Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-15

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 301-324).

XV.

LES FORÇATS.

Déjà, depuis plusieurs jours, Justine habitait au château de la marquise d’Albimont, et sa contenance commençait à devenir fort embarrassée ; car la douairière avait encore l’imagination tellement vive que tous les prétextes plausibles avaient été bientôt épuisés ; et les choses en étaient à ce point maintenant, qu’une fuite prompte pouvait seule éviter un éclat. Justine sentait parfaitement tous les dangers de sa position ; mais elle hésitait à prendre un parti qui, en la jetant de nouveau dans le monde, allait l’exposer aux plus grands dangers.

Un matin qu’après avoir passé une nuit fort agitée elle réfléchissait à sa position et cherchait quelque expédient pour en éviter les périls, la porte de sa chambre, qu’elle avait cependant soigneusement fermée, s’ouvrit doucement et la marquise parut. Justine effrayée se hâta de remettre dans le lit ses bras qui en étaient dehors, et de se jeter drap et couverture sur les épaules.

— Est-il possible que je vous effraie à ce point, mon cher Crèpelle ? dit la douairière… Ma présence ici doit-elle vous surprendre maintenant que je ne puis vivre sans vous, et que, j’ai eu la faiblesse de vous en faire l’aveu ?

Justine balbutia quelques mots que la marquise interrompit en l’embrassant tendrement.

— Ô mon bel ange ! sans vous il ne peut plus y avoir de bonheur pour moi dans ce monde… Promettez-moi donc de ne jamais me quitter, et de payer ma tendresse de quelque retour…

La pauvre fille commença à trembler de tous ses membres ; les caresses de la marquise devenaient à chaque instant plus vives. En cherchant à s’en garantir, Justine fit un mouvement qui mit à découvert ses blanches épaules, et permit à madame d’Albimont d’apercevoir des charmes qu’elle était bien loin de soupçonner.

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle, que veut dire ceci ?… Quelle horrible trahison !

— Au nom du ciel ! madame, ne me perdez pas !… Je vous dirai qui je suis, et vous me pardonnerez de vous avoir trompée, quand vous saurez…

Mais la marquise ne l’entendait pas : elle pleurait, se cachait le visage dans ses mains et s’écriait :

— C’est une femme !… suis-je assez cruellement punie !… Sortez de chez moi, malheureuse ! Hâtez-vous de fuir, ou craignez ma vengeance… Oui, oui, je me vengerai… Que vous ai-je fait pour que vous me tendiez ce piége infernal ?… Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !…

L’exaltation de la douairière allait croissant ; il fallait se hâter de fuir, Justine le sentit, et, s’élançant hors du lit, elle s’habilla promptement et disparut avant que la marquise eût songé à faire un mouvement pour la retenir. Elle sortit du château, suivit le premier chemin qui se présenta et marcha pendant plusieurs heures sans s’arrêter. Lorsqu’elle fut un peu remise de la frayeur que lui avait causée cet événement, elle se félicita de la tournure que les choses avaient prise : un assez long temps s’était écoulé depuis son évasion de la prison pour que les recherches dont elle avait pu être l’objet eussent cessé ; le costume qu’elle avait conservé la mettait à l’abri de la séduction, et, grâce à la générosité de la marquise, elle possédait une somme assez considérable pour pourvoir à tous ses besoins jusqu’à ce qu’elle fût arrivée dans quelque contrée éloignée, où elle pourrait vivre de son travail. La pauvre fille entrevoyait ainsi le terme de ses malheurs, et l’espérance doublait ses forces ; de sorte que, vers la fin du jour, elle était déjà bien loin du lieu qu’elle avait quitté le matin. Elle résolut donc de s’arrêter au premier village qu’elle trouverait et de passer la nuit dans une auberge, où il lui serait facile de se faire passer pour un séminariste qui retourne dans sa famille.

Tout cela se fit comme elle l’avait désiré. La vue d’une pièce d’or, qu’elle changea pour faire l’aumône à un mendiant qui se tenait à la porte de l’auberge, stimula singulièrement le zèle de l’hôtesse. Monsieur l’abbé eut donc la plus belle chambre et le meilleur lit, et tout le monde se mit en mouvement, à la cuisine, pour que le souper de monsieur l’abbé fût digne d’un fils de famille qui avait la bourse si bien garnie.

Il ne faisait pas encore entièrement nuit, et Justine allait se mettre à table, lorsque des cris, des chants mêlés à un bruit de chaînes, se firent entendre.

— Que veux dire ceci ? demanda l’orpheline.

