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Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-01

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 3-28).

I.

DÉLIVRANCE.

Il n’était pas encore midi quand Georges et son compagnon arrivèrent au village près duquel était situé le château de Juliette ; le père Guibard voulait déjeuner à la première auberge, afin de se présenter avec plus d’aplomb ; mais l’impatience et l’anxiété du jeune Valmer étaient trop vives pour qu’il consentît à s’arrêter un instant, il déclara donc au vieux forçat que, s’il faisait halte, il passerait outre, et se présenterait seul chez la baronne.

— Pourtant j’ai le pressentiment que votre présence me serait utile, père Guibard, reprit Georges ; mais quelques minutes maintenant peuvent avoir l’influence la plus terrible sur le sort de Justine ; je vous en conjure, suivez-moi.

— Allons soit, mon garçon ; c’est partie remise : nous en serons quittes pour boire quelques bouteilles de plus à la santé de qui il appartiendra.

Ils arrivèrent bientôt près du château : c’était un monument du moyen-âge, qui ressemblait beaucoup plus à une forteresse qu’à une maison de plaisance ; il était entouré de hautes murailles flanquées de tourelles crénelées, au pied desquelles était un fossé large et profond.

— Voici une maison de campagne, dit le père Guibard, qui ressemble terriblement à celles où j’ai eu l’honneur de passer la moitié de ma vie ; ça ne sent pas bon, Georges !

— C’est possible ; mais Justine est dans ce séjour : ne vous ai-je pas dit que je l’irais chercher en enfer ?

— Sans doute, tu l’as dit, parce que ce sont de ces choses qui se disent.

— N’avez-vous donc jamais aimé, Guibard ?

— Oh ! assez sur l’article, mon garçon ; cela nous mènerait trop loin ; or le pont du château fort est baissé, et nous voici arrivés à la porte.

Georges sonna, et il s’écoula quelque temps sans que l’on donnât signe de vie à l’intérieur ; c’est que tout le domestique de cette maison se composait de quatre hommes, qui étaient les âmes damnées, les ministres aveugles des volontés de Juliette et du comte, son amant, si ce titre d’amant peut signifier quelque chose entre deux êtres d’une dépravation si grande. Ces hommes, rebut de la société, tout souillés de crimes énormes, ne pouvaient espérer d’asile plus sûr que ce château, où ils trouvaient d’ailleurs les moyens de faire une fortune rapide, leur obéissance étant d’autant mieux payée qu’elle était sans bornes.

Au bout d’un quart d’heure cependant le guichet de la porte principale s’ouvrit, et un visage sinistre s’y présenta de l’intérieur.

— Que demandez-vous ?

— Nous avons, dit Georges, des choses importantes à communiquer à la baronne de Carimont et au comte de Bonvalier.

Le guichet se referma sans que le valet eût répliqué, et, un quart d’heure s’étant encore écoulé, les visiteurs commençaient à croire qu’ils auraient à vaincre plus de difficultés qu’ils ne l’avaient imaginé, pour pénétrer dans cette singulière demeure, lorsque tout-à-coup la porte s’ouvrit ; ils furent introduits. Après avoir traversé une vaste et silencieuse cour, ils entrèrent dans une immense salle basse, où ils trouvèrent le comte.

— Que me voulez-vous ? dit brusquement ce dernier.

— Nous voulons, dit Georges d’une voix ferme, voir mademoiselle Justine de Melleran dont vous vous êtes fait le protecteur.

— Je n’aime pas les curieux, reprit brusquement le comte.

Et, tournant brusquement le dos aux visiteurs, il se retirait lorsque Georges, le saisissant par le bras, l’arrêta en disant :

— Je n’avais que des soupçons ; maintenant je suis sûr que Justine est la victime de quelque infâme machination… Il faut que je lui parle, monsieur !

— Les insolens ne sont pas, ici, mieux venus que les curieux, s’écria le comte ; qui êtes vous ?

— Je vous le dirai en présence de mademoiselle de Melleran.

— Puisque vous le voulez absolument, dit monsieur de Bonvalier avec un sourire ironique, il faut bien vous satisfaire.

À ces mots il sortit, sans que Georges, cette fois, songeât à le retenir, persuadé qu’il allait être enfin conduit près de Justine.

