Justine, ou les Malheurs de la vertu/Texte entier

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Qui sait, lorsque le Ciel nous / frappe de ses coups, / Si le plus grand malheur n’est / pas un bien pour nous ? / Œd. chez Admète.
Qui sait, lorsque le Ciel nous / frappe de ses coups, / Si le plus grand malheur n’est / pas un bien pour nous ? / Œd. chez Admète.


JUSTINE,


OU

LES MALHEURS

DE LA VERTU.


Ô mon ami ! la prospérité du Crime est comme la foudre, dont les feux trompeurs n’embélissent un instant l’atmosphère, que pour précipiter dans les abîmes de la mort, le malheureux qu’ils ont ébloui.



EN HOLLANDE,
Chez les Libraires Aſſociés.


1791.

À MA BONNE AMIE.

Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet Ouvrage ; à la fois l’exemple & l’honneur de ton sexe, réunissant à l’ame la plus sensible l’esprit le plus juste & le mieux éclairé, ce n’est qu’à toi qu’il appartient de connaître la douceur des larmes qu’arrache la Vertu malheureuſe. Détestant les sophismes du libertinage & de l’irréligion, les combattant ſans, cesse par tes actions & par tes diſcours, je ne crains point pour toi ceux qu’à nécessités dans ces Mémoires le genre des perſonnages établis ; le cynisme de certains crayons (adoucis néanmoins autant qu’on l’a pu) ne t’effrayera pas davantage ; c’est le Vice qui, gémissant d’être dévoilé, crie au scandale auſſitôt qu’on l’attaque. Le procès du Tartufe fut fait par des bigots ; celui de Juſtine sera l’ouvrage des libertins, je les redoute peu : mes motifs dévoilés par toi, n’en seront point désavoués ; ton opinion ſuffit à ma gloire, & je dois après t’avoir plu, ou plaire univerſellement, ou me consoler de toutes les cenſures.

Le dessein de ce Roman [pas ſi Roman que l’on croirait] est nouveau sans doute ; l’ascendant de la Vertu sur le Vice, la récompenſe du bien, la punition du mal, voilà la marche ordinaire de tous les Ouvrages de cette espèce ; ne devrait-on pas en être rebattu !

Mais offrir par-tout le Vice triomphant & la Vertu victime de ses ſacrifices, montrer une infortunée errante de malheurs en malheurs ; jouet de la scélérateſſe ; plastron de toutes les débauches ; en butte aux goûts les plus barbares & les plus monstrueux ; étourdie des ſophismes les plus hardis, les plus ſpécieux ; en proie aux séductions les plus adroites, aux subornations les plus irrésistibles ; n’ayant pour oppoſer à tant de revers, à tant de fléaux, pour repousser tant de corruption, qu’une ame sensible, un esprit naturel & beaucoup de courage : haſarder en un mot les peintures les plus hardies, les situations les plus extraordinaires, les maximes les plus effrayantes, les coups de pinceau les plus énergiques, dans la seule vue d’obtenir de tout cela l’une des plus sublimes leçons de morale que l’homme ait encore reçue ; c’était, on en conviendra, parvenir au but par une route peu frayée jusqu’à présent.

Aurai-je réussi, Constance ? Une larme de tes yeux déterminera-t-elle mon triomphe ? Après avoir lu Juſtine en un mot, diras-tu, « Ô combien ces tableaux du Crime me rendent fiere d’aimer la Vertu ! Comme elle est sublime dans les larmes ! Comme les malheurs l’embélissent ! »

Ô Constance ! que ces mots t’échappent, & mes travaux sont couronnés.

JUSTINE,
OU
LES MALHEURS
DE LA VERTU.

LE chef-d’œuvre de la philoſophie ſerait de développer les moyens dont la Providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle ſe propoſe ſur l’homme, & de tracer, d’après cela, quelques plans de conduite qui pussent faire connaître à ce malheureux individu bipède, la manière dont il faut qu’il marche dans la carrière épineuſe de la vie, afin de prévenir les caprices bizares de cette fatalité à laquelle on donne vingt noms différens, ſans être encore parvenu, ni à la connaître, ni à la définir.

Si, plein de reſpect pour nos conventions sociales, & ne s’écartant jamais des digues qu’elles nous impoſent, il arrive malgré cela, que nous n’ayions rencontré que des ronces, quand les méchans ne cueillaient que des roſes, des gens privés d’un fonds de vertus assez constaté pour se mettre au-dessus de ces remarques, ne calculeront-ils pas alors qu’il vaut mieux s’abandonner au torrent que d’y réſiſter ? Ne diront-ils pas que la Vertu, quelque belle qu’elle soit, devient pourtant le plus mauvais parti qu’on puisse prendre, quand elle ſe trouve trop foible pour lutter contre le vice, & que dans un siécle entiérement corrompu, le plus sûr est de faire comme les autres. Un peu plus inſtruits, si l’on veut, & abusant des lumières qu’ils ont acquises, ne diront-ils pas avec l’ange Jesrad de Zadig, qu’il n’y a aucun mal dont il ne naisse un bien, & qu’ils peuvent d’après cela ſe livrer au mal, puisqu’il n’est dans le fait qu’une des façons de produire le bien ? N’ajouteront-ils pas qu’il est indifférent au plan général, que tel ou tel soit bon ou méchant de préférence, que si le malheur persécute la vertu & que la proſpérité accompagne le crime, les choses étant égales aux vues de la Nature, il vaut infiniment mieux prendre parti parmi les méchans qui proſperent, que parmi les vertueux qui échouent. Il est donc important de prévenir ces ſophismes dangereux d’une fauſſe philoſophie ; eſſentiel de faire voir que les exemples de vertu malheureuse, présentés à une ame corrompue, dans laquelle il reste pourtant quelques bons principes, peuvent ramener cette ame au bien tout auſſi sûrement que ſi on lui eût montré dans cette route de la vertu les palmes les plus brillantes, & les plus flatteuſes récompenſes. Il eſt cruel ſans doute d’avoir à peindre une foule de malheurs accablant la femme douce & ſenſible, qui reſpecte le mieux la vertu, & d’une autre part l’affluence des proſpérités ſur ceux qui écraſent ou mortifient cette même femme. Mais s’il naît cependant un bien du tableau de ces fatalités, aura-t-on des remords de les avoir offertes ? Pourra-t-on être fâché d’avoir établi un fait, d’où il réſultera pour le ſage qui lit avec fruit, la leçon ſi utile de la ſoumiſſion aux ordres de la Providence, & l’avertiſſement fatal que c’eſt ſouvent pour nous ramener à nos devoirs, que le Ciel frappe à côté de nous l’être qui nous paraît mieux avoir rempli les ſiens.

Tels ſont les ſentimens qui vont diriger nos travaux, & c’est en conſidération de ces motifs que nous demandons au lecteur, de l’indulgence pour les ſyſtêmes erronés qui ſont placés dans la bouche de pluſieurs de nos perſonnages, & pour les ſituations quelquefois un peu fortes, que, par amour pour la vérité, nous avons dû mettre ſous ſes yeux.


Madame la Comteſſe de Lorſange était une de ces Prêtreſſes de Vénus, dont la fortune eſt l’ouvrage d’une jolie figure & de beaucoup d’inconduite, & dont les titres, quelque pompeux qu’ils ſoient, ne ſe trouvent que dans les archives de Cythere, forgés par l’impertinence qui les prend, & ſoutenus par la ſotte crédulité qui les donne ; brune, une belle taille, des yeux d’une ſinguliere expreſſion ; cette incrédulité de mode, qui, prêtant un ſel de plus aux paſſions, fait rechercher avec plus de ſoin les femmes en qui on la ſoupçonne ; un peu méchante, aucuns principes, ne croyant de mal à rien, & cependant pas aſſez de dépravation dans le cœur, pour en avoir éteint la ſenſibilité ; orgueilleuſe, libertine ; telle étoit Madame de Lorſange,

Cette femme avoit reçu néanmoins la meilleure éducation ; fille d’un trés-gros Banquier de Paris, elle avoit été élevée avec une ſœur nommée Juſtine, plus jeune qu’elle de trois ans, dans une des plus célébres Abbayes de cette capitale, où jusqu’à l’âge de douze & de quinze ans, aucuns conseils, aucuns maîtres, aucuns livres, aucuns talens n’avaient été refuſés ni à l’une ni à l’autre de ces deux ſœurs.

À cette époque fatale pour la vertu de deux jeunes filles, tout leur manqua dans un seul jour : une banqueroute affreuſe précipita leur pere dans une ſituation ſi cruelle, qu’il en périt de chagrin. Sa femme le ſuivit un mois après au tombeau. Deux parens froids & éloignés délibérerent ſur ce qu’ils feraient des jeunes orphelines ; leur part d’une ſucceſſion abſorbée par les créances, ſe montait à cent écus pour chacune. Perſonne ne ſe ſouciant de s’en charger, on leur ouvrit la porte du Couvent, on leur remit leur dot, les laiſſant libres de devenir ce qu’elles voudraient.

Madame de Lorſange qui ſe nommait pour lors Juliette, & dont le caractere & l’eſprit étaient, à fort peu de choſe près, auſſi formés qu’à trente ans, âge qu’elle atteignait lors de l’histoire que nous allons raconter, ne parut ſenſible qu’au plaiſir d’être libre, ſans réfléchir un instant aux cruels revers qui briſaient ſes chaînes. Pour Juſtine, agée comme nous l’avons dit, de douze ans, elle était d’un caractère ſombre & mélancolique, qui lui fit bien mieux ſentir toute l’horreur de ſa ſituation. Douée d’une tendresse, d’une ſenſibilité ſurprenante, au lieu de l’art & de la fineſſe de ſa ſœur, elle n’avait qu’une ingénuité, une candeur qui devaient la faire tomber dans bien des piéges. Cette jeune fille à tant de qualités, joignait une phyſionomie douce, abſolument différente de celle dont la nature avait embelli Juliette ; autant on voyait d’artifice, de manége, de coquetterie dans les traits de l’une, autant on admirait de pudeur, de décence & de timidité dans l’autre ; un air de Vierge, de grands yeux bleus, pleins d’ame & d’intérêt, une peau éblouiſſante, une taille ſouple & flexible, un organe touchant, des dents d’ivoire & les plus beaux cheveux blonds, voilà l’eſquiſſe de cette cadette charmante, dont les graces naïves & les traits délicats ſont au-deſſus de nos pinceaux.

On leur donna vingt-quatre heures à l’une & à l’autre pour quitter le Couvent, leur laiſſant le ſoin de ſe pourvoir, avec leurs cent écus, où bon leur ſemblerait. Juliette enchantée d’être ſa maîtresse, voulut un moment eſſuyer les pleurs de Juſtine, puis voyant qu’elle n’y réuſſirait pas, elle se mit à la gronder au lieu de la conſoler : elle lui reprocha ſa ſenſibilité ; elle lui dit avec une philoſophie très-audeſſus de ſon âge, qu’il ne fallait s’affliger dans ce monde-ci que de ce qui nous affectait perſonnellement ; qu’il était poſſible de trouver en ſoi-même des ſenſations phyſiques d’une aſſez piquante volupté pour éteindre toutes les affections morales dont le choc pourrait être douloureux ; que ce procédé devenait d’autant plus eſſentiel à mettre en uſage, que la véritable ſageſſe conſiſtait infiniment plus à doubler la ſomme de ſes plaiſirs, qu’à multiplier celle de ces peines ; qu’il n’y avait rien, en un mot, qu’on ne dût faire pour émouſſer dans ſoi cette perfide ſenſibilité, dont il n’y avait que les autres qui profitaſſent, tandis qu’elle ne nous apportait que des chagrins. Mais on endurcit difficilement un bon cœur, il réſiſte aux raiſonnemens d’une mauvaiſe tête, & ſes jouiſſances le conſolent des faux brillans du bel-eſprit.

Juliette employant d’autres reſſources, dit alors à ſa ſœur, qu’avec l’âge & la figure qu’elles avaient l’une & l’autre, il était impoſſible qu’elles mouruſſent de faim. Elle lui cita la fille d’une de leurs voiſines, qui s’étant échappée de la maiſon paternelle, était aujourd’hui richement entretenue & bien plus heureuſe, ſans doute, que ſi elle fût reſtée dans le ſein de ſa famille ; qu’il fallait bien ſe garder de croire que ce fût le mariage qui rendît une jeune fille heureuſe ; que captive ſous les loix de l’hymen, elle avait, avec beaucoup d’humeur à ſouffrir, une très-légere doſe de plaiſirs à attendre ; au lieu que, livrées au libertinage, elles pourraient toujours ſe garantir de l’humeur des amans, ou s’en conſoler par leur nombre.

Juſtine eut horreur de ces diſcours ; elle dit qu’elle préférait la mort à l’ignominie, & quelques nouvelles inſtances que lui fit ſa ſœur, elle refuſa conſtamment de loger avec elle, dès qu’elle la vit déterminée à une conduite qui la faiſait frémir.

Les deux jeunes filles ſe ſéparèrent donc, ſans aucune promesse de ſe revoir, dès que leurs intentions ſe trouvaient ſi différentes. Juliette qui allait, prétendait-elle, devenir une grande dame, conſentirait-elle à recevoir une petite fille dont les inclinations vertueuſes mais baſſes, ſeraient capables de la déshonorer ? Et de ſon côté, Juſtine voudrait-elle riſquer ſes mœurs dans la ſociété d’une créature perverſe qui allait devenir victime de la crapule & de la débauche publique. Toutes deux ſe dirent donc un éternel adieu, & toutes deux quittèrent le Couvent dès le lendemain.

Juſtine careſſée lors de ſon enfance par la Couturiere de ſa mere, croit que cette femme ſera ſenſible à ſon malheur ; elle va la trouver, elle lui fait part de ſes infortunes elle lui demande de l’ouvrage… à peine la reconnaît-on ; elle eſt renvoyée durement. — Oh Ciel ! dit cette pauvre petite créature ; faut-il que les premiers pas que je fais dans le monde ſoient déjà marqués par des chagrins ! — Cette femme m’aimait autrefois, pourquoi me rejette-t-elle aujourd’hui ? Hélas ! c’eſt que je ſuis orpheline & pauvre ; c’est que je n’ai plus de reſſources dans le monde, & que l’on n’eſtime les gens qu’en raison des ſecours & des agrémens que l’on s’imagine en recevoir. Juſtine en larmes va trouver ſon Curé ; elle lui peint ſon état avec l’énergique candeur de ſon âge… Elle était en petit fourreau blanc ; ſes beaux cheveux négligemment repliés ſous un grand bonnet ; ſa gorge à peine indiquée, cachée ſous deux ou trois aunes de gaze ; ſa jolie mine un peu pâle à cauſe des chagrins qui la dévoraient, quelques larmes roulaient dans ſes yeux & leur prêtaient encore plus d’expreſſion. Vous me voyez, Monſieur, dit-elle au ſaint Eccléſiaſtique… Oui, vous me voyez dans une poſition bien affligeante pour une jeune fille ; j’ai perdu mon pere & ma mere… Le Ciel me les enleve à l’âge où j’avais le plus beſoin de leur ſecours… Ils ſont morts ruinés, Monſieur ; nous n’avons plus rien. — Voilà tout ce qu’ils m’ont laiſſé, continua-t-elle, en montrant ſes douze louis… & pas un coin pour repoſer ma pauvre tête… Vous aurez pitié de moi n’eſt-ce pas, Monſieur ? Vous êtes le Ministre de la Religion, & la Religion fut toujours la vertu de mon cœur ; au nom de ce Dieu que j’adore & dont vous êtes l’organe, dites-moi, comme un ſecond pere, ce qu’il faut que je fasse… ce qu’il faut que je devienne ? Le charitable Prêtre répondit en lorgnant Juſtine, que la Paroiſſe était bien chargée ; qu’il était difficile qu’elle pût embraſſer de nouvelles aumônes, mais que ſi Juſtine voulait le ſervir, que ſi elle voulait faire le gros ouvrage, il y aurait toujours dans ſa cuiſine un morceau de pain pour elle. Et, comme en diſant cela, l’interprète des Dieux lui avait paſſé la main ſous le menton, en lui donnant un baiſer beaucoup trop mondain pour un homme d’Égliſe, Juſtine qui ne l’avait que trop compris, le repouſſa en lui diſant : « Monſieur, je ne vous demande ni l’aumône ni une place de ſervante ; il y a trop peu de temps que je quitte un état au-deſſus de celui qui peut faire déſirer ces deux graces, pour être réduite à les implorer ; je ſollicite les conſeils dont ma jeuneſſe & mes malheurs ont beſoin, & vous voulez me les faire acheter un peu trop cher ». Le Paſteur honteux d’être dévoilé, chaſſa promptement cette petite créature, & la malheureuſe Juſtine deux fois repouſſée dès le premier jour qu’elle eſt condamnée à l’iſoliſme, entre dans une maiſon où elle voit un écriteau, loue un petit cabinet garni au cinquième, le paye d’avance, & s’y livre à des larmes d’autant plus amères qu’elle eſt ſenſible & que ſa petite fiereté vient d’être cruellement compromiſe.

