Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-00-1

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. vii-x).

PRÉFACE.

À ma bonne amie.

Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet ouvrage. À la fois l’exemple et l’honneur de ton sexe, réunissant à l’âme la plus sensible l’esprit le plus juste et le mieux éclairé, ce n’est qu’à toi qu’il appartient de connaître la douceur des larmes qu’arrache la vertu malheureuse. Détestant les sophismes du libertinage et de l’irréligion, les combattant sans cesse par tes actions et par tes discours, je ne crains point pour toi ceux qu’a nécessités dans ces mémoires le genre des personnages établis ; le cynisme de certains crayons (adoucis néanmoins autant qu’on l’a pu) ne t’effraiera pas davantage ; c’est le vice qui, gémissant d’être dévoilé, crie au scandale aussitôt qu’on l’attaque. Le procès du Tartuffe fut fait par des bigots ; celui de Justine sera l’ouvrage des libertins ; je les redoute peu : mes motifs dévoilés par toi n’en seront point désavoués ; ton opinion suffit à ma gloire, et je dois, après t’avoir plu, ou plaire universellement, ou me consoler de toutes les censures.

Le dessein de ce roman (pas si roman qu’on le croirait) est nouveau sans doute ; l’ascendant de la vertu sur le vice, la récompense du bien, la punition du mal, voilà la marche ordinaire de tous les ouvrages de cette espèce. Ne devrait-on pas en être rebattu ?

Mais offrir partout le vice triomphant et la vertu victime de ses sacrifices ; montrer une infortune errante de malheurs en malheurs, jouet de la scélératesse, plastron de toutes les débauches, en butte aux goûts les plus barbares et les plus monstrueux, étourdie des sophismes les plus hardis, les plus spécieux ; en proie aux séductions les plus adroites, aux subornations les plus irrésistibles ; n’ayant pour opposer à tant de revers, à tant de fléaux, pour repousser tant de corruptions, qu’une âme sensible, un esprit naturel et beaucoup de courage ; hasarder en un mot les peintures les plus hardies, les situations les plus extraordinaires, les maximes les plus effrayantes, les coups de pinceaux les plus énergiques, dans la seule vue d’obtenir de tout cela l’une des plus sublimes leçons de morale que l’homme ait encore reçues : c’était, on en conviendra, parvenir au but par une route peu frayée jusqu’à présent.

Aurai-je réussi. Constance ? Une larme de tes yeux déterminera-t-elle mon triomphe ? Après avoir lu Justine, en un mot, diras-tu : « Oh ! combien ces tableaux du crime me rendent fière d’aimer la vertu ! Comme elle est sublime dans les larmes ! Comme les malheurs l’embellissent ! »

Ô Constance ! que ces mots t’échappent et mes travaux sont couronnés.

(De Sade, Préface de Justine. 1792.)