Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-02

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 19-39).

II.

DEUX SŒURS.

Justine et Juliette apprirent en même temps la ruine et la mort du marquis de Melleran, leur père. Justine, l’aînée, douce, sensible et bonne, ressentit un violent chagrin. Juliette, ardente et dissimulée, fut moins affectée de la mort du marquis que de la perte de sa fortune ; elle parvint cependant à verser quelques larmes devant les personnes qui vinrent leur annoncer cette double catastrophe ; mais sa douleur fut de courte durée.

— En vérité, dit-elle à Justine lorsqu’elles furent seules, tu as grand tort de te désoler si fort : ne sommes-nous pas jeunes et jolies ? J’ai entendu dire cent fois qu’il n’en fallait pas davantage pour être fêtée dans le monde. Pour moi, j’avoue que je vais me trouver bien heureuse en sortant de ce tombeau où je devais encore passer deux ans.

— Eh ! malheureuse, que feras-tu sans guide, sans appui ? Comment éviteras-tu les piéges tendus par le vice, et vers lesquels ton inexpérience te précipitera ?

— Qu’ai-je à perdre, puisque nous ne possédons rien ?

— Ta vertu, Juliette.

— Ne sais-tu pas que cela s’échange contre du plaisir ? Crois-moi, nous ne regretterons pas le marché.

— Juliette ! Juliette ! que dis-tu ? le déshonneur ne t’effraie donc pas ?

— Et toi, es-tu séduite par la perspective de vivre dans la misère, et te sens-tu de force à renoncer aux joies de ce monde pour n’en connaître que les peines ? Tu es libre d’ailleurs de penser et d’agir comme il te plaît ; quant à moi, ma résolution est prise, et rien ne pourrait m’en faire changer.

Ces paroles augmentèrent encore le chagrin de Justine ; mais elle connaissait trop bien le caractère absolu de sa sœur pour tenter de la faire revenir à des sentimens plus honorables. Ce jour-là même, une dame d’un âge déjà avancé, et de l’air à la fois le plus distingué et le plus respectable, se présenta au pensionnat, et se dit chargée, par la famille de l’infortuné marquis, de payer les quartiers échus, et d’emmener les deux sœurs. Juliette, malgré l’habitude de la dissimulation qu’elle avait contractée, ne put cacher le plaisir que lui causait cet événement ; Justine, au contraire, le regarda comme un surcroît de malheur, et ses larmes devinrent plus abondantes lorsqu’elle fit ses adieux à ses maîtresses et à ses compagnes. Enfin toutes trois montèrent dans la brillante voiture qui les attendait à la porte, et qui les emporta avec la rapidité de l’éclair.

— Consolez-vous, mon enfant, dit la dame à Justine, qui ne cessait de pleurer, l’infortune qui vient de vous atteindre est grande sans doute ; mais Dieu a mis partout le bien à côté du mal, et il n’abandonnera pas deux agneaux sans tache qui n’ont rien fait pour mériter son courroux.

Justine soupira ; Juliette sourit de pitié ; et la vieille reprit :

— Peut-être vous attendiez-vous à ne trouver dans le monde que des cœurs secs, incapables de compatir à vos peines ; grâce au ciel, il n’en sera pas ainsi, et j’espère que vous trouverez la position qui vous attend préférable à celle que vous quittez.

Pendant qu’elle parlait ainsi, la voiture continuait à rouler avec une rapidité extraordinaire ; Justine s’aperçut bientôt que l’on franchissait la barrière.

— Vous nous conduisez donc hors de Paris, madame ? demanda-t-elle.

Ces simples paroles produisirent plus d’effet sur Juliette que tout ce qui s’était passé jusqu’alors.