— C’est la crême des bons sujets de Paris qu’on mène aux galères, répondit l’hôtesse.

Ces paroles firent sur Justine l’effet de la foudre ; elle pâlit, demeura immobile, et ne put prononcer un mot. Toutes les plaies de son cœur venaient de se rouvrir, et elle sentit que ses forces et son courage l’abandonnaient.

— Oh ! il ne faut pas que ça vous effraie, reprit l’hôtesse, qui attribuait à la peur l’émotion de Justine : il est vrai qu’ils passeront la nuit dans ce village, mais ils sont bien gardés et leurs fers sont solides.

En ce moment les charrettes qui portaient les forçats s’arrêtèrent devant l’auberge ; tous ces misérables mirent pied à terre, et Justine, poussée par une force irrésistible, courut sur le seuil de la porte.

— Monsieur l’abbé, s’écria l’un des condamnés, vous seriez bien aimable de nous escompter en espèces les prières que vous nous devez.

Justine n’avait pas attendu cette invitation pour tirer de sa poche toute la menue monnaie qui s’y trouvait, et elle se mit en devoir de la distribuer.

— Allons, canaille ! s’écria un garde-chiourme, par le flanc droit, et que ceux qui voudront aller plus vite que le violon prennent garde à leurs épaules… Quant à toi, numéro sept, si tu t’avises encore de vouloir t’étrangler, je te soignerai la carcasse.

Justine jeta les yeux sur le malheureux auquel s’adressaient ces dernières paroles… c’était Georges !… La vue de son bien-aimé, l’espoir de le sauver soutinrent le courage de la pauvre fille ; elle commença à distribuer son argent : arrivée à Georges, dont les yeux étaient constamment baissés vers la terre, elle lui prit la main, y déposa la moitié de l’or qu’elle possédait, et dit, en faisant des efforts surnaturels pour retenir les larmes qui la suffoquaient :

— Du courage, ami ! Dieu veille sur les malheureux.

Le son de cette voix fit tressaillir le jeune Valmer ; il leva les yeux, reconnut Justine, qui, d’un regard, l’engagea à se contenir, et il cacha adroitement la somme qu’elle venait de lui remettre.

— Monsieur l’abbé, cria l’hôtesse, votre poulet refroidit.

L’orpheline se hâta de finir sa distribution, puis elle rentra, prit quelque nourriture, et se fit immédiatement conduire à la chambre qui lui était destinée, afin de pouvoir se livrer à ses réflexions.

Cependant les forçats avaient été conduits dans une espèce de grange où ils devaient passer la nuit sous la garde de leurs conducteurs.

Malgré tous les soins les plus minutieux des gardes de ces malheureux, malgré les recherches qu’ils font sur chaque individu en explorant les parties les plus secrètes du corps, il y a toujours parmi les hommes attachés à la même chaîne deux ou trois adroits coquins qui parviennent à soustraire à tous les regards certains instrumens propres à leur délivrance, tels que petites limes anglaises, scies faites avec des ressorts de montres, etc. En général, c’est bien plutôt le défaut d’argent que les moyens de rompre leurs fers qui les empêche de prendre la fuite : sans papiers, sans vêtemens et sans moyens de se procurer promptement ces objets indispensables, ils sentent que la liberté qu’ils recouvreraient serait de courte durée, et, comme en général ce sont gens expérimentés en pareille matière, ils attendent qu’ils aient pu acquérir ce qui leur manque en échange d’une partie de ce qu’ils possèdent. Le forçat à côté duquel était enchaîné Georges était précisément un de ces vieux chevaux de retour qui mûrissent long-temps leurs projets avant d’en venir à l’exécution, afin de laisser le moins possible au hasard. Déjà, à plusieurs reprises, il avait sondé le jeune Valmer, et lui avait fait entendre qu’avec de l’argent il lui procurerait aisément les moyens de s’évader ; Georges avait évité de répondre catégoriquement, d’abord parce qu’il n’avait pu soustraire la moindre somme à la rapacité des gardiens, et ensuite parce qu’il craignait d’être trahi ; mais cette dernière crainte était bien affaiblie depuis qu’il avait pu étudier le caractère de son compagnon, et ce fut lui cette fois qui entama, à voix basse et pendant la nuit, le chapitre favori des prisonniers.

— Vous pensez donc, père Guibard, lui dit-il, que, moyennant une somme…

— Plus bas, mon garçon… Il paraît que tu es lesté ? Je m’en suis douté, cet abbé-là m’avait tout l’air d’être venu ici pour chanter une messe à ton intention… Combien as-tu ?