Nous permettra-t-on de l’abandonner quelque temps ici, pour retourner à Juliette, & pour dire comment, du ſimple état d’où nous la voyons ſortir, & ſans avoir plus de reſſources que ſa ſœur, elle devint pourtant, en quinze ans, femme titrée, poſſédant trente mille livres de rente, de très-beaux bijoux, deux ou trois maiſons tant à la ville qu’à la campagne, &, pour l’inſtant, le cœur, la fortune & la confiance de M. de Corville, Conſeiller d’État, homme dans le plus grand crédit, & à la veille d’entrer dans le miniſtère. La carrière fut épineuſe, on n’en doute aſſurément pas : c’eſt par l’apprentiſſage le plus honteux & le plus dur, que ces demoiſelles-là font leur chemin ; & telle eſt dans le lit d’un Prince aujourd’hui, qui porte peut-être encore ſur elle les marques humiliantes de la brutalité des libertins, entre les mains deſquels ſa jeuneſſe & ſon inexpérience la jetterent.

En ſortant du Couvent, Juliette alla trouver une femme qu’elle avait entendu nommer à cette jeune amie de ſon voiſinage ; pervertie comme elle avait envie de l’être & pervertie par cette femme, elle l’aborde avec ſon petit paquet ſous le bras, une lévite bleue bien en déſordre, des cheveux traînans, la plus jolie figure du monde, s’il eſt vrai qu’à de certains yeux l’indécence puiſſe avoir des charmes ; elle conte ſon hiſtoire à cette femme, & la ſupplie de la protéger comme elle a fait de ſon ancienne amie. — Quel âge avez-vous, lui demande la Duvergier ? — Quinze ans dans quelques jours, Madame, répondit Juliette… — Et jamais nul mortel, continua la matrone… — Oh ! non, Madame, je vous le jure, répliqua Juliette. — Mais c’eſt que quelquefois dans ces couvens, dit la vieille… un Confeſſeur, une Religieuſe, une Camarade… il me faut des preuves ſures. — Il ne tient qu’à vous de vous les procurer, Madame, répondit Juliette en rougiſſant… — Et la Duegne s’étant affublée d’une paire de lunettes, & ayant avec ſcrupule viſité les choſes de toutes parts, allons, dit-elle à la jeune fille, vous n’avez qu’à reſter ici, beaucoup d’égards pour mes conſeils un grand fonds de complaiſance & de ſoumiſſion pour mes pratiques, de la propreté, de l’économie, de la candeur vis-à-vis de moi, de la politique envers vos compagnes, & de la fourberie avec les hommes, avant dix ans, je vous mettrai en état de vous retirer dans un troiſieme, avec une commode ; un trumeau, une ſervante ; & l’art que vous aurez acquis chez moi, vous donnera de quoi vous procurer le reſte.

Ces recommandations faites, la Duvergier s’empare du petit paquet de Juliette elle lui demande ſi elle n’a point d’argent, & celle-ci lui ayant trop franchement avoué qu’elle avait cent écus, la chere maman les confiſque en aſſurant ſa nouvelle penſionnaire qu’elle placera ce petit fonds à la loterie pour elle, mais qu’il ne faut pas qu’une jeune fille ait d’argent. C’eſt, lui dit-elle, un moyen de faire le mal, & dans un ſiécle aussi corrompu, une fille ſage & bien née doit éviter avec ſoin tout ce qui peut l’entraîner dans quelques piéges. C’eſt pour votre bien que je vous parle, ma petite, ajouta la Duegne, & vous devez me ſavoir gré de ce que je fais.

Ce ſermon fini, la nouvelle venue eſt préſentée à ſes compagnes on lui indique ſa chambre dans la maiſon, & dès le lendemain ſes prémices ſont en vente.

En quatre mois la marchandiſe eſt ſucceſſivement ; vendue à près de cent perſonnes ; les uns ſe contentent de la roſe, d’autres plus délicats ou plus dépravés (car la queſtion n’eſt pas réſolue) veulent épanouir le bouton qui fleurit à côté. Chaque ſoir la Duvergier rétrécit, rajuſte, & pendant quatre mois ce ſont toujours des prémices que la friponne offre au public. Au bout de cet épineux noviciat, Juliette obtient enfin des patentes de ſœur converſe ; de ce moment elle eſt réellement reconnue fille de la maiſon ; dès-lors elle en partage les peines & les profits. Autre apprentiſſage ; ſi dans la première école, à quelques écarts près, Juliette a ſervi la Nature, elle en oublie les loix dans la ſeconde ; elle y corrompt entièrement ſes mœurs ; le triomphe qu’elle voit obtenir au vice dégrade totalement ſon ame ; elle ſent que, née pour le crime, au moins doit-elle aller au grand & renoncer à languir dans un état ſubalterne, qui, en lui faiſant faire les mêmes fautes, en l’aviliſſant également, ne lui rapporte pas, à beaucoup près, le même profit. Elle plaît à un vieux Seigneur fort débauché, qui ne la fait venir d’abord que pour l’affaire du moment ; elle a l’art de s’en faire magnifiquement entretenir ; elle paraît enfin aux ſpectacles, aux promenades, à côté des cordons bleus de l’ordre de Cythere ; on la regarde, on la cite, on l’envie, & la fine créature ſait ſi bien s’y prendre, qu’en moins de quatre ans elle ruine ſix hommes, dont le plus pauvre avait cent mille écus de rente. Il n’en fallait pas davantage pour faire ſa réputation ; l’aveuglement des gens-du-monde eſt tel, que plus une de ces créatures a prouvé ſa malhonnêteté plus on eſt envieux d’être ſur ſa liſte ; il ſemble que le dégré de ſon aviliſſement & de ſa corruption devienne la meſure des ſentimens que l’on oſe afficher pour elle.

Juliette venait d’atteindre ſa vingtieme année, lorſqu’un certain comte de Lorſange, Gentilhomme Angevin, âgé d’environ quarante ans, devint tellement épris d’elle, qu’il réſolut de lui donner ſon nom ; il lui reconnut douze mille livres de rente, lui aſſura le reſte de ſa fortune s’il venait à mourir avant elle ; lui donna une maiſon, des gens, une livrée, & une ſorte de conſidération dans le monde, qui parvint en deux ou trois ans à faire oublier ſes débuts.

Ce fut ici que la malheureuſe Juliette oubliant tous les ſentimens de ſa naiſſance & de ſa bonne éducation ; pervertie par de mauvais conſeils & des livres dangereux ; preſſée de jouir ſeule, d’avoir un nom & point de chaînes, oſa ſe livrer à la coupable idée d’abréger les jours de ſon mari. Ce projet odieux conçu, elle le careſſa ; elle le conſolida malheureuſement dans ces momens dangereux, où le phyſique s’embrâſe aux erreurs du moral, inſtans où l’on ſe refuſe d’autant moins, qu’alors rien ne s’impoſe à l’irrégularité des vœux, ou à l’impétuoſité des déſirs, & que la volupté reçue n’eſt vive qu’en raiſon de la multitude des freins qu’on briſe, ou de leur ſainteté. Le ſonge évanoui, ſi l’on redevenait ſage, l’inconvénient ſerait médiocre, c’eſt l’hiſtoire des torts de l’eſprit ; on ſait bien qu’ils n’offenſent perſonne, mais on va plus loin malheureuſement. Que ſera-ce, oſe-t-on ſe dire, que la réaliſation de cette idée, puiſque ſon ſeul aſpect vient d’exalter, vient d’émouvoir ſi vivement. On vivifie la maudite chimere, & ſon exiſtence eſt un crime.

Madame de Lorſange exécuta, heureuſement pour elle, avec tant de ſecret, qu’elle ſe mit à l’abri de toute pourſuite, & qu’elle enſevelit avec ſon époux les traces du forfait épouvantable qui le précipitait au tombeau.

Redevenue libre & comteſſe, Madame de Lorſange, reprit ſes anciennes habitudes ; mais ſe croyant quelque choſe dans le monde, elle mit à ſa conduite un peu moins d’indécence. Ce n’était plus une fille entretenue, c’était une riche veuve qui donnait de jolis ſoupers, chez laquelle la Cour & la ville étaient trop heureuſes d’être admiſes ; femme décente en un mot & qui néanmoins couchait pour deux cens louis, & ſe donnait pour cinq cens par mois.

Juſqu’à vingt-ſix ans Madame de Lorſange fit encore de brillantes conquêtes ; elle ruina trois Ambaſſadeurs étrangers, quatre Fermiers-généraux, deux Évêques, un Cardinal & trois Chevaliers, des Ordres du Roi ; mais comme il eſt rare de s’arrêter après un premier délit, ſur-tout quand il a tourné heureuſement, la malheureuſe Juliette ſe noîrcit de deux nouveaux crimes ſemblables au premier ; l’un pour voler un de ſes amans qui lui avait confié une ſomme conſidérable, ignorée de la famille de cet homme, & que Madame de Lorſange put mettre à l’abri par cette affreuſe action ; l’autre pour avoir plutôt un legs de cent mille francs qu’un de ſes adorateurs lui faiſait au nom d’un tiers, chargé de rendre la ſomme après décès. À ces horreurs Madame de Lorſange joignait trois ou quatre infanticides. La crainte de gâter ſa jolie taille, le déſir de cacher une double intrigue, tout lui fit prendre la réſolution d’étouffer dans ſon ſein la preuve de ſes débauches ; & ces forfaits ignorés comme les autres n’empêcherent pas cette femme adroite & ambitieuſe de trouver journellement de nouvelles dupes.

Il eſt donc vrai que la proſperité peut accompagner la plus mauvaiſe conduite, & qu’au milieu même du déſordre & de la corruption, tout ce que les hommes appelent le bonheur, peut ſe répandre ſur la vie ; mais que cette cruelle & fatale vérité n’alarme pas ; que l’exemple du malheur pourſuivant par-tout la vertu, & que nous allons bientôt offrir, ne tourmente pas davantage les honnêtes gens ; cette félicité du crime eſt trompeuſe, elle n’eſt qu’apparente ; indépendamment de la punition bien certainement réſervée par la Providence à ceux qu’ont ſéduits ſes ſuccès, ne nourriſſent-ils pas au fond de leur ame, un ver qui les rongeant ſans ceſſe, les empêche d’être réjouis de ces fauſſes lueurs, & ne laiſſent en leur ame, au lieu de délices, que le ſouvenir déchirant des crimes qui les ont conduits où ils ſont. A l’égard de l’infortuné que le ſort perſécute, il a ſon cœur pour conſolation, & les jouiſſances intérieures que lui procurent ſes vertus, le dédommagent bientôt de l’injuſtice des hommes.

Tel était donc l’état des affaires de Madame de Lorſange, lorſque M. de Corville âgé de cinquante ans, jouiſſant du crédit & de la conſidération, que nous avons peints plus haut, réſolut de ſe ſacrifier entièrement pour cette femme, & de la fixer à jamais à lui. Soit attention, ſoit procédés, ſoit politique de la part de Madame de Lorſange, il y était parvenu, & il y avait quatre ans qu’il vivait avec elle, abſolument comme avec une épouſe légitime, l’orſque l’acquiſition d’une très-belle terre auprès de Montargis, les obligea l’un & l’autre d’aller passer quelque temps dans cette Province.

Un ſoir, où la beauté du temps leur avait fait prolonger leur promenade, de la terre qu’ils habitaient juſqu’à Montargis, trop fatigués l’un & l’autre pour entreprendre de retourner comme ils étaient venus, ils s’arrêterent à l’auberge où deſcend le caroſſe de Lyon, à dessein d’envoyer delà un homme à cheval leur chercher une voiture. Ils ſe repoſaient dans une ſalle basse & fraîche de cette maiſon, donnant ſur la cour, lorſque le coche dont nous venons de parler, entra dans cette hôtellerie.

C’eſt un amuſement aſſez naturel que de regarder vue deſcente de coche : on peut parier pour le genre des perſonnages qui s’y trouvent, & ſi l’on a nommé une Catin, un Officier, quelques Abbés & un Moine, on eſt preſque toujours sûr de gagner. Madame de Lorſange, ſe lève, M. de Corville la ſuit, & tous deux s’amuſent à voir entrer dans l’auberge la ſociété cahotante. Il paraissait qu’il n’y avait plus perſonne dans la voiture l’orſqu’un Cavalier de maréchauſſée, deſcendant du panier, reçut dans ſes bras d’un de ſes camarades également placé dans le même lieu, une fille de vingt-ſix à vingt-ſept ans, vêtue d’un mauvais petit caracot d’indienne, & enveloppée juſqu’aux ſourcils, d’un grand mantelet de taffetas noir. Elle était liée comme une criminelle & d’une telle faibleſſe, qu’elle ſerait aſſurément tombée ſi ſes gardes ne l’euſſent ſoutenue. À un cri de ſurpriſe & d’horreur qui échappe à Madame de Lorſange, la jeune fille ſe retourne, & laiſſe voir avec la plus belle taille du monde, la figure la plus noble, la plus agréable, la plus intéreſſante, tous les appas enfin les plus en droit de plaire, rendus mille fois plus piquans encore par cette tendre & touchante affliction que l’innocence ajoute aux traits de la beauté.

M. de Corville & ſa maitreſſe ne peuvent s’empêcher de s’intéreſſer pour cette miſérable fille. Ils s’approchent, ils demandent à l’un des gardes ce qu’a fait cette infortunée. On l’accuſe de trois crimes, répond le Cavalier, il s’agit de meurtre, de vol & d’incendie ; mais je vous avoue que mon camarade & moi n’avons jamais conduit de criminel avec autant de répugnance ; c’eſt la créature la plus douce, & qui paraît la plus honnête. Ah, ah, dit M. de Corville, ne pourrait-il pas y avoir là quelques-unes de ces bévues ordinaires aux Tribunaux ſubalternes… & où s’est commis le délit ? — Dans une auberge à quelques lieues de Lyon, c’eſt Lyon qui l’a jugée ; elle va ſuivant l’uſage, à Paris pour la confirmation de ſa Sentence, & reviendra pour être exécutée à Lyon.

