Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-22

La bibliothèque libre.
Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 409-413).

XXII.

SUICIDE.

Le jour allait finir ; un jeune homme, après avoir fait le tour du cimetière de l’Ouest, s’arrêta quelque temps devant la porte qui était fermée ; il frappa trois coups précipités.

— Que demandez-vous ? dit le concierge, qui l’aperçut.

— Je voudrais entrer.

— Il est trop tard. Ne dirait-on pas qu’ils n’ont pas assez de toute la journée pour visiter les morts ?… Comme si ça pouvait les faire revenir !

Le visiteur ne répliqua point, et il resta appuyé contre la porte.

— Vous ne pouvez rester là, reprit le concierge.

— Pourquoi cela ?

— Ah ! pourquoi… Il n’y a pas de pourquoi ; on ne reste pas là, et voilà.

— C’est une raison qui en vaut une autre, reprit tranquillement le jeune homme ; je n’en ai guère entendu de meilleure chaque fois qu’il m’est arrivé d’en demander ; mais j’en connais pourtant une plus puissante. Il faut que j’entre, c’est une fantaisie ; les fantaisies se paient : voici vingt francs, ouvrez-moi.

— Ma foi, pensait le concierge en ouvrant la porte, tendant la main et palpant la pièce d’or, c’en est encore une drôle de fantaisie ! Au surplus, quand on a des moyens, c’est juste ; il n’y a rien à dire à ça…

L’inconnu était entré depuis quelques minutes, et le concierge continuait ses réflexions sur les fantaisies des gens riches, lorsque le bruit d’une arme à feu se fit entendre. Au même instant un prêtre se précipitait vers le cimetière ; il était haletant, couvert de sueur.

— Le malheureux ! s’écria-t-il en entendant l’explosion.

— Qu’est-ce que c’est donc, monsieur l’abbé ? dit le concierge effrayé.

— Venez, mon ami ; venez le secourir, s’il en est temps encore.

Ils accoururent vers une fosse nouvellement comblée, sur laquelle ils aperçurent le corps du jeune homme, qui venait de se faire sauter la cervelle. Cette fosse était celle de Justine, l’abbé c’était Guibard ; le suicidé, c’était Georges, horriblement mutilé et se débattant encore en mordant la poussière, arrachant la terre avec ses ongles, en exhalant son dernier souffle… Le vieux galérien se berça une seconde dans l’espoir chimérique de ravir à la mort une victime si noble et si pure !… il retourna le mourant, posa la main sur son cœur : pénible déception ! il ne pressait plus qu’un cadavre.

C’est bien dommage, se disait Guibard, en retournant chez lui ; mais ça ne pouvait pas être autrement : ce garçon ne voulait pas hurler avec les loups, et les loups l’ont mangé. Sacredieu ! il vaut mieux tuer le diable que de se laisser tuer par lui ; douce ou non, l’existence est courte, et il est plus raisonnable de songer à en jouir que d’en retrancher quelque chose.

Là-dessus Guibard rentra, gronda sa servante qui avait laissé refroidir le dîner, et mangea d’un bon appétit. Guibard était un homme d’esprit, il est maintenant évêque !…


Séparateur