— Je puis vous offrir cinq cents francs.

— Assez ; silence et attention.

Le vieux forçat s’approcha le plus près possible de Georges, saisit d’une main le collier de fer de l’infortuné réfractaire, et, de l’autre, il commença à faire jouer, avec tant de rapidité et d’adresse, une des petites limes qu’il possédait, que deux heures après ce collier ne tenait plus qu’à un fil ; le même espace de temps suffit pour faire subir pareille opération à la chaîne ; puis l’opérateur masqua, avec une espèce de mastic, les solutions de continuité faites à la lime.

— Le plus difficile est fait, dit Georges.

— Pauvre simple ! c’est là le plus aisé, et cela ne te vaudra qu’une honnête dose de coups de bâton, si, demain à pareille heure, tu n’as pu te procurer un déguisement complet. Tiens, voici un bout de crayon et un peu de papier : pour un richard, ça vaudrait mille écus… Où sont tes cinq cents francs ?

— Que ferai-je de votre crayon dans les ténèbres ?

— Oh ! ma foi, que ne demandes-tu des bougies et un pupitre ?

— Mais…

— Silence ! Où sont les espèces ?

Georges lui mit vingt-cinq pièces d’or dans la main.

— Merci. Si avant vingt-quatre heures tu n’es pas libre, je te conseille de prendre ton mal en patience, car jamais si belle occasion ne se retrouvera.

Georges comprit qu’il n’avait acheté qu’une chance de succès ; il étendit sur son genou le papier que lui avait donné le vieux forçat, et il y traça à tâtons ces seuls mots : habit, chapeau, perruque ; il roula ensuite ce papier, et, se rappelant les paroles de Justine, il espéra qu’elle ne l’abandonnerait pas, et qu’il parviendrait à lui remettre ce billet.

Pendant que cela se passait, Justine, en proie tour à tour à la plus douce espérance et au plus affreux découragement, se mettait le cerveau à la torture pour trouver le moyen de sauver son bien-aimé ; elle adoptait successivement tous les expédiens enfantés par son imagination, et les rejetait après le plus léger examen. Le jour vint avant qu’il eût été possible de prendre une résolution. Bientôt le bruit de chaînes qui la veille avait attiré son attention lui annonça que l’heure du départ avait sonné ; elle se leva, courut à sa fenêtre, et vit défiler les forçats, qui, à partir de ce lieu, devaient faire la route à pied. Georges la vit, lui lança un regard significatif, et presque aussitôt laissa tomber sur le pavé le billet qu’il avait écrit pendant la nuit. Au bout de quelques secondes, Georges regarda de nouveau ; Justine n’était plus à sa fenêtre ; mais il l’aperçut à l’endroit même où il avait laissé tomber son billet, et il tressaillit de joie. L’orpheline avait effectivement ramassé le précieux papier, elle avait reconnu ces caractères tracés par une main chérie, et elle songeait aux moyens d’arriver à un résultat favorable. En ce moment une voiture publique vint à passer ; elle suivait la même route que les condamnés ; plusieurs places étaient vacantes ; Justine en prit une en annonçant qu’elle la quitterait à la ville voisine, et elle eut bientôt dépassé la chaîne. À midi elle mettait pied à terre : deux heures après elle avait fait emplette des objets nécessaires, et un commissionnaire qu’elle avait généreusement payé attendait à l’entrée du faubourg l’arrivée des condamnés. Ces derniers, selon l’usage, tendirent leur bonnet en implorant la pitié publique en entrant dans la ville. Georges jusques alors avait été le seul qui se fût abstenu de présenter cette humiliante requête à la multitude ; mais cette fois il fit comme les autres, et le commissionnaire auquel Justine l’avait signalé, l’ayant aisément reconnu, tant les indications étaient exactes, une lourde pièce de deux sous vint tomber dans le bonnet du réfractaire : il la saisit ; en détacha un petit papier grand comme la moitié de l’ongle, qui était collé par un peu de cire, et sur lequel il lut : Toute la nuit ; cinquante pas au nord.

L’espérance fit délicieusement battre le cœur du pauvre garçon : Justine l’avait compris ; il se crut sauvé.

Avale la douleur, ou tu es marron (pris), lui dit le vieux forçat, qui suivait tous ses mouvemens.

Georges obéit, et broya sous ses dents le billet qui lui annonçait une prochaine délivrance. Il était temps ; car le capitaine qui commandait la chaîne, ayant conçu quelques soupçons, fit fouiller, quelques minutes après, tous les condamnés.

