Julie philosophe ou le Bon patriote/II/04

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Poulet-Malassis, Gay (p. 322-347).
Tome II, chapitre IV


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE IV.

Réflexions sur les causes de la révolution du 5 Octobre. La mort enlève à Julie son libérateur. Elle fait la connaissance du Comte de Mirabeau. Suite de ses liaisons avec le Comte. Portrait et conduite de ce dernier. Elle est chargée par lui d’une mission près des chefs des insurgés Brabançons.


Toute l’Europe a été instruite de cette seconde révolution, aussi étonnante que la première qui eut lieu le 5 Octobre, mais dont les causes et les principes furent bien différents ; un personnage d’un sang illustre en fut le principal moteur ; après avoir épuisé tous les genres de jouissance, après avoir bravé l’opinion et cherché un bonheur indépendant de l’estime publique, ce prince crut trouver une nouvelle jouissance dans cette opinion et cette estime qu’il avait jusqu’alors méprisées. Il se dit à lui même : faisons nous patriote, comme un autre aurait dit : faisons une partie d’échecs, ou faisons une promenade. Dès ce moment il se montra zélé défenseur de la cause du peuple. Celui-ci, qui ne juge ordinairement que sur les apparences, crut que ce changement était d’autant plus louable, qu’il était extraordinaire, et bientôt celui qu’il méprisait auparavant devint son idole et l’objet de son admiration ; mais comme un patriotisme qui reposait sur une base aussi peu solide, ne pouvait avoir d’heureux effets, comme son principe n’était point l’élan d’une âme naturellement grande et généreuse, qui se régénérant par un retour subit sur elle-même, déploie d’autant plus d’énergie qu’elle est restée plus longtemps dans l’inaction, ce patriotisme dégénéra bientôt. L’ambition se glissa dans le cœur de celui qui jusqu’alors avait eu des goûts trop vils, des sentiments trop bas pour la sentir. Des projets aussi odieux qu’insensés s’élevèrent au fond de son âme, et des Conseillers pervers, des ennemis de la nation le fortifièrent encore dans ses coupables desseins, en lui faisant entrevoir par toutes sortes de suggestions, la possibilité d’atteindre le grand but vers lequel son esprit avait osé se porter. Les plus grands crimes ne coûtent plus rien pour quiconque a pu convoiter le trône, ce nec plus ultra des désirs humains ; le Duc d…… en donna la preuve : une fois imbu d’un aussi fol espoir, et aveuglé par une ambition criminelle, il crut tout possible, il crut tout facile, tous les moyens lui parurent bons. Il se servit adroitement du masque du patriotisme pour parvenir à ses fins ; ses perfides agents le secondèrent et firent jouer les ressorts secrets qui donnèrent lieu à une nouvelle scène qui manqua d’avoir des effets si funestes. Un peuple trop prévenu se porta à Versailles, et tandis que cette troupe aveugle croyait n’agir que par l’impulsion de ce patriotisme qui s’était déjà si glorieusement manifesté, elle n’était que l’instrument dont on se servait pour commettre l’attentat le plus noir et le plus atroce. Ce fut à la faveur de ce désordre, que des scélérats, soudoyés par les chefs de ce complot affreux, cherchèrent à consommer leur crime. Une Reine trop blâmée allait en être la victime ; un Monarque bon et sensible allait succomber sous leurs coups, mais la Providence ne permit pas de pareilles horreurs, elle ne voulut pas qu’un peuple qui venait de se couvrir de gloire pût être accusé d’avoir été le meurtrier de son Roi, et que l’époque de sa liberté fût marquée par un régicide. Le héros du nouveau monde, le brave La Fayette, après avoir défendu la liberté contre la tyrannie, était aussi destiné à défendre l’autorité légitime, contre les excès de la licence et de l’anarchie ; il accourut avec les généreux soutiens de la France régénérée, il contint des citoyens aveuglés, et les scélérats mêlés parmi le peuple, ne purent effectuer leurs abominables desseins. Mânes des Varimont et des autres Gardes du Corps qui perdîtes la vie en défendant ceux dont la garde vous était confiée, permettez-moi de consacrer ici votre mémoire : cet hommage part d’un cœur citoyen, il ne pourra l’avilir ; les Français vous doivent un monument ; il ne formera point un contraste choquant avec le temple de la liberté, il fera voir au contraire que si la nation a su recouvrer des droits imprescriptibles, elle sait aussi respecter ceux qu’une possession légitime et une longue suite d’années ont consacrés. Oui, Français, ces braves militaires, en remplissant un devoir sacré, ont acquis autant de droits à votre reconnaissance que les intrépides vainqueurs de la Bastille ; ils ont empêché que la nation ne se couvrît d’opprobre, et si l’honneur vous a toujours été aussi cher que la vie, de quel prix ce service ne doit-il pas être à vos yeux ? Sans doute, après le sentiment de la liberté, cet honneur règnera toujours dans votre cœur, et comme pour être libre on n’en a pas moins besoin d’un chef, quel chef vous convient mieux qu’un Monarque honnête-homme, un Monarque légitime, enfin le descendant de votre père, le bon Henri IV ?

