Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-13

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 255-277).

XIII.

DOUBLE FUITE.

Un prêtre dans ce temps-là était une puissance : nous vivions sous l’omnipotence des hommes à soutane et à rabat ; aussi Dieu sait comme l’espèce pullulait : les hommes noirs semblaient sortir de dessous terre, ainsi que le disait un illustre poète contemporain. C’était alors quelque chose que la protection d’un abbé ; aussi les solliciteurs ne leur manquaient pas.

Il y avait aussi dans la prison de Justine un estimable personnage qui, après avoir été successivement gendarme et mouchard, était devenu porte-clefs, et prétendait bien n’en pas rester là. Cet honorable citoyen avait quelques obligations à l’aumônier dont nous venons de parler : il avait été l’un de ses pénitens ; c’était sous sa protection qu’il avait pris ses premiers grades dans la noble carrière qu’il parcourait.

— Eh bien ! Martin, lui dit l’abbé au moment où, venant de quitter Justine, il traversait le guichet, qu’y a-t-il de nouveau ? Êtes-vous content de votre position ?

— Content, monsieur l’abbé ! c’est selon… Il se fait bien des injustices ; le mérite est souvent méconnu.

— Bon ! n’avez-vous pas des amis capables de vous faire rendre justice ? Est-ce qu’en cessant d’être votre directeur j’aurais perdu votre confiance.

— C’est plutôt moi qui dois craindre d’avoir perdu votre protection.

— Allons, venez avec moi, et contez-moi vos chagrins comme autrefois ; il y aura bien du malheur si je ne parviens pas à les faire cesser.

Martin ne se le fit pas répéter ; il sortit de la prison en même temps que l’aumônier, et lui raconta qu’une place de gardien en chef était maintenant vacante ; qu’il croyait y avoir des droits, et que cependant il paraissait certain que son compétiteur l’emporterait.

— N’est-ce que cela, mon ami ? Vous serez gardien en chef.

— Quoi ! monsieur l’abbé, il se pourrait…

— Cela se pourra, si vous le voulez, Martin ; il ne s’agit que de s’entendre.

— Je suis tout oreilles, monsieur l’abbé.

— Service pour service : aidez-moi à faire sortir de la prison la jeune fille avec laquelle je viens de m’entretenir, et je vous ferai avoir la place que vous désirez.

— Mais, monsieur l’abbé, c’est l’impossible que vous me demandez là !

— En ce cas, n’en parlons plus, et résignez-vous à rester où vous êtes.

— Quand je dis impossible, c’est que je ne vois pas par quels moyens…

— Les moyens ne vous manqueront pas dès que vous aurez de la bonne volonté.

— Alors, monsieur l’abbé, comptez sur moi. Je suis entièrement à vos ordres, et, pour peu que cela vous fasse plaisir, je suis homme à donner la clef des champs à tous les oiseaux que nous tenons en cage : voleurs assassins, faux-monnayeurs, sacriléges.

— Non pas, non pas, s’il vous plaît, maître Martin !… Les sacriléges, bon Dieu !… On peut voler une fois et renoncer au vol, on peut tuer son père et se contenter de cela ; mais le sacrilége est un crime qui, de sa nature, se multiplie chaque jour, à chaque heure, à chaque seconde… Savez-vous bien, Martin, que, si les sacriléges étaient en majorité, c’en serait fait de notre sainte église, des dignes pasteurs qui la gouvernent, et que nous, qui faisons les rois, ne pourrions seulement faire un guichetier de troisième classe ?… Miséricorde aux voleurs, et mort aux sacriléges !

— C’est juste, je comprends parfaitement.

— Au reste, il ne s’agit que d’une jeune fille qui, bien qu’innocente, serait infailliblement condamnée, si elle courait les chances du jugement, tant les apparences sont contre elle ; c’est donc une action agréable à Dieu que de la sauver.

— Comme vous dites, monsieur l’abbé, c’est une action fort agréable ;… d’autant plus que de la place de gardien en chef à celle de directeur il n’y a pas bien loin, et… Mais je ne puis pourtant pas la faire envoler par-dessus les murs, cette jeunesse…

— Mais vous pouvez la faire passer par les portes, et voici comment : grâce au ciel, on commence à avoir quelque respect pour l’habit ecclésiastique.

— Respect ? vénération, adoration !