— Çà, mon garçon, dit le père Guibard, j’espère que, ton abbé et toi, vous ne m’oublierez pas dans vos prières : les hommes se rencontrent plus aisément que les montagnes, et j’ai dans l’idée que nous nous reverrons bientôt.

— Vous parlez comme si j’étais libre, père Guibard.

— Oh ! ma foi, il s’en faut de si peu, qu’à moins que tu ne sois l’animal le plus maladroit des quatre-vingt-six départemens, nous ne dormirons pas cette nuit sur le même oreiller. Dans tous les cas, ça ne dépendra pas de moi ; car je veux gagner ce que j’ai reçu.

Ces paroles augmentèrent encore l’espoir de Georges, et il attendit avec impatience que l’instant d’agir fût venu.

Cette nuit les forçats furent déposés dans une ancienne église qui servait depuis 1793 de magasin à fourrages ; des sentinelles furent placées aux issues, et, comme la nuit précédente, toutes les précautions furent prises par les gardiens.

— À moins de m’envoler comme un esprit par le trou d’une serrure, dit Georges quand la nuit fut venue, je ne vois pas par où je pourrai sortir d’ici sans la permission des factionnaires.

— Ça me regarde, répondit le père Guibard. Observe ; tiens-toi prêt à jouer des jambes, et tais-toi.

La moitié de la nuit s’écoula bien lentement pour le jeune Valmer ; tous ses compagnons de captivité semblaient profondément endormis, et il commençait à se croire la dupe du vieux forçat, lorsque celui-ci, saisissant le collier de fer du réfractaire, acheva de le rompre ; il en fit autant de la chaîne, et, poussant le jeune homme loin de lui, il se mit à crier :

— À la garde ! On m’assassine ! Je suis mort !…

En un instant tous les gardes-chiourmes furent sur pied ; les factionnaires, croyant qu’il s’agissait d’une révolte, accoururent pour prêter main-forte. Georges, profitant du tumulte, brisa, avec le collier dont Guibard l’avait débarrassé, l’unique lanterne qui éclairait l’église, et, à la faveur de l’obscurité, il gagna rapidement le lieu où Justine l’attendait. Les misérables haillons dont il était couvert eurent bientôt fait place aux vêtemens que Justine avait achetés ; sa tête presque entièrement rasée, fut couverte d’une perruque artistement faite, et, dix minutes après, les amans, enfermés dans une bonne berline que Justine avait louée, avançaient, au grand trot de deux vigoureux chevaux, sur la route opposée à celle que devait suivre la chaîne. Ce ne fut que le matin que l’on s’aperçut de l’évasion de Georges, et le fugitif était déjà à quinze lieues de là.

Les premiers instans furent consacrés aux plus doux épanchemens :

— Ma tendre amie !

— Mon cher Georges !

— Combien tu as dû souffrir !

— Quelles tortures tu as endurées !

Et chaque phrase était interrompue par des baisers. Puis chacun d’eux fit le récit de ce qui lui était arrivé depuis qu’ils ne s’étaient vus. Pour Georges, les choses avaient suivi leur cours ordinaire : son pourvoi en cassation et son recours en grâce n’avaient pas eu plus de succès l’un que l’autre ; l’argent que lui avait fait passer sa bonne mère lui avait été enlevé par les misérables au milieu desquels sa condamnation l’avait fait jeter, et il n’espérait plus échapper à l’horrible captivité perpétuelle que par une mort prompte et volontaire, lorsque Justine était venue relever son courage.

Justine à son tour raconta l’épouvantable catastrophe à la suite de laquelle une condamnation terrible avait été prononcée contre elle.

— Fuyons ! s’écria Georges, fuyons ces hommes et ces lois de mensonge et de sang, ces lois qui promettent protection aux pauvres et aux faibles, et qui toutes sont faites en faveur du riche et du puissant. Je veux quitter la France ; l’aspect seul de cette terre maudite me fait horreur !…

— Eh ! penses-tu, ami, qu’il en soit autrement sous un autre ciel ?… Nous ne pouvons tenter de franchir les frontières sans nous exposer aux plus grands périls ; et pourquoi ? pour changer de prison et de bourreaux… Dans les plus grands périls, la Providence est venue à notre aide ; elle ne nous abandonnera pas. Espérons que le jour de la justice brillera enfin pour nous : notre réhabilitation n’est pas impossible ; vivons d’espérance et d’amour.

Georges ne répliqua que par de tendres et chastes caresses, et tous deux, heureux du présent, s’efforcèrent d’oublier le passé, et rêvèrent un délicieux avenir.


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