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Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-14

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 281-297).

XIV.

UNE DOUAIRIÈRE.

Justine avait non-seulement suivi les instructions du prêtre, mais elle les avait dépassées : arrivée dans le jardin où, quoi qu’il arrivât, elle ne pouvait être en sûreté, elle le parcourut en tous sens, mesura de l’œil la hauteur des murs, et, bien que leur élévation fût assez considérable, elle résolut d’en tenter l’escalade. Cela ne présentait pas de grandes difficultés quant à l’intérieur, à cause des espaliers qui pouvaient tenir lieu d’échelle ; et la jeune fille, à laquelle le danger donnait des forces, atteignit aisément le faîte ; mais il n’en était pas de même de l’autre côté qui donnait sur une rue étroite et déserte. Justine hésita pendant quelques instans ; mais, se représentant tout-à-coup qu’il ne lui restait pas d’autre moyen pour échapper à l’infamie, elle s’élança courageusement, et fut assez heureuse pour atteindre le pavé sans se faire le moindre mal. Bien que ses vêtemens ecclésiastiques gênassent sa marche elle les garda en pensant qu’elle serait ainsi moins exposée aux grossièretés des gens qu’elle ne pouvait manquer de rencontrer.

L’orpheline marchait déjà depuis quelque temps, et aussi rapidement que cela lui était possible, lorsque neuf heures sonnèrent à l’horloge d’une église près de laquelle elle passait. Elle s’arrêta alors, s’assit sur une borne, et, lorsque le repos et le grand air lui eurent un peu rafraîchi le sang, elle songea à ce qu’elle devait faire. En restant à Paris, elle n’avait aucune chance de salut : le déshonneur, la prison, l’échafaud, telle était la perspective que lui offrait la capitale du monde civilisé. Il est vrai qu’en s’éloignant de cette ville, elle ne pouvait pas compter sur de grandes ressources ; mais, bien que cela répugnât à sa conscience, elle songea que, grâce à l’habit qu’elle portait, elle pourrait obtenir quelques secours et gagner quelque contrée éloignée, où il lui serait possible de vivre du travail de ses mains. Ce faible espoir rendit un peu de forces à la pauvre orpheline ; elle se leva, adressa au ciel une courte et fervente prière, et se remit en marche. Dix minutes après elle avait franchi la barrière, et, vers onze heures, elle était déjà loin ; mais la fatigue qui l’accablait était telle qu’elle se trouva dans l’impossibilité absolue de marcher davantage.

Le temps était superbe, la lune éclairait la campagne, et permettait de voir à une assez grande distance. Justine aperçut, à un quart de lieue environ de la grande route, une fort belle maison de campagne : La pauvre fille rassembla ce qui lui restait de forces, s’engagea dans une allée de peupliers qui aboutissait au grand chemin, et arriva bientôt à la porte du château qu’elle avait aperçu. Justine s’arrête un instant, prépare son thème, se tient prête à répondre convenablement à toutes les questions qui pourront lui être faites, et, s’armant enfin de résolution, elle s’approche de la grille et sonne. Le portier arrive, demande d’abord assez brusquement, qui est là ? Mais, à l’aspect de la soutane et du chapeau à cornes, il change bien vite de ton, et s’informe respectueusement de ce que désire monsieur l’abbé.

— Je voudrais, dit l’orpheline, être présenté au propriétaire de cette maison.

— Monsieur l’abbé veut sans doute dire à la propriétaire, à madame la marquise douairière d’Albimont ?

— Précisément.

— Madame la marquise est seule ; je ne sais si elle pourra recevoir monsieur à cette heure… je vais appeler un valet de pied.

Il donna deux coups de sifflet et un grand drôle, portant habit galonné sur toutes les coutures, parut presque aussitôt ; il conduisit Justine dans un riche salon où il la laissa pour aller prendre les ordres de sa maîtresse.