Les desseins des méchants sont tôt ou tard découverts, et lorsqu’ils échouent, lorsque leurs mines sont éventées, la honte dont les couvre la publicité de leurs noirs projets, et souvent même le désespoir de n’avoir point réussi, sont leur premier châtiment. On sait les suites de ces trop fameuses journées des 5 et 6 Octobre ; comment le personnage dont je viens de parler fut accusé par un homme incapable de mentir, d’avoir été l’auteur des désordres qui eurent lieu ; comment le digne successeur de Henri IV se montra magnanime envers celui qui avait conspiré contre lui, non seulement en lui pardonnant, mais encore en couvrant d’un voile spécieux sa sortie du royaume : le départ du Duc d…… ne fut pas au reste longtemps un mystère pour le public, et bientôt on sut à quoi s’en tenir à cet égard. Les secrets de cour sont les plus mal gardés, surtout lorsque l’envie et la jalousie trouvent leur avantage à les divulguer.

Ce fut quelques jours après cet événement que je perdis mon libérateur, mon amant, mon ami, le bon Chirurgien ; il était de la garde nationale et s’était rendu avec M. de La Fayette à Versailles. Le mauvais temps, les fatigues qui accompagnèrent cette excursion, lui occasionnèrent une fluxion de poitrine dont il mourut au bout de dix jours malgré tous les secours de l’art : pendant toute sa maladie je lui prodiguai les soins les plus tendres, et il expira dans mes bras.

L’exemple fait toujours plus que le précepte ; il faut voir, éprouver, pour bien juger, pour bien sentir ; c’est la vue des maux dont l’humanité est sans cesse affligée, qui nous fait apprécier les choses de ce monde à leur juste valeur ; c’est par la douleur et l’effroi que nous devenons meilleurs, et le tableau de la mort est, selon moi, ce qui nous apprend le mieux à vivre. Philosophes, moralistes, qui voulez corriger un jeune homme livré à ses passions, en proie à la vanité, à l’ambition, conduisez-le devant un de ses semblables qui vient d’expirer et dites-lui : Voilà l’homme. Ce spectacle, ce seul mot fera plus que tous les discours et toutes les représentations possibles.