— Mon garçon, dit à demi-voix le père Guibard, je commence à croire que tu nous as fait mettre dans un guêpier.

— Je ne pense pas que le comte ose nous faire un mauvais parti ; il ignore qui nous sommes, et il sait que deux hommes ne disparaissent pas sans que la justice s’en émeuve.

— C’est que ce gaillard-là m’a tout l’air d’être de ceux qu’on n’effraie pas aisément.

En ce moment un domestique entra, et invita les visiteurs à le suivre. Une porte s’ouvrit devant eux, à l’extrémité de la salle ; lorsqu’ils y furent arrivés, leur guide se rangea pour les laisser passer ; mais au même instant la terre manqua sous leurs pieds, ils tombèrent dans une cave où régnait la plus profonde obscurité.

— Mille diables ! s’écria Guibard, je n’ai jamais fait de pareille culbute.

— Êtes-vous blessé ? demanda Georges.

— Je ne le crois pas ; car me voilà sur mes jambes, et je puis remuer les bras ; mais nous voilà dans une souricière, dont nous pourrons bien ne pas sortir tout entiers.

Georges en avait aussi été quitte pour quelques contusions ; il se hâta de faire à tâtons le tour du lieu où ils se trouvaient, et il reconnut que, indépendamment de la trappe qui s’était refermée sur leur tête, cette espèce de tombeau avait une porte à l’une de ses extrémités ; mais ce fut inutilement que Guibard et lui réunirent leurs efforts pour l’ouvrir.

— Nous sommes perdus ! s’écria-t-il. Justine, qui te sauvera ?

— Ça n’est pas le moment de faire plus de bruit que de besogne, lui dit tout bas le vieux forçat ; les murs peuvent avoir des oreilles dans cette caverne que l’enfer confonde… Moi, vois-tu, quand je m’embarque sans biscuit c’est que je ne sais pas où il y en a ; aussi, à tout hasard, j’ai mis mes deux vieux amis dans mes poches avant de partir, et j’ai, en outre, un eustache qui ne demande qu’à être bien emmanché pour rendre service. À présent, raisonnons : si cet enragé de comte avait voulu nous faire passer le goût du pain, ça serait déjà fait ; puisque ça ne l’est pas, il est présumable qu’il nous enverra de quoi nous empêcher de mourir de faim ; alors tu comprends qu’il faudra jouer des poignets. Tiens, voici un de mes pistolets ; mais songe bien que nous n’avons que deux coups à tirer, que ce n’est pas le cas de brûler sa poudre pour rien ; d’ailleurs ça fait un bruit de tonnerre, et il n’en faudrait peut-être pas davantage pour nous mettre sur les bras plus d’animaux que nous n’en pourrions tuer.

Georges ne put s’empêcher d’admirer la présence d’esprit de cet homme dans une pareille circonstance ; il sentit en même temps l’espoir renaître dans son cœur.

— Vous espérez donc que nous nous tirerons d’ici ? dit-il.

— Moi, mon garçon, tant que le grand diable n’aura pas fait du bouillon avec ma carcasse, je ne désespérerai de rien. Crois-tu donc que je n’aie pas plus d’une fois battu la semelle dans un lieu pire que celui-ci ?… Il y avait cette différence que j’avais les chaînes aux pieds et rien dans les poches, tandis que j’ai maintenant des jaunets dans ma ceinture, un étui qui contient de quoi couper la ferraille, deux crucifix à ressort qui n’ont jamais raté, et un brave garçon bien disposé à défendre sa peau.

— Ô Justine ! serais-je assez heureux pour te sauver !…

— Que le diable t’emporte ! vas-tu recommencer à nous faire faire des bêtises ?

— Que m’importe de recouvrer ma liberté, si je ne dois pas revoir celle que j’adore !

— Nom de Dieu ! Georges, ça m’importe à moi !… J’ai plus de quinze mille francs en possession, et j’ai assez vécu pour savoir qu’il n’y a pas de maîtresse qui vaille cela.

Georges comprit que son amour le rendait coupable d’ingratitude, et il ne put se défendre d’un mouvement d’indignation contre lui-même en pensant qu’il était en reste de générosité avec un brigand.

