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Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-03

La bibliothèque libre.
Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 51-63).

III.

LES DEUX CONDITIONS.

Dès le lendemain Georges et Justine se présentèrent chez l’un de ces placeurs dont le jeune homme avait parlé, et le trouvèrent donnant audience à une cohue de palefreniers, valets de pied, cuisinières, cochers, etc.

— Voyons, mes amis, leur dit-il quand leur tour fut venu, qu’est-ce qu’il vous faut ?… Et d’abord commençons par le commencement… Vous êtes deux, c’est dix francs d’enregistrement.

Georges lui remit cette somme, et le buraliste inscrivit sur un registre les noms qu’il leur fallut se donner dans cette circonstance.

— Vous n’avez pas encore servi ?

— Jamais ; mais ce ne sont pas des places de domestiques que nous vous demandons.

— C’est différent. Eh bien ! qu’est-ce que nous savons faire ?… Vous comprenez que les choses se paient en raison de leur importance…

En parlant ainsi il feuilletait son registre, et il continua sans attendre de réponse :

— Voici un célibataire fort aisé qui demande une demoiselle pour tout faire… C’est une condition superbe quand on sait remplir l’emploi, et avec ces jolis yeux-là… Une marchande de modes qui demande une jeune personne d’un physique agréable pour aller en ville… Un curé de la banlieue qui demande une nièce…

— Aurez-vous bientôt fini ces impertinences ? dit Georges, qui sentait le sang lui monter au visage. Nous voulons des emplois honorables…

— Diable ! croyez-vous donc qu’il ne soit pas très-honorable d’être la nièce d’un curé qui a plus de dix mille francs de revenu ?

— Passez, passez, je vous prie.

— Ma foi, que voulez-vous que j’offre à des gens qui refusent ce que j’ai de mieux ?… J’ai bien encore la femme d’un chef de division aux finances, qui demande une demoiselle de compagnie…

— Cela me convient, dit Justine.

— Alors c’est bien le cas de dire : qui choisit prend pis. Quant à vous, jeune homme, j’ai aussi votre affaire : une place de caissier chez un négociant ; mais il faut un cautionnement de quatre mille francs.

— Je le fournirai, si la place en vaut la peine.

— Cent louis d’appointemens, la table et le logement… Je vous présenterai moi-même aujourd’hui… Vous sentez que, pour des choses de cette importance, l’enregistrement.

— Nous saurons reconnaître vos soins.

Je vais donc donner à cette belle demoiselle une lettre pour madame de Marcilly… On prendra des informations ; mais cela vous regarde.

Justine trembla ; elle n’avait pas pensé à cet inconvénient ; mais Georges avait déjà jugé l’homme auquel ils avaient à faire ; il avait deviné qu’avec un peu d’or on lui ferait faire tout ce qu’on voudrait.

— Des raisons de famille et d’amour-propre, dit-il, nous mettent, ma sœur et moi, dans l’impossibilité d’indiquer les personnes auprès desquelles on pourrait prendre des renseignemens sur notre compte ; faites en sorte de lever cette difficulté, et nous nous montrerons généreux.

— Diable ! pas d’informations, pas de certificats… Oh ! si le célibataire vous convenait ou si vous vouliez être nièce de curé, ça irait tout seul ; mais… Je trouve un moyen… Vous serez la fille d’un de mes anciens amis, colonel tué sur le champ de bataille… Votre mère est morte à la suite d’un procès qui l’avait ruinée, etc… Vous me laisserez dire, et tout ira bien. Il est justement l’heure de se présenter chez madame de Marcilly ; je vais vous y conduire.

Georges mit dix louis sur le bureau, et pria ce nouveau protecteur de les recevoir à titre d’à-compte ; puis tous trois montèrent dans une voiture de place, et quelques heures après Justine était installée chez le chef de division.

— Maintenant, jeune homme, à votre tour, dit le buraliste ; nous sommes en veine de succès… Ah ! ça, vous savez qu’il s’agit de quatre mille francs comptant : il ne faudrait pas trop s’avancer si les fonds devaient se faire attendre…

— J’ai la somme sur moi ; mais, de même que pour ma sœur, les informations…

— Laissez donc tranquille ! est-ce que des billets de banque ne sont pas les meilleurs certificats du monde ?… M. de Rinval va nous recevoir à bras ouverts… Ce n’est pas qu’il ait besoin d’argent, au contraire ; la plupart du temps, il ne sait que faire de ses capitaux… Mais avec votre tournure, vos manières aisées… Je le connais, il sera enchanté de vous ; je ne vous donne pas huit jours pour devenir son ami intime.

Ils mirent pied à terre à la porte d’une maison de très-belle apparence, montèrent au premier étage, et Georges lut sur l’une des portes : bureaux et caisse. Ils furent introduits dans un appartement élégamment meublé et trouvèrent M. de Rinval en robe de chambre, étendu sur un divan et lisant le Constitutionnel.

