; elle me présenta à son mari, pour la forme sans doute, car celui-ci était accoutumé depuis longtemps à suivre l’impulsion de son épouse.

La Comtesse de la Mothe est une de ces femmes dont les attraits naturels sont centuplés par cette grâce divine répandue sur toute la physionomie, cette aisance, cette agréable proportion dans toutes les parties du corps et dans les mouvements : surtout par une aimable gaieté, et ces propos fins, déliés et spirituels qui amusent autant qu’ils séduisent. Elle possède au suprême degré l’esprit d’intrigue ; est plutôt coquette par principe que par nature ; toutes ses passions, quoique vives sont subordonnées à l’ambition et à l’intérêt, aussi c’est toujours son esprit qui guide son cœur et qui en règle tous les mouvements ; cependant ce dernier n’est point dépourvu de sensibilité, inaccessible à un sentiment tendre, mais la corruption du siècle, les occasions, le fol espoir d’une fortune brillante ont entièrement détérioré un fond naturel des plus fertiles, et ont changé la femme la plus propre à faire les délices, l’ornement de la société et le bonheur d’un homme, en un être faux, dissimulé, trompeur, dangereux. Telle est Madame de la Mothe, telle j’appris à la connaître ; cependant comme le fond du caractère ne se détruit jamais, et qu’il surnage de temps à autre à la foule des défauts et des vices acquis, surtout lorsqu’il ne se trouve point en collision avec ceux-ci, dans l’intérieur et avec les personnes vis-à-vis desquelles elle n’avait aucun motif de se couvrir de son masque, il y avait plus à se louer de la Comtesse qu’à s’en plaindre ; elle était douce, bonne et même assez communicative. Je ne tardai pas à obtenir toute sa confiance, et comme il y avait assez de conformité entre nos caractères, (je parle du fond) et que nos goûts étaient semblables jusqu’à un certain point, nous vivions ensemble avec assez d’union. Dans ces entretiens de cœur où elle se montrait à découvert, elle me fit part de l’histoire du collier ; elle me fit un récit détaillé et exact de tout ce qui se passa, et j’eus la solution de cette énigme, qui doit n’en être plus une pour le public, surtout depuis la publication des mémoires sur cette affaire, mémoires que Madame de la Mothe n’eût sans doute pas mis au jour, s’ils n’eussent été plutôt pour elle une spéculation pécuniaire qu’un moyen de justification.

Madame de la Mothe, sans faire beaucoup de dépense, vivait assez bien à Londres ; les débris du collier lui en fournissaient les moyens : quoiqu’elle demeurât sous le même toit avec son mari, ces deux époux se voyaient rarement ; leur intérêt seul les réunissait quelquefois. Je remarquai bientôt que M. de la Mothe ne me voyait pas avec indifférence ; il me tenait souvent différents propos galants qui ne me laissaient pas douter qu’il n’eût formé volontiers une liaison plus étroite avec moi ; mais outre que son épouse m’avait prévenue contre lui en m’exposant son inconstance et ses procédés odieux envers le sexe, j’avais conçu pour cet homme une espèce d’aversion, motivée tant par sa conduite vraiment vile pour un militaire d’une naissance distinguée, que par la flétrissure qu’il avait reçue en France. En effet, si Madame de la Mothe est coupable, son mari l’est cent fois plus ; ce fut lui qui suggéra à son épouse l’idée de s’approprier le collier, qui l’affermit par ses discours et ses conseils dans ce coupable projet, et qui ourdit cette trame odieuse et singulière, dont un Prince trop faible et trop porté pour le sexe fut la victime, et dans laquelle une Souveraine trop blâmée, fut si cruellement compromise.

La comtesse de la Mothe voyait très peu de monde, quoiqu’elle fût, comme je l’ai dit, aussi aimable que jolie ; aucun Seigneur Anglais ne lui faisait la cour ; l’espèce de tache imprimée sur elle empêchait sans doute l’effet de ses charmes, mais un homme moins délicat, proscrit comme elle, paraissait y être fort sensible ; je veux parler de ce Ministre trop fameux, qui prouva à la France que l’esprit et les talents ne suffisent pas pour conduire un grand Royaume, qu’il faut des vues droites, de la probité et surtout un parfait désintéressement. Ce Ministre qu’on peut comparer à la montagne qui enfante une souris, après avoir beaucoup entrepris et n’avoir rien achevé, par la raison que la confiance du peuple est le premier moyen de réussite pour un Administrateur, après avoir vu ses prodigalités, ses déprédations dévoilées, avait pris le très prudent parti de quitter la France, et s’était retiré dans ce pays de liberté, où la lie des nations et surtout des Français, a coutume de chercher un asile, dans l’espoir d’y trouver non-seulement une retraite sûre, mais encore un nouveau champ à leurs odieuses spéculations ; mais ils se trompent lourdement sur ce dernier point et dans leurs folles pensées, ils confondent la liberté avec la licence ; un étranger taré qui se rend à Londres, y est aussi surveillé qu’à Paris, et s’il n’y est pas puni des crimes qui l’ont forcé à s’expatrier, il n’est ni moins méprisé ni moins suspect, et souvent il y est plus misérable que dans le pays où il exerçait sa fatale industrie.

