Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-02

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 31-47).

II.

RETOUR À PARIS.

Tandis que Justine et ses libérateurs s’éloignaient rapidement du château, Juliette faisait tous ses efforts pour se débarrasser de ses liens ; elle parvint enfin à dégager ses pieds, et, comme les portes avaient été laissées ouvertes, elle put se rendre dans la chambre de Justine où elle trouva M. de Bonvalier auquel le désespoir et la fureur avaient presque fait perdre la raison. La vue de Juliette le calma un peu ; elle s’approcha de lui, et il vint à bout de la débarrasser, à l’aide de ses dents, de la corde qui lui liait les mains. La baronne, à son tour, s’empressa de rendre la liberté à son infâme complice, et ils tinrent conseil sur ce qu’ils devaient faire. Deux heures après, le comte alla requérir les autorités du village voisin ; il dit qu’une bande d’assassins s’étaient introduits dans le château, que les domestiques avaient été tués en défendant leur maîtresse, et que lui et la baronne n’avaient échappé à la mort que par une espèce de prodige. Or, les autorités en général sont trop bien élevées, et savent trop ce qu’elles doivent à un comte qui a plus de cent mille francs de revenu, pour oser le soupçonner de mensonge. Les paroles de M. de Bonvalier furent donc reçues comme paroles d’Évangile ; procès-verbal fut dressé en conséquence ; les morts furent enterrés, la justice informa ; les gendarmes empoignèrent tout ce qui leur tomba sous la main ; puis, comme les coupables ne se trouvaient pas, on s’occupa d’autre chose, et les deux misérables recommencèrent à vivre comme par le passé.

— Maintenant, mes enfans, dit Guibard aux deux amans lorsqu’ils furent assez loin du château pour n’avoir rien à craindre, maintenant j’ai presque réparé le mal que je vous avais fait bien involontairement ; mais j’ai peur que ça ne serve pas à grand’chose. Si vous étiez gens à suivre un bon conseil, je vous dirais : mettons votre esprit, vos bonnes manières et ma vieille expérience dans le même sac, et l’eau ne manquera jamais au moulin. Nous ne ferions que des affaires sûres ; je sais bien qu’elles sont rares, mais nous pouvons les attendre, et quand la pelote sera bien ronde, lorsque nous aurons de quoi acheter chacun une propriété de cinq ou six cent mille francs, nous nous retirerons, et nous vivrons dans le fond de quelque province comme des princes du sang, sans que jamais personne s’avise de nous rien dire, attendu que des gens qui ont vingt-cinq mille francs de revenu sont les amis naturels des autorités en général, et des procureurs du roi en particulier.

— Assez, Guibard ; je ne souffrirai pas que vous alliez plus loin.

— J’en étais sûr ! mon pauvre garçon, tu ne comprends absolument rien à la vie, et j’en suis fâché pour toi. Que diable ! avec l’esprit que tu as, tu dois pourtant reconnaître cette vérité qu’il faut être voleur ou volé.

— Eh bien, soit ! j’aime mieux être volé.

— Eh ! que veux-tu que l’on prenne à un homme qui n’a rien ? Or, quand on n’est pas enclume, il faut se faire marteau ou se résoudre à être toujours entre les deux. Pourquoi donc la perspective du bagne t’effraie-t-elle tant, puisque, de gaîté de cœur, tu consens à mener une vie plus pénible que celle des forçats ?… Et puis tu auras beau faire, tu n’échapperas pas toujours aux mains de fer de la nécessité ; il peut arriver qu’un jour ton estomac crie plus haut que ce que tu appelles ta conscience, et alors tu supporteras les charges sans avoir joui des bénéfices…

— Vous m’avez rendu service, Guibard, et je vous pardonne cette offense.

— Mon Dieu ! je n’ai pas l’intention de te faire de la peine… Mais il est terrible de voir un si bon garçon patauger dans la misère, lorsque, pour avoir de l’or, il n’a qu’à se baisser et en prendre.

— Adieu, Guibard, il est temps que nous nous quittions.

— Il le faut bien ; mais je veux m’acquitter autant que possible. Les suites de ta dernière arrestation t’ont ruiné, et c’est moi qui en ai été la cause : j’ai là dix mille francs à ton service…

— Merci.

— Tu refuses ?

— J’accepterais cette somme à titre de prêt, si elle vous appartenait légitimement.

— En ce cas, mon garçon, dépêche-toi d’aller reprendre la chaîne ; car cet argent sort de la même source que celui avec lequel j’ai payé ta rançon au capitaine : si tu es conséquent, tu vas aller te constituer prisonnier à l’instant même… Je t’y prends donc, grand raisonneur !… Pour rassurer ta conscience, je te donne ma parole que cet argent ne vient pas du château que nous quittons. Enfin, tâche de te persuader que, si tu n’as pas le sou, tu ne seras pas libre dans vingt-quatre heures.