Madame de Lorſange qui s’était approchée, qui entendait ce récit, témoigna bas à M. de Corville l’envie qu’elle aurait d’apprendre de la bouche de cette fille même, l’hiſtoire de ſes malheurs, & M. de Corville qui formait auſſi la même déſir, en fit part aux deux gardes en ſe nommant à eux. Ceux-ci ne crurent pas devoir s’y oppoſer, on décida qu’il fallait paſſer la nuit à Montargis ; on demanda un appartement commode ; M. de Corville répondit de la priſonniere, on la délia ; & quand on lui eût fait prendre un peu de nourriture, Madame de Lorſange, qui ne pouvait s’empêcher de prendre à elle le plus vif intérêt, & qui ſans doute ſe disait à elle-même, « cette créature, peut-être innocente, est pourtant traitée comme une criminelle, tandis que tout proſpère autour de moi de moi… de moi qui me ſuis ſouillée de crimes & d’horreurs ; » Madame de Lorſange, dis-je, dès qu’elle vit cette pauvre fille un peu rafraîchie, un peu conſolée par les careſſes que l’on s’empreſſait de lui faire, l’engagea de dire par quel événement, avec une phyſionomie ſi douce, elle ſe trouvait dans une aussi funeſte circonſtance.

Vous raconter l’hiſtoire de ma vie, Madame, dit cette belle infortunée, en s’adreſſant à la Comteſſe, c’eſt vous offrir l’exemple le plus frappant des malheurs de l’innocence, c’eſt accuſer la main du Ciel, c’eſt ſe plaindre des volontés de l’Être ſuprême, c’eſt une eſpece de révolte contre ſes intentions ſacrées… je ne l’oſe pas… Des pleurs coulerent alors avec abondance des yeux de cette intéreſſante fille, & après leur avoir donné cours un inſtant, elle commença ſon récit dans ces termes.


Vous me permettrez de cacher mon nom & ma naiſſance, Madame ; ſans être illuſtre, elle eſt honnête, & je n’étais pas deſtinée à l’humiliation où vous me voyez réduite. Je perdis fort jeune mes parens ; je crus avec le peu de ſecours qu’ils m’avaient laiſſé, pouvoir attendre une place convenable, &, refuſant toutes celles qui ne l’étaient pas, je mangeai, ſans m’en appercevoir, à Paris où je ſuis née, le peu que je poſſédais ; plus je devenais pauvre, plus j’étais mépriſée ; plus j’avais beſoin d’appui, moins j’eſpérais d’en obtenir ; mais de toutes les duretés que j’éprouvai dans les commencemens de ma malheureuſe ſituation, de tous les propos horribles qui me furent tenus, je ne vous citerai que ce qui m’arriva chez M. Dubourg, un des plus riches traitans de la Capitale. La femme chez qui je logeais m’avait adreſſée à lui, comme à quelqu’un dont le crédit & les richeſſes pouvaient le plus ſurement adoucir la rigueur de mon ſort, après avoir attendu très-long-temps dans l’anti-chambre de cet homme, on m’introduiſit ; Monſieur Dubourg, âgé de quarante-huit ans, venait de ſortir de ſon lit, entortillé d’une robe de chambre flottante qui cachait à peine ſon déſordre ; on s’apprêtait à le coëffer ; il fit retirer me demanda ce que je voulais. Hélas, Monſieur, lui répondis-je toute confuſe, je ſuis une pauvre orpheline qui n’ai pas encore quatorze ans, & qui connaîs déjà toutes les nuances de l’infortune ; j’implore votre commiſération, ayez pitié de moi, je vous conjure ; & alors je lui détaillai tous mes maux, la difficulté de rencontrer une place, peut-être même un peu la peine que j’éprouvais à en prendre une, n’étant pas née pour cet état. Le malheur que j’avais eu pendant tout cela, de manger le peu que j’avais… Le défaut d’ouvrage, l’eſpoir où j’étais, qu’il me faciliterait les moyens de vivre ; tout ce que dicte enfin l’éloquence du malheur, toujours rapide dans une ame ſenſible, toujours à charge à l’opulence… Après m’avoir écoutée avec beaucoup de diſtractions, M. Dubourg me demanda ſi j’avais toujours été ſage ? Je ne ſerais ni auſſi pauvre ni aussi embarraſſée, Monſieur, répondis-je, ſi j’avais voulu cesser de l’être. — Mais, me dit à cela Dubourg, à quel titre prétendez-vous que les gens riches vous ſoulagent, ſi vous ne les ſervez en rien ? — Et de quel ſervice prétendez-vous parler, Monſieur, répondis-je, je ne demande pas mieux que de rendre ceux que la décence & mon âge me permettront de remplir. — Les ſervices d’un enfant comme vous ſont peu utiles dans une maiſon, me répondit Dubourg vous n’êtes ni d’âge ni de tournure à vous placer comme vous le demandez. Vous ferez mieux de vous occuper de plaire aux hommes, & de travailler à trouver quelqu’un qui conſente à prendre ſoin de vous ; cette vertu dont vous faites un ſi grand étalage ne ſert à rien dans le monde ; vous aurez beau fléchir aux pieds de ſes autels, ſon vain encens ne vous nourrira point. La choſe qui flatte le moins les hommes, celle dont il font le moins de cas, celle qu’ils mépriſent le plus ſouverainement, c’eſt la ſagesse de votre ſexe ; on n’eſtime ici bas, mon enfant, que ce qui rapporte ou ce qui délecte ; & de quel profit peut nous être la vertu des femmes ? Ce ſont leurs déſordres qui nous ſervent & qui nous amuſent ; mais leur chaſteté nous intéreſſe on ne ſaurait moins. Quand des gens de notre ſorte donnent, en un mot, ce n’eſt jamais que pour recevoir ; or, comment une petite fille comme vous peut-elle reconnaître ce qu’on fait pour elle, ſi ce n’eſt par l’abandon le plus entier de tout ce qu’on exige de son corps ! — Oh Monſieur, répondis-je le cœur gros de ſoupirs, il n’y a donc plus ni honnêteté ni bienfaisance chez les hommes. — Fort peu, répliqua Dubourg ; on en parle tant, comment voulez-vous qu’il y en ait ? On est revenu de cette manie d’obliger gratuitement les autres ; on a reconnu que les plaiſirs de la charité n’étaient que les jouissances de l’orgueil, & comme rien n’est aussitôt dissipé, on a voulu des ſenſations plus réelles ; on a vu qu’avec un enfant comme vous, par exemple, il valait infiniment mieux retirer pour fruit de ſes avances, tous les plaisirs que peut offrir la luxure, que ceux très-froids & très-futiles de la ſoulager gratuitement ; la réputation d’un homme libéral, aumônier, généreux, ne vaut pas même à l’inſtant où il en jouit le mieux, le plus léger plaiſir des ſens. — Oh ! Monſieur, avec de pareils principes, il faut donc que l’infortuné périſſe ! — Qu’importe ; il y a plus de ſujets qu’il n’en faut en France ; pourvu que la machine ait toujours la même élaſticité, que fait à l’État le plus ou le moins d’individus qui la pressent ? — Mais croyez-vous que des enfans reſpectent leurs peres quand ils en ſont ainſi maltraités ? — Que fait à un père l’amour d’enfans qui le gênent ? — Il vaudrait donc mieux qu’on nous eût étouffés dès le berceau ? — Aſſurément, c’eſt l’uſage dans beaucoup de pays, c’était la coutume des Grecs ; c’eſt celle des Chinois : là les enfans malheureux s’expoſent ou ſe mettent à mort. À quoi bon laiſſer vivre des créatures, qui, ne pouvant plus compter ſur les ſecours de leurs parens ou parce qu’ils en ſont privés ou parce qu’ils n’en ſont pas reconnus, ne ſervent plus dès-lors qu’à ſurcharger l’État d’une denrée dont il a déjà trop ; les bâtards, les orphelins, les enfans mal-conformés devraient être condamnés à mort dès leur naiſſance ; les premiers & les ſeconds, parce que n’ayant plus perſonne qui veuille ou qui puiſſe prendre ſoin d’eux, ils ſouillent la ſociété d’une lie qui ne peut que lui devenir funeſte un jour ; & les autres parce qu’ils ne peuvent lui être d’aucune utilité ; l’une & l’autre de ces claſſes ſont à la ſociété, comme ces excroissances de chair qui, ſe nourriſſant du ſuc des membres ſains, les dégradent & les affaibliſſent ; ou ſi vous l’aimez mieux, comme ces végétaux paraſites qui, ſe liant aux bonnes plantes, les détériorent & les rongent en s’adaptant leur ſemence nourriciere. Abus crians que ces aumônes deſtinées à nourrir une telle écume, que ces maiſons richement dotées qu’on a l’extravagance de leur bâtir, comme ſi l’eſpece des hommes était tellement rare, tellement précieuſe qu’il fallût en conſerver juſqu’à la plus vile portion. Mais laiſſons une politique où tu ne dois rien comprendre, mon enfant ; pourquoi ſe plaindre de ſon ſort, quand il ne tient qu’à ſoi d’y remèdier ? — À quel prix, juſte ciel ! — À celui d’une chimere, d’une choſe qui n’a de valeur que celle que ton orgueil y met. Au reſte, continue ce barbare, en ſe levant & ouvrant la porte, voilà tout ce que je puis pour vous ; conſentez-y, ou délivrez-moi de votre préſence ; je n’aime pas les mendians… — Mes larmes coulerent, il me fut impoſſible de les retenir ; le croirez-vous, Madame, elles irriterent cet homme au lieu de l’attendrir. Il referme la porte & me ſaiſiſſant par le colet de ma robe, il me dit avec brutalité qu’il va me faire faire de force ce que je ne veux pas lui accorder de bon gré. En cet inſtant cruel mon malheur me prête du courage ; je me débarraſſe de ſes mains, & m’élançant vers la porte : homme odieux, lui dis-je en m’échappant, puiſſe le Ciel auſſi griévement offenſé par toi, te punir un jour, comme tu le mérites, de ton exécrable endurciſſement. Tu n’es digne ni de ces richeſſes dont tu fais un auſſi vil uſage, ni de l’air même que tu reſpires dans un monde ſouillé par tes barbaries.

Je me preſſai de raconter à mon hôteſſe la réception de la perſonne chez laquelle elle m’avait envoyée ; mais quelle fut ma ſurpriſe de voir cette miſérable, m’accabler de reproches au lieu de partager ma douleur. — Chétive créature, me dit-elle en colere, t’imagines-tu que les hommes ſont aſſez dupes pour faire l’aumône à de petites filles comme toi, ſans exiger l’intérêt de leur argent ? M. Dubourg eſt trop bon d’avoir agi comme il l’a fait ; à ſa place je ne t’aurais pas laiſſé ſortir de chez moi ſans m’avoir contenté. Mais puiſque tu ne veux pas profiter des ſecours que je t’offre, arrange-toi comme il te plaira ; tu me dois, demain de l’argent, ou la priſon. — Madame ayez pitié… — Oui, oui, pitié ; on meurt de faim avec la pitié. — Mais comment voulez-vous que je fasse ? — Il faut retourner chez Dubourg ; il faut le ſatisfaire, il faut me rapporter de l’argent ; je le verrai, je le préviendrai ; je racommoderai ſi je puis vos ſottiſes ; je lui ferai vos excuſes, mais ſongez à vous mieux comporter.

Honteuſe, au déſeſpoir, ne ſachant quel parti prendre, me voyant durement repouſſée de tout le monde, preſque ſans reſſource, je dis à Madame Des-roches (c’était le nom de mon hoteſſe) que j’étais décidée à tout, pour la ſatisfaire. Elle alla chez le financier, & me dit au retour qu’elle l’avait trouvé très-irrité ; que ce n’était pas ſans peine qu’elle était parvenue à le fléchir en ma faveur ; qu’à force de ſupplications elle avait pourtant réuſſi à lui perſuader de me revoir le lendemain matin ; mais que j’euſſe à prendre garde à ma conduite, parce que ſi je m’aviſais de lui déſobéir encore, lui-même ſe chargeait du ſoin de me faire enfermer pour la vie.

J’arrive toute émue, Dubourg était ſeul, dans un état plus indécent encore que la veille. La brutalité, le libertinage, tous les caractères de la débauche éclataient dans ſes regards ſournois. — Remerciez la Des-roches, me dit-il durement, de ce que je veux bien en ſa faveur, vous rendre un inſtant mes bontés ; vous devez ſentir combien vous en êtes indigne après votre conduite d’hier. Déshabillez-vous, & ſi vous oppoſez encore la plus légère réſiſtance à mes déſirs, deux hommes vous attendent dans mon anti-chambre pour vous conduire en un lieu dont vous ne ſortirez de vos jours.

Ô Monſieur, dis-je en pleurs & me précipitant aux genoux de cet homme barbare, laiſſez-vous fléchir, je vous en conjure ; ſoyez aſſez généreux pour me ſecourir ſans exiger de moi ce qui me coûte aſſez pour vous offrir plutôt ma vie que de m’y ſoumettre… Oui, j’aime mieux mourir mille fois que d’enfreindre les principes que j’ai reçus dans mon enfance… Monſieur, Monſieur, ne me contraignez pas, je vous ſupplie ; pouvez-vous concevoir le bonheur au ſein des dégoûts & des larmes ! Oſez-vous ſoupçonner le plaiſir où vous ne verrez que des répugnances ? Vous n’aurez pas plutôt conſommé votre crime, que le ſpectacle de mon déſeſpoir vous accablera de remords… Mais les infamies où ſe livrait Dubourg m’empêcherent de pourſuivre ; aurais-je pu me croire capable d’attendrir un homme, qui trouvait déjà dans ma propre douleur un véhicule de plus à ſes horribles paſſions ! Le croirez-vous, Madame, s’enflammant aux accens aigus de mes plaintes, les ſavourant avec inhumanité, l’indigne ſe diſpoſait lui-même à ſes criminelles tentatives ! Il ſe leve, & ſe montrant à la fin à moi dans un état où la raiſon triomphe rarement, & où la réſiſtance de l’objet qui la fait perdre n’eſt qu’un aliment de plus au délire, il me ſaiſit avec brutalité, enlève impétueuſement les voiles qui dérobent encore ce dont il brûle de jouir ; tour-à-tour il m’injurie… me flatte… Il me maltraite & me careſſe… Oh ! quel tableau, Grand Dieu ! Quel mêlange inoui de dureté… de luxure ! Il ſemblait que l’Être ſuprême voulût, dans cette premiere circonſtance de ma vie, imprimer à jamais en moi toute l’horreur que je devais avoir pour un genre de crime d’où devait naître l’affluence des maux dont j’étais menacée ! Mais fallait-il m’en plaindre alors ? Non ſans doute ; à ſes excès je dus mon ſalut ; moins de débauche & j’étais une fille flétrie ; les feux de Dubourg s’éteignirent dans l’efferveſcence de ſes entrepriſes, le Ciel me vengea des offenſes où le monſtre allait ſe livrer, & la perte de ſes forces, avant le ſacrifice, me préſerva d’en être la victime.