Je regrettai sincèrement M. Larcher ; mon attachement pour lui, sans être précisément de l’amour, n’en était que plus solide. Cet honnête Chirurgien en était réellement bien digne : ami sincère, amant tendre, citoyen utile, patriote zélé, artiste habile, il réunissait toutes les qualités, toutes les vertus qui peuvent rendre un homme précieux à l’État et à la société. C’est parmi la classe mitoyenne, parmi les citoyens à demi-aisés qu’on trouve les hommes les plus recommandables par leurs talents et par leurs vertus. Assez éloignés de l’indigence pour pouvoir cultiver leur esprit, mais trop éloignés de l’opulence et des grandeurs pour se laisser corrompre le cœur, pour se livrer aux vices qui en sont la suite, ils vivent tranquillement sans connaître les tourments de l’ambition ni les suggestions souvent perverses de la nécessité ; sans connaître l’envie ni la jalousie, ils sont animés d’une noble émulation ; comme le désir d’augmenter leur bien-être est un aiguillon puissant, et que l’estime publique est pour eux un moyen de réussite, ils marchent d’un même pas à la fortune et à la considération. Du point de la sphère où ils sont placés ils voient mieux les hommes et les choses, et la connaissance des différents rapports que les unes et les autres ont entre eux, leur fournit de nouveaux moyens pour être utiles à leur patrie. Chacune de leurs actions est un service qu’ils rendent à l’État, et c’est de l’accomplissement même de leurs devoirs que résultent leur félicité et la prospérité du royaume. C’est cette classe mitoyenne qui forme, qui détermine l’opinion publique ; elle subjugue la classe inférieure qui se laisse aller à son impulsion, et la classe supérieure reconnaissant tacitement ses lumières, se soumet à ses décisions qu’elle craint. Aussi c’est elle qui a fait fructifier les principes de liberté répandus par quelques écrivains ; c’est elle qui a porté la révolution à sa maturité ; c’est elle enfin qui, dans l’assemblée nationale, a donné les meilleurs avis, et a fait rendre ces décrets sublimes qui ont posé la première base de notre régénération.

Aussitôt après la mort du Chirurgien, ses parents avaient fait mettre les scellés sur la maison ; je la quittai autant par cette raison que pour ne plus habiter une demeure qui m’eût rappelé sans cesse la perte que j’avais faite. Je pris un logement dans les environs du Palais royal, c’est-à-dire au centre de la capitale. Je vécus pendant quelque temps seule et sans former aucune liaison intime, mais cette vie n’était pas pour cela dépourvue d’agréments ; le tableau aussi piquant que varié que j’avais sans cesse sous les yeux, l’intérêt de tout ce qui se passait occupait agréablement mon attention ; on sait combien le séjour de Paris a d’attraits ; c’est l’endroit de la terre où l’on connaît le moins l’ennui ; les pauvres y sont trop occupés, les misérables souffrent trop, les riches ont trop de diversion pour connaître ce poison de la vie. D’ailleurs, le caractère naturel des habitants aide encore à l’écarter ; il les tient dans une activité continuelle qui attache toutes leurs facultés en leur présentant constamment un but auquel leur ardeur naturelle les fait tendre avec énergie. Comme à l’époque dont je parle, ce but était la liberté, leurs efforts pour l’atteindre étaient d’autant plus vifs ; tous les vœux, toutes les volontés, toutes les démarches se réunissaient vers ce grand objet, et Paris, quoiqu’ayant perdu près d’un tiers de sa population, en paraissait plus animé. Tel est l’effet de la liberté, elle vivifie, elle anime tout.

Confiante dans mes sentiments de patriotisme, je lisais avec le plus vif intérêt tout ce qui émanait de l’assemblée nationale, ainsi que les différents pamphlets, journaux et productions éphémères que la liberté de la presse faisait journellement éclore. Quoique parmi cette foule de feuilles périodiques dont Paris était inondé, il y en eût très peu de bonnes, cependant la diversité des opinions, la manière différente dont les mêmes sujets sont traités, la différence, la bigarrure des styles, l’opposition, les nuances des idées et des sentiments amusent le lecteur ; lorsqu’il est en état de comparer et de juger, il extrait de toutes ces productions un résultat qui lui aide à asseoir un jugement sur tout ce qui se fait et se dit. Je m’appliquai à suivre cette marche ; j’étais comme l’abeille qui tire les meilleurs sucs des différentes plantes sur lesquelles elle se repose dans sa course vagabonde. Par exemple, je cherchais le style et la force du raisonnement dans les Annales politiques ; l’expression mâle et énergique d’un citoyen ardent, ami de l’humanité et enthousiaste de la liberté, dans le Patriote Français ; les écarts originaux et piquants d’un démocratisme outré et fanatique, dans les Révolutions de France et du Brabant ; les faits, dans le Courrier de M. Gorsas ; les détails des séances des États-généraux dans l’Assemblée nationale de M. Rabaud de Saint-Étienne et le Bulletin de M. Knapen ; et des anecdotes piquantes, tant anciennes que modernes, dans les Lettres à M. le Comte de B… Un des résultats de la comparaison que je faisais de ces différents journaux, était que le patriotisme animait tous leurs auteurs, mais qu’il avait dans chacun des nuances distinctes, plus ou moins fortement exprimées, et causées par la différence des esprits, des opinions et souvent des intérêts, car l’intérêt entre toujours pour quelque chose dans les paroles et les actions des hommes.