— J’ai eu tort, père Guibard, dit-il vivement ; l’amour m’aveuglait, mais vous me pardonnerez, puisque vous avez été amoureux…

— Ne touchons jamais cette corde-là, mon garçon… Les vieilles blessures font souvent plus souffrir que les nouvelles, et si… Bah ! je ne veux pas m’en souvenir… Attention ! j’entends du bruit !

Le vieux forçat ne se trompait point ; des pas pesans faisaient retentir les voûtes souterraines ; la porte de leur cachot s’ouvrit ; deux hommes, armés jusqu’aux dents, entrèrent avec précaution, et posèrent à terre la lanterne qui les éclairait.

— Si vous faites la moindre résistance, vous êtes mort ! dit l’un d’eux.

— Eh ! messieurs, répondit le père Guibard, comment deux pauvres diables oseraient-ils concevoir l’idée de résister à des personnes comme vous !

L’air humble et résigné du galérien, que Georges s’efforçait d’imiter, eut tout le succès qu’il en attendait.

— Vous allez donc répondre à nos questions, ajouta, en s’avançant vers les prisonniers, celui des deux hommes qui avait déjà parlé.

— Vraiment ! nous serions bien mal avisés de vous refuser quelque chose, reprit Guibard.

En prononçant ces paroles, il lança à Georges un regard significatif, et, saisissant brusquement l’un des individus d’une main, de l’autre il lui plongea, à plusieurs reprises, son couteau dans la poitrine. Au même instant, Georges s’élança sur le dernier adversaire, le prit à bras le corps, et le serra étroitement afin de le terrasser avant qu’il eût pu faire usage de ses armes ; mais celui-ci était d’une force telle que l’issue de la lutte eût été funeste au jeune Valmer, si Guibard ne se fût empressé de le secourir. Déjà Georges avait été renversé ; il tenait toujours son ennemi fortement embrassé ; mais celui-ci était parvenu à dégager l’une de ses mains, et à saisir enfin un pistolet, lorsque Guibard se jeta sur lui et le poignarda.

— Le plus difficile n’est pas fait, Georges ! s’écria-t-il ; en route ! et surtout n’oublie pas que les armes à feu font du bruit.

Il arracha un trousseau de clefs pendu à la ceinture de l’un des morts, s’empara de ses armes tandis que Valmer en faisait autant de son côté ; puis ils entrèrent dans un long corridor souterrain, ouvrirent plusieurs portes, et ne tardèrent pas à apercevoir la lumière du jour.

— En pareille circonstance, mon garçon, dit le vieux forçat, c’est la queue qui est le plus difficile à écorcher. En ma qualité d’ancien, je vais faire l’avant-garde ; mais ne me perds pas de vue.

Ils entrèrent alors dans une petite cour, regardèrent autour d’eux, ne virent que de hautes murailles et des fenêtres garnies d’épais barreaux. Une petite porte, qu’ils n’avaient pas vue, s’ouvrit avec violence ; le comte parut aussitôt, suivi des deux autres misérables qui s’étaient donnés à lui corps et âme.

— Vous n’irez pas plus loin, dit-il.

Et il fit feu presque à bout portant sur Guibard ; mais ce dernier, que le sang-froid n’abandonnait jamais, fut assez heureux pour détourner le coup d’une main, tandis que, de l’autre, il faisait sauter la cervelle au troisième des quatre scélérats subalternes, et que Georges traitait le quatrième de la même manière.

— Nous en avons mis à la raison de plus méchans que vous, dit Guibard en prenant M. de Bonvalier à la gorge, et nous vous y mettrons, monseigneur le comte, quand vous auriez encore à vos ordres cinquante dogues comme ceux que nous venons de mettre à l’ombre… Allons, Georges, fouille-le pendant que je le tiens en respect.

Ce dernier hésitait ; malgré les obligations qu’il avait contractées envers le vieux forçat, il ne pouvait consentir à faire le métier de voleur ; Guibard vit que son compagnon le comprenait mal.