Dubourg n’en devint que plus inſolent ; il m’accuſa des torts de ſa faibleſſe… voulut les réparer par de nouveaux outrages & des invectives encore plus mortifiantes ; il n’y eut rien qu’il ne me dit, rien qu’il ne tenta, rien que ſa perfide imagination, la dureté de ſon caractere & la dépravation de ſes mœurs ne lui fit entreprendre. Ma mal-adreſſe l’impatienta, j’étais loin de vouloir agir, c’était beaucoup que de me prêter, mes remords n’en ſont pas éteints… Cependant rien ne réuſſit, ma ſoumiſſion ceſſa de l’enflammer ; il eut beau paſſer ſucceſſivement de la tendreſſe à la rigueur… de l’eſclavage à la tyrannie… de l’air de la décence aux excès de la crapule, nous nous trouvames excédés l’un & l’autre, ſans qu’il pût heureuſement recouvrer ce qu’il fallait pour me porter de plus dangereuſes attaques. Il y renonça, me fit promettre de venir le trouver le lendemain, & pour m’y déterminer plus ſurement, il ne voulut abſolument me donner que la ſomme que je devais à la Des-roches. Je revins donc chez cette femme, bien humiliée d’une pareille avanture & bien réſolue, quelque choſe qui pût m’arriver, de ne pas m’y expoſer une troiſieme fois. Je l’en prévins en la payant, & en accablant de malédictions le ſcélérat capable d’abuſer auſſi cruellement de ma miſere. Mais mes imprécations loin d’attirer ſur lui la colère de Dieu, ne firent que lui porter bonheur ; huit jours après j’appris que cet inſigne libertin venait d’obtenir du Gouvernement une régie générale qui augmentait ſes revenus de plus de quatre cens mille livres de rentes ; j’étais abſorbée dans les réflexions que font naître inévitablement de ſemblables inconſéquences du ſort, quand un rayon d’eſpoir ſembla luire un inſtant à mes yeux.

La Des-roches vint me dire un jour qu’elle avait enfin trouvé une maiſon où l’on me recevrait avec plaiſir, pourvu que je m’y comportaſſe bien. Oh ! Ciel, Madame, lui dis-je en me jettant avec tranſport dans ſes bras, cette condition eſt celle que j’y mettrais moi-même, jugez ſi je l’accepte avec plaiſir. L’homme que je devais ſervir était un fameux uſurier de Paris, qui s’était enrichi, non-ſeulement en prêtant ſur gages, mais même en volant impunément le public chaque fois qu’il avait cru le pouvoir faire en ſureté. Il demeurait rue Quincampoix, à un ſecond étage, avec une créature de cinquante ans, qu’il appelait ſa femme, & pour le moins auſſi méchante que lui. Théreſe, me dit cet avare, (tel était le nom que j’avais pris pour cacher le mien…) Théreſe, la première vertu de ma maiſon c’eſt la probité ; ſi jamais vous détourniez d’ici la dixième partie d’un denier, je vous ferais pendre, voyez-vous, mon enfant. Le peu de douceur dont nous jouiſſons ma femme & moi, eſt le fruit de nos travaux immenſes, & de notre parfaite ſobriété… — Mangez-vous beaucoup, ma petite ? — Quelques-onces de pain par jour, Monſieur, lui répondis-je, de l’eau & un peu de ſoupe quand je ſuis aſſez heureuſe pour en avoir. — De la ſoupe ! morbleu, de la ſoupe ! Regardez, ma mie, dit l’uſurier à ſa femme, gémiſſez des progrès du luxe, ça cherche condition, ça meurt de faim depuis un an, & ça veut manger de la ſoupe ; à peine en faiſons-nous une fois tous les Dimanches, nous qui travaillons comme des forçats ; vous aurez trois onces de pain par jour, ma fille, une demi-bouteille d’eau de riviere, une vieille robe de ma femme, tous les dix-huit mois, & trois écus de gages au bout de l’année, ſi nous ſommes contens de vos ſervices, ſi votre économie répond à la nôtre, & ſi vous faites enfin proſpérer la maiſon par de l’ordre & de l’arrangement. Votre ſervice eſt médiocre, c’eſt l’affaire d’un clin d’œil ; il s’agit de frotter & nettoyer trois fois la ſemaine cet appartement de ſix piéces ; de faire nos lits, de répondre à la porte, de poudrer ma perruque, de coëffer ma femme, de ſoigner le chien & le perroquet, de veiller à la cuiſine, d’en nettoyer les uſtenciles, d’aider à ma femme quand elle nous fait un morceau à manger, & d’employer quatre ou cinq heures par jour à faire du linge, des bas, des bonnets & autres petits meubles de ménage ; vous voyez que ce n’eſt rien, Théreſe, il vous reſtera bien du temps, nous vous permettrons d’en faire uſage pour votre compte, pourvu que vous ſoyiez ſage, mon enfant, diſcrette, économe ſur-tout, c’eſt l’eſſentiel.

Vous imaginez aiſément, Madame, qu’il fallait ſe trouver dans l’affreux état où j’étais pour accepter une telle place ; non-ſeulement il y avait infiniment plus d’ouvrage que mes forces ne me permettaient d’entreprendre, mais pouvais-je vivre avec ce qu’on m’offrait ? Je me gardai pourtant bien de faire la difficile, & je fus inſtallée dès le même ſoir.

Si ma cruelle ſituation permettait que je vous amuſaſſe un inſtant, Madame, quand je ne dois penſer qu’à vous attendrir, j’oſerais vous raconter quelques traits d’avarice dont je fus témoin dans cette maiſon ; mais une cataſtrophe ſi terrible pour moi m’y attendait dès la ſeconde année, qu’il m’eſt bien difficile de vous arrêter ſur des détails amuſans, avant que de vous entretenir de mes malheurs.

Vous ſçaurez, cependant, Madame qu’on n’avait jamais d’autre lumière dans l’appartement de M. du Harpin que celle qu’il dérobait au réverbère heureuſement placé en face de ſa chambre ; jamais ni l’un ni l’autre n’uſaient de linge ; on emmagaſinait celui que je faiſais, on n’y touchait de la vie ; il y avait aux manches de la veſte de Monſieur, ainſi qu’à celles de la robe de Madame, une vieille paire de manchettes couſues après l’étoffe, & que je lavais tous les Samedis au ſoir ; point de draps, point de ſerviettes, & tout cela pour éviter le blanchiſſage. On ne buvait jamais de vin chez lui, l’eau claire étant, diſait Madame du Harpin, la boiſſon naturelle de l’homme, la plus ſaine & la moins dangereuſe. Toutes les fois qu’on coupait le pain, il ſe plaçait une corbeille ſous le couteau, afin de recueillir ce qui tombait ; on y joignait avec exactitude toutes les miettes qui pouvaient ſe faire aux repas, & ce mêt, frit le Dimanche, avec un peu de beurre, compoſait le plat de feſtin de ces jours de repos ; jamais il ne fallait battre les habits ni les meubles de peur de les uſer, mais les houſſer légèrement avec un plumeau. Les ſouliers de Monſieur, ainſi que ceux de Madame, étaient doublés de fer, c’étaient les mêmes qui leur avoient ſervi le jour de leurs noces ; mais une pratique beaucoup plus bizarre était celle qu’on me faiſait exercer une fois la ſemaine ; il y avait dans l’appartement un aſſez grand cabinet dont les murs n’étaient point tapiſſés, il fallait qu’avec un couteau j’allaſſe raper une certaine quantité de plâtre de ces murs, que je paſſais enſuite dans un tamis fin ; ce qui réſultait de cette opération devenait la poudre de toilette dont j’ornais chaque matin & la perruque de Monſieur & le chignon de Madame. Ah ! plût à Dieu que ces turpitudes euſſent été les ſeules où ſe fuſſent livrées ces vilaines gens ! Rien de plus naturel que le déſir de conſerver ſon bien ; mais ce qui ne l’eſt pas autant, c’eſt l’envie de l’augmenter de celui des autres. Et je ne fus pas long-temps à m’appercevoir que ce n’était qu’ainſi que s’enrichiſſait du Harpin.

Il logeait au-deſſus de nous un particulier fort à ſon aiſe, poſſédant d’aſſez jolis bijoux, & dont les effets, ſoit à cauſe du voiſinage, ſoit pour avoir paſſés par les mains de mon maître, ſe trouvaient très-connus de lui ; je lui entendais ſouvent regretter avec ſa femme, une certaine boîte d’or de trente à quarante louis, qui lui ſerait infailliblement reſtée, diſait-il, s’il avait ſu s’y prendre avec plus d’adreſſe. Pour ſe conſoler enfin d’avoir rendu cette boîte, l’honnête M. du Harpin projetta de la voler, & ce fut moi qu’on chargea de la négociation.

Après m’avoir fait un grand diſcours ſur l’indifférence du vol, ſur l’utilité même dont il était dans le monde, puiſqu’il y rétabliſſait une ſorte d’équilibre, que dérangeait totalement l’inégalité des richeſſes ; ſur la rareté des punitions, puiſque de vingt voleurs il étoit prouvé qu’il n’en périſſait pas deux ; après m’avoir démontré avec une érudition dont je n’aurais pas cru M. du Harpin capable, que le vol était en honneur dans toute la Grece, que pluſieurs peuples encore l’admettaient, le favoriſaient, le récompenſaient comme une action hardie prouvant à-la-fois le courage & l’adresse, (deux vertus eſſentielles à toute Nation guerriere,) après m’avoir en un mot exalté ſon crédit qui me tirerait de tout, ſi j’étais découverte, M. du Harpin me remit deux fauſſes clefs dont l’une devoit ouvrir l’appartement du voiſin, l’autre ſon ſecrétaire dans lequel était la boîte en queſtion ; il m’enjoignit de lui apporter inceſſamment cette boîte, & que pour un ſervice auſſi eſſentiel, je recevrais pendant deux ans un écu de plus ſur mes gages. — Oh ! Monſieur, m’écriai-je en frémiſſant de la propoſition, eſt-il poſſible qu’un maître oſe corrompre ainſi ſon domeſtique ! Qui m’empêche de faire tourner contre vous les armes que vous me mettez à la main, & qu’aurez-vous à m’objecter, ſi je vous rends un jour victime de vos propres principes ? Du Harpin confondu, ſe rejetta ſur un ſubterfuge mal-adroit : il me dit que ce qu’il faiſait n’était qu’à deſſein de m’éprouver ; que j’étais bien heureuſe d’avoir réſiſté à ſes propoſitions… Que j’étais perdue ſi j’avais ſuccombé… Je me payai de ce menſonge ; mais je ſentis bientôt le tort que j’avais eu de répondre auſſi fermement : les malfaiteurs n’aiment pas à trouver de la réſiſtance dans ceux qu’ils cherchent à ſéduire ; il n’y a malheureuſement point de milieu dès qu’on eſt aſſez à plaindre pour avoir reçu leurs propoſitions : il faut néceſſairement devenir dès-lors ou leurs complices, ce qui eſt fort dangereux, ou leurs ennemis, ce qui l’eſt encore davantage. Avec un peu plus d’expérience, j’aurais quitté la maiſon dès l’inſtant, mais il était déjà écrit dans le Ciel que chacun des mouvemens honnêtes qui devrait éclore de moi, ſerait acquitté par des malheurs.

M. du Harpin laiſſa couler près d’un mois, c’eſt-à-dire, à-peu-près juſqu’à l’époque de la fin de la ſeconde année de mon ſéjour chez lui, ſans dire un mot, & ſans témoigner le plus léger reſſentiment du refus que je lui avais fait, lorsqu’un ſoir venant de me retirer dans ma chambre pour y goûter quelques heures de repos, j’entendis tout-à-coup jetter ma porte en dedans, & vis, non ſans effroi, Monſieur du Harpin conduiſant un Commissaire & quatre Soldats du Guet près de mon lit. Faites votre devoir, Monſieur, dit-il à l’homme de juſtice, cette malheureuſe m’a volé un diamant de mille écus, vous le trouverez dans ſa chambre ou ſur elle, le fait eſt certain. — Moi vous avoir volé, Monſieur, dis-je en me jettant toute troublée hors de mon lit ; moi, juſte Ciel ! Ah ! qui ſait mieux que vous le contraire ? Qui doit être mieux pénétré que vous, du point auquel cette action me répugne, & de l’impoſſibilité qu’il y a que je l’aye commiſe. Mais du Harpin faiſant beaucoup de bruit pour que mes paroles ne fuſſent pas entendues, continua d’ordonner les perquiſitions, & la malheureuſe bague fut trouvée dans mon matelat. Avec des preuves de cette force, il n’y avait pas à répliquer ; je fus à l’inſtant ſaiſie, garrottée & conduite en priſon, ſans qu’il me fût ſeulement poſſible de faire entendre un mot en ma faveur.

Le procès d’une malheureuſe qui n’a ni crédit, ni protection, eſt promptement fait dans un pays où l’on croit la vertu incompatible avec la miſere… où l’infortune eſt une preuve complete contre l’accuſé ; là, une injuſte prévention fait croire que celui qui a dû commettre le crime, l’a commis ; les sentimens ſe mesurent à l’état où l’on trouve le coupable ; & ſitôt que de l’or ou des titres n’établiſſent pas son innocence, l’impoſſibilité qu’il puiſſe être innocent, devient alors démontrée[1].

J’eus beau me défendre, j’eus beau fournir les meilleurs moyens à l’Avocat de forme qu’on me donna pour un inſtant, mon maître m’accuſait, le diamant s’était trouvé dans ma chambre ; il était clair que je l’avais volé. Lorſque je voulus citer le trait horrible de M. du Harpin, & prouver que le malheur qui m’arrivait, n’était que le fruit de ſa vengeance, & la ſuite de l’envie qu’il avait de ſe défaire d’une créature qui tenant ſon ſecret devenait maîtreſſe de lui, on traita ces plaintes de récrimination, on me dit que M. du Harpin était connu depuis vingt ans pour un homme intégre, incapable d’une telle horreur. Je fus transférée à la Conciergerie, où je me vis au moment d’aller payer de mes jours, le refus de participer à un crime ; je périſſais ; un nouveau délit pouvait ſeul me ſauver : la Providence voulut que le crime ſervît au moins une fois d’égide à la vertu, qu’il la préſervât de l’abîme où l’allait engloutir l’imbécillité des juges.

J’avais près de moi une femme d’environ quarante ans, auſſi célebre par ſa beauté que par l’eſpece & la multiplicité de ſes forfaits ; on la nommait Dubois, & elle était, ainſi que la malheureuſe Théreſe, à la veille de ſubir un jugement de mort, le genre ſeul embarraſſait les juges ; s’étant rendue coupable de tous les crimes imaginables, on ſe trouvait preſqu’obligé ou à inventer pour elle, un ſupplice nouveau, ou à lui en faire ſubir un, dont nous exempte notre ſexe. J’avais inſpiré une sorte d’intérêt à cette femme, intérêt criminel, ſans doute, puiſque la baſe en était comme je le ſçus depuis, l’extrême déſir de faire une proſélite de moi.

Un ſoir, deux jours peut-être tout au plus avant celui où nous devions perdre l’une & l’autre la vie, la Dubois me dit de ne me point coucher, & de me tenir avec elle ſans affectation le plus près poſſible des portes de la priſon. Entre ſept & huit heures, pourſuivit-elle, le feu prendra à la Conciergerie, c’eſt l’ouvrage de mes ſoins ; beaucoup de gens ſeront brûlés sans doute, peu importe, Théreſe, oſa me dire cette ſcélérate ; le sort des autres doit être toujours nul dès qu’il s’agit de notre bien-être ; ce qu’il y a de ſûr, c’eſt que nous nous ſauverons ; quatre hommes, mes complices & mes amis, ſe joindront à nous, & je te réponds de ta liberté.

Je vous l’ai dit, Madame, la main du Ciel qui venait de punir l’innocence dans moi, ſervit le crime dans ma protectrice ; le feu prit, l’incendie fut horrible, il y eut vingt-une perſonnes de brûlées, mais nous nous ſauvames. Dès le même jour nous gagnâmes la chaumiere d’un Braconnier de la forêt de Bondi, intime ami de notre bande.