Le fameux Comte de Mirabeau était logé dans un hôtel voisin de celui que j’habitais ; souvent je le voyais passer lorsqu’il se rendait à l’Assemblée nationale ; mes yeux se fixaient sur lui avec plaisir ; j’admirais en lui le zélé défenseur des droits de l’homme et du citoyen. Dans l’espèce d’enthousiasme que sa vue m’inspirait, je désirais vivement de faire sa connaissance et de goûter les charmes de la conversation d’un personnage aussi distingué par ses lumières que par son patriotisme.

C’est une chose remarquable que les grands hommes, les hommes qui se sont illustrés par leurs exploits guerriers ou par leurs talents littéraires, aient été presque tous portés à l’amour ; sans doute la raison en est naturelle : les grands caractères sont tous doués d’une sensibilité exquise ; cette sensibilité s’étend sur tous les points où elle peut s’appliquer, et l’amour est un de ceux sur lesquels elle se déploie avec le plus de complaisance et d’attrait. Leur âme remplie d’une énergie extraordinaire, ne sent rien faiblement, et comme leurs vues sublimes, leurs vastes conceptions les distinguent des autres hommes, de même leurs tendresses sont extrêmes, et ils ne connaissent point de bornes dans leurs amoureux écarts. Ils aiment tout vivement, la gloire et les femmes, et en unissant les myrtes aux lauriers, ils courent d’un élan également rapide au bonheur et à l’immortalité.

Le Comte de Mirabeau, à qui on ne peut refuser un grand caractère, une âme d’une trempe forte et du génie, offre un nouvel exemple de ce faible, ou plutôt de cette vertu des grands hommes. Son goût pour les femmes est connu, et on sait les écarts dans lesquels ce goût l’a entraîné. Un jour qu’il passait sous ma fenêtre et que j’y étais appuyée, ses yeux s’arrêtèrent sur moi, et il me considéra avec une attention qui ne me permit pas de douter que ma physionomie ne l’eût frappé ; il parut aussi remarquer de son côté qu’il fixait la mienne. Un représentant de la nation, un des principaux législateurs de la France sent toujours plus ou moins son importance ; le Comte surtout, à qui la connaissance qu’il avait des femmes, avait sans doute appris à moins les respecter, ne crut pas qu’il y avait beaucoup de façons à faire pour entrer en liaison avec moi : le lendemain j’étais encore à ma toilette, lorsque je le vis entrer ; il me dit qu’en qualité de voisin et d’admirateur de mes charmes, il venait me rendre visite ; il ajouta qu’il espérait que ce dernier motif surtout justifierait sa démarche à mes yeux : on peut juger si je lui fis un bon accueil. Nous entrâmes en conversation ; j’étalai tout mon esprit et toute mon érudition pour me mettre autant qu’il m’était possible au niveau d’un homme qui l’emportait encore sur M. de Calonne en génie et en talents. Le Comte de Mirabeau parut surpris, comme l’avait été ce dernier, de m’entendre raisonner avec assez de sens, sur diverses matières qu’il devait supposer au-dessus de ma portée. Je croyais, me dit-il, ne venir admirer qu’un beau visage, mais j’ai encore à m’extasier sur un objet bien plus rare dans une femme, l’esprit et les connaissances. — Vous me flattez, répondis-je au Comte, et je vous dirai, comme certain auteur dont j’ai oublié le nom : Je suis un instrument dont vous avez bien joué. — Ah ! reprit-il vivement, si cet instrument s’accorde si bien au moral, s’il s’échappe de lui des sons si harmonieux, avec quel plaisir j’éprouverais son harmonie au physique ! — Vous touchez-là une corde un peu plus délicate et plus difficile à émouvoir, dis-je au Comte en souriant. — Mais, Mademoiselle, répliqua-t-il, s’il existe, comme vous n’en doutez pas, une liaison immédiate entre le physique et le moral, auriez-vous la cruauté de vous opposer à ce que je passe par une heureuse transition de l’un à l’autre ? — Pour le moment cette transition serait trop rapide, répondis-je au Comte, et vous savez que les transitions n’ont de mérite qu’autant qu’elles font passer insensiblement d’un sujet à un autre ; vous me permettrez donc de m’en tenir à celui qui m’occupait trop agréablement pour que je me détermine à le quitter.