— Sacredieu ! enfant, s’écria-t-il, il ne s’agit de prendre ici que pour nous empêcher d’être pris. Je n’en veux pas à sa bourse qui, certainement, n’est pas aussi bien garnie que la mienne ; ôte-lui seulement ses armes ; prends son mouchoir et tâche d’en faire une corde assez solide pour lui attacher les mains derrière le dos… Allons donc ! Ce brigand-là voulait nous enterrer tout vifs, et on dirait que tu as peur de l’égratigner… Serre ferme !… Bien comme ça !

Pendant que Georges agissait, Guibard n’avait pas cessé de tenir le canon de l’un de ses pistolets appuyé sur la poitrine de M. de Bonvalier ; mais dès que Georges eut mis ce dernier dans l’impossibilité de nuire, le vieux bandit baissa son arme, et dit fort tranquillement au comte :

— Maintenant, monseigneur, je t’offre une capitulation avantageuse : tu vas marcher devant, afin de nous conduire jusque dans la campagne, sans te faire accompagner, sans dire un seul mot autrement que pour empêcher tes gens de nous suivre. Quand nous serons à une distance convenable, je te rendrai l’usage de tes mains ; tu me feras alors une quittance des trente mille francs que je t’ai empruntés à ton insu, et tout sera terminé. Quant aux morts et aux blessés, ce sera ton affaire ; tu feras enterrer les uns, panser les autres, et tu te débrouilleras avec l’autorité comme tu l’entendras… J’espère que je m’explique clairement… Ah ! j’oubliais de te prévenir que si cela n’est pas exécuté à la lettre, si tu fais un geste capable de me donner le moindre soupçon, je prendrai la liberté grande de te casser la tête, sans plus de façon que tu n’en ferais pour nous faire couper le cou si tu le pouvais. Tu acceptes, n’est-ce pas ?

M. de Bonvalier écumait de rage ; cependant il allait répondre et accepter ces conditions, lorsque Georges s’écria :

— Qui donc sauvera Justine ?

— C’est ma foi vrai ! j’allais oublier la petite mère, dit Guibard, mais monsieur le comte est trop poli pour refuser quelque chose à des hommes qui se conduisent comme nous le faisons, et il va commencer par nous mener près de cette belle enfant… À moins qu’il n’aime mieux que nous allions la retrouver sans lui, et dans ce cas je prendrais sur moi de l’envoyer rejoindre ses fidèles serviteurs.

Le comte de Bonvalier étouffait de fureur ; ses yeux semblaient près de sortir de leur orbite, et il grinçait des dents de manière à se les briser.

— Allons, mon fils, nous sommes pressés, reprit le vieux forçat : est-ce oui ou non ?

Et il lui mit le bout de son pistolet à deux pouces des lèvres. On se mit en marche ; après avoir parcouru un long et sombre corridor, et deux pièces immenses sans rencontrer personne, le comte s’arrêta à une porte il appela Juliette ; la baronne parut ; mais à l’aspect de son complice ainsi garrotté et accompagné, elle s’enfuit épouvantée dans le fond de son appartement.

— Juliette ! s’écria de nouveau le comte, nos fidèles serviteurs sont morts, et vous ne vous sauveriez pas en m’abandonnant… Allez donc préparer Justine à recevoir ces gens.

— Cela ne sera pas ainsi, dit Georges auquel ces paroles firent soupçonner quelque trahison. Je sais de quoi sont capables les êtres de votre sorte, et je veux prendre mes mesures en conséquence.

À ces mots, laissant la garde du comte à son compagnon, il s’élança à la poursuite de Juliette, qu’il atteignit promptement.

— Ne me tuez pas ! grâce !… s’écria-t-elle en se jetant aux pieds de Valmer.

— Levez-vous ; il ne vous sera fait aucun mal si Justine nous est rendue. Je veux seulement vous mettre dans l’impossibilité de nous nuire.

— Allons, dit Guibard, serre-lui les pouces, et que ça finisse.

Georges coupa quelques cordons de sonnettes, et lia solidement pieds et mains à la baronne qu’il laissa en cet état pour revenir au comte, auquel il arracha violemment sa montre.

— Je te donne deux minutes encore, lui dit-il en lui faisant remarquer l’heure ; dans deux minutes je serai près de Justine, ou tu seras mort ! Il n’y a pas de puissance humaine capable de me faire changer de résolution… Va donc, misérable !