Ce dernier argument était le plus puissant que pût faire valoir Guibard ; et c’était vraiment quelque chose d’étrange que ce vieux criminel s’épuisant en raisonnemens captieux pour forcer l’homme qui le méprisait à recevoir son or. Georges sentit qu’en effet il serait impossible que lui et Justine échappassent aux recherches de leurs persécuteurs, s’ils n’avaient, pour vivre, d’autre ressource que la pitié publique ; mais il ne voulut accepter que la somme qui lui était nécessaire pour quitter le pays et attendre le moment où son travail lui permettrait de pourvoir à ses besoins.

— Oh ! ma foi, dit Guibard en lui mettant presque de vive force dix billets de banque dans la main, c’est aussi par trop fort ! Je veux que le diable me brise les os si j’ai dit, pour en empocher trois fois autant, le quart des paroles qui me sèchent le gosier depuis une demi-heure.

À ces mots, il tourna les talons et s’enfuit à toutes jambes.

Le jour allait finir ; Justine marchait trop difficilement pour qu’il fût possible de songer à retourner à Lyon ; ils ne pouvaient d’ailleurs séjourner maintenant sans danger dans cette ville.

— Je croîs que nous sommes bien près de la grande route, dit Justine ; évitons-la.

— J’y pensais, répondit Georges… Mais il me vient une idée : cette route est celle de Paris ; les diligences qui partent pour cette dernière ville ne peuvent tarder à passer ; allons à Paris.

— À Paris, grand Dieu ! revoir cet horrible pays où j’ai tant souffert !

— C’est que nous étions séparés, ma tendre amie ! Paris est le lieu où l’on se cache le plus facilement, où l’on se perd le mieux dans la foule. Nous nous logerons dans quelque mansarde ; je chercherai de l’occupation et nous pourrons vivre ignorés, puisque c’est là le seul bonheur auquel nous puissions aspirer maintenant.

— Oh ! tu dis vrai, mon Georges ; c’est parce que nous étions séparés que j’ai souffert : près de toi, j’oublie mes chagrins et l’avenir me fait moins peur.

Ils arrivèrent bientôt sur la route ; Georges ne s’était pas trompé ; une diligence passa au moment où ils mettaient le pied sur le pavé.

— Conducteur, avez-vous des places ?

— Il n’y a personne dans le coupé.

— Nous allons y monter, et je vous paierai trois places afin que vous n’y receviez pas d’autre voyageur.

— Bon, bon, mon gaillard ! disait le conducteur en mettant pied à terre et riant dans sa barbe ; je connais ton affaire… La poulette est ma foi gentille… Elle veut voir du pays, cette jeunesse ; c’est bien naturel… Oh hé ! en route !

Et le pavé recommença à trembler sous les roues de la lourde machine. Le voyage se fit sans accident ; les amans se livraient tout entiers au plaisir d’être réunis, et oubliaient presque leurs chagrins ; il y avait si long-temps qu’ils n’avaient goûté quelques instans de bonheur ! Le conducteur, toujours persuadé qu’il avait affaire à des jeunes gens de bonne famille qui faisaient leurs fredaines, et espérant être grassement récompensé de sa complaisance, répondait pour eux chaque fois que les gendarmes demandaient les passe-ports des voyageurs ; aux uns il disait que Georges était son cousin, aux autres qu’il était son neveu, lequel, sous sa sauvegarde, à lui conducteur de diligence et gardien naturel des bonnes mœurs sur le grand chemin, conduisait dans sa famille sa jeune fiancée. Il arrivait souvent qu’à ce mot de fiancée les amans se regardaient ; le beau visage de Justine se couvrait d’une admirable rougeur, son cœur battait plus fort et plus vite que de coutume ; et reportait tristement vers la terre ses yeux charmans où se peignaient si bien le désir, l’espoir et la crainte. Georges alors lui serrait la main, et lui disait tout bas :

— Les lois ne semblent-elles pas faites pour protéger les méchans et faire souffrir les bons ? Qu’y a-t-il besoin de loi entre toi et moi ?

L’orpheline tressaillait ; il se passait en elle quelque chose d’indéfinissable, qui tenait à la fois de la douleur et de la joie, et, après un moment de silence, elle répondait en soupirant :

— Georges, ce n’est pas la loi de Dieu qui est contre nous.