Nous continuâmes en conséquence la conversation morale que nous avions commencée. Le Comte paraissait charmé de la manière dont je la soutenais : après un assez long entretien, il me quitta, mais non sans me demander la permission de réitérer sa visite : j’étais trop satisfaite de lui et de moi-même pour la lui refuser.

Le jour suivant le Comte revint : après une conversation des plus agréables, et dans laquelle il fit briller tout son esprit, il remit sur le tapis sa transition de la veille ; il s’y prit si adroitement, il me donna de si bonnes raisons, que je ne pus me refuser à admettre cette figure de rhétorique. Une femme patriote peut-elle refuser quelque chose à un membre des États-généraux ?… Oh, Messieurs les Représentants de la nation, que vous êtes heureux : vous êtes assurés de ne pas trouver une seule cruelle dans Paris. Quelle est celle d’entre nos aimables citoyennes, qui ne se ferait pas gloire d’aider à vous délasser des travaux importants auxquels vous vous livrez ? Quelle est celle qui ne voudrait pas par ce généreux dévouement acquérir des droits à la reconnaissance de vos concitoyens ? Il est vrai que quelques maris pourraient trouver que c’est pousser trop loin le zèle patriotique, mais nos Parisiens, en général, ne sont pas accoutumés à y regarder de si près avec leurs chastes moitiés, et dans la nouvelle ardeur qui les transporte, je suis assurée qu’il n’y en a pas un qui ne consentît de bon cœur à être cocu, pourvu que la révolution réussisse, et que l’édifice de sa liberté soit entièrement consolidé.

Ce tendre entretien fut suivi de plusieurs autres, et bientôt il se forma entre nous la plus grande intimité ; ce que M. de Calonne m’avait prédit se réalisa : je devins la maîtresse d’un membre, et d’un membre distingué des États-généraux. Quoique je fusse instruite en partie des détails de la vie privée du Comte, et que certainement il y ait bien des choses à redire sur ce point, cependant cette connaissance ne diminuait rien des sentiments que j’avais conçus pour lui. L’homme privé disparaissait à mes yeux devant l’homme public, le libertin un peu outré devant l’homme de génie, et le roué devant le citoyen patriote ; cette dernière qualité surtout effaçait toute impression qui eût pu lui être défavorable, et les services qu’il avait rendus à la patrie compensaient à mes yeux les faiblesses et les écarts du Comte comme particulier.

Le Comte de Mirabeau est laid, c’est-à-dire que ses traits ne sont point ceux qui caractérisent la beauté, mais il règne sur toute sa physionomie cette expression sans laquelle la beauté elle-même n’est rien ; elle couvre entièrement la laideur. Le génie brille dans ses yeux, et l’auteur des Lettres de cachet subjugue autant par ses regards que par ses discours. C’est la figure d’un homme libre, et elle doit plaire à quiconque aime la liberté ; son air, sa démarche, tout annonce en lui des principes grands, mâles et élevés ; enfin ses dehors correspondent avec la hauteur de sa pensée ; à le voir autant qu’à l’entendre, on se dit : voilà l’ennemi juré du despotisme.

