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Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-21

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 395-406).

XXI.

UN CONVOI.

Derrière l’humble corbillard du pauvre marchaient un ecclésiastique et un jeune homme au front haut, le visage pâle et consterné, mais calme : c’étaient Guibard et Georges ; ils conduisaient au champ du repos les dépouilles mortelles de l’infortunée Justine. Guibard crut pouvoir hasarder quelques mots de consolation.

— Qu’est-ce que vingt, quarante, soixante années ? lui disait-il, un point dans l’espace. À quoi sert de se tourmenter si fort pendant le chemin puisque nous sommes sûrs de venir tous au même but… Qu’importe que l’un y arrive le premier, puisque l’autre est sûr de l’y retrouver ?

— Lorsque l’on marche sur des charbons ardens, ne pensez-vous pas que l’on doive aller plus vite afin de souffrir moins longtemps.

Guibard hocha la tête et ne répondit point. Il fallait laisser cicatriser cette plaie trop fraîche encore, et il comprit que les raisonnemens ne feraient qu’aggraver le mal. En ce moment le bruit d’une voiture, roulant avec rapidité, se fit entendre ; c’était une calèche qui tenait le haut du pavé ; Guibard se rangea, et entraîna Georges qui semblait ne rien voir et ne rien entendre ; la voiture, emportée par de fougueux coursiers, heurta violemment le corbillard, le renversa avec fracas, et le cercueil qui contenait les restes de Justine, s’étant brisé dans sa chute, le cadavre de l’infortunée roula jusque dans le ruisseau. Au même instant d’infâmes éclats de rire partirent du superbe équipage ; Georges et Guibard jetèrent alors les yeux de ce côté ; les rieurs, que le char brillant emportait, c’était Juliette et le comte de Bonvalier.

— Les scélérats ! dit à voix basse le vieux forban, ils sont bien heureux que j’aie vieilli, changé de métier, et que je veuille rester où je suis ; car j’ai une terrible envie de leur faire rentrer la joie dans le ventre !

Valmer ne répondit rien ; un sourire amer effleura ses lèvres ; il aida le cocher à remettre le corps de sa maîtresse dans la bière ; le corbillard fut relevé, et l’on se remit en marche vers le cimetière. Tout se passa sans que le visage du jeune homme annonçât de violentes émotions ; il était debout, immobile près de la fosse ; il y vit, d’un œil sec, déposer le cadavre de sa bien-aimée, et il semblait compter les pelletées de terre que les fossoyeurs jetaient dans cette fosse… Le désespoir est tranquille. Ce calme apparent effraya Guibard, qui commença à craindre que la raison de son protégé ne fût altérée.

— Partons, mon ami, lui dit-il tristement ; tout est fini.

— Non, pas encore ; mais ce le sera bientôt.

— Allons, Georges, un peu de fermeté, mon cher ; je comprends parfaitement la douleur qui te brise l’âme ; mais c’est particulièrement dans ces circonstances pénibles qu’il faut rappeler tout son courage.

— Oh ! vraiment, il y a de quoi être fier !… Guibard, vous avez donc changé d’avis sur le compte de l’espèce humaine ?

— Pas précisément, mon ami ; je crois toujours que les hommes sont sots et méchans ; mais je pense aussi que tout le mal vient de notre organisation sociale.

— Que m’importe ? Tenterai-je de réformer le monde ? n’est-il pas plus sage de le quitter… Je crois fermement à une autre vie, et j’ai hâte de quitter celle-ci. Ô mon ami ! la prospérité du crime est comme la foudre dont les feux trompeurs n’embellissent un instant l’atmosphère que pour précipiter, dans les abîmes de la mort, les malheureux qu’ils ont éblouis. Cette maxime, d’un auteur fameux autant que corrompu, je la livre, avant de rendre mon âme à Dieu, aux méditations des gens pervers, et encore afin de consoler les gens vertueux.

— Georges, je t’en prie, repousse ces idées-là… Tu dois cruellement souffrir, je le sais…

— Je commence au contraire à ne plus souffrir : hier, la rage et le désespoir me rongeaient le cœur ; aujourd’hui je me sens calme ; ma tête n’est plus brûlante, mes idées ne sont plus confuses.

Guibard ne répliqua point ; il voyait que le mal était beaucoup plus grand qu’il ne l’avait cru, et il songeait au remède qu’il pourrait lui opposer.