Te voilà libre, Théreſe, me dit alors la Dubois, tu peux maintenant choiſir tel genre de vie qu’il te plaira, mais ſi j’ai un conſeil à te donner, c’eſt de renoncer à des pratiques de vertu qui, comme tu vois, ne t’ont jamais réuſſi ; une délicateſſe déplacée t’a conduite aux pieds de l’échafaud, un crime affreux m’en ſauve ; regarde à quoi les bonnes actions ſervent dans le monde, & ſi c’eſt bien la peine de s’immoler pour elles ! Tu es jeune & jolie, Théreſe, en deux ans je me charge de ta fortune ; mais n’imagine pas que je te conduiſe à ſon temple par les ſentiers de la vertu : il faut quand on veut faire ſon chemin, chere fille, entreprendre plus d’un métier, & ſervir à plus d’une intrigue ; décide-toi donc, nous n’avons point de sûreté dans cette chaumiere, il faut que nous en partions dans peu d’heures.

Oh ! Madame, dis-je à ma bienfaitrice, je vous ai de grandes obligations, je ſuis loin de vouloir m’y ſouſtraire ; vous m’avez ſauvé la vie ; il eſt affreux pour moi que ce ſoit par un crime, croyez que s’il me l’eût fallu commettre, j’euſſe préféré mille morts à la douleur d’y participer ; je ſens tous les dangers que j’ai courus pour m’être abandonnée aux ſentimens honnêtes qui reſteront toujours dans mon cœur ; mais quelles que ſoient, Madame, les épines de la vertu, je les préférerai ſans ceſſe aux dangereuſes faveurs qui accompagnent le crime. Il eſt en moi des principes de religion, qui, graces au Ciel, ne me quitteront jamais ; ſi la Providence me rend pénible la carrière de la vie, c’eſt pour m’en dédommager dans un monde meilleur. Cet eſpoir me conſole, il adoucit mes chagrins, il appaiſe mes plaintes, il me fortifie dans la détreſſe, & me fait braver tous les maux qu’il plaira à Dieu de m’envoyer. Cette joie s’éteindrait auſſitôt dans mon ame, ſi je venais à la ſouiller par des crimes, & avec la crainte des châtimens de ce monde, j’aurais le douloureux aſpect des ſupplices de l’autre, qui ne me laiſſerait pas un inſtant dans la tranquillité que je déſire. — Voilà des ſyſtêmes abſurdes qui te conduiront bientôt à l’Hôpital, ma fille, dit la Dubois en fronçant le ſourcil ; crois-moi, laiſſe-là la juſtice de Dieu, ſes châtimens ou ſes récompenſes à venir, toutes ces platitudes-là ne ſont bonnes qu’à nous faire mourir de faim. Ô Théreſe ! la dureté des Riches légitime la mauvaiſe conduite des Pauvres ; que leur bourſe s’ouvre à nos beſoins, que l’humanité règne dans leur cœur, & les vertus pourront s’établir dans le nôtre ; mais tant que notre infortune, notre patience à la ſupporter, notre bonne-foi, notre aſſerviſſement ne ſerviront qu’à doubler nos fers, nos crimes deviendront leur ouvrage, & nous ſerions bien dupes de nous les refuſer, quand ils peuvent amoindrir le joug dont leur cruauté nous ſurcharge. La Nature nous a fait naître tous égaux, Théreſe ; si le ſort ſe plaît à déranger ce premier plan des loix générales, c’eſt à nous d’en corriger les caprices & de réparer, par notre adreſſe, les uſurpations du plus fort. J’aime à les entendre ces gens riches, ces gens titrés, ces Magiſtrats, ces Prêtres, j’aime à les voir nous prêcher la vertu. Il eſt bien difficile de ſe garantir du vol, quand on a trois fois plus qu’il ne faut pour vivre ; bien mal-aiſé de ne jamais concevoir le meurtre, quand on n’eſt entouré que d’adulateurs ou d’eſclaves dont nos volontés font les loix ; bien pénible, en vérité, d’être tempérant & ſobre, quand on eſt à chaque heure entouré des mets les plus ſucculens ; ils ont bien du mal à être ſinceres, quand il ne ſe préſente pour eux aucun intérêt de mentir… Mais nous, Théreſe, nous que cette Providence barbare, dont tu as la folie de faire ton idole, a condamnés à ramper dans l’humiliation comme le ſerpent dans l’herbe ; nous qu’on ne voit qu’avec dédain, parce que nous ſommes pauvres ; qu’on tyranniſe, parce que nous ſommes faibles ; nous, dont les lévres ne ſont abreuvées que de fiel, & dont les pas ne preſſent que des ronces, tu veux que nous nous défendions du crime quand ſa main ſeule nous ouvre la porte de la vie, nous y maintient, nous y conſerve, & nous empêche de la perdre ; tu veux que perpétuellement ſoumis & dégradés, pendant que cette claſſe qui nous maîtriſe a pour elle toutes les faveurs de la fortune, nous ne nous réſervions que la peine, l’abattement & la douleur, que le beſoin & que les larmes, que les flétriſſures & l’échafaud ! Non, non, Théreſe, non ; ou cette Providence que tu réveres n’eſt faite que pour nos mépris, ou ce ne ſont point là ſes volontés. Connais-la mieux, mon enfant, & convainc-toi que dès qu’elle nous place dans une ſituation où le mal nous devient néceſſaire, & qu’elle nous laiſſe en même temps la poſſibilité de l’exercer, c’eſt que ce mal ſert à ſes loix comme le bien, & qu’elle gagne autant à l’un qu’à l’autre ; l’état où elle nous a créés, eſt l’égalité, celui qui le dérange n’eſt pas plus coupable que celui qui cherche à le rétablir ; tous deux agiſſent d’après des impulſions reçues, tous deux doivent les ſuivre & jouir.

Je l’avoue, ſi jamais je fus ébranlée, ce fut par les ſéductions de cette femme adroite ; mais une voix plus forte qu’elle combattait ſes ſophiſmes dans mon cœur, je m’y rendis, je déclarai à la Dubois que j’étais décidée à ne me jamais laiſſer corrompre ; eh bien ! me répondit-elle, deviens ce que tu voudras, je t’abandonne à ton mauvais ſort ; mais ſi jamais tu te fais pendre, ce qui ne peut te fuir, par la fatalité qui ſauve inévitablement le crime en immolant la vertu, ſouviens-toi du moins de ne jamais parler de nous.

Pendant que nous raiſonnions ainſi, les quatre compagnons de la Dubois buvaient avec le braconnier, & comme le vin diſpoſe l’ame du malfaiteur à de nouveaux crimes, & lui fait oublier les anciens, nos ſcélérats n’apprirent pas plutôt mes réſolutions, qu’ils ſe déciderent à faire de moi une victime, n’en pouvant faire une complice ; leurs principes, leurs mœurs, le ſombre réduit où nous étions, l’eſpece de ſécurité dans laquelle ils ſe croyaient, leur ivreſſe, mon âge, mon innocence, tout les encouragea. Ils ſe lèvent de table, ils tiennent conſeil, ils conſultent la Dubois, procédés dont le lugubre myſtère me fait friſſonner d’horreur, & le réſultat eſt enfin un ordre de me prêter ſur-le-champ à ſatisfaire les déſirs de chacun des quatre, ou de bonne grâce, ou de force ; ſi je le fais de bonne grâce, ils me donneront chacun un écu pour me conduire où je voudrai ; s’il leur faut employer la violence, la choſe ſe fera tout de même ; mais pour que le ſecret ſoit mieux gardé, ils me poignarderont après s’être ſatisfaits, & m’enterreront au pied d’un arbre.

Je n’ai pas beſoin de vous peindre l’effet que me fit cette cruelle propoſition, Madame, vous le comprenez ſans peine ; je me jettai aux genoux de la Dubois, je la conjurai d’être une ſeconde fois ma protectrice : la malhonnête créature ne fit que rire de mes larmes ; oh ! parbleu, me dit-elle, te voilà bien malheureuſe… Quoi ! tu frémis de l’obligation de ſervir ſucceſſivement à quatre beaux grands garçons comme ceux-là ; mais ſais-tu bien qu’il y a dix mille femmes à Paris qui donneraient la moitié de leur or ou de leurs bijoux pour être à ta place. Écoute, ajouta-t-elle pourtant après un peu de réflexion, j’ai aſſez d’empire ſur ces drôles-là pour obtenir ta grâce aux conditions que tu t’en rendras digne. — Hélas ! Madame, que faut-il faire, m’écriai-je en larmes, ordonnez-moi, je ſuis toute prête ? — Nous ſuivre, t’enrôler avec nous, & commettre les mêmes choſes ſans la plus légère répugnance, à ce ſeul prix je te ſauve le reſte. Je ne crus pas devoir balancer ; en acceptant cette cruelle condition, je courais de nouveaux dangers, j’en conviens, mais ils étaient moins preſſans que ceux-ci ; peut-être pouvais-je m’en garantir, tandis que rien n’était capable de me ſouſtraire à ceux qui me menaçaient. J’irai par-tout, Madame, dis-je promptement à la Dubois, j’irai par-tout, je vous le promets, ſauvez-moi de la fureur de ces hommes, & je ne vous quitterai de ma vie.

Enfans, dit la Dubois aux quatre bandits, cette fille eſt de la troupe, je l’y reçois, je l’y inſtalle ; je vous ſupplie de ne point lui faire de violence ; ne la dégoûtons pas du métier dès les premiers jours ; vous voyez comme ſon âge & ſa figure peuvent nous être utiles, ſervons-nous-en pour nos intérêts, & ne la ſacrifions pas à nos plaiſirs.

Mais les paſſions ont un degré d’énergie dans l’homme, où rien ne peut les captiver. Les gens à qui j’avais affaire n’étaient plus en état de rien entendre, m’entourant tous les quatre, me dévorant de leurs regards en feu, me menaçant d’une maniere plus terrible encore ; prêts à me ſaiſir, prêts à m’immoler… Il faut qu’elle y paſſe, dit l’un d’eux, il n’y a plus moyen de lui faire de quartier : ne dirait-on pas qu’il faut faire preuve de vertus pour être dans une troupe de voleurs ? & ne nous ſervira-t-elle pas auſſi bien flétrie que vierge ? J’adoucis les expreſſions, vous le comprenez, Madame, j’affaiblirai de même les tableaux ; hélas ! l’obscénité de leur teinte eſt telle, que votre pudeur ſouffrirait de leur nu pour le moins autant que ma timidité.

Douce & tremblante victime, hélas ! je frémiſſais ; à peine avais-je la force de reſpirer ; à genoux devant tous les quatre, tantôt mes faibles bras s’élevaient pour les implorer, & tantôt pour fléchir la Dubois… Un moment, dit un nommé Cœur-de-fer qui paraiſſait le chef de la bande, homme de trente-ſix ans, d’une force de taureau & d’une figure de ſatyre ; un moment, mes amis ; il eſt poſſible de contenter tout le monde ; puiſque la vertu de cette petite fille lui eſt ſi précieuſe, & que, comme dit fort bien la Dubois, cette qualité différemment miſe en action, pourra nous devenir néceſſaire, laiſſons-la-lui ; mais il faut que nous ſoyions appaiſés ; les têtes n’y ſont plus, Dubois, & dans l’état où nous voilà, nous t’égorgerions peut-être toi-même ſi tu t’oppoſais à nos plaiſirs ; que Théreſe ſe mette à l’inſtant auſſi nue que le jour qu’elle eſt venue au monde, & qu’elle ſe prête ainſi tour-à-tour aux différentes poſitions qu’il nous plaira d’exiger, pendant que la Dubois appaiſant nos ardeurs, fera brûler l’encens ſur les autels dont cette créature nous refuſe l’entrée. — Me mettre nue, m’écriai-je, oh ! Ciel, qu’exigez-vous ? Quand je ſerai livrée de cette maniere à vos regards, qui pourra me répondre… Mais Cœur-de-fer qui ne paraiſſait pas d’humeur à m’en accorder davantage ni à ſuſpendre ſes déſirs, m’invectiva en me frappant d’une manière ſi brutale, que je vis bien que l’obéiſſance était mon dernier lot. Il ſe plaça dans les mains de la Dubois, miſe par lui à peu près dans le même déſordre que le mien, & dès que je fus comme il déſirait, m’ayant fait mettre les bras à terre, ce qui me faiſoit reſſembler à une bête, la Dubois appaiſa ſes feux en approchant une eſpèce de monſtre poſitivement aux périſtiles de l’un & l’autre autel de la nature, en telle ſorte qu’à chaque ſecouſſe elle dût fortement frapper ces parties de ſa main pleine, comme le bélier jadis aux portes des villes aſſiégées. La violence des premieres attaques me fit reculer ; Cœur-de-fer en fureur, me menaça de traitemens plus durs, ſi je me ſouſtrayais à ceux-là ; la Dubois a ordre de redoubler, un de ces libertins contient mes épaules & m’empêche de chanceler ſous les ſaccades : elles deviennent tellement rudes que j’en ſuis meurtrie, & ſans pouvoir en éviter aucune. En vérité, dit Cœur-de-fer, en balbutiant, à ſa place j’aimerais mieux livrer les portes que de les voir ébranlées ainſi, mais elle ne le veut pas, nous ne manquons point à la capitulation… Vigoureuſement… vigoureuſement, Dubois… Et l’éclat des feux de ce débauché, preſqu’auſſi violent que ceux de la foudre, vint s’anéantir ſur les brèches moleſtées ſans être entr’ouvertes.

Le ſecond me fit mettre à genoux entre ſes jambes, & pendant que la Dubois l’appaiſait comme l’autre, deux procédés l’occupaient tout entier ; tantôt il frappait à main ouverte, mais d’une maniere très-nerveuſe, ou mes joues ou mon ſein ; tantôt ſa bouche impure venait ſouiller la mienne. Ma poitrine & mon viſage devinrent dans l’inſtant d’un rouge de pourpre… Je ſouffrais, je lui demandai grace, & mes larmes coulaient ſur ſes yeux ; elles l’irriterent, il redoubla ; en ce moment ma langue fut mordue, & les deux fraiſes de mon ſein tellement froiſſées que je me rejettai en arriere, mais j’étais contenue. On me repouſſa ſur lui, je fus preſſée plus fortement de par-tout, & ſon extaſe ſe décida…

Le troiſieme me fit monter ſur deux chaiſes écartées, & s’aſſeyant en deſſous, excité par la Dubois placée dans ſes jambes, il me fit pencher juſqu’à ce que ſa bouche ſe trouvât perpendiculaire au temple de la Nature ; vous n’imagineriez pas, Madame, ce que ce mortel obscène oſa déſirer ; il me fallut, envie ou non, ſatisfaire à de légers beſoins… Juſte Ciel ! quel homme aſſez dépravé, peut goûter un inſtant le plaiſir à de telles choſes… Je fis ce qu’il voulut, je l’inondai, & ma ſoumiſſion toute entiere obtint de ce vilain homme une ivreſſe que rien n’eût déterminée ſans cette infamie.

Le quatrieme m’attacha des ficelles à toutes les parties où il devenait poſſible de les adapter, il en tenait le faiſceau dans ſa main, aſſis à ſept ou huit pieds de mon corps, fortement excité par les attouchemens & les baiſers de la Dubois ; j’étais droite, & c’eſt en tiraillant fortement tour-à-tour chacune de ces cordes que le ſauvage irritait ſes plaiſirs ; je chancelais, je perdais à tout moment l’équilibre, il s’extaſiait à chacun de mes trébuchemens ; enfin toutes les ficelles ſe tirerent à-la-fois, avec tant d’irrégularité, que je tombai à terre auprès de lui, tel était ſon unique but, & mon front, mon ſein & mes joues reçurent les preuves d’un délire qu’il ne devait qu’à cette manie.

