Justice aux Canadiens-Français !/Chapitre I

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I


Monsieur de Coubertin a donné pour titre à son étude : Canada Britannique et Canada Français. Il est facile de deviner le motif de cette distinction subtile.

Fervent admirateur de l’éducation anglaise, préoccupé par-dessus tout de faire partager son admiration, il lui fallait, quelque peu au détriment de l’exactitude, établir une différence bien tranchée entre l’élément anglais et l’élément français de la population du « Dominion. »

L’auteur, en choisissant son titre, ne paraît pas s’être douté qu’il donnait à ses lecteurs une fausse idée de la géographie politique de la Puissance.

L’erreur, en elle-même, serait de peu d’importance partout ailleurs qu’en France. Que de gens, dans mon pays, après avoir lu l’ouvrage de monsieur de Coubertin, se représenteront l’Amérique Britannique du Nord divisée en deux provinces, habitées par des populations rivales tout occupées à lutter entre elles sur le terrain religieux, politique et social !

N’eût-il pas été plus conforme à la logique de présenter au lecteur un tableau d’ensemble de cette immense possession anglaise, plus étendue que les États-Unis, presque aussi grande que l’Europe ; de la montrer sillonnée par plus de 13 000 milles de voies ferrées ; étendant son action commerciale, des bords de l’Atlantique à ceux du Pacifique, et contrôlant une partie considérable du trafic de la puissante république sa voisine, en attendant que le « transcontinental canadien » devienne le chemin de transit le plus fréquenté entre l’Europe et l’Asie.

Après avoir montré que cette activité commerciale était l’œuvre d’un petit peuple d’à peine cinq millions d’hommes, monsieur de Coubertin aurait eu le droit d’aborder les questions de race, et d’apprécier avec plus d’autorité la part dévolue aux Canadiens-Français dans cet admirable tournoi du travail et de l’initiative individuelle.

Parlant de Montréal, l’auteur affirme que « le voisinage des États-Unis lui a donné quelque chose de Yankée, d’inachevé par conséquent, et de fiévreux. »

Monsieur de Coubertin est passé par Toronto, il est permis de supposer que, dans la fièvre de son voyage, il a quelque peu mêlé ses notes sur cette dernière ville avec celles consacrées à Montréal… si toutefois il est possible de dire que les œuvres américaines portent en elles le cachet de l’inachevé !

Rien, à Montréal, ne décèle l’américanisme, si ce ne sont pourtant les démonstrations bruyantes d’un petit groupe d’annexionnistes, dont les rêves peuvent bien avoir séduit le voyageur.

Cette agitation fiévreuse, qui l’étonne, me paraît de bon augure : elle n’est que la caractéristique d’une puissante activité, et ne peut que faire honneur aux hommes d’affaires de Montréal. Cette activité, d’ailleurs, se traduit par des chiffres qui ont leur éloquence.

La population de Montréal était, en 1881, de 140 747 âmes ; cette même année, la valeur de la propriété était évaluée à 80 275 910 dollars.

Sept ans plus tard, la population se chiffrait par 200 000 âmes environ, et on évaluait la propriété à 109 millions de dollars !

À ce compte, quelle ville n’accepterait pas volontiers de porter le cachet « d’inachevée et de fiévreuse ! » Puis, monsieur de Coubertin gravit la montagne qui surplombe la ville, et, du haut de ce « Mont-Royal », tout vibrant encore du souvenir de Jacques Cartier, de Champlain, de Maisonneuve, noms illustres qui ne trouvent pas le chemin de son cœur, il lance une prophétie : « … d’innombrables clochers surgissent de tous côtés, églises, couvents, séminaires, qui vont s’enrichissant toujours, et constituent un des dangers de l’avenir. »

J’avoue que cette sortie m’avait tout d’abord quelque peu surpris, et je me demandais à quel mobile avait obéi monsieur de Coubertin en lui donnant la première place dans la suite de ses observations.

La dernière page de son ouvrage m’a donné la clef de cette énigme, en m’apprenant que son travail était un rapport adressé à monsieur le ministre de l’instruction publique de France !