La marquise d’Albimont avait été une fort jolie femme ; veuve de bonne heure, elle avait beaucoup sacrifié à l’amour ; le nombre de ses adorateurs avait été grand, et ses affaires de cœur avaient été l’occupation de toute sa vie, jusqu’à ce qu’enfin le rouge, le blanc, le bleu, le noir, l’art du dentiste et une foule d’autres auxiliaires étant insuffisans pour dissimuler les outrages du temps, elle renonça à l’amour qui l’abandonnait pour se jeter dans les bras de la religion. La marquise était donc devenue dévote ; mais, malgré ses efforts, l’amour du Créateur n’excluait pas absolument l’amour de la créature ; elle ne se rappelait pas sans soupirer tendrement les délices de cette vie périssable. Madame d’Albimont avait un peu plus de cinquante ans et en avouait quarante ; elle passait la plus grande partie de l’année à la campagne, où son directeur la visitait souvent ; mais c’était à peu près la seule personne qu’elle reçût ; car elle aimait la solitude depuis que dans le monde elle ne pouvait plus prétendre au premier rang parmi les jolies femmes. Elle fut donc singulièrement surprise quand elle apprit qu’un jeune ecclésiastique, l’abbé de Crepelle, car c’était le nom qu’avait pris Justine, demandait à lui être présenté.

— Un abbé à cette heure, Antoine ! que peut-il me vouloir ? d’où vient-il ?

C’est ce que je ne puis pas dire à madame la marquise ; mais, à en juger à son âge, à son air timide, à sa petite voix douce, on pourrait croire qu’il sort du séminaire.

— C’est donc un enfant ?

— C’est quelque chose de plus, madame la marquise ; mais pas beaucoup.

— Faites entrer, Antoine. D’après ce que vous dites, ce personnage n’est pas effrayant… Et d’ailleurs l’hospitalité est une des vertus chrétiennes.

Justine fut introduite dans la chambre à coucher de la marquise.

— Je suis bien indiscret, madame, dit-elle en s’avançant timidement ; mais j’espère que vous me pardonnerez lorsque vous connaîtrez le motif qui m’oblige à vous demander un asile pour cette nuit.

Cette voix douce, cette figure angélique firent un effet tel sur la marquise qu’elle demeura quelques instans sans répondre.

— Ce que je ne veux point vous pardonner, monsieur, dit-elle enfin, c’est de voyager seul à une heure si avancée.

— J’étais sorti cette après-midi du séminaire pour aller passer les vacances chez un de mes parens à quelques lieues de Paris ; mais, au moment où j’allais monter en voiture, je m’aperçus que j’avais perdu ma bourse ; et je pris la résolution de faire le voyage à pied, et je partis. Tant qu’il fallut suivre le grand chemin, cela alla bien ; mais, vers la fin du jour, j’entrai dans les chemins de traverse ; je m’égarai : après avoir marché long-temps, la fatigue ne me permettant pas d’aller plus loin, j’osai prendre la liberté de me présenter chez vous, et je viens, madame, vous demander pardon de ma témérité.

— Mais il est charmant, en vérité !… Approchez donc, monsieur l’abbé. Pauvre enfant !… Il faudrait avoir un cœur de pierre pour vous refuser un asile… Mais, j’y songe, vous devez être exténué de besoin ?

— Madame, je vous avouerai franchement…

La marquise sonna sans en entendre davantage, ordonna que l’on mît deux couverts dans sa chambre, et fit asseoir Justine près d’elle. On servit promptement une volaille froide, des biscuits, des confitures et d’excellent vin. Justine, qui était autant exténuée de besoin que de fatigue, mangea comme un véritable écolier. La marquise suivait tous ses mouvemens, admirait la finesse et la beauté de ses traits, la blancheur de son teint, et cette charmante timidité dont certaines femmes font tant de cas.

— Puisque le hasard m’a procuré l’avantage de faire votre connaissance, monsieur l’abbé, dit-elle lorsque Justine eut achevé de manger, j’espère que vous ne nous quitterez pas aussi promptement que vous vous l’étiez proposé. La campagne est charmante ici, et peut-être ne regretterez-vous pas de nous avoir fait le sacrifice de quelques jours.

— C’est le ciel qui vient à mon aide, se dit mentalement Justine.

Puis, levant les yeux vers la marquise, qui semblait attendre sa réponse avec anxiété :

— Je suis trop heureux, madame, lui dit-elle, de l’honneur que vous voulez bien me faire pour m’y refuser.

— Oh ! vous êtes un charmant enfant ! s’écria la douairière.

Et, se penchant doucement vers l’orpheline, elle lui baisa le front. Bien que cela parût quelque peu extraordinaire à Justine, elle n’en conçut pourtant aucune alarme, et elle soutint la conversation sans se troubler.