Voilà ce que je ſouffris, Madame, mais mon honneur au moins ſe trouva reſpecté, ſi ma pudeur ne le fut point. Un peu plus calmes, ces bandits parlerent de ſe remettre en route, & dès la même nuit ils gagnerent le Tremblai avec l’intention de s’approcher des bois de Chantilly, où ils s’attendoient à quelques bons coups.

Rien n’égalait le déſeſpoir où j’étais de l’obligation de ſuivre de telles gens, & je ne m’y déterminai que bien réſolue à les abandonner dès que je le pourrais ſans riſque. Nous couchames le lendemain aux environs de Louvres, ſous des meules de foin ; je voulus m’étayer de la Dubois, & paſſer la nuit à ſes côtés ; mais il me parut qu’elle avait le projet de l’employer à autre choſe qu’à préſerver ma vertu des attaques que je pouvais craindre ; trois l’entourerent, & l’abominable créature ſe livra ſous nos yeux à tous les trois en même temps. Le quatrieme s’approcha de moi, c’était le chef ; belle Théreſe, me dit-il, j’eſpere que vous ne me refuſerez pas au moins le plaiſir de paſſer la nuit près de vous ? Et comme il s’apperçut de mon extrême répugnance, ne craignez point, dit-il, nous jaſerons, & je n’entreprendrai rien que de votre gré.

Ô Théreſe, continua-t-il, en me prenant dans ſes bras, n’eſt-ce pas une grande folie, que cette prétention où vous êtes de vous conſerver pure avec nous ? Duſſions-nous même y conſentir, cela pourrait-il s’arranger avec les intérêts de la troupe ? Il eſt inutile de vous le diſſimuler, chere enfant ; mais quand nous habiterons les villes, ce n’eſt qu’aux piéges de vos charmes que nous comptons prendre des dupes. — Eh ! bien, Monſieur, répondis-je, puiſqu’il eſt certain que je préférerais la mort à ces horreurs, de quelle utilité puis-je vous être, & pourquoi vous oppoſez-vous à ma fuite ? — Aſſurément nous nous y oppoſons, mon ange, répondit Cœur-de-fer, vous devez ſervir nos intérêts ou nos plaiſirs ; vos malheurs vous impoſent ce joug, il faut le ſubir ; mais vous le ſavez, Théreſe, il n’y a rien qui ne s’arrange dans le monde, écoutez-moi donc, & faites vous-même votre ſort ; conſentez de vivre avec moi, chere fille, conſentez à m’appartenir en propre, & je vous épargne le triſte rôle qui vous eſt deſtiné. — Moi, Monſieur, m’écriai-je, devenir la maîtreſſe d’un… — Dites le mot, Théreſe, dites le mot, d’un coquin, n’eſt-ce pas ? Je l’avoue, mais je ne puis vous offrir d’autres titres, vous ſentez bien que nous n’épouſons pas, nous autres ; l’hymen eſt un ſacrement, Théreſe, & pleins d’un égal mépris pour tous, jamais nous n’approchons d’aucun. Cependant raiſonnez un peu ; dans l’indiſpenſable néceſſité où vous êtes de perdre ce qui vous eſt ſi cher, ne vaut-il pas mieux le ſacrifier à un ſeul homme qui deviendra dès-lors votre ſoutien & votre protecteur, que de vous proſtituer à tous ? — Mais pourquoi faut-il, répondis-je, que je n’aye pas d’autre parti à prendre ? — Parce que nous vous tenons, Théreſe, & que la raiſon du plus fort eſt toujours la meilleure, il y a long-temps que la Fontaine l’a dit. En vérité, pourſuivit-il rapidement, n’eſt-ce pas une extravagance ridicule que d’attacher, comme vous le faites, autant de prix à la plus futile des choſes ? Comment une fille peut-elle être aſſez ſimple pour croire que la vertu puiſſe dépendre d’un peu plus, ou d’un peu moins de largeur dans une des parties de ſon corps. Eh ! qu’importe aux hommes ou à Dieu que cette partie ſoit intacte ou flétrie ? Je dis plus, c’eſt que l’intention de la Nature étant que chaque individu rempliſſe ici bas toutes les vues pour lesquelles il a été formé, & les femmes n’exiſtant que pour ſervir de jouiſſance aux hommes, c’eſt viſiblement l’outrager que de réſiſter ainſi à l’intention qu’elle a ſur vous. C’eſt vouloir être une créature inutile au monde & par conſéquent mépriſable. Cette ſageſſe chimérique, dont on a eu l’abſurdité de vous faire une vertu & qui dès l’enfance, bien loin d’être utile à la Nature & à la ſociété, outrage viſiblement l’une & l’autre, n’eſt donc plus qu’un entêtement répréhenſible dont une perſonne auſſi remplie d’eſprit que vous ne devrait pas vouloir être coupable. N’importe, continuez de m’entendre, chere fille, je vais vous prouver le déſir que j’ai de vous plaire & de reſpecter votre faibleſſe. Je ne toucherai point, Théreſe, à ce phantôme dont la poſſeſſion fait toutes vos délices ; une fille a plus d’une faveur à donner, & Vénus avec elle eſt fêtée dans bien plus d’un temple ; je me contenterai du plus médiocre ; vous le ſavez, ma chere, près des autels de Cypris, il eſt un antre obſcur où vont s’iſoler les amours pour nous ſéduire avec plus d’énergie, tel ſera l’autel où je brûlerai l’encens ; là, pas le moindre inconvénient, Théreſe, ſi les groſſeſſes vous effraient, elles ne ſçauraient avoir lieu de cette maniere, votre jolie taille ne ſe déformera jamais ; ces prémices qui vous ſont ſi douces ſeront conſervées ſans atteinte, & quel que ſoit l’uſage que vous en vouliez faire, vous pourrez les offrir pures. Rien ne peut trahir une fille de ce côté, quelque rudes ou multipliées que ſoient les attaques ; dès que l’abeille en a pompé le ſuc, le calice de la roſe ſe referme ; on n’imaginerait pas qu’il ait jamais pu s’entr’ouvrir. Il exiſte des filles qui ont joui dix ans de cette façon, & même avec pluſieurs hommes, & qui ne s’en ſont pas moins mariées comme toutes neuves après. Que de pères, que de frères ont ainſi abuſé de leurs filles ou de leurs ſœurs, ſans que celles-ci en ſoient devenues moins dignes de ſacrifier enſuite à l’hymen ! À combien de confeſſeurs cette même route n’a-t-elle pas ſervi pour ſe ſatisfaire, ſans que les parens s’en doutassent ; c’eſt en un mot l’aſyle du myſtère, c’eſt là qu’il s’enchaîne aux amours par les liens de la ſageſſe… Faut-il vous dire plus, Théreſe, ſi ce temple eſt le plus ſecret, c’eſt en même temps le plus voluptueux ; on ne trouve que là ce qu’il faut au bonheur, & cette vaſte aiſance du voiſin eſt bien éloignée de valoir les attraits piquans d’un local où l’on n’atteint qu’avec effort, où l’on n’eſt logé qu’avec peine ; les femmes mêmes y gagnent, & celles que la raiſon contraignit à connaître ces ſortes de plaiſirs, ne regretterent jamais les autres. Eſſayez, Théreſe, eſſayez, & nous ſerons tous deux contens.

— Oh ! Monſieur, répondis-je, je n’ai nulle expérience de ce dont il s’agit ; mais cet égarement que vous préconiſez, je l’ai oui dire, Monſieur, il outrage les femmes d’une manière plus ſenſible encore… Il offenſe plus griévement la Nature. La main du Ciel le venge en ce monde, & Sodome en offrit l’exemple ! — Quelle innocence, ma chère, quel enfantillage, reprit ce libertin ; qui vous inſtruiſit de la ſorte ? Encore un peu d’attention, Théreſe, & je vais rectifier vos idées.

La perte de la ſemence deſtinée à propager l’eſpece humaine, chere fille, eſt le ſeul crime qui puiſſe exiſter. Dans ce cas, ſi cette ſemence eſt miſe en nous aux ſeules fins de la propagation, je vous l’accorde, l’en détourner eſt une offenſe. Mais s’il eſt démontré qu’en plaçant cette ſemence dans nos reins, il s’en faille de beaucoup que la Nature ait eu pour but de l’employer toute à la propagation, qu’importe, en ce cas, Théreſe, qu’elle ſe perde dans un lieu où dans un autre ? L’homme qui la détourne alors ne fait pas plus de mal que la Nature qui ne l’emploie point. Or, ces pertes de la Nature qu’il ne tient qu’à nous d’imiter, n’ont-elles pas lieu dans tout plein de cas ? La poſſibilité de les faire d’abord eſt une premiere preuve qu’elles ne l’offenſent point. Il ſerait contre toutes les loix de l’équité & de la profonde ſageſſe, que nous lui reconnaiſſons dans tout, de permettre ce qui l’offenſerait ; ſecondement, ces pertes ſont cent & cent millions de fois par jour exécutées par elle-même, les pollutions nocturnes, l’inutilité de la ſemence, dans le tems des groſſeſſes de la femme, ne ſont-elles pas des pertes autoriſées par ſes loix, & qui nous prouvent que, fort peu ſenſible à ce qui peut réſulter de cette liqueur où nous avons la folie d’attacher tant de prix, elle nous en permet la perte avec la même indifférence qu’elle y procède chaque jour ; qu’elle tolère la propagation, mais qu’il s’en faut bien que la propagation ſoit dans ſes vues ; qu’elle veut bien que nous nous multiplions, mais que ne gagnant pas plus à l’un de ces actes qu’à celui qui s’y oppoſe, le choix que nous pouvons faire lui eſt égal ; que nous laiſſant les maîtres de créer, de ne point créer ou de détruire, nous ne la contenterons ni ne l’offenſerons davantage en prenant dans l’un ou l’autre de ces partis, celui qui nous conviendra le mieux ; & que celui que nous choiſirons, n’étant que le réſultat de ſa puiſſance & de ſon action ſur nous, il lui plaira toujours bien plus ſurement qu’il ne courra riſque de l’offenſer. Ah ! croyez-le, Théreſe, la Nature s’inquiète bien peu de ces myſtères dont nous avons l’extravagance de lui compoſer un culte. Quel que ſoit le temple où l’on ſacrifie, dès qu’elle permet que l’encens s’y brûle, c’eſt que l’hommage ne l’offenſe pas ; les refus de produire, les pertes de la ſemence qui ſert à la production, l’extinction de cette ſemence, quand elle a germé, l’anéantiſſement de ce germe long-temps même après ſa formation, tout cela, Théreſe, ſont des crimes imaginaires qui n’intéreſſent en rien la Nature, & dont elle ſe joue comme de toutes nos autres inſtitutions qui l’outragent ſouvent au lieu de la ſervir.

Cœur-de-fer s’échauffait en expoſant ſes perfides maximes, & je le vis bientôt dans l’état où il m’avait ſi fort effrayée la veille ; il voulut pour donner plus d’empire à la leçon, joindre auſſitôt la pratique au précepte ; & ſes mains, malgré mes réſiſtances, s’égaraient vers l’autel où le traître voulait pénétrer… Faut-il vous l’avouer, Madame, aveuglée par les ſéductions de ce vilain homme ; contente, en cédant un peu, de ſauver ce qui ſemblait le plus eſſentiel ; ne réfléchiſſant ni aux inconſéquences de ses ſophiſmes, ni à ce que j’allais riſquer moi-même, puiſque ce malhonnête homme poſſédant des proportions giganteſques, n’était pas même en poſſibilité de voir une femme au lieu le plus permis, & que conduit par ſa méchanceté naturelle, il n’avait aſſurément point d’autre but que de m’eſtropier ; les yeux faſcinés ſur tout cela, dis-je, j’allais m’abandonner, & par vertu devenir criminelle ; mes réſiſtances faibliſſaient ; déjà maître du trône, cet inſolent vainqueur ne s’occupait plus que de s’y fixer, lorſqu’un bruit de voiture ſe fit entendre ſur le grand chemin. Cœur-de-fer quitte à l’inſtant ſes plaiſirs pour ſes devoirs ; il raſſemble ſes gens & vole à de nouveaux crimes. Peu après nous entendons des cris, & ces ſcélérats enſanglantés reviennent triomphans & chargés de dépouilles. Décampons leſtement, dit Cœur-de-fer, nous avons tué trois hommes, les cadavres ſont ſur la route, il n’y a plus de ſureté pour nous. Le butin ſe partage, Cœur-de-fer veut que j’aie ma portion, elle ſe montait à vingt louis, on me force de les prendre ; je frémis de l’obligation de garder un tel argent, cependant on nous preſſe, chacun ſe charge & nous partons.

Le lendemain nous nous trouvâmes en ſureté dans la forêt de Chantilly ; nos gens pendant leur ſouper compterent ce que leur avait valu leur dernière opération, & n’évaluant pas à deux cens louis la totalité de la priſe, — en vérité, dit l’un d’eux, ce n’était pas la peine de commettre trois meurtres pour une ſi petite ſomme.

— Doucement, mes amis, répondit la Dubois, ce n’eſt pas pour la ſomme que je vous ai moi-même exhortés à ne faire aucune grâce à ces voyageurs, c’eſt pour notre unique sûreté ; ces crimes ſont la faute des loix & non pas la nôtre ; tant que l’on fera perdre la vie aux voleurs comme aux meurtriers, les vols ne ſe commettront jamais ſans aſſaſſinats. Les deux délits ſe puniſſant également, pourquoi ſe refuſer au ſecond, dès qu’il peut couvrir le premier ? Où prenez-vous d’ailleurs, continua cette horrible créature, que deux cens louis ne valent pas trois meurtres ? Il ne faut jamais calculer les choſes que par la relation qu’elles ont avec nos intérêts. La ceſſation de l’exiſtence de chacun des Êtres ſacrifiés, eſt nulle par rapport à nous. Aſſurément nous ne donnerions pas une obole pour que ces individus-là fuſſent ou en vie ou dans le tombeau ; conſéquemment ſi le plus petit intérêt s’offre à nous, avec l’un de ces cas, nous devons ſans aucun remords le déterminer de préférence en notre faveur ; car dans une choſe totalement indifférente, nous devons, ſi nous ſommes ſages & maîtres de la choſe, la faire indubitablement tourner du côté où elle nous eſt profitable, abſtraction faite de tout ce que peut y perdre l’adverſaire ; parce qu’il n’y a aucune proportion raiſonnable entre ce qui nous touche, & ce qui touche les autres ; nous ſentons l’un phyſiquement, l’autre n’arrive que moralement à nous, & les ſenſations morales ſont trompeuſes ; il n’y a de vrai que les ſenſations phyſiques ; ainſi non-ſeulement deux cens louis ſuffiſent pour les trois meurtres, mais trente ſols même euſſent ſuffi, car ces trente ſols nous euſſent procuré une ſatisfaction qui, bien que légère, doit néanmoins nous affecter beaucoup plus vivement que n’euſſent fait les trois meurtres, qui ne ſont rien pour nous, & de la lézion deſquels il n’arrive pas à nous, ſeulement une égratignure ; la faiblesse de nos organes, le défaut de réfléxion, les maudits préjugés dans leſquels on nous a élevés, les vaines terreurs de la Religion ou des loix, voilà ce qui arrête les ſots dans la carriere du crime, voilà ce qui les empêche d’aller au grand ; mais tout individu rempli de force & de vigueur, doué d’une ame énergiquement organiſée, qui ſe préférant, comme il le doit, aux autres, ſaura peſer leurs intérêts dans la balance des ſiens, ſe moquer de Dieu & des hommes, braver la mort & mépriſer les loix, bien pénétré que c’eſt à lui ſeul qu’il doit tout rapporter, ſentira que la multitude la plus étendue des lézions ſur autrui, dont il ne doit phyſiquement rien reſſentir, ne peut pas ſe mettre en compenſation avec la plus légère des jouiſſances, achetée par cet aſſemblage inoui de forfaits. La jouiſſance le flatte, elle eſt en lui, l’effet du crime ne l’affecte pas, il eſt hors de lui ; or, je demande quel eſt l’homme raiſonnable qui ne préférera pas ce qui le délecte à ce qui lui eſt étranger, & qui ne conſentira pas à commettre cette choſe étrangère dont il ne reſſent rien de fâcheux, pour ſe procurer celle dont il eſt agréablement ému » ?