Monsieur de Coubertin est un républicain ; à cela rien de mal, mais il me paraît s’être rallié au régime actuel en abandonnant derrière lui armes et bagages.

De plus, ce qui frappe, dans l’œuvre de monsieur de Coubertin, c’est la vivacité avec laquelle il passe, sans transition, d’une idée à une autre ; il juge sans appel, et ses arrêts se passent volontiers d’avocats comme de réquisitoire.

Après avoir présenté la richesse de nos communautés religieuses comme une source de dangers, dont il n’indique pas, il est vrai, la nature, l’auteur ajoute : « Cette formidable puissance financière correspond, cela va sans le dire, à un despotisme moral plus grand encore. »

Avant de discuter le bien-fondé de cette assertion, que monsieur de Coubertin me permette de lui rappeler deux faits ayant leur importance, et dont l’un comporte avec lui une grave leçon, que je livre aux méditations de monsieur le ministre de l’instruction publique.

Ces grandes communautés, dont les richesses suscitent les défiances de monsieur de Coubertin, doivent, pour la plupart, l’origine de leur fortune à la munificence des rois de France, et c’est grâce à la politique éclairée, tolérante et conservatrice de la nation anglaise, qu’elles ont pu se maintenir, en dépit de la conquête et de ses cruelles alternatives.

Ces communautés font donc revivre, à travers les siècles, une des époques les plus glorieuses de notre histoire nationale, et demeurent, au milieu de l’Amérique protestante, comme la plus éclatante manifestation de l’esprit de libéralisme anglais.

À ce double titre, la richesse de nos ordres religieux mérite, à tout le moins, d’être critiquée avec mesure et prudence.

Que monsieur de Coubertin me permette une digression ; aussi bien, d’ailleurs, ces pages ne sont-elles qu’une causerie, destinée bien plus à corriger, qu’à critiquer les notes du voyageur.

Je me rendais hier à Montréal : dans le train un homme vint s’asseoir auprès de moi, c’était le serre-frein : « Vous êtes français, monsieur ? » me dit cet homme, et, comme je lui répondais affirmativement, il ajouta : « Oh ! monsieur, je voudrais bien voir la France ! croyez-vous qu’avec un cent piastres d’économie je pourrais lui payer une petite visite ? » Ne voulant pas décourager ce brave garçon, je lui assurai que cela était possible. Sa figure s’illumina de joie, et il poursuivit : « C’est que voyez-vous, nous tous de la famille canadienne, nous sommes ben français, c’est comme qui dirait d’une pataque importée de France et plantée au Canada ! »

Saluez, mon cher de Coubertin, ces paroles d’un humble canadien, comme moi-même je l’ai fait dans l’émotion dont mon cœur était rempli !

Demandez-vous s’ils méritent, ceux-là qui cultivent si pieusement le culte de la patrie perdue, de voir leurs travers révélés, au détriment de leurs nobles qualités.

Je vous ai laissé sur le sommet du Mont-Royal, je m’empresse de vous y aller retrouver.

De ce point élevé, il me sera facile de vous démontrer, je crois, l’inexactitude de ce passage de votre livre : « Les Canadiens-Français sont les humbles esclaves de leur clergé et de leurs congrégations. Clergé et congrégations enchaînent les esprits en prétendant les guider, et leur domination pèse lourdement sur une partie de la population, que les travaux de la terre ne suffisent plus à charmer, et qui prendrait volontiers sa part du mouvement littéraire et scientifique universel »

Transportez-vous, par la pensée, au centre de l’une des nombreuses usines dont vous voyez, au loin, les panaches de fumée obscurcir l’atmosphère.

Parlez à ces mécaniciens, attentifs au fonctionnement de leur machine ; dans quelle langue vous répondront-ils, pour la plupart ? dans la vôtre : ce sont des Canadiens-Français.

Interrogez au hasard, l’un de ces mille ouvriers empressés à leur travail. En lui, vous reconnaîtrez un Canadien-Français.

Élevez-vous d’un degré dans la hiérarchie du travail : à quelle nationalité appartiendront ces contremaîtres, intermédiaires intelligents entre le patron et l’ouvrier ? à la nationalité canadienne-française.