— Monsieur, dit le buraliste, j’ai l’honneur de vous présenter un caissier…

— Parbleu, mon cher, vous êtes un homme charmant !… Monsieur a-t-il quelque habitude des chiffres ?

— Je dois vous avouer, dit Georges, que mes connaissances sur ce point sont fort superficielles ; mais j’ai assez bonne opinion de moi-même pour être sûr d’acquérir promptement celles qui me manquent.

— Bien, bien, répliqua le négociant ; quand vous ne sauriez absolument rien, je répondrais de faire quelque chose de vous… Monsieur sait les conditions ?…

— Et il est porteur de la somme, répondit le buraliste.

— Charmant ! voilà comme on doit mener les affaires… Mon Dieu, s’il fallait s’appesantir sur des peccadilles… Mon cher caissier, je vous pousserai ! la fortune est une donzelle dont je connais les faiblesses, et qui, avec moi, vous traitera en enfant gâté. Vous pouvez entrer en fonctions dès aujourd’hui, et nous allons commencer par faire ce que nous ferons chaque jour à pareille heure, c’est-à-dire un déjeuner confortable.

Georges était enchanté de la tournure d’esprit de son patron ; il tira de son portefeuille quatre billets de mille francs et les lui présenta.

— Oh ! mon Dieu, dit Rinval en les chiffonnant négligemment, cela aurait pu se faire un autre jour… Allons, c’est une affaire enterrée.

Georges glissa encore quelques pièces d’or au buraliste dont la pantomime devenait expressive, et qui se retira très-satisfait de l’emploi de son temps et du prix que l’on avait mis à sa haute protection. M. de Rinval s’habilla, demanda son cabriolet, il prit familièrement Georges sous le bras, et au bout de quelques minutes le cabriolet les emportait rapidement vers le Palais-Royal où ils déjeunèrent. Au retour, Valmer prit possession des clefs de la caisse, examina les livres et reconnut qu’il y avait en portefeuille des billets à ordre et des lettres de change pour une somme considérable ; mais le numéraire était absent, et Georges n’eut pas même à encaisser ses quatre mille francs de cautionnement. Il en fit l’observation à son patron.

— Bien, bien, dit celui-ci légèrement ; il suffit que les écritures soient régulières ; ainsi écrivez : Rinval doit à caisse 4,000 francs.

Bientôt il arriva des ballots de marchandises de toute espèce ; on acquittait les factures avec des billets de portefeuille, et ceux que l’on donnait étaient toujours remplacés par d’autres ; mais d’argent point. Georges ne comprenait rien à tout cela ; il s’embrouillait dans les reviremens, et, quand il avait obtenu quelques explications du maître, il se trouvait encore plus embrouillé qu’auparavant. Du reste, tout allait le mieux du monde ; de Rinval le traitait comme un ami, et la table était toujours excellente. Au bout d’un mois, Valmer songea à ses appointemens ; mais, comme le numéraire n’était pas devenu plus abondant dans la caisse, il demanda ce qu’il devait faire sur ce point.

— Je vous expliquerai cela, mon ami, lui dit le patron ; je cherche en ce moment la solution d’un problème de la plus haute importance, et c’est pour la trouver que je laisse les choses dans l’état où elles sont. Vous sentez bien que je ne puis pas, pour une misère, déroger de mon système financier… Cela vous étonne ?… Patience ; vous serez bientôt initié à tout cela, et vous pourrez admirer la conception de mes plans de finances.

Cela n’était pas plus clair que le reste ; mais Rinval promettait une explication prochaine et satisfaisante, et Georges, bien que un peu inquiet, prenait patience.

La condition de Justine n’était pas meilleure : madame de Marcilly voulait que sa demoiselle de compagnie l’aidât à tromper son mari ; ce dernier voulait qu’elle lui rendît secrètement compte de toutes les actions de sa femme, et il en résulta que, ne voulant consentir à plaire à tous deux à ce prix, elle ne tarda pas à en être détestée. Un mois ne s’était pas écoulé, qu’elle demanda son congé et se retira dans le nouveau logement où Georges avait déposé leur modeste mobilier.

— Ne cherche plus d’emploi, ma bonne sœur, lui avait dit ce dernier ; mes appointemens sont assez considérables pour subvenir à tous nos besoins, et nous n’aurons pas à redouter les propos des méchans, puisque je ne ferai chez toi que de courtes apparitions.

Ce nouvel arrangement ne devait pas avoir une longue durée. Un matin, en entrant à son bureau, Georges le trouva envahi par des huissiers, des recors, des gardes du commerce, des agens de police et un commissaire ; la solution du grand problème de M. de Rinval était trouvée ; elle consistait en cent mille francs qu’il avait réalisés la veille, et avec lesquels il était parti pour l’étranger. Les meubles furent vendus ; ils ne produisirent pas de quoi payer les frais de justice, et le malheureux Georges, désespéré, fut contraint de partager de nouveau l’asile de Justine.


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