— J’espère, Georges, dit-il après quelques instans de silence, que tu n’as pas l’intention de me quitter ? Je veux que tu loges chez moi pendant quelque temps ; plus tard, tu auras un autre domicile, et, grâce aux talens que tu possèdes, tu iras à la fortune par des voies plus lentes, il est vrai, mais plus sûres que celles dans lesquelles j’ai marché si long-temps.

Georges sourit et ne répondit point ; mais il ne manifesta pas l’intention de quitter Guibard qui l’emmena chez lui. Le jeune homme s’assit, appuya sa tête sur ses deux mains, et passa ainsi le reste de la journée. Vers le soir, l’aumônier l’engagea à se mettre au lit, et il se laissa conduire dans la pièce voisine où il avait déjà passé celle précédente.

— Cela va de mal en pire, pensait le vieux forçat ; ce garçon est plus malade qu’il ne le paraît, et j’aurai bien de la peine à lui persuader qu’on a toujours le temps de mourir.

Le lendemain, Georges se leva de bonne heure.

— Eh bien ! mon garçon, cela va-t-il mieux ?

— Je vous ai dit hier que je ne souffrais plus : j’ai dormi.

— Ma foi, se dit mentalement Guibard, je n’y comprends plus rien du tout ; c’est de mauvais augure.

Il sortit, après avoir engagé le jeune homme à faire comme s’il était chez lui.

— Seulement, lui dit-il, il ne faut pas que tu laisses soupçonner à ma gouvernante depuis quel temps et dans quel lieu date notre connaissance.

— Soyez tranquille, mon vieil ami ; je ne suis pas devenu fou.

Guibard s’en alla un peu rassuré ; Georges sortit aussi peu d’instans après, il rentra bientôt, et s’enferma dans sa chambre. Lorsque le vieux forçat revint, il trouva le jeune homme chargeant tranquillement des pistolets qu’il venait d’acheter.

— Avec qui donc veux-tu te battre, Georges ?

— Avec l’espèce humaine, qui me fait horreur.

— Qu’est-ce que ces idées-là ?… Allons, sacredieu ! veux-tu me faire mettre en colère ?… Quoique je sois un peu mûr, j’ai encore du sang dans les veines.

À ces mots, il arracha les pistolets des mains du jeune Valmer, qui le laissa faire sans paraître plus ému.

— Georges, reprit l’aumônier, tu es chez moi ; tu m’as quelques obligations ; ce sont des dettes que tu dois acquitter par de l’obéissance… Et, d’ailleurs, mon jeune ami, le suicide est un crime, oui, un crime affreux… Veux-tu donc te rendre criminel, toi qui n’as rien sur la conscience ?

Il s’aperçut alors que Valmer ne l’écoutait point ; le jeune homme s’était assis ; il avait, comme la veille, appuyé sa tête sur ses mains, et il resta dans cette attitude pendant plusieurs heures sans répondre un mot aux questions que lui adressait son hôte, et sans même paraître les entendre. Vers le soir, cependant, il consentit à prendre quelque nourriture. Le lendemain, il sortit de nouveau ; mais il ne rentra point, et la gouvernante remit à Guibard la lettre suivante que Valmer lui avait laissée.

« Je regrette, mon vieil ami, de ne pouvoir reconnaître, comme vous le désirez, vos bienfaits par de la reconnaissance ; mais je n’en ai plus le courage. À quoi me servirait-il de vous causer de nouveaux embarras ? Puisque vivre, c’est souffrir, n’ai-je pas trop vécu ? À ce compte, je suis un vieillard, et je veux éviter la caducité. Aux yeux de l’espèce humaine je vais me rendre coupable d’un crime ; mais que m’importe l’opinion des hommes ?… Depuis bien long-temps ne me font-ils pas horreur ou pitié ? Les monstres ! ne sont-ils pas la cause de toutes les espèces de tortures que j’ai subies ? ne m’ont-ils pas vingt fois déchiré les entrailles ?… En bonne conscience, peut-on faire un crime à la victime de s’échapper des mains du bourreau ?… Non… et vous avez trop de raison pour ne pas comprendre qu’avec ma manière de voir et de sentir je prends aujourd’hui la seule détermination convenable. J’ai tout vu sur cette terre, j’ai tout connu, excepté le bonheur qui ne s’y trouve jamais ; je vais le chercher ailleurs. — Adieu ! brave Guibard, adieu !! »

— Je l’avais prévu ! s’écria le vieux forçat… Ailleurs, pensa-t-il, pauvre fou ! ailleurs, c’est le néant !… S’il en était temps encore !… Mais où le trouver ?…

Il dit, et, comme s’il eût été subitement frappé d’un trait de lumière, il sortit précipitamment.


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