Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-00-2

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. xi-xiv).

INTRODUCTION.

Le bonheur n’est qu’un mot ; le malheur est une chose qui résulte de faits, et rien n’est absolu comme un fait. On rêve le bonheur, on ne le goûte nulle-part : le malheur, au contraire, se perçoit par tous les sens ; il pénètre par tous les pores jusqu’au cœur de l’homme ; il constitue, pour ainsi dire, l’état normal de l’humanité telle que l’a faite cette longue suite de législateurs stupides ou barbares exploitant la matière humaine à leur profit ou au profit de quelques individus plus stupides ou plus barbares qu’eux.

Nous le demandons à tout homme qui raisonne, à tout homme qui a quelque chose dans la tête et dans le cœur, que sont ces prétendus progrès de la civilisation que nous vantent sans cesse ces manipuleurs de phrases dont le métier est de dire et d’écrire ce que d’autres ont dit et écrit avant eux ? Les hommes sont-ils meilleurs aujourd’hui qu’il y a mille ans ? Les plus fourbes ne sont-ils pas toujours les plus heureux ? Il est vrai que l’on vante bien haut la vertu ; mais où la trouve-t-on ? Les gens puissans ne sont-ils pas toujours haineux et cruels ; et ceux qui aspirent à la puissance, rampans et lâches ? Les lumières sont plus grandes de nos jours qu’elles ne l’ont jamais été ; c’est vrai pour quelques-uns ; mais en quoi cela sert-il l’humanité ? Que font pour les masses ces personnes éclairées ?

Eh ! misérables hypocrites, qui avez la prétention de rendre les hommes meilleurs, commencez par les rendre moins malheureux, et vous aurez fait plus de la moitié de la besogne ; c’est la misère, ce sont les privations de toute espèce, les souffrances physiques et morales qui enfantent presque tous les crimes. Que faites-vous pour guérir ces malades que la fièvre du désespoir a égarés ? Vous les jetez dans une sentine de vices ; vous obéissez à la colère au lieu d’écouter la raison. Ces malheureux n’ont été coupables qu’une fois, vous les condamnez à l’être toujours ; parce qu’ils ont eu faim et froid, vous voulez qu’ils aient toujours froid et faim ; et alors vous criez bien fort que vous êtes des gens de bien !… Je vous dis, moi, que la plupart des infortunés dont vous peuplez les bagnes vaudraient mieux que vous, s’ils avaient comme vous les pieds chauds en hiver et l’estomac garni, de frais ombrages en été, et de l’or pour satisfaire leurs goûts.

L’aspect de notre civilisation est hideux pour quiconque pense et sent ; une réforme complète est indispensable ; à qui devra-t-on ce bienfait ?

Ce n’est pas nous, chétif avocat de l’humanité souffrante, qui avons la prétention de changer la face du monde moral ; nous avons voulu prouver seulement que, grâce à l’état actuel de la société, à nos mœurs qui en sont la conséquence immédiate, le malheur est d’autant plus intense que l’individu qu’il frappe a plus de vertu ; nous voulons que par cet exorde, comme aussi par le titre que nous avons adopté, on sache d’abord à quoi s’en tenir. C’est aux lumières du siècle que nous soumettons nos pensées, c’est aux cœurs vertueux (hélas ! bien rares) que nous cherchons à plaire : captiver leur attention, mériter leurs suffrages, voilà l’unique récompense digne de nos travaux. Quant aux méchans, nous les bravons ; nous haïssons les hypocrites, en riant à l’avance des sots que scandalisera le titre de notre livre.

En définitive, n’aspirant point aux palmes glorieuses des martyrs, il a été indispensable de jeter un voile léger sur de nombreux tableaux ; mais, exposé au grand jour, le coloris n’en sera pas moins vif.

Enfin montrer la vérité toute nue c’était la livrer au mépris de la multitude, toujours imbue de préjugés ridicules… Nous ne l’avons pas exposée. Mais n’est-ce point un problème résolu à l’affirmative que d’en référer aux lecteurs perspicaces et éclairés ?


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