Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-01

La bibliothèque libre.
Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 3-16).

I.

DÉPRAVATION.

Parbleu ! marquis ; disait le comte de Bonvalier, il faut avouer que vous jouez de malheur… Trois as, trois rois, quinte au valet ; et vous êtes capot par-dessus le marché ! C’est la troisième fois depuis une heure. Bien vous en prend vraiment d’être l’un des plus beaux joueurs du royaume, car vous voilà ruiné.

— Il me reste ma terre des Vosges.

— Qui vaut ?

— Elle a coûté cinquante mille francs à mon père.

— Vous plairait-il de la jouer contre vingt mille écus ?

Pour toute réponse, le marquis de Melleran brisa convulsivement l’enveloppe d’un sixain de cartes, et une nouvelle partie s’engagea. M. de Melleran, qui s’efforçait de paraître calme, était dans un état difficile à décrire : une sueur froide ruisselait sur son front, ses dents se serraient de telle sorte qu’il ne pouvait parler, et, malgré le calme qu’il affectait, il était aisé de deviner, à l’agitation des muscles de son visage pâle et décomposé, les tortures qu’il endurait. Le comte gagna de nouveau, et cette dernière catastrophe sembla améliorer la situation de M. de Melleran : le sang, long-temps refoulé vers le cœur, fit tout-à-coup irruption au cerveau ; le visage du marquis s’anima, ses yeux brillèrent d’un éclat inaccoutumé ; il se leva brusquement, et s’avança vers une fenêtre pour respirer librement ; le comte le suivit, et hasarda quelques lieux communs de condoléance ; mais M. de Melleran n’y parut pas faire la moindre attention.

— Au fait, mon cher marquis, dit M. de Bonvalier, piqué de la manière dont ses consolations étaient reçues, je ne vois à plaindre dans cette affaire que vos deux charmantes filles, qu’il vous sera difficile maintenant d’établir d’une manière convenable.

— Elles ont d’assez belles qualités, et sont d’assez bonne famille, répondit brusquement le marquis, pour trouver des maris qui les prendront sans dot.

Il y eut ici un silence de quelques instans, que le comte interrompit le premier.

— Je sais, dit-il, qu’elles sont depuis plusieurs années dans le meilleur pensionnat de l’Europe ; cela vaut quelque chose.

— Cela, comte, vaut mieux que ce que vous m’avez gagné aujourd’hui.

M. de Bonvalier se tut de nouveau ; une pensée infernale venait de lui traverser le cerveau.

— Peut-être avez-vous raison, marquis, dit-il après quelques secondes, et ce que vous venez de dire me donne l’idée de vous offrir une revanche.

— Je ne puis désormais jouer que sur parole, et…

— Bon ! de votre aveu ne possédez-vous pas un bien plus précieux que les terres que le hasard a fait aujourd’hui passer de votre possession en la mienne ?

Le marquis bondit comme un tigre, et, jetant sur son adversaire un regard à la fois scrutateur et terrible, il s’écria :

— J’espère que vous ne parlez pas sérieusement, monsieur le comte !

— Très-sérieusement, au contraire.

— Quoi ! vous oseriez… ?

— J’oserais jouer la moitié de ce que je possède maintenant contre ce qui vous reste.

M. de Melleran, ne se contenant plus, fit un pas en avant et leva la main ; mais, frappé à son tour d’une idée subite, il se contint, et dit en passant la main sur son front, pour dissimuler un peu la rage qui faisait bouillonner son sang :

— En pareille matière les questions doivent être nettement formulées ; ainsi, vous me proposez de jouer mes filles contre la fortune qui devait être leur patrimoine ?

— Précisément : la partie est originale, n’est-ce pas ?… bizarre peut-être ; mais voilà comme je suis, moi, il n’y a que les choses extraordinaires qui me plaisent.

— J’accepte ; mais dépêchons, je vous prie ; je craindrais de ne pouvoir aller jusqu’au bout.

Chacun de ces singuliers adversaires reprit sa place à la table de jeu ; les chances furent égales d’abord ; mais la fortune, ce jour-là, semblait couvrir le comte de son égide ; il était invulnérable : le marquis perdit. Dès que le sort eut prononcé, ce dernier se leva ; une troisième métamorphose semblait s’être opérée en lui : il ne paraissait avoir ni colère, ni regrets, ni espérance ; ses muscles n’étaient plus contractés, son visage était calme.

— Monsieur le comte, dit-il, l’honneur est la dernière chose que puisse perdre un gentilhomme, et vous venez de m’en dépouiller ; mais je ne suis pas condamné en dernier ressort, et vous trouverez bon que j’en appelle à mon épée.

— Bien trouvé, marquis ! maintenant que vous m’avez remis tous vos titres de propriété, il ne s’agit plus que de vous mettre dans l’impossibilité de les revendiquer ; ce sera dignement couronner l’œuvre… Votre heure ?