Il était tard lorsque la marquise, se rappelant que son jeune hôte était fatigué, l’invita à aller se reposer, et le fit conduire dans un appartement voisin du sien. Il y avait longtemps que Justine ne s’était trouvée dans une situation d’esprit aussi calme ; il lui semblait que les nuages de l’avenir s’éclaircissaient, et que pour elle allait commencer une nouvelle vie. Aussi passa-t-elle une bonne nuit, et le soleil était levé depuis long-temps lorsqu’elle s’éveilla.

— Cette dame d’Albimont est vraiment la bonté même, se disait-elle en s’affublant de son mieux du vêtement ecclésiastique qui lui avait valu une si agréable réception ; je serais impardonnable de la tromper ; et, dès que j’aurai suffisamment réfléchi sur ce point, je lui ferai la confidence de mes malheurs.

Comme elle achevait cette réflexion, elle aperçut un rouleau d’or qui avait été déposé à dessein sur la table de nuit, et elle se rappela la circonstance de la perte de sa bourse, qui faisait partie de la fable qu’elle avait imaginée la veille, et qui lui avait si bien réussi.

— La bonne marquise n’a rien oublié, dit-elle ; elle ne veut pas que je manque d’argent : que sera-ce donc quand je lui aurai fait connaître la vérité, quand elle aura entendu le récit de tous les maux qui m’ont accablée, et de l’effroyable malheur qui me menace ! Dieu, enfin, a eu pitié de ma faiblesse, et la fin de mes douleurs est proche.

L’espérance colora les joues de l’orpheline, et rendit à ses beaux yeux toute leur vivacité ; aussi était-elle dix fois plus jolie que la veille lorsqu’elle entra dans le salon, ou la marquise était déjà. Après les complimens d’usage, on déjeuna, puis madame d’Albimont proposa une promenade dans le parc, et toutes deux sortirent en s’entretenant de la beauté de la saison et de quelques autres lieux communs ; mais la conversation ne tarda pas à changer d’objet.

— Quel dommage, mon jeune ami, dit la marquise, que vous ne soyez pas ordonné ! vous seriez à la fois ici l’aumônier et l’ami de la maison : je n’ai point d’enfans, et ma fortune me permettrait de songer à la vôtre… Il est vrai qu’à votre âge la solitude est effrayante ; mais il y aurait tant de moyens de l’embellir !…

— Oh ! madame, de quelle reconnaissance mon cœur est pénétré ! et combien je regrette de n’être pas digne… !

— Ne dites point d’enfantillage, mon jeune ami : les yeux sont le miroir de l’âme, et je lis dans les vôtres que vous êtes capable de payer de retour les sentimens affectueux que vous inspirez.

Ce langage commençait à paraître un peu extraordinaire à Justine ; mais elle ne s’en effraya pas, et elle s’efforça d’y répondre de manière à ne pas éveiller les soupçons de sa protectrice ; car maintenant elle n’était plus aussi disposée à lui faire la confidence de ses malheurs, et des craintes vagues s’élevèrent dans son esprit. Ces craintes ne tardèrent pas à devenir plus vives : la marquise l’avait fait asseoir près d’elle sur un banc de gazon, et, comme la veille, elle avait à plusieurs reprises penché son visage sur celui de Justine ; mais cette fois, ce n’étaient plus seulement des baisers sur le front, c’étaient des lèvres brûlantes qui pressaient les lèvres vermeilles de l’orpheline ; c’étaient des soupirs, de tendres étreintes, des paroles entrecoupées ; puis à de courtes extases succédaient de tendres propos, et le langage de la douairière devenait si clair, que Justine ne pouvait plus se faire illusion : la pauvre enfant cherchait un appui pour sa vertu, et elle ne trouvait partout que corruption. La marquise toutefois lui semblait moins coupable que tous les misérables qui avaient tenté de flétrir sa jeunesse et son innocence, car elle ignorait son sexe, et bien certainement elle ne pouvait songer à employer la violence. Aussi Justine prit-elle la résolution de ne rien négliger pour maintenir sa protectrice le plus long-temps possible dans l’erreur où elle se trouvait ; car l’important, pour échapper aux poursuites de la police, était de gagner du temps. Aussi, bien que madame d’Albimont eût fort désiré que son protégé fût moins timide, elle ne désespéra pas de parvenir à vaincre cette timidité, et Justine continua à être l’objet des plus tendres soins.


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