Cette énergie qui caractérise le Comte, ne se manifeste pas moins au physique qu’au moral ; c’est un Démosthène dans la tribune aux harangues, c’est un Hercule dans la lutte amoureuse, et s’il sait lancer les traits les plus forts contre le despotisme, il ne décoche pas avec moins de vigueur ceux de l’amour. D’après la manière dont je me suis montrée au lecteur, il n’aura pas de peine à croire que cette dernière qualité de mon amant ne fût d’un certain mérite à mes yeux : nous vécûmes pendant près de deux mois dans une agréable et douce harmonie. Le Comte me consacrait tout le temps que ses occupations importantes lui laissaient. Cette connaissance n’était point pour moi une source d’opulence, comme l’avait été celle de M. de Calonne, car on sait que le Comte de Mirabeau est toujours aux expédients, et que l’économie n’est pas une de ses vertus ; mais outre que j’avais encore de quoi vivre honnêtement pendant longtemps, j’étais trop flattée d’avoir pour amant un homme célèbre, un zélé patriote, pour m’occuper de toute autre considération ; cependant, au milieu de nos conversations, je crus m’apercevoir que M. de Mirabeau n’était point animé par ce patriotisme pur, désintéressé qui vous porte aux plus grands sacrifices, et qui vous fait préférer le bien-être de la patrie à votre bien-être personnel, à votre gloire même. Je remarquai que le Comte était dominé par une forte ambition, que le désir de faire parler de lui, de se faire une grande réputation était le premier mobile de toutes ses paroles, de toutes ses démarches, et que l’intérêt surtout y entrait pour beaucoup. Le Comte avait toujours visé au ministère, et tout en écrivant contre le Gouvernement, il n’avait rien négligé pour y parvenir ; ses efforts avaient été inutiles. En se rendant le champion du parti démocratique, dans l’Assemblée nationale, il crut embrasser un nouveau moyen pour atteindre ce but, et peut-être y eût-il réussi si le décret des États-généraux, qui portait qu’aucun membre de l’Assemblée ne pourrait devenir Ministre, n’eût entièrement détruit ses espérances. Ce fut au milieu du vif regret que lui causa ce défaut de succès, qu’il porta ses vues d’un autre côté, et qu’il se rendit un des plus zélés partisans de ce personnage dont j’ai parlé plus haut, qui osa s’appuyer de la faveur du peuple pour tenter de parvenir au trône par le plus grand des attentats : je n’appris que dans la suite la part que le Comte de Mirabeau avait eue à cette trame ; si j’en eusse été instruite à l’époque de mes liaisons avec lui, cette connaissance eût sans doute bien rabattu de la bonne opinion que je m’étais formée de lui.

On sait que la révolution de France fut suivie d’une insurrection à peu près semblable dans les Pays-Bas autrichiens, mais qui eut des causes entièrement opposées. Le Comte de Mirabeau était en grande relation avec les chefs de cette insurrection. Un jour que nous étions ensemble : Julie, me dit-il, vous qui êtes un des plus zélés partisans de la liberté, vous pouvez rendre un grand service à ceux qui soutiennent la même cause. — Je lui demandai avec empressement de quoi il s’agissait : — J’ai, me répondit-il, des avis de la plus grande importance à faire passer à ceux qui sont à la tête du parti patriotique en Brabant, je ne puis les envoyer par la poste, ils courraient risque d’être interceptés par le Gouvernement de Bruxelles : comme j’ai la plus grande confiance en vous, et que d’ailleurs une femme n’est point suspecte en pareil cas, c’est sur vous que j’ai jeté les yeux pour cette mission, persuadé que vous ne me refuserez point ce service. — Je répondis au Comte qu’il avait bien jugé de moi, que j’étais prête à lui donner toutes les preuves de dévouement qui seraient en mon pouvoir. Mon amant me remercia, et après m’avoir témoigné, par les plus tendres caresses, combien il me tenait compte de mon zèle à l’obliger, il me quitta pour aller tout disposer pour mon départ.

Le même soir le Comte revint ; il me remit un paquet cacheté et me donna les instructions nécessaires, ainsi que l’argent pour les frais de mon voyage jusqu’en Brabant. Il me dit que je recevrais encore de M. Vander-Noot une certaine somme comme indemnité, et qu’à coup sûr cette indemnité surpasserait de beaucoup ma dépense : une chaise de poste arriva avec un domestique du Comte qui devait m’accompagner à franc-étrier, et après de tendres adieux, je partis.