— À l’instant même.

— Mais les témoins…

— Je n’en veux point.

— Soit… Et les armes ?

— Je ne demande que trois minutes pour les trouver.

— Je vous en accorde dix, et vous devez regarder cela comme une faveur ; car j’ai ordinairement la main très-malheureuse, et le bonheur m’écrase aujourd’hui.

M. de Melleran sortit, et quelques instans après un domestique vint dire au comte que son adversaire l’attendait à cent pas de là, sur le boulevart.

— Approchons-nous au moins de quelque réverbère, dit M. de Bonvalier en abordant le marquis ; il fait sombre en diable, nous ne nous verrions pas.

— Nous nous sentirons, monsieur le comte : ne perdons pas de temps, je vous prie… Voici deux épées d’égale longueur.

Les fers se croisèrent presque immédiatement, et, bien qu’attaqué vigoureusement, le comte n’en continua pas moins de parler.

Véritable duel de l’ancien régime, disait-il ; il faudra bien que l’on en revienne aux bonnes traditions, et il est juste que les gens comme il faut donnent l’exemple… Tudieu ! je ne vous savais pas un si rude poignet… Ah ça ! est-ce que cette dernière partie est interminable ?… Je suis en eau ; j’en aurai certainement une courbature… Marquis, il n’est pas bien, en pareille rencontre, de prendre pour auxiliaire une fluxion de poitrine.

En effet, le combat se prolongeait sans résultat ; M. de Melleran, malgré la fureur qui l’animait, sentit bientôt lui-même que les forces lui manquaient ; il proposa une suspension de quelques instans, que son adversaire accepta.

— Tenez, marquis, reprit ce dernier dont la verve semblait inépuisable, transigeons : pour un homme ruiné, deux vierges pauvres ne valent pas une catin riche ; eh bien ! laissez-moi vos filles, et je vous donne à titre de dédommagement la duchesse de N… ; elle avait cent mille francs de rente, dont je n’ai mangé que la moitié avec l’aide de sa mère ; c’est une jolie personne que j’ai formée, et à laquelle je vous recommanderai.

— En garde, misérable ! s’écria M. de Melleran, dont ces paroles augmentaient l’exaspération.

Et il fondit comme un lion sur le comte ; mais cette impétuosité le perdit : il tomba presque aussitôt mortellement blessé.

— Ma foi ! tu l’as voulu, Georges Dandin, dit fort tranquillement M. Bonvalier. J’espère que voilà une journée bien remplie… Ce diable d’homme m’a horriblement fatigué : je coucherai chez moi cette nuit. Anaïs sera furieuse… Ces petites filles s’imaginent qu’un homme est de fer… D’ailleurs j’ai à faire demain deux prises de possession, et il est prudent d’économiser mes forces.

Il reprit tranquillement le chemin de son domicile en fredonnant un air d’opéra, et, lorsqu’il entra chez lui, à peine songeait-il à ce qui venait de se passer. Il n’en eût pas dit un mot si, en le déshabillant, son valet de chambre n’eût remarqué quelques taches de sang sur ses vêtemens.

— Monsieur le comte se serait-il blessé ?

— Pourquoi cette question, Joseph ? Ah ! ces taches… ce n’est rien. Conçois-tu cet original de Melleran à qui j’offre une maîtresse riche pour le remettre un peu dans ses affaires, et qui préfère un coup d’épée au travers du corps ?

— C’est drôle : mais il y a des gens comme cela.

— Oui, des imbéciles enfarinés de préjugés ; c’est prodigieux ! des gens comme il faut, se nourrir l’esprit de cette grossière pâture faite pour le peuple… Que le peuple doive avoir une conscience, c’est bien ; qu’il croie à la vertu, je ne m’en plains pas, au contraire ; c’est là un frein bien imaginé, grâce auquel un manant qui meurt de faim n’osera pas me dérober une épingle. Mais des gens de condition avoir de ces travers d’esprit, voilà ce qui confond l’imagination… Eh ! sots que vous êtes, jouissez donc de la vie ! Vous aimez les femmes, et vous prônez la chasteté ! vous voulez être et rester riches, et vous vantez la probité ! il vous faut des émotions, et des scrupules puérils retiennent votre poignard dans le fourreau !…Soyez donc conséquens ; ayez le courage de ne pas mentir à votre organisation. La nature, en vous jetant des passions dans le cœur, vous a donné les moyens de les satisfaire : usez-en, ou renoncez à la vie ; car vivre sans jouir, ce n’est pas vivre.

… À propos, Joseph, tu diras au docteur qu’il n’est pas absolument indispensable que ma mère soit emportée par une attaque d’apoplexie à la fin du mois : j’ai gagné cinq cent mille francs aujourd’hui, et la succession peut se faire attendre encore.

Là-dessus le comte se mit au lit, et dormit jusqu’à midi du sommeil le plus paisible.


Séparateur