Mais, direz vous, dans les bureaux, sans aucun doute, le maître que je saluerai représentera le capital anglais ?

Cela est vrai en partie, mais voici qui ne l’est pas moins : si, par l’effet magique d’une fée malfaisante, le génie de l’artisan canadien-français était subitement annihilé, la plupart des fabriques n’auraient plus qu’à fermer leurs portes.

Ce n’est pas tout : suivez-moi dans ces rues populeuses, dont vous admirez, à juste titre, le parfait alignement ; entrons, si vous le voulez bien, dans l’un de ces grands magasins de la rue Notre Dame ou de la rue Saint-Jacques ; qui trouverons-nous, occupant des postes de confiance ? des CanadiensFrançais ; commerçants adroits, auxiliaires précieux, employés dévoués !

Mais, remarquerez-vous, sans doute vos paroles ne servent qu’à constater la justesse de mon observation, et vous paraissez croire avec moi que les Canadiens-Français, aptes aux fonctions subalternes, sont incapables de s’élever plus haut.

Un peu de patience, mon cher de Coubertin, et suivez moi dans cette belle ville de Montréal : je vous y ménage bien des surprises.

Savez-vous que, « dans cette cité à l’aspect inachevé et fiévreux, » six banques canadiennes-françaises rivalisent avec leurs sœurs anglaises, sinon de puissance, tout au moins de crédit ?

Savez-vous que ces banques ne représentent pas seulement l’épargne de milliers de Canadiens-Français, mais qu’elles sont alimentées par les profits de grandes maisons de commerce dirigées par des Canadiens-Français ?

Parcourez les grandes artères commerciales de la métropole du Canada, vous serez surpris du nombre de noms français inscrits à la devanture des magasins.

Visitez le quartier de la finance, le nom de l’agent de change le plus en vue sera celui d’un Canadien-Français.

Entrez à l’hôtel de ville : le maire est un Canadien-Français ; le président du comité des finances est également un Canadien-Français ; l’avocat de la ville est encore un Canadien-Français ; la majorité des conseillers est, enfin, française, et tous ces hommes, appelés à présider aux destinées de Montréal, sont des commerçants ou des industriels dont l’influence ne le cède en rien à celle de leurs confrères d’origine anglaise.

Faites une courte visite au palais de justice : sur le banc, à côté de leurs collègues d’origine britannique, vous verrez des juges Canadiens-Français, dont le savoir fait l’admiration des hommes compétents des deux nationalités.

Demandez à quelle race appartiennent les avocats les plus en renom de la Puissance ; on vous répondra en vous citant des noms français.

Les Anglais reconnaissent eux-mêmes notre supériorité dans tout ce qui touche aux choses de l’esprit ; aussi n’hésitent-ils pas à envoyer leurs étudiants se former à l’école de nos jurisconsultes.

Je pourrais vous prouver également qu’un grand nombre d’entre eux ne dédaignent pas, pour leurs enfants, les leçons de nos universités catholiques.

Quel est, à Ottawa, le chef reconnu de la « loyale opposition ? » un Canadien-Français : l’honorable Wilfrid Laurier ; les députés de la gauche parlementaire, à quelque race qu’ils appartiennent, reconnaissent son ascendant de par l’autorité de son talent.

Aux côtés de sir John A. Macdonald, quel ministre préside, depuis près de vingt-cinq ans, au prodigieux développement économique de notre pays ? encore un Canadien-Français : sir Hector Langevin.

Quel est, enfin, cet orateur incomparable dont la parole ardente soulève l’enthousiasme de la nation entière ? un autre Canadien-Français : l’honorable secrétaire d’État Chapleau.

Eussiez-vous parcouru nos campagnes que votre opinion sur les Canadiens eût sans doute été bien différente de celle que vous exprimez dans votre livre.

Notre population vous aurait frappé par l’affabilité de son accueil, son attachement aux saines traditions du passé, son respect pour les ministres de la religion, et sa profonde connaissance des libertés constitutionnelles que le gouvernement anglais lui a octroyées.

