Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-20

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 405-420).

XX.

UNE BONNE ACTION.

Le père Guibard avait juré de sauver Georges, et cet homme avait une puissance de volonté à laquelle peu d’obstacles étaient capables de résister. Il apprit bientôt que le comte de Bonvalier était allé à la campagne avec Justine et qu’il devait y passer quelques jours. À l’instant sa résolution fut prise, et le soir, armé d’une paire de pistolets, il se mit en sentinelle à la porte de l’hôtel de ce personnage. Au bout d’une heure, un domestique sort ; le vieux forçat l’aborde.

— Le valet de chambre du comte est-il à l’hôtel ?

— Oui, monsieur.

— Obligez-moi donc de lui dire que je l’attends ici. Je lui apporte des nouvelles de sa famille.

— Entrez, vous le trouverez.

— Impossible ; j’attends la voiture qui va partir, je courrais risque de perdre ma place.

Le valet de chambre est appelé ; Guibard l’emmène à quelques pas, et lui dit avec le plus grand sang-froid :

— Je suis fâché de vous déranger, mon ami ; mais j’ai besoin à l’instant même de dix mille francs.

— Que diable me chantez-vous là, brave homme ?

Guibard reprit sans s’émouvoir le moins du monde :

— J’ai pensé qu’un garçon d’esprit aimerait mieux me compter la somme que de se faire brûler la cervelle ; cependant, comme les opinions sont libres, vous pouvez choisir.

Et il tira de sa poche deux pistolets d’arçon avec lesquels il mit en joue son interlocuteur. Le valet de chambre, croyant avoir à faire à un fou, fit un mouvement pour prendre la fuite ; mais Guibard le retint par le bras en disant :

— Si tu fais un pas, si tu dis un mot autrement que pour me satisfaire, tu es mort, et nous irons de compagnie souper dans le royaume des taupes… Tu sens qu’il faut être capable de résolution pour faire ce je fais maintenant.

Le pauvre diable tremblait de tous ses membres.

— Vous me demandez vingt fois plus d’argent que je n’en possède, dit-il d’une voix altérée.

— Je le sais pardieu bien ; mais ce n’est pas à ton argent que j’en veux. Voici de quoi il s’agit : nous allons rentrer tous deux à l’hôtel, bras dessus, bras dessous, comme une paire d’amis que nous sommes ; nous traversons les appartemens en ayant l’air de parler de la pluie et du beau temps ; tu me conduis dans le cabinet de ton maître où nous nous enfermons. J’ai dans mes poches de quoi faire obéir les serrures les plus récalcitrantes, et, quand nous en serons là, je ne te demande que deux minutes pour me lester de la somme en question. Nous sortirons comme nous serons entrés. Tu me reconduiras jusqu’ici, et je te donnerai un reçu en bonne forme, si tu le désires… Ça n’est pas plus difficile que ça… Seulement je t’engage à ne pas oublier que j’ai le coup d’œil prompt et juste, l’oreille fine, et qu’au moindre mot, au plus léger signe suspects… ça me connaît ; ils n’ont jamais raté !… Un pour toi, l’autre pour moi.

Le pauvre garçon était plus mort que vif ; il restait muet et immobile.

— Ne perdons pas de temps, reprit Guibard en l’entraînant ; j’ai encore de la besogne à faire aujourd’hui.

Le valet de chambre marchait comme un homme qu’on mène au supplice ; la peur l’avait paralysé. Lorsqu’ils traversèrent l’antichambre, le vieux forçat, qui avait l’air de l’entretenir d’affaires de famille, lui dit à voix basse :

— N’oublie pas que j’ai changé les pierres et renouvelé les amorces.

Ils arrivèrent dans le cabinet du comte ; Guibard en ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et dit en crochetant la caisse :

— Le plus fort est fait, et je dois convenir que tu t’es bien comporté ; or, les bonnes actions ne devant pas rester sans récompense, au lieu de dix mille francs, je vais en prendre trente, s’ils s’y trouvent, et je te donnerai cent sous pour boire à ma santé.