— On ne regarde plus un prêtre sous le nez comme on ferait à un simple particulier…

— Il ferait beau voir que l’on s’en avisât !

— Donc, à l’aide d’une soutane, d’un rabat, et d’un chapeau à cornes, la jeune fille pourra traverser les guichets.

— Hum ! ça n’est pas sûr ; car les camarades ont une mémoire diabolique, et il sera difficile de leur persuader qu’après avoir laissé entrer un abbé ils doivent en laisser sortir deux.

— Mais aussi, maître Martin, vous conviendrez qu’on ne devient pas gardien en chef sans se donner la moindre peine. Venez chez moi, je vous donnerai le costume nécessaire ; le reste vous regardera.

— C’est une affaire arrangée ; vers six heures, quand le jour sera près de finir, entre chien et loup, je risquerai le paquet. Je compte sur la place, monsieur l’abbé.

L’honnête gardien revint donc à la prison muni de la soutane qu’il avait dissimulée sous ses vêtemens, et du chapeau que, au risque de le déformer, il était parvenu à faire entrer dans l’une de ses vastes poches. En même temps, il apportait très-ostensiblement trois bouteilles d’excellent cognac que l’aumônier avait pris le soin de joindre au reste, afin d’appuyer plus efficacement ses recommandations.

— Mes amis, dit-il à ses collègues, voici de quoi passer gaîment le reste de la journée. Nous ferons du punch : qui est-ce qui paie le sucre ?

— Moi ! dit l’un.

— Et les citrons ?

— Moi, dit l’autre.

— Alors filez votre nœud, et ne soyez pas long-temps, car je n’aime pas à être seul.

Ils sortirent aussitôt, et, profitant de leur absence, Martin porta à Justine le déguisement qui lui était destiné :

— Habillez-vous la petite mère, lui dit-il, et présentez-vous au guichet dans une heure et demie ; ayez soin de vous moucher en passant devant nous, et surtout ne vous pressez pas.

Il disparut avant que Justine eût pu lui répondre : ses collègues frappaient pour la troisième fois, lorsqu’il arriva et leur ouvrit.

— Où étais-tu donc, Martin ?

— Ne m’en parlez pas ! c’est cet original d’abbé qui vient pour confesser sa pénitente : celle-là aura bien du malheur si elle ne meurt pas en état de grâce !

— Eh bien ! est-ce que ça empêche… ?

— Ça n’empêche rien du tout : que les gardiens boivent et que les abbés confessent ; chacun son lot.

On convint que Martin résonnait admirablement bien ; en conséquence l’alcool fut immédiatement chauffé, brûlé, sucré et citronné ; puis il coula à grands flots dans les verres des trois commensaux, dont il appesantit les yeux en même temps qu’il chatouillait le palais. Déjà le jour baissait ; la deuxième bouteille avait fait place à la troisième ; l’un des cerbères, étendu dans son large fauteuil de cuir, était plongé dans une espèce de somnolence qui n’était quelque peu interrompue que lorsqu’on lui présentait son verre ; et le rayon visuel de l’autre achevait de se perdre dans un nuage de fumée de tabac qui devenait plus épais à chaque instant. Martin commençait à craindre que Justine ne l’eût pas compris, lorsqu’elle se présenta au guichet.

— Cachez les verres et les bouteilles, dit Martin en saisissant l’énorme clef ; c’est sûrement M. l’abbé qui veut sortir, et je m’en charge.

— Par ici, mon révérend, dit-il à Justine, qui entra en se tenant un mouchoir sur le visage… Il ne fait pas trop clair ici ; mais on n’a pas besoin d’y voir beaucoup pour pousser des verroux.

En parlant ainsi, il conduisit la jeune fille jusqu’au premier guichet où se trouvait un autre gardien dont la vue n’était pas troublée par les fumées du punch ; mais qui, à l’aspect d’une soutane et d’un chapeau cornu, se hâta d’ôter sa casquette d’une main, tandis que de l’autre il tournait la clef de la dernière porte que Justine eût à franchir.

Le premier mouvement de l’orpheline, lorsqu’elle eût perdu de vue les murs de la prison, fut de tomber à genoux pour rendre grâce à Dieu de sa délivrance ; mais en ce moment elle se sentit violemment saisir par le milieu du corps : c’était l’aumônier qui l’avait attendue, et qui la suivait depuis qu’elle avait mis le pied dans la rue.