Tout au plus auriez-vous pu constater que, dans la province de Québec l’agriculture pratique n’a pas réalisé d’aussi rapides progrès que dans celle d’Ontario, et que la trop grande prudence de ses habitants est peut-être une des causes de cette infériorité. Mais cette prudence même n’est-elle pas, pour tout esprit attentif, une des garanties de la supériorité agricole réservée à notre province dans des temps prochains.

Les statistiques fournissent à ce sujet d’intéressants renseignements.

Dans la province de Québec, l’étendue des terres détenues par les cultivateurs est de 18 000 378 arpents ; dans la province d’Ontario, elle est de 23 309 264 arpents.

Le nombre des propriétaires dans la première province, est d’environ 175 731 ; dans la seconde, de 266 485.

Ceci établi, savez-vous à quel chiffre s’élève la valeur de la propriété grevée d’hypothèques dans les deux provinces ?

Dans Ontario, à 174 676 062 dollars ; dans Québec, à 1 949 638 dollars !

Tandis que 16 compagnies de prêts suffisent amplement aux besoins des cultivateurs de la province de Québec, 79 trouvent le moyen de faire de belles affaires dans celle d’Ontario !

En résumé, les Canadiens-Français, pour être moins développés que leurs voisins de l’ouest sous le rapport agricole, sont, pour le plus grand nombre, propriétaires d’un sol libre de toutes servitudes, à l’exception de celles que leur impose la loi.

Comment allier, mon cher de Coubertin, cette sage entente de leurs intérêts, chez nos habitants, avec les dispositions d’esprit que vous voulez bien leur prêter ?

Avouez simplement que vous n’avez pas suffisamment observé, avant de donner à vos études une forme définitive en les publiant.

Laissez-moi placer sous vos yeux des extraits de discours prononcés en Angleterre par deux de nos hommes d’État les plus en vue, tous deux Anglais et protestants.

Le 4 février 1886, sir John A. Macdonald, parlant au Saint-Georges club, à Londres, disait : " French-Canadians are a moral and religious people, listening to their hierarchy and their priesthood, and as a Protestant, I have no hesitation in saying that the best and finest moral police in the world, was to be found in the priesthood of French-Canada. "

Dans un discours à Dundee, en Écosse, l’honorable Alexandre Mackenzie disait, la même année, je crois : " The French people in Canada are in the position of a people speaking an alien language, but do not consider themselves an alien people, and are at this moment as proud of British law and freedom as any portion of the Canadian people ; and as Lord Dufferin remarked the other day in London, there is no class or population more thoroughly trained in Parliamentary practice and life, and to all the rights and feelings of an independent and proud people."

Vous parlez anglais, mon cher de Coubertin, je ne vous traduirai donc pas les paroles que je viens de citer ; j’ajouterai seulement que, des deux orateurs sur l’autorité desquels je m’appuie, le premier dirige depuis plus de vingt-cinq ans, presque sans interruption, la politique fédérale du Dominion, et que le second a été premier ministre de la Puissance de 1873 à 1878.

L’un, sir John A. Macdonald, incarne en lui la politique conservatrice ; et l’honorable A. Mackenzie a été longtemps le chef reconnu du parti libéral.

Vous terminez votre chapitre par ces lignes : « Au Canada, on fait des affaires, ou plutôt on rêve d’en faire sans y parvenir » ; et vous ajoutez que « les Canadiens sont bel et bien des coureurs de dollars, et qu’ils ne sont après tout que des paysans Normands, dont ils ont les instincts aussi bien que l’accent. »

Je laisse aux chiffres le soin de répondre à votre première affirmation.

Consultez les tableaux ci-joints, et vous verrez que les affaires, au Canada, ne sont pas à dédaigner.








Et maintenant, qu’entendez-vous par « coureurs de dollars » ?

En ce siècle de practicisme à outrance (pardonnez-moi ce mot), qui n’est pas un « coureur de dollars » ? Vous, moi, tous, nous le sommes à un degré différent, et si c’est là une marque infamante, nous en portons chacun l’empreinte.

À quoi bon discuter la comparaison que vous établissez entre les Canadiens-Français et nos paysans normands ? Vous savez, ce que veut dire « rusé normand. »

Eussiez-vous désiré exercer une méchanceté à l’égard de nos frères d’Amérique, que vous n’eussiez pu mieux trouver.