— Hors de Paris ! s’écria-t-elle avec inquiétude : aurait-on l’intention de nous confiner dans quelque obscur village, de nous séquestrer du monde pour nous faire expier les torts de notre père ? S’il en était ainsi, je dois dire que je suis disposée à résister par tous les moyens possibles…

— Pauvres petites, dit la vieille, je conçois vos craintes : le malheur rend injuste et défiant. Rassurez-vous, mes chères filles ; le comte de Bonvalier, votre protecteur, n’a d’autre intention, en mettant pour quelques jours à votre disposition son charmant château de Belcour, que de gagner le temps nécessaire pour que vous reparaissiez à Paris d’une manière brillante et convenable à votre rang. Ainsi, tandis que vous goûterez les plaisirs innocens de la campagne, on achèvera vos voitures de deuil, et l’on meublera vos appartemens.

— Le comte de Bonvalier ! s’écria Justine ; celui que la voix publique désigne comme le meurtrier de notre père !…

C’est une horrible calomnie, mon enfant, dont l’auteur sera sévèrement puni dès qu’on aura pu le découvrir.

Justine se tut, le visage de Juliette était rayonnant. La voiture continuait à avancer de toute la vitesse de deux vigoureux chevaux ; il faisait nuit lorsqu’elle arriva au château de Belcour. C’était, ainsi que l’avait dit la vieille, une habitation charmante : parc immense, jardins délicieux, appartemens magnifiques, rien n’y manquait. En mettant pied à terre, les deux sœurs aperçurent le comte qui leur offrit la main, et les conduisit à l’appartement qui leur avait été préparé afin qu’elles pussent prendre un peu de repos avant le dîner. M. de Bonvalier parut empressé, mais respectueux.

— Mes charmantes pupilles, dit-il en se retirant, nous attendrons vos ordres pour nous mettre à table. Ne vous hâtez pas trop toutefois ; car les soirées commencent à être longues, et il est encore de bien bonne heure.

Dès qu’il se fut retiré, Justine se laissa tomber dans un fauteuil, et s’abandonna à ses réflexions ; déjà elle soupçonnait vaguement quelque trahison, mais elle n’osait s’en ouvrir à sa sœur, bien persuadée que Juliette ne serait pas effrayée du danger. Cependant, ses craintes augmentant à mesure que l’heure avançait, elle finit par se décider à parler.

— Ne trouves-tu pas extraordinaire, Juliette, dit-elle, que le comte de Bonvalier, qui n’est ni le parent ni l’allié de notre famille se trouve chargé du soin de nous conduire dans le monde ?

— Ma chère sœur, répondit Juliette, je n’ai encore eu le temps de songer à rien, sinon que le comte est un homme charmant : j’aime ses cheveux noirs et crépus ; j’aime son œil de feu, et tout le reste de cette belle figure d’homme… Ce que je sais, c’est qu’il nous veut du bien ; la chose, j’imagine, est incontestable, et cela me suffit ; je n’en veux pas savoir davantage. Ainsi, trêve de sermons ; car je suis bien plus disposée à défendre cet aimable cavalier qu’à l’attaquer.

Justine soupira, de nouvelles larmes sillonnèrent ses joues ; puis, comme elle ne pouvait sans souffrir horriblement voir sa sœur rajuster sa coiffure, essayer des minauderies devant une glace, et répéter, pour ainsi dire, le rôle infâme que cette éhontée se disposait à jouer, elle se leva, sortit, et se mit à parcourir un long corridor, sans savoir si elle trouverait une issue et sans songer à ce qu’elle allait faire. À l’extrémité de ce corridor, elle vit une porte entr’ouverte par laquelle elle pénétra dans une antichambre, puis elle traversa une seconde pièce et ne s’arrêta que lorsque certaines paroles, prononcées très-près du lieu où elle se trouvait, frappèrent son oreille. Son anxiété était telle que, malgré la répugnance que lui inspirait une pareille action, elle s’approcha, en retenant son haleine, de la porte qui séparait la pièce où elle était de celle où l’on parlait ; puis, collant son oreille sur le trou de la serrure, et s’efforçant de faire taire les battemens de son cœur, elle entendit le comte qui s’écriait en riant :

— Ma vieille Camille, je te rends justice, tu es toujours la plus adroite coquine que je connaisse…

— Et avec tout cela, Léon, disait la vieille qui avait conduit les jeunes filles dans ce château, vous ne me tenez pas compte des difficultés…

— Que diable veux-tu que je te dise de mieux sinon que tu es la reine des rouées ?…

— Ah !… autrefois…

— Écoute donc, Camille, autrefois j’étais beaucoup plus jeune, et tu étais un peu moins vieille ; tu jouais la comédie comme un ange ; et j’avoue que, sous ce rapport, tu n’as rien perdu ; mais ce n’est pas une raison. Et puis, dans tous les cas, tu choisirais singulièrement ton temps pour te montrer exigeante !