Vous aurez le temps de prier demain, ma chère fille, lui dit-il ; le plus pressé maintenant est de vous mettre en lieu sûr… N’oubliez pas surtout que le parjure est le plus grand de tous les péchés aux yeux de Dieu, dont vous n’avez pas en vain imploré la miséricorde.

Ces paroles jetèrent de nouveau le désespoir dans l’âme de Justine ; et, en songeant au prix que cet infâme avait mis à sa liberté, peu s’en fallut qu’elle ne regrettât sa prison. Elle parvint néanmoins à se dégager des bras de l’abbé.

— Je vous suivrai, monsieur, lui dit-elle.

— J’ai une voiture à deux pas d’ici ; donnez-moi votre bras.

Les forces de la pauvre enfant étaient épuisées ; elle se sentait défaillir. Il lui fut donc impossible d’opposer la moindre résistance, et l’abbé l’emporta plutôt qu’il ne la conduisit.

— Mon bel ange, lui dit-il lorsqu’ils furent dans la voiture, faudra-t-il que je vous rappelle la foi jurée ? N’ai-je pas mérité quelque peu de reconnaissance ?

— Ô monsieur ! ma reconnaissance serait éternelle si vous consentiez à me relever de ce fatal serment qui m’a été arraché par le désespoir et l’aspect d’une mort horrible.

— Pourquoi parler de vos chagrins, ma chère enfant, puisqu’il dépend de vous qu’ils ne se renouvellent jamais ?

— Ainsi donc vous n’exigerez pas…

— J’exige que vous ne compromettiez pas le salut de votre âme en vous parjurant.

— Oh ! je vous en conjure, ayez pitié de ma faiblesse !… J’étais dans le délire lorsque je fis cet affreux serment…

— Justine, songez qu’il n’est pas d’homme dans le cœur duquel la vengeance ne trouve accès, et que nous ne sommes qu’à deux pas de cette prison que vous ne deviez quitter que pour aller à la mort.

L’orpheline était anéantie ; elle sentait l’impossibilité d’échapper à l’infamie ; la mort même ne pouvait l’en garantir : elle joignit les mains, leva les yeux au ciel et s’évanouit.

La position de l’abbé, à son tour, devenait fort embarrassante : il ne pouvait demander secours à qui que ce fût sans se compromettre et même sans se perdre : il eut un instant la pensée d’abandonner Justine dans la voiture et de prendre la fuite ; mais, étant parvenu, à l’aide de sels dont il était muni, à lui faire recouvrer l’usage de ses sens, l’espérance de goûter bientôt un plaisir si chèrement acheté fit taire toute autre considération ; seulement il ne renouvela pas ses attaques tant que la voiture roula ; ce fut au moment où elle s’arrêta qu’il prit de nouveau la parole.

— Justine, dit-il, souvenez-vous qu’un éclat me perdrait sans vous sauver : accompagnez-moi sans provoquer de scandale, et je m’engage à écouter patiemment les observations que vous croirez devoir me faire.

Il n’en fallait pas davantage pour faire renaître l’espérance dans le cœur de l’orpheline ; elle mit donc pied à terre, se laissa docilement conduire par l’aumônier, et ils arrivèrent bientôt dans l’appartement où Justine avait déjà passé plusieurs jours.

— Ma fille, dit le prêtre lorsqu’ils furent entrés et après qu’il eût soigneusement fermé les portes, ma fille, c’est souvent par des voies inconnues que Dieu nous conduit au port du salut ; c’est pourquoi nous devons toujours obéir à ses commandemens, quelque extraordinaires qu’ils nous paraissent ; car qu’est-ce que notre faible raison auprès de la divine Intelligence ?… Lorsque Dieu commanda à Abraham d’égorger Isaac, son fils unique, le saint patriarche se garda bien de commenter les paroles du Seigneur ; il oublia que le sacrifice que lui demandait le Très-Haut était réputé crime et puni du dernier supplice par les lois humaines. Il en fut de même de Judith quand elle livra ses charmes à Holopherne. L’Écriture sainte, mon enfant, est remplie d’exemples de la même nature. Ainsi donc, ce qui vous semble un si grand péché n’est probablement qu’un sacrifice que Dieu vous demande.

— S’il en était ainsi, monsieur l’abbé, Dieu ferait taire la voix de ma conscience qui s’élève pour m’ordonner de résister.