Enfin, ils arrivèrent à Paris sans avoir éprouvé le moindre accident désagréable. Georges se hâta de louer un appartement modeste qu’il garnit d’un mobilier peu coûteux, des ustensiles nécessaires au ménage, et ils recommencèrent à vivre d’une vie délicieuse, bien qu’elle ne fût pas sans danger pour leur vertu. Plus d’un mois s’écoula ainsi ; les amans ne se quittaient presque pas ; la plus courte séparation leur causait tant d’alarmes, que Georges n’avait cherché aucun emploi, et que ni l’un ni l’autre n’avaient songé à rendre productifs les talens qu’ils possédaient, lorsqu’ils s’aperçurent que la somme qu’ils devaient à la singulière libéralité d’un bandit était déjà diminuée d’un tiers. D’un autre côté, les commères du voisinage commençaient à jaser sur leur compte, on s’étonnait qu’un frère et une sœur si jeunes vécussent en véritables reclus.

— Et puis, disait la portière de la maison où ils habitaient, la preuve qu’il y a de la gabgie là-dessous, c’est qu’ils vivent comme des rentiers et sont logés comme des gueux… Ça ne fait œuvre de ses dix doigts tant que dure la sainte journée du bon Dieu, et ça donne autant pour boire au garçon traiteur pour un dîner de trois plats que je gagne dans une partie de ma semaine… Est-ce que c’est là une conduite ?… Ça peut-y s’appeler avoir des mœurs ?… Eh ben ! mes enfans, l’propriétaire, à qui j’en ai touché un mot… Car moi, voyez-vous, je suis pour la sagesse du sesque ; une femme peut avoir une faiblesse, j’dis pas ; on n’est pas toujours maîtresse d’ses sentimens à l’égard d’un quelqu’un qui a l’avantage d’vous r’venir ; mais une faiblesse qui dure deux mois sans débrider, vous conviendrez que c’est trop fort ! Aussi y n’y a pas d’sou pour livre qui tienne, faut que j’lâche c’que j’ai sur l’cœur… Pour en revenir au propriétaire, y m’dit comme ça, avec son p’tit air de saint-n’y-touche :

— M’ame Guincheux, chacun est libre chez soi ; laissez cuire c’qui n’brûle pas pour vous.

— Tiens, que je m’dis à moi-même, on voit bien qu’il a reçu un terme d’avance.

Mais c’est égal ; j’ferai tant que je saurai l’fin mot, et alors nous verrons.

Quelques mots de ce bavardage étaient venus aux oreilles de Georges ; Justine, de son côté, s’aperçut qu’elle était devenue un objet de curiosité pour la portière et ses voisines : il n’en fallut pas davantage pour faire prendre aux jeunes gens la résolution de quitter cette maison le plus promptement possible.

— Et pourtant, dit Georges, il est à peu près certain que ce qui nous arrive ici nous arrivera ailleurs ; l’espèce humaine est partout la même ; que faire ?

— Nous séparer, mon ami, et ne nous voir que rarement en attendant des temps meilleurs.

— Y penses-tu ?… Justine ! est-ce bien toi qui parles de séparation ?…

— Je parle d’obéir à la nécessité, mon cher Georges… Écoute : cet argent dont nous avons dissipé une forte partie, est-il bien à nous ?… À quel titre appartenait-il à l’homme qui nous a forcés de le recevoir ?… Ne penses-tu pas que, depuis notre départ de Lyon, nous avons transigé tacitement avec notre conscience ? Ne négligeons donc rien pour remplacer, par le produit de notre travail, ce que nous avons dépensé, et considérons désormais cette somme comme un dépôt que nous devons toujours être prêts à remettre à son véritable propriétaire.

Georges avait trop de noblesse dans l’âme pour ne pas comprendre la justesse de ce raisonnement.

— Ange du ciel, dit-il en appuyant ses lèvres sur le front de l’orpheline, je veux, quoi qu’il m’en coûte, m’efforcer de me rendre digne de toi !

Tous deux alors réfléchirent profondément pendant quelques instans, puis Georges reprit :

— J’ai vaguement entendu parler de bureaux de placement où, moyennant une modique somme, on procure des emplois aux gens capables de les remplir ; nous nous y présenterons demain : que le ciel ait pitié de nous !

— Ô mon ami ! le ciel est juste, s’écria Justine en l’embrassant tendrement ; puisqu’il permet que nous sortions purs de cette épreuve terrible !… Séparons-nous, Georges ! séparons-nous, pour rester vertueux aux yeux de Dieu et malgré le jugement des hommes !

Les larmes de la jeune fille brûlaient le visage de Georges ; il fit un effort violent pour s’arracher des bras de sa bien-aimée.

— Reste, reste, ami, lui dit-elle froidement, le danger est passé… Georges, je sens bien maintenant que ce n’est que devant Dieu que je puis me donner à toi !


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