M. de Bonvalier ouvrait la bouche sans pouvoir articuler un mot, et ce ne fut qu’après un violent effort qu’il parvint à dire en frappant du pied sur un meuble.

— Prenez les clefs qui sont là.

Georges s’en empara aussitôt, et l’on se remit en marche. Après avoir parcouru encore plusieurs appartemens, et gravi un escalier qui semblait pratiqué dans l’épaisseur de la muraille, le comte s’arrêta près d’une petite porte, et fit signe à Georges de l’ouvrir ; c’était celle de la prison de Justine.

En reprenant l’usage de ses sens, après l’horrible traitement qu’elle avait subi, l’orpheline s’était trouvée dans son lit, et elle avait tenté de se lever ; mais elle était si faible, et le moindre mouvement lui causait des douleurs si aiguës, qu’il lui avait été impossible de quitter le lit ; cependant la voix de Georges, qui s’était élancé dans la chambre en l’appelant, lui rendit à la fois des forces et du courage.

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle, Georges au pouvoir de ces monstres !…

— Rassure-toi, tendre amie ; c’est moi qui suis maître de leur sort. Tiens ! regarde, ajouta-t-il en traînant M. de Bonvalier jusques auprès du lit, regarde, et prononce l’arrêt de ce scélérat.

Le comte, en proie à d’horribles convulsions, se roulait sur le parquet en rugissant comme un tigre ; et Georges, le bras tendu, se tenait prêt à exécuter la sentence.

— Laisse-lui la vie, ô mon ami ! Dieu, qui le juge, saura aussi le punir.

— Il n’y a que les morts qui ne parlent pas, enfans, dit le vieux forçat.

Et à son tour il étendit le bras ; mais Justine, s’élançant hors du lit, détourna l’arme qui allait punir le comte, et lui ôter ses souffrances.

— Au moins, reprit Guibard, vous me laisserez le ficeler de manière à ce qu’il ne parle que le plus tard possible.

Il saisit alors le misérable qui se débattait à ses pieds, le jeta sur le lit que l’orpheline avait quitté, et l’attacha si fortement entre les draps, qu’il devint impossible à cet infâme de faire le moindre mouvement.

Cependant Justine s’habillait en s’efforçant de retenir les cris que les douleurs qu’elle ressentait étaient à chaque instant sur le point de lui arracher ; car elle savait bien que c’était fait du comte, si Georges soupçonnait seulement l’horrible torture à laquelle elle avait été mise. Enfin tous trois quittèrent cette chambre, et Georges insistait pour sortir le plus promptement possible du château ; mais ce n’était pas là le compte de Guibard.

— Ça, mes enfans, dit-il, parlons un peu raison : croyez-vous que ces gaillards-là ne nous doivent rien ?

— Guibard, je vous en prie, ne touchons pas cette corde-là.

— Comment, sacredieu ! que je ne touche pas ?… Mais je veux toucher, moi ! toucher ce qui m’est dû, légitimement dû… Écoute, Georges, je suppose que nous soyons d’honnêtes gens…

— Qu’est-ce à dire ? interrompit Valmer en le regardant.

— Ah ! oui… c’est juste. Eh bien ! alors je ne suppose pas ; mais je dis : nous sommes d’honnêtes gens ; nous nous sommes tirés par miracle des griffes de ces enragés ; en conséquence nous portons plainte, et nous demandons des dommages intérêts qui ne peuvent manquer de nous être accordés.

— Mais vous savez bien que nous ne sommes pas en position de nous plaindre.

— Justement ! et c’est pour cela que je veux leur épargner les frais de justice, d’autant plus que je ne puis pas souffrir les procès.

— Faites-nous grâce de vos sophismes, père Guibard.

— Comme tu voudras, mon garçon ; mais je ne ferai certainement pas grâce à ces scélérats-là de ce qu’ils me doivent. Je puis me vanter de l’avoir gagné à la sueur de mon front.

Ce fut inutilement que ces jeunes gens tentèrent de le faire renoncer à son projet ; il n’en voulut rien rabattre, et, tandis qu’ils traversaient la cour du château, le vieux bandit mettait dans ses poches l’or et les bijoux du comte et de la baronne.


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