Je m’aperçus bientôt que les liaisons de M. de Calonne avec le prétendu rejeton du sang des Valois étaient de la nature la plus intime ; l’ex-Ministre n’avait point laissé en France cette paillardise qui l’a toujours distingué, et comme il n’avait pas manqué non plus d’emporter le fruit de ses brigandages, Madame de la Mothe ressentait les effets de sa générosité. M. de Calonne passait souvent une partie de la journée avec la Comtesse ; j’étais quelquefois présente à leurs entretiens, et j’ai recueilli des détails à coup sûr inconnus, et que je pourrai rendre publics, si je donne un jour un supplément à mon histoire. Dans ces différents colloques, l’ex-Ministre me regardait quelquefois avec une attention particulière ; il me lançait de ces coups-d’œil qu’une femme n’a jamais de peine à interpréter : ma vanité était flattée d’être remarquée d’un homme qui avait joué un si grand rôle ; mais lorsque je réfléchissais comment ce rôle s’était terminé, et que je songeais surtout que Calonne était l’amant de la Comtesse, que celle-ci ne verrait pas de bon œil que j’eusse quelques particularités avec lui, je craignais plutôt que je ne désirais qu’il cherchât à se lier plus étroitement avec moi. Je regardais donc comme un devoir d’éviter soigneusement l’occasion de me trouver seule avec l’ex-Ministre ; ce devoir fondé sur la reconnaissance, n’était point pénible pour moi ; j’ignorais que les femmes se font un jeu de se tromper réciproquement sur ce point, et qu’il n’est point d’amitié, point d’attachement entre elles qui ne cède à la vanité, à l’amour-propre et au désir de se supplanter.

J’étais dans ces dispositions lorsqu’une rupture éclatante eut lieu tout à coup entre les deux réfugiés. Le public sait déjà ce qui l’occasionna, mais il ignore peut-être que l’ex-Ministre et la Comtesse avaient déjà eu quelques différends entre eux, ce qui aggrava aux yeux de Madame de la Mothe, l’offense que M. de Calonne lui fit par le propos équivoque qu’il lui lança. Je dirai donc en peu de mots qu’étant à jouer ensemble au piquet, l’ex-Ministre s’écria sur un coup décisif : Madame, vous êtes marquée ! Le ton dont il prononça ces paroles, la manière dont il appuya sur le dernier mot annonçait assez l’intention d’une allusion maligne ; la Comtesse la sentit, elle en fut indignée au dernier point, et à l’instant une foule d’injures plus énergiques les unes que les autres sortirent de sa bouche ; l’ex-Ministre y répondit avec un feu à peu près égal. La Comtesse, hors d’elle-même, renverse la table qui la séparait de M. de Calonne ; elle fond sur lui, et ses belles mains qui jusqu’alors n’avaient fait que flatter la figure hétéroclite de son vieil amant, s’y font sentir d’une toute autre manière, et y forment une empreinte des plus désagréables : j’étais témoin de cette scène, et en vérité je ne savais si je devais rire ou m’affliger, car c’était un spectacle assez plaisant que de voir une jeune femme svelte et fringante aux prises avec un vieux penard qui malgré la supériorité de force de son sexe, avait peine à résister aux atteintes rapides et multipliées qui étaient portées avec une agilité sans égale. Cependant je me jetai entre les combattants, et je parvins à les séparer : l’ex-Ministre ramassa sa perruque, répara rapidement devant une glace le désordre de son ajustement, et prenant sa canne à bec de corbin, il sortit en murmurant les noms de G… et de P… La courroucée Comtesse le suivit jusqu’au bas de l’escalier, en lui ripostant par ceux de vieux coquin et de J… F… : après son départ elle continua encore à s’emporter en invectives, et dans sa colère elle dit mille choses contre ce Ministre, que j’ignorais et que le public ignore sans doute aussi, mais qui ne contribuèrent pas peu à me convaincre que l’ex-Ministre avait des torts réels envers les Français.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
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