— Je suis femme, Léon, et…

— Eh bien ! vieille sorcière, baise-moi sur les deux joues, et qu’il ne soit plus question de cela.

En entendant résonner les hideux baisers de la vieille, Justine faillit s’évanouir ; elle eut pourtant le courage de soutenir l’épreuve jusqu’au bout.

— Çà, ma bonne fée, reprit le comte, dis-moi un peu ce que tu penses de cette marchandise-là ?

— Léon, vous savez bien que je n’aime pas à me prononcer sur le mérite des femmes.

— Quant à moi, je pense qu’il était difficile d’être mieux servi par le hasard. L’aînée, la blonde, est un véritable chérubin jeté tout exprès sur cette terre pour donner à l’homme un avant-goût des délices du paradis ; la brune est un démon qui me ferait aimer l’enfer, si j’y croyais… Décidément, je suivrai l’ordre chronologique… Mais il me semble qu’elles tardent bien à sonner… Les pauvres petites sont si neuves, qu’il se pourrait que la timidité… Je vais voir ce qu’il en est.

Justine, épouvantée, s’enfuit précipitamment, et, de retour dans sa chambre, se mit à sonner de manière à briser les cordons.

— Pardon, mes belles pupilles, dit le comte, qui arrivait presque en même temps qu’elles ; mais votre silence commençait à m’alarmer.

Il leur offrit de nouveau la main, et les conduisit dans un boudoir divin, où quatre couverts seulement étaient mis, et où se trouvait déjà la vieille femme dont nous avons parlé. Justine mangea peu et ne voulut boire que de l’eau. Juliette, au contraire, mangea de tous les mets et dégusta de tous les vins, de sorte que, au dessert, ses joues étaient couvertes d’un rouge de pourpre, ses yeux lançaient des éclairs ; il était évident que le comte n’avait plus qu’à vouloir.

— Au nom de Dieu ! ma sœur, dit Justine en tombant à genoux lorsqu’elles furent rentrées chez elles, je t’en conjure, sonde d’un regard la profondeur de l’abîme avant de t’y précipiter.

— Ah ! ma foi, Justine tes sermons m’ennuient.

— Tu ne sais pas, malheureuse ! Mais je l’ai entendu, moi ! entendu de mes propres oreilles…

— Eh bien ! voyons, qu’as-tu entendu ?

— La vieille dame qui nous a conduites ici n’est qu’une comédienne !

— Belle nouvelle vraiment ! Je l’ai deviné au premier coup d’œil.

— Dieu tout-puissant, soyez-nous en aide, ou nous sommes perdues !…

— Décidément, ma pauvre Justine, ces infâmes bigotes sont parvenues à te mettre la cervelle sens dessus dessous.

— Ainsi tu es décidée à te livrer corps et âme ?

— Je suis décidée, ma chère, à prendre le monde tel qu’il est, pourvu que l’on m’y accorde une place douce et commode.

— Juliette, demain sans doute tu seras plus sage, et le ciel, je l’espère, nous protégera cette nuit.

— Cette pauvre fille me fait vraiment pitié, dit Juliette en fermant brusquement la porte qui séparait sa chambre de celle de sa sœur.

Justine tombe à genoux, car elle se sentait la force de prier. Une heure après elle était encore dans cette humble posture, et ses prières ferventes montaient vers le ciel ; elle le croyait du moins : tout-à-coup la porte s’ouvrit sans que le moindre bruit se fît entendre, et un cri d’effroi vint expirer sur les lèvres glacées de Justine lorsqu’elle eut reconnu le comte. Prompte comme la foudre, elle s’élance vers la fenêtre qu’elle avait eu la précaution de laisser entr’ouverte, et se cramponne au balcon en s’écriant :

— Misérable ! si vous faites un pas vers moi, je me précipite !