En un tour de main, l’or et les billets du comte passèrent dans les poches de Guibard qui sortit avec autant d’aplomb qu’il était entré ; seulement, en traversant de nouveau les appartemens, il dit à son introducteur :

— Avant j’étais capable de tuer un homme, maintenant j’en tuerais dix.

Quand ils furent dans la rue, le bandit, selon sa promesse, mit gravement une pièce de cinq francs dans la main du valet de chambre, et il était déjà loin avant que celui-ci eût recouvré assez de force et de courage pour crier au voleur.

La chaîne partait le lendemain ; au point du jour, Guibard entrait chez le capitaine chargé de la conduire.

— Ah ! te voilà, ma vieille pratique, dit ce dernier ; il faut convenir que tu es un coquin bien effronté ! Sais-tu bien que je n’ai qu’un mot à dire, un coup de sifflet à donner pour…

— Je sais de plus que vous ne direz pas ce mot-là, et vous laisserez le sifflet dans votre poche, attendu qu’on ne fait pas de ces mauvaises plaisanteries-là à un parlementaire qui vient demander la paix, et qui est en mesure de payer généreusement les frais de la guerre.

— Voyons tes propositions, vieux loup.

— Ça ne sera pas long : voici d’abord dix mille francs, moyennant que vous me ferez le plaisir de laisser Georges à la première étape, et voici une onzième image pour ne pas entendre parler de moi.

— Hum ! hum !… je sais bien que tu es un bon diable, et que l’on peut se fier à toi ; mais ton Georges… c’est si jeune…

— Tant mieux ; ça durera plus long-temps.

— Je veux dire que les jeunes gens manquent d’expérience ; ça peut jaser…

— Soyez tranquille ; il a plus d’une raison pour ne rien dire : la première, c’est qu’il ne sait rien.

— Comment ! cet argent…

— Il n’en a jamais eu autant à sa disposition.

— Et c’est toi qui fais ce sacrifice ? Guibard, voilà une belle action.

— C’est une chose toute simple : le pauvre garçon a été pincé pour m’avoir rendu service.

— Ça me décide tout-à-fait ; ce soir l’affaire sera bâclée.

Guibard se retira plus content que s’il venait de mettre la main sur la caisse d’un receveur général, et il prit si bien ses mesures que le soir même Georges, parfaitement déguisé, soupait avec lui dans une des meilleures auberges de Lyon.

Le jeune Valmer fut vivement contrarié d’apprendre que Justine était allé passer quelques jours à la campagne, mais il serait difficile d’exprimer ce qu’il ressentit quand le vieux forçat lui dit que le comte de Bonvalier accompagnait l’orpheline, et que c’était chez la sœur de cette dernière qu’ils étaient allés. Justine lui avait bien parlé, à plusieurs reprises, d’un personnage puissant sur la protection duquel elle comptait beaucoup ; mais, de peur que Georges ne conçût des inquiétudes qu’elle croyait mal fondées, elle n’avait pas nommé ce protecteur.

— Le comte de Bonvalier ! s’écria Valmer lorsque la surprise et l’inquiétude lui permirent de parler ; mais c’est impossible ! La malheureuse se serait-elle perdue dans l’espoir de me sauver… Justine entre les mains du comte et de Juliette !… Oh ! vous êtes dans l’erreur, père Guibard ! vous confondez les noms et les dates.

— Je ne confonds rien, et je dis ce que je sais : je ne puis pas me tromper ; le comte m’est bien connu ; hier, à pareille heure, je causais encore avec son valet de chambre, un brave garçon, doux comme un agneau…

— Justine me trahirait !…

— J’ai vu plus fort que ça.

— Non, non, père Guibard, vous n’auriez jamais rien vu d’aussi horrible… Partons ; accompagnez-moi, mon bon père Guibard ; il faut que j’éclaircisse ce mystère…

— Reste donc tranquille ; il fera jour demain… Par exemple, je ne te croyais pas encore de cette pâte-là ! Que ne vas-tu tout de suite faire visite à messieurs les gendarmes ou au procureur du roi ? Ton comte de Bonvalier m’a tout l’air d’un renard capable de te faire jeter le grappin dessus pour croquer la poulette plus à son aise… Et puis j’ai des raisons particulières pour ne pas parler à cet homme-là.

— C’est un scélérat !