— Oh ! Madame, dis-je à la Dubois, en lui demandant la permiſſion de répondre à ſes exécrables ſophiſmes, ne ſentez-vous donc point que votre condamnation eſt écrite dans ce qui vient de vous échapper ; ce ne ſerait tout au plus qu’à l’Être aſſez puiſſant pour n’avoir rien à redouter des autres, que de tels principes pourraient convenir ; mais nous, Madame, perpétuellement dans la crainte & l’humiliation ; nous, proſcrits de tous les honnêtes gens, condamnés par toutes les loix, devons-nous admettre des ſyſtêmes qui ne peuvent qu’aiguiſer contre nous le glaive ſuſpendu ſur nos têtes ? Ne nous trouvaſſions-nous même pas dans cette triſte poſition, fuſſions-nous au centre de la ſociété ;… fuſſions-nous où nous devrions être enfin, sans notre inconduite ou ſans nos malheurs, imaginez-vous que de telles maximes puſſent nous convenir davantage ? Comment voulez-vous que ne périſſe pas celui qui par un aveugle égoïſme, voudra lutter ſeul contre les intérêts réunis des autres ? La ſociété n’eſt-elle pas autoriſée à ne jamais ſouffrir dans ſon ſein celui qui ſe déclare contre elle ? Et l’individu qui s’iſole, peut-il lutter contre tous ? Peut-il ſe flatter d’être heureux & tranquille ſi n’acceptant pas le pacte ſocial, il ne conſent à céder un peu de ſon bonheur pour en aſſurer le reſte ? La ſociété ne ſe ſoutient que par des échanges perpétuels de bienfaits, voilà les liens qui la cimentent, tel qui au lieu de ces bienfaits, n’offrira que des crimes, devant être craint dès lors, ſera néceſſairement attaqué s’il eſt le plus fort, ſacrifié par le premier qu’il offenſera, s’il eſt le plus faible ; mais détruit de toute maniere par la raiſon puiſſante qui engage l’homme à aſſurer ſon repos & à nuire à ceux qui veulent le troubler ; telle eſt la raiſon qui rend preſqu’impoſſible la durée des aſſociations criminelles, n’oppoſant que des pointes acérées aux intérêts des autres, tous doivent ſe réunir promptement pour en émouſſer l’aiguillon. Même entre nous, Madame, oſé-je ajouter, comment vous flatterez-vous de maintenir la concorde lorſque vous conſeillerez à chacun de n’écouter que ſes ſeuls intérêts ? Aurez-vous de ce moment quelque choſe de juſte à objecter à celui de nous qui voudra poignarder les autres, qui le fera, pour réunir à lui ſeul la part de ſes confreres. Eh ! quel plus bel éloge de la Vertu que la preuve de ſa néceſſité, même dans une ſociété criminelle,… que la certitude que cette ſociété ne ſe ſoutiendrait pas un moment ſans la Vertu !

— C’eſt ce que vous nous oppoſez, Théreſe, qui ſont des ſophiſmes, dit Cœur-de-fer, & non ce qu’avait avancé la Dubois, ce n’eſt point la Vertu qui ſoutient nos aſſociations criminelles ; c’eſt l’intérêt, c’eſt l’égoïſme ; il porte donc à faux cet éloge de la Vertu que vous avez tiré d’une chimérique hypothèſe ; ce n’eſt nullement par vertu que me croyant, je le ſuppoſe, le plus fort de la troupe, je ne poignarde pas mes camarades pour avoir leur part, c’eſt parce que me trouvant ſeul alors, je me priverais des moyens qui peuvent aſſurer la fortune que j’attends de leur ſecours ; ce motif eſt le ſeul qui retienne également leurs bras vis-à-vis de moi. Or, ce motif, vous le voyez, Théreſe, il n’eſt qu’égoïſte, il n’a pas la plus légère apparence de vertu, celui qui veut lutter ſeul contre les intérêts de la société doit, dites-vous, s’attendre à périr. Ne périra-t-il pas bien plus certainement, s’il n’a pour y exiſter que ſa misère et l’abandon des autres ? Ce qu’on appele l’intérêt de la ſociété n’eſt que la maſſe des intérêts particuliers réunis, mais ce n’eſt jamais qu’en cédant, que cet intérêt particulier peut s’accorder & ſe lier aux intérêts généraux ; or, que voulez-vous que céde celui qui n’a rien ? S’il le fait, vous m’avouerez qu’il a d’autant plus de tort, qu’il ſe trouve donner alors infiniment plus qu’il ne retire, & dans ce cas l’inégalité du marché doit l’empêcher de le conclure ; pris dans cette poſition, ce qu’il reſte de mieux à faire à un tel homme, n’eſt-il pas de ſe ſouſtraire à cette ſociété injuſte, pour n’accorder des droits qu’à une ſociété différente, qui, placée dans la même poſition que lui, ait pour intérêt de combattre, par la réunion de ſes petits pouvoirs, la puiſſance plus étendue qui voulait obliger le malheureux à céder le peu qu’il avait pour ne rien retirer des autres. Mais il naîtra, direz-vous, delà un état de guerre perpétuel. Soit, n’eſt-ce pas celui de la Nature ? N’eſt-ce pas le seul qui nous convienne réellement ? Les hommes naquîrent tous iſolés, envieux, cruels & deſpotes ; voulant tout avoir & ne rien céder, et ſe battant sans ceſſe pour maintenir ou leur ambition ou leurs droits, le légiſlateur vint & dit : ceſſez de vous battre ainsi ; en cédant un peu de part & d’autre, la tranquillité va renaître. Je ne blâme point la propoſition de ce pacte, mais je ſoutiens que deux eſpèces d’individus, ne dûrent jamais s’y soumettre ; ceux qui ſe ſentant les plus forts n’avaient pas beſoin de rien céder pour être heureux, & ceux qui étant les plus faibles, ſe trouvaient céder infiniment plus qu’on ne leur aſſurait. Cependant la ſociété n’eſt compoſée que d’êtres faibles & d’êtres forts ; or, ſi le pacte dut déplaire aux forts & aux faibles, il s’en fallait donc de beaucoup qu’il ne convint à la ſociété, & l’état de guerre qui exiſtait avant, devait se trouver infiniment préférable, puiſqu’il laiſſait à chacun le libre exercice de ſes forces & de ſon induſtrie dont il ſe trouvait privé par le pacte injuſte d’une ſociété, enlevant toujours trop à l’un & n’accordant jamais aſſez à l’autre ; donc l’être vraiment sage eſt celui qui, au haſard de reprendre l’état de guerre qui régnait avant le pacte, ſe déchaîne irrévocablement contre ce pacte, le viole autant qu’il le peut, certain que ce qu’il retirera de ces léſions ſera toujours ſupérieur à ce qu’il pourra perdre, s’il se trouve le plus faible ; car il l’était de même en respectant le pacte, il peut devenir le plus fort en le violant ; & ſi les loix le ramenent à la claſſe dont il a voulu ſortir, le pis-aller eſt qu’il perde la vie, ce qui eſt un malheur infiniment moins grand que celui d’exiſter dans l’opprobre & dans la miſere. Voilà donc deux poſitions pour nous ; ou le crime qui nous rend heureux, ou l’échafaud qui nous empêche d’être malheureux. Je le demande, y a-t-il à balancer, belle Théreſe, & votre eſprit trouvera-t-il un raiſonnement qui puiſſe combattre celui-là ?

— Oh ! Monſieur, répondis-je avec cette véhémence que donne la bonne cauſe, il y en a mille ; mais cette vie d’ailleurs doit-elle donc être l’unique objet de l’homme ? Y eſt-il autrement que comme dans un paſſage dont chaque dégré qu’il parcourt ne doit, s’il eſt raiſonnable, le conduire qu’à cette éternelle félicité, prix aſſuré de la Vertu. Je ſuppoſe avec vous (ce qui pourtant eſt rare, ce qui pourtant choque toutes les lumieres de la raiſon) mais n’importe, je vous accorde un inſtant que le crime puiſſe rendre heureux ici-bas le ſcélérat qui s’y abandonne, vous imaginez-vous que la juſtice de Dieu n’attende pas ce mal-honnête homme dans un autre monde pour venger celui-ci… Ah ! ne croyez pas le contraire, Monſieur, ne le croyez-pas, ajoutai-je avec des larmes, c’eſt la ſeule conſolation de l’infortuné, ne nous l’enlevez-pas ; dès que les hommes nous délaiſſent, qui nous vengera ſi ce n’eſt Dieu ?

— Qui ? perſonne, Théreſe, perſonne abſolument ; il n’eſt nullement néceſſaire que l’infortune ſoit vengée, elle s’en flatte parce qu’elle le voudrait, cette idée la conſole, mais elle n’en eſt pas moins fauſſe : il y a mieux, il eſt eſſentiel que l’infortune ſouffre ; ſon humiliation, ſes douleurs ſont au nombre des loix de la Nature, & ſon exiſtence, utile au plan général, comme celle de la proſpérité qui l’écraſe ; telle eſt la vérité qui doit étouffer le remords dans l’ame du tyran ou du malfaiteur ; qu’il ne ſe contraigne pas ; qu’il ſe livre aveuglément à toutes les léſions dont l’idée naît en lui, c’eſt la ſeule voix de la Nature qui lui ſuggere cette idée ; c’eſt la ſeule façon dont elle nous fait l’agent de ſes loix. Quand ſes inſpirations ſecrètes nous diſpoſent au mal, c’eſt que le mal lui eſt néceſſaire, c’eſt qu’elle le veut, c’eſt qu’elle l’exige, c’eſt que la ſomme des crimes n’étant pas complete, pas ſuffiſante aux loix de l’équilibre, ſeules loix dont elle ſoit régie, elle exige ceux-là de plus au complément de la balance ; qu’il ne s’effraye donc, ni ne s’arrête celui dont l’ame eſt portée au mal ; qu’il le commette ſans crainte, dès qu’il en a ſenti l’impulſion, ce n’eſt qu’en y réſiſtant qu’il outragerait la Nature. Mais laiſſons la morale un inſtant, puiſque vous voulez de la théologie. Apprenez donc, jeune innocente, que la religion sur laquelle vous vous remettez, n’étant que le rapport de l’homme à Dieu, que le culte que la créature crut devoir rendre à son créateur, s’anéantit auſſitôt que l’exiſtence de ce créateur eſt elle-même prouvée chimérique.

Les premiers hommes effrayés des phénomènes qui les frapperent, durent croire néceſſairement qu’un être ſublime & inconnu d’eux en avoit dirigé la marche & l’influence ; le propre de la faibleſſe eſt de ſuppoſer ou de craindre la force ; l’eſprit de l’homme encore trop dans l’enfance pour rechercher, pour trouver dans le ſein de la Nature les loix du mouvement, ſeul reſſort de tout le mécaniſme dont il s’étonnait, crut plus ſimple de ſuppoſer un moteur à cette Nature que de la voir motrice elle-même, & ſans réfléchir qu’il aurait encore plus de peine à édifier, à définir ce maître giganteſque, qu’à trouver dans l’étude de la Nature la cauſe de ce qui le ſurprenait, il admit ce ſouverain être, il lui érigea des cultes : de ce moment chaque Nation s’en compoſa d’analogues à ſes mœurs, à ſes connoiſſances & à ſon climat ; il y eut bientôt ſur la terre autant de religions que de peuples, bientôt autant de Dieux que de familles ; ſous toutes ces idoles néanmoins il, était facile de reconnaître ce phantôme absurde, premier fruit de l’aveuglement humain. On l’habillait différemment, mais c’était toujours la même chose. Or, dites-le, Théreſe, de ce que des imbéciles déraiſonnent ſur l’érection d’une indigne chimère & ſur la façon de la ſervir, faut-il qu’il s’enſuive que l’homme ſage doive renoncer au bonheur certain & préſent de ſa vie ; doit-il, comme le chien d’Eſope, quitter l’os pour l’ombre, & renoncer à des jouiſſances réelles pour des illuſions ? Non, Théreſe, non, il n’eſt point de Dieu, la Nature ſe ſuffit à elle-même ; elle n’a nullement beſoin d’un auteur, cet auteur ſuppoſé n’eſt qu’une décompoſition de ſes propres forces, n’eſt que ce que nous appelons dans l’école une pétition de principes. Un Dieu ſuppoſe une création, c’eſt-à-dire un inſtant où il n’y eut rien, ou bien un inſtant où tout fut dans le cahos. Si l’un ou l’autre de ces états était un mal, pourquoi votre Dieu le laiſſait-il ſubſiſter ? Était-il un bien, pourquoi le change-t-il ? Mais ſi tout eſt bien maintenant, votre Dieu n’a plus rien à faire : or, s’il eſt inutile peut-il être puiſſant, & s’il n’eſt pas puiſſant peut-il être Dieu ; ſi la Nature ſe meut elle-meme enfin, à quoi ſert le moteur ? Et ſi le moteur agit ſur la matiere en la mouvant, comment n’eſt-il pas matiere lui-même ? Pouvez-vous concevoir l’effet de l’eſprit ſur la matiere & la matiere recevant le mouvement de l’eſprit qui lui-même n’a point de mouvement ? Examinez un inſtant, de ſang-froid, toutes les qualités ridicules & contradictoires, dont les fabricateurs de cette exécrable chimere ſont obligés de la revêtir ; vérifiez comme elles ſe détruiſent, comme elles s’abſorbent mutuellement, & vous reconnaîtrez que ce phantôme déifique, né de la crainte des uns & de l’ignorance de tous, n’eſt qu’une platitude révoltante, qui ne mérite de nous, ni un inſtant de foi, ni une minute d’examen ; une extravagance pitoyable qui répugne à l’eſprit, qui révolte le cœur, & qui n’a dû ſortir des ténébres que pour y rentrer à jamais.

Que l’eſpoir ou la crainte d’un monde à venir, fruit de ces premiers menſonges, ne vous inquiete donc point, Théreſe, ceſſez ſur-tout de vouloir nous en compoſer des freins. Faibles portions d’une matiere vile & brute, à notre mort, c’eſt-à-dire à la réunion des élémens qui nous compoſent aux élémens de la maſſe générale, anéantis pour jamais, quelle qu’ait été notre conduite, nous paſſerons un inſtant dans le creuſet de la Nature, pour en rejaillir ſous d’autres formes, & cela ſans qu’il y ait plus de prérogatives pour celui qui follement encenſa la vertu, que pour celui qui ſe livra aux plus honteux excès, parce qu’il n’eſt rien dont la Nature s’offenſe, & que tous les hommes également ſortis de ſon ſein, n’ayant agi pendant leur vie que d’après ſes impulſions, y retrouveront tous après leur exiſtence, & la même fin & le même ſort.