— Pauvre enfant !… Mais c’est de la démence !…

— Retirez-vous, Satan ! ou craignez la vengeance du ciel !…

— Si je ne craignais que cela, mon cœur, je vous aurais bientôt appris à ne rien craindre du tout ! Mais je serais un grand sot de risquer quelque chose pour une pécore que j’abandonnerais volontiers à mes laquais après la première nuit… Vivez donc, vierge pudibonde ! Je veux que le diable m’emporte si je me sens maintenant le moindre désir de faire de vous une femme d’esprit ! Laissez donc votre vertu dormir en paix, jusqu’à ce que quelque goujat s’empare sans façon de ce que vous refusez à un gentilhomme qui vaut mieux que vous.

Il eût été bien difficile à Justine de répondre ; la frayeur lui avait ôté l’usage de la parole ; mais elle se tenait toujours sur le balcon, prête à mettre à exécution la menace qu’elle avait formulée si positivement.

— Faisons la paix, belle vierge, dit tout-à-coup le comte en riant : je vous laisse ce château pour prison, et je m’engage à ne me présenter devant vous que lorsque vous le voudrez… Vous conviendrez au moins que je suis bon prince ?…

Pour toute réponse, Justine fit un geste de mépris et un autre de pitié.

— D’honneur ! reprit le comte, je ne me conçois plus ! Que m’importe, après tout, que cette fade blonde se casse la tête, quand je possède une brune divine qui brûle de désirs pour moi ?

Il dit, et, obliquant brusquement à droite, il pénètre sans difficulté dans la chambre de Juliette.

— Sainte Vierge ! protégez-la, s’écria de nouveau Justine.

Mais à peine avait-elle achevé cette invocation, que des soupirs entremêlés d’éclats de rire se firent entendre ; elle reconnut la voix de Juliette, et s’évanouit.

Le plus profond silence et la plus grande obscurité régnaient autour de la pauvre fille lorsqu’elle recouvra l’usage de ses sens : elle sentait son cœur se briser de nouveau au souvenir de ce qui s’était passé, et, pendant quelques instans, il lui fut impossible de prendre une résolution ; mais, peu à peu, le souvenir des dangers qu’elle avait courus, et la crainte de se retrouver bientôt dans cette horrible situation, achevèrent de la tirer de l’état de marasme dans lequel la frayeur l’avait jetée, et, rassemblant ses forces, elle songea à fuir loin de ce repaire du vice le plus effréné. D’un pas chancelant elle pénètre pour la seconde fois dans le corridor dont nous avons déjà parlé ; plus heureusement inspirée, elle tourne à gauche au lieu de tourner à droite, et elle arrive bientôt, sans rencontrer d’obstacle, au milieu du jardin. Restait le mur extérieur à franchir : une échelle double, dont les jardiniers se servent pour tailler les arbustes, donna à Justine le moyen de vaincre cette dernière difficulté, et elle arriva bientôt sur la grande route, qu’elle commença à parcourir d’un pas rapide, ne sachant si elle s’avançait vers le nord ou vers le midi, et ne s’en inquiétant pas, son seul désir étant de s’éloigner le plus promptement possible de l’antre de corruption où sa vertu avait couru de si grands dangers, et où, selon toutes les apparences, celle de son infortunée sœur venait de succomber.

Il y avait déjà long-temps que Justine marchait lorsque le jour commença à paraître ; elle était accablée de fatigue : ses yeux se voilaient, et elle sentait à chaque pas ses genoux fléchir.

— Grand Dieu ! dit-elle, qui m’avez sauvée d’un péril si imminent, je mets mon innocence sous votre garde divine… Que le Seigneur reçoive mes actions de grâce, et que sa main toute-puissante s’étende sur moi !

Puis elle quitta le chemin, alla s’étendre sur un tertre de gazon, et, pure comme l’innocence, s’endormit du sommeil du juste.


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