— Raison de plus.

— Tenez, mon bon père Guibard, j’aimerais mieux cent fois être encore attaché à cette horrible chaîne que de savoir Justine sous le même toit que cet homme.

— Eh ! mon Dieu ! il ne te la mangera pas. Crois-moi, mon garçon, sois philosophe ; c’est une qualité indispensable dans notre partie, surtout quand on a eu des accidens de Cour d’assises…

Le vieux forçat eût pu parler long-temps sur ce ton sans être interrompu ; Georges ne l’entendait plus ; des larmes de rage coulaient sur son visage en feu. Le père Guibard s’en aperçut, et il se sentit ému.

Diable, se dit-il, il faut qu’il y ait là un dessous de cartes que je ne connais pas. Ça n’est pas naturel, et il faudrait avoir le cœur plus dur qu’un gendarme pour ne pas chercher à consoler un si bon garçon.

Alors s’adressant à Georges :

— Tu dis donc que l’affaire est sérieuse ?

— Il y va de ma vie.

— Je comprends, c’est une manière de parler. Alors il s’agit de s’entendre. D’abord, quand nous nous mettrions en route aujourd’hui, ça ne nous avancerait pas beaucoup, attendu que nous arriverions là-bas au milieu de la nuit, et que nous trouverions bien certainement les portes fermées… Ah ! si nous connaissions les êtres, je ne dis pas ; on pourrait faire d’une pierre deux coups, et alors on serait bien sûr de ne pas perdre son temps ; mais comment veux-tu qu’on se mette en route quand on ne sait seulement pas si c’est au nord ou au midi que l’on a à faire ?… Allons, console-toi ; tu laisses toujours ton verre plein, ça n’est pas honnête… À ta santé. Demain matin, je prends des informations… Goûte-moi donc ça… J’aurai bientôt déterré cette Juliette, et en route !

— Demain, et elle est partie hier !…

— Mon Dieu, mon garçon, deux jours ou deux heures en pareil cas, c’est bonnet blanc on blanc bonnet ; après la première fois on ne compte plus.

Il fallut bien se résigner et attendre ; mais jamais Georges n’avait passé d’aussi triste nuit : il regrettait sa captivité et peu s’en fallut qu’il ne maudît la main libératrice qui avait brisé ses fers trop tôt ou trop tard. Le pauvre garçon faisait pitié lorsque, le lendemain matin, Guibard entra chez lui.

— Maintenant, mon garçon, dit-il, je sais de quoi il retourne : ta Juliette est une espèce de catin qui est devenue baronne avec cinquante mille francs de rente, pour avoir épousé un vieil imbécile qu’elle a mis sur les dents en huit jours, et qu’elle a fait enterrer trois mois après. C’est le comte qui avait fait ce mariage-là. Ce comte a quitté Paris depuis peu, à l’occasion de certaines peccadilles dont la rumeur publique l’accusait, et dont la justice avait l’air de vouloir se mêler : on prétendait qu’il avait aidé sa mère à mourir d’une attaque d’apoplexie qui avait le malheur de ressembler à un empoisonnement ; une fois on avait saisi sur lui, dans une soirée où l’on jouait un jeu d’enfer, des cartes biseautées qui lui avaient rapporté vingt mille francs en une heure. Le comte est l’amant de Juliette, il l’était avant le mariage de cette dernière ; il le fut pendant, et il l’est après. Dans tout ça je ne vois rien qui puisse t’effrayer : s’il avait voulu te souffler Justine, ce n’est pas chez sa maîtresse qu’il l’eût conduite.

— Oh ! c’est que vous ne savez pas, Guibard !… Vous ne connaissez pas la dépravation, la scélératesse de cet horrible couple… Je vois clair maintenant ; j’aperçois le piége ; Justine est victime d’un infâme guet-apens… Je la vengerai… Partons, Guibard ; vous avez du cœur et de la résolution, vous me serez en aide.

— D’après ça, j’imagine qu’on pourra se permettre de leur faire payer les frais du voyage… Allons, je suis en bonne veine, nous réussirons. En avant ! le temps est superbe, et je me sens rajeuni de vingt ans.


FIN DU PREMIER VOLUME.