— Résister ! dites-vous ?… Vous osez parler de résistance après le serment solennel que vous avez fait sur le saint Évangile ?… Eh ! malheureuse ! ne voyez-vous pas les portes de l’enfer qui s’ouvrent pour vous livrer passage et se fermer éternellement sur vous ?… Mais vous êtes mon bien, et non celui de Satan ; je vous défendrai malgré vous-même contre l’esprit malin… Oui, vous êtes à moi, Justine ; rien ne saurait vous délier de vos sermens : cessez donc d’être rebelle à la volonté de Dieu !

À ces mots, le prêtre, le visage en feu, les yeux étincelans, s’élança vers la jeune fille ; déjà il l’étreignait fortement dans ses bras, et, malgré les efforts qu’elle faisait pour se dégager, il semblait impossible qu’elle échappât au sort qu’il lui réservait, lorsque tout-à-coup un grand bruit se fit entendre dans l’escalier ; presqu’au même instant on frappa violemment à la porte de l’appartement de l’abbé. Ce dernier pâlit, s’arrêta et prêta l’oreille.

— Au nom du roi, ouvrez ! cria une voix.

— Mille damnations ! dit l’abbé, nous sommes découverts !… Justine, fuyez par cet escalier dérobé ; il vous conduira dans une petite cour au bout de laquelle est un jardin assez vaste où probablement on n’ira pas vous chercher, et où je vous retrouverai… Allez, et n’oubliez pas que c’est votre tête que ces gens-là viennent me demander.

L’orpheline s’enfuit précipitamment ; il était temps, car déjà le commissaire faisait enfoncer la porte lorsque l’aumônier l’ouvrit.

On s’était promptement aperçu de l’évasion de Justine ; on avait recueilli des informations dans les environs de la prison ; le fiacre avait été suivi presque à la piste, et l’on se croyait sûr de ressaisir la prisonnière. Aussi le commissaire et ses agens furent-ils très-surpris lorsque l’abbé, qui avait parfaitement composé son maintien, leur dit du ton d’un homme dont la conscience est pure :

— J’ouvre au nom du roi, messieurs, comme j’eusse ouvert au nom de Dieu ; que puis-je pour votre service, s’il vous plaît ?

Le commissaire lui expliqua le but de sa visite, et l’abbé reprit :

— La parole d’un ministre du Seigneur devrait vous suffire ; mais je ne prétends point vous imposer l’obligation de vous en contenter. Cependant il se pourrait que vous eussiez plus tard à vous repentir de l’avanie faite à un homme de mon caractère ; car il est des offenses que la religion permet de ne pas oublier.

La menace était directe ; le commissaire en fut atterré.

— Monsieur, dit-il d’un ton benin, ce n’est que pour la forme, et je vous prie de croire que nous professons beaucoup de respect pour votre saint ministère.

— C’en est ici une singulière preuve, monsieur… Au reste, vous obéissez à vos supérieurs, et nous en référons aux nôtres… Cherchez donc, je vous prie ; toutes les portes sont ouvertes.

— Que le diable emporte la fille ! disait mentalement le commissaire ; ce cagot me fera certainement destituer !…

— Voulez-vous bien visiter cette seconde pièce ? reprit le prêtre en marchant devant les agens, armé d’un flambeau.

— Mon Dieu ! monsieur, un coup d’œil, seulement pour la forme… D’ailleurs, vous dicterez vous-même le procès-verbal… Au fait il est épouvantable que sur un mot, un fait erroné, un renseignement douteux, on se croie autorisé à en agir ainsi envers un respectable ecclésiastique.

— Monsieur le commissaire, vous avez d’excellens principes.

— Monsieur l’abbé, je suis dans la désolation.

— Mon Dieu ! il n’y a pas de quoi.

— Pas de quoi ! se dit encore mentalement le commissaire ; voyez-vous le traître ! pas de quoi ! et il va m’aller dénoncer à la congrégation ! j’ai fort heureusement mon brevet de robe courte, et les bons pères eux-mêmes ont besoin de nous ménager.

À la tournure que prenaient les choses, on juge aisément que la visite de la police n’eut d’autre résultat que de faire ressortir les vertus de l’aumônier ; ce fut en effet ce qui arriva : il n’avait été jusqu’alors qu’un homme respectable ; ce fut désormais un saint homme, et presque un martyr.


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