J’allais répondre encore à ces épouvantables blaſphêmes, lorſque le bruit d’un homme à cheval ſe fit entendre auprès de nous. Aux armes ! s’écria Cœur-de-fer plus envieux de mettre en action ſes ſyſtêmes que d’en conſolider les baſes. On vole… & au bout d’un inſtant on amène un infortuné voyageur dans le taillis où ſe trouvait notre camp.

Interrogé ſur le motif qui le faiſait voyager ſeul, & ſi matin dans une route écartée, ſur ſon age, ſur ſa profeſſion, le cavalier répondit qu’il ſe nommait Saint-Florent, un des premiers Négocians de Lyon, qu’il avait trente-ſix ans, qu’il revenait de Flandres pour des affaires relatives à ſon commerce, qu’il avait peu d’argent ſur lui, mais beaucoup de papiers. Il ajouta que ſon valet l’avait quitté la veille, & que pour éviter la chaleur, il marchait de nuit avec le deſſein d’arriver le même jour à Paris, où il reprendrait un nouveau domeſtique, & conclurait une partie de ſes affaires ; qu’au ſurplus s’il ſuivait un ſentier ſolitaire, il fallait apparemment qu’il ſe fût égaré en s’endormant ſur ſon cheval. Et cela dit, il demande la vie, offrant lui-même tout ce qu’il poſſédait. On examina ſon porte-feuille, on compta ſon argent, la priſe ne pouvait être meilleure. Saint-Florent avait près d’un demi-million payable à vue ſur la Capitale, quelques bijoux & environ cent louis… Ami, lui dit Cœur-de-fer, en lui préſentant le bout d’un piſtolet ſous le nez, vous comprenez qu’après un tel vol nous ne pouvons pas vous laiſſer la vie. — Oh, Monſieur, m’écriai-je en me jettant aux pieds de ce ſcélérat, je vous en conjure, ne me donnez pas, à ma réception dans votre troupe, l’horrible ſpectacle de la mort de ce malheureux ; laiſſez-lui la vie, ne me refuſez point la première grâce que je vous demande ; & recourant tout-de-ſuite à une ruſe aſſez ſingulière, afin de légitimer l’intérêt que je paraiſſais prendre à cet homme : le nom que vient de ſe donner Monſieur, ajoutai-je avec chaleur, me fait croire que je lui appartiens d’aſſez près. Ne vous étonnez pas, Monſieur, pourſuivis-je en m’adreſſant au voyageur, ne ſoyez point ſurpris de trouver une parente dans cette ſituation ; je vous expliquerai tout cela. À ces titres, repris-je en implorant de nouveau notre Chef, à ces titres, Monſieur, accordez-moi la vie de ce miſérable, je reconnaîtrai cette faveur par le dévouement le plus entier à tout ce qui pourra ſervir vos intérêts. — Vous ſavez à quelles conditions je puis vous accorder la grâce que vous me demandez, Théreſe, me répondit Cœur-de-fer, vous ſavez ce que j’exige de vous… — Eh ! bien, Monſieur, je ferai tout, m’écriai-je en me précipitant entre ce malheureux & notre Chef toujours prêt à l’égorger… Oui, je ferai tout, Monſieur, je ferai tout, ſauvez-le. — Qu’il vive, dit Cœur-de-fer, mais qu’il prenne parti parmi nous, cette derniere clauſe eſt indiſpenſable, je ne puis rien ſans elle, mes camarades s’y oppoſeraient.

Le négociant ſurpris, n’entendant rien à cette parenté que j’établissais, mais ſe voyant la vie ſauvée, s’il acquieſçait aux propoſitions, ne crut pas devoir balancer un moment. On le fait rafraîchir, & comme nos gens ne vouloient quitter cet endroit qu’au jour, Théreſe, me dit Cœur-de-fer, je vous ſomme de votre promeſſe, mais comme je ſuis excédé ce ſoir, repoſez tranquille près de la Dubois, je vous appellerai vers le point du jour, & la vie de ce faquin, ſi vous balancez, me vengera de votre fourberie. — Dormez, Monſieur, dormez, répondis-je, & croyez que celle que vous avez remplie de reconnaiſſance, n’a d’autre déſir que de s’acquitter. Il s’en fallait pourtant bien que ce fût là mon projet, mais ſi jamais je crus la feinte permiſe, c’était bien en cette occaſion. Nos fripons remplis d’une trop grande confiance, boivent encore & s’endorment, me laiſſant en pleine liberté, près de la Dubois qui, ivre comme le reſte, ferma bientôt également les yeux.

Saiſiſſant alors avec vivacité, le premier moment du ſommeil des ſcélérats qui nous entourent : — Monſieur, dis-je au jeune Lyonnais, la plus affreuſe cataſtrophe m’a jettée malgré moi parmi ces voleurs, je déteſte & eux & l’inſtant fatal qui m’a conduite dans leur troupe ; je n’ai vraiſemblablement pas l’honneur de vous appartenir ; je me ſuis ſervie de cette ruſe pour vous ſauver & m’échapper, ſi vous le trouvez bon, avec vous, des mains de ces miſérables ; le moment eſt propice, ajoutai-je, ſauvons-nous ; j’apperçois votre porte-feuille, reprenons-le, renonçons à l’argent comptant, il eſt dans leurs poches ; nous ne l’enleverions pas ſans danger : partons, Monſieur, partons ; vous voyez ce que je fais pour vous, je me remets en vos mains ; prenez pitié de mon ſort ; ne ſoyez pas ſur-tout plus cruel que ces gens-ci ; daignez reſpecter mon honneur, je vous le confie, c’eſt mon unique tréſor, laiſſez-le-moi, ils ne me l’ont point ravi.

On rendrait mal la prétendue reconnaiſſance de Saint-Florent. Il ne ſavait quels termes employer pour me la peindre ; mais nous n’avions pas le temps de parler ; il s’agiſſait de fuir. J’enleve adroitement le porte-feuille, je le lui rends, & franchiſſant leſtement le taillis, laiſſant le cheval, de peur que le bruit qu’il eût fait n’eût réveillé nos gens, nous gagnons, en toute diligence, le ſentier qui devait nous ſortir de la forêt. Nous fumes aſſez heureux pour en être dehors au point du jour, & ſans avoir été ſuivis de perſonne ; nous entrames avant dix heures du matin dans Luzarches, & là, hors de toute crainte, nous ne penſames plus qu’à nous repoſer.

Il y a des momens dans la vie où l’on ſe trouve fort riche ſans avoir pourtant de quoi vivre, c’était l’hiſtoire de Saint-Florent. Il avoit cinq cens mille francs dans ſon porte-feuille, & pas un écu dans ſa bourſe ; cette réflexion l’arrêta avant que d’entrer dans l’auberge. — Tranquilliſez-vous, Monſieur, lui dis-je en voyant ſon embarras, les voleurs que je quitte ne m’ont pas laiſſée ſans argent, voilà vingt louis, prenez-les, je vous conjure, uſez-en, donnez le reſte aux pauvres ; je ne voudrais, pour rien au monde, garder de l’or acquis par des meurtres.

Saint-Florent qui jouait la délicateſſe, mais qui était bien loin de celle que je devais lui ſuppoſer, ne voulut pas abſolument prendre ce que je lui offrais, il me demanda quels étaient mes deſſeins, me dit qu’il ſe ferait une loi de les remplir, & qu’il ne déſirait que de pouvoir s’acquitter envers moi : — c’eſt de vous que je tiens la fortune & la vie, Théreſe, ajouta-t-il, en me baiſant les mains, puis-je mieux faire que de vous offrir l’un & l’autre ; acceptez-les, je vous en conjure, & permettez au Dieu de l’hymen de reſſerrer les nœuds de l’amitié.

Je ne ſais, mais ſoit preſſentiment, ſoit froideur, j’étais ſi loin de croire que ce que j’avais fait pour ce jeune homme pût m’attirer de tels ſentimens de ſa part, que je lui laiſſai lire ſur ma phyſionomie, le refus que je n’oſais exprimer ; il le comprit, n’inſiſta plus, & s’en tint à me demander ſeulement ce qu’il pourrait faire pour moi. — Monſieur, lui dis-je, ſi réellement mon procédé n’eſt pas ſans mérite à vos yeux, je ne vous demande pour toute récompenſe que de me conduire avec vous à Lyon, & de m’y placer dans quelque maiſon honnête, où ma pudeur n’ait plus à ſouffrir. — Vous ne ſauriez mieux faire, me dit Saint-Florent, & perſonne n’eſt plus en état que moi de vous rendre ce ſervice ; j’ai vingt parens dans cette ville ; & le jeune Négociant me pria de lui raconter alors les raiſons qui m’engageaient à m’éloigner de Paris où je lui avais dit que j’étais née. Je le fis avec autant de confiance que d’ingénuité. Oh ! ſi ce n’eſt que cela, dit le jeune homme, je pourrai vous être utile avant d’être à Lyon ; ne craignez rien, Thérèſe, votre affaire eſt aſſoupie ; on ne vous recherchera point & moins qu’ailleurs aſſurément dans l’aſyle où je veux vous placer. J’ai une parente auprès de Bondi, elle habite une campagne charmante dans ces environs, elle ſe fera, j’en ſuis sûr, un plaiſir de vous avoir près d’elle ; je vous y préſente demain. Remplie de reconnaiſſance à mon tour, j’accepte un projet qui me convient autant ; nous nous repoſons le reſte du jour à Luzarches, & le lendemain nous nous propoſames de gagner Bondi, qui n’eſt qu’à ſix lieues de là. Il fait beau, me dit Saint-Florent, ſi vous me croyez, Théreſe, nous nous rendrons à pied au Château de ma parente, nous y raconterons notre aventure, & cette manière d’arriver jettera, ce me ſemble, encore plus d’intérêt ſur vous. Bien éloignée de ſoupçonner les deſſeins de ce monſtre & d’imaginer qu’il devait y avoir pour moi, moins de sûreté avec lui, que dans l’infâme compagnie que je quittais, j’accepte tout ſans crainte, comme ſans répugnance ; nous dînons, nous ſoupons enſemble ; il ne s’oppoſe nullement à ce que je prenne une chambre ſéparée de la ſienne pour la nuit, & après avoir laiſſé paſſer le grand chaud, sûr à ce qu’il dit, que quatre ou cinq heures ſuffiſent à nous rendre chez ſa parente, nous quittons Luzarches & nous nous acheminons à pied vers Bondi.

Il était environ cinq heures du ſoir lorſque nous entrâmes dans la forêt. Saint-Florent ne s’était pas encore un inſtant démenti, toujours même honnêteté, toujours même déſir de me prouver ſes ſentimens ; euſſé-je été avec mon père, je ne me ſerais pas crue plus en ſureté. Les ombres de la nuit commençaient à répandre dans la forêt, cette ſorte d’horreur religieuſe qui fait naître à-la-fois la crainte dans les ames timides, le projet du crime dans les cœurs féroces. Nous ne ſuivions que des ſentiers ; je marchais la premiere, je me retourne pour demander à Saint-Florent ſi ces routes écartées ſont réellement celles qu’il faut ſuivre, ſi par haſard il ne s’égare point, s’il croit enfin que nous devions arriver bientôt. — Nous y ſommes, Putin, me répondit ce ſcélérat, en me renverſant à terre d’un coup de canne ſur la tête, qui me fait tomber ſans connaiſſance…

Oh, Madame, je ne ſais plus ni ce que dit, ni ce que fit cet homme ; mais l’état dans lequel je me retrouvai, ne me laiſſa que trop connaître à quel point j’avais été ſa victime. Il était entièrement nuit quand je repris mes ſens ; j’étais au pied d’un arbre, hors de toutes les routes, froiſſée, enſanglantée… déshonorée, Madame ; telle avait été la récompenſe de tout ce que je venais de faire pour ce malheureux ; & portant l’infamie au dernier période, ce ſcélérat après avoir fait de moi tout ce qu’il avait voulu, après en avoir abuſé de toutes manières, de celle même qui outrage le plus la Nature, avait pris ma bourſe,… ce même argent que je lui avais ſi généreuſement offert. Il avait déchiré mes vêtemens, la plupart étaient en morceaux près de moi, j’étais preſque nue, & meurtrie en pluſieurs endroits de mon corps ; vous jugez de ma ſituation, au milieu des ténèbres, ſans reſſources, ſans honneur, ſans eſpoir, expoſée à tous les dangers, je voulus terminer mes jours : ſi une arme ſe fût offerte à moi, je la ſaiſiſſais, j’en abrégeais cette malheureuſe vie qui ne me préſentait que des fléaux… Le monſtre ! que lui ai-je donc fait, me diſais-je, pour avoir mérité de ſa part un auſſi cruel traitement ? Je lui ſauve la vie, je lui rends ſa fortune, il m’arrache ce que j’ai de plus cher ! Une bête féroce eût été moins cruelle ! Ô homme, te voilà donc quand tu n’écoutes que tes paſſions ! Des tigres au fond des plus ſauvages déſerts auraient horreur de tes forfaits… Quelques minutes d’abattement ſuccéderent à ces premiers élans de ma douleur ; mes yeux remplis de larmes ſe tournerent machinalement vers le ciel ; mon cœur s’élance aux pieds du Maître qui l’habite… Cette voûte pure & brillante… Ce ſilence impoſant de la nuit… Cette frayeur qui glaçait mes ſens… Cette image de la Nature en paix, près du bouleverſement de mon ame égarée, tout répand une ténébreuſe horreur en moi, d’où nait bientôt le beſoin de prier. Je me précipite aux genoux de ce Dieu puiſſant, nié par les impies, eſpoir du pauvre & de l’affligé.

« Être ſaint & majeſtueux, m’écriai-je en pleurs, toi qui daignes en ce moment affreux remplir mon ame d’une joie céleſte, qui m’as, ſans doute, empêché d’attenter à mes jours. Ô mon protecteur & mon guide, j’aſpire à tes bontés, j’implore ta clémence, vois ma miſere & mes tourmens, ma réſignation & mes vœux. Dieu puiſſant ! tu le ſais, je ſuis innocente & faible, je ſuis trahie & maltraitée ; j’ai voulu faire le bien à ton exemple, & ta volonté m’en punit ; qu’elle s’accompliſſe, ô mon Dieu ! tous ſes effets ſacrés me ſont chers, je les reſpecte & ceſſe de m’en plaindre ; mais ſi je ne dois pourtant trouver ici-bas que des ronces, eſt-ce t’offenſer, ô mon ſouverain Maître, que de ſupplier ta puiſſance de me rappeler vers toi, pour te prier ſans trouble, pour t’adorer loin de ces hommes pervers qui ne m’ont fait, hélas ! rencontrer que des maux, & dont les mains ſanguinaires & perfides, noyent à plaiſir mes triſtes jours dans le torrent des larmes & dans l’abîme des douleurs ».

La prière eſt la plus douce conſolation du malheureux ; il devient plus fort quand il a rempli ce devoir ; je me leve pleine de courage, je ramaſſe les haillons que le ſcélérat m’a laiſſés, & je m’enfonce dans un taillis pour y paſſer la nuit avec moins de riſque. La sûreté où je me croyais, la ſatisfaction que je venais de goûter en me rapprochant de mon Dieu, tout contribua à me faire repoſer quelques heures, & le ſoleil était déjà haut, quand mes yeux ſe r’ouvrirent : l’inſtant du réveil eſt affreux pour les infortunés ; l’imagination rafraîchie des douceurs du ſommeil ſe remplit bien plus vite & plus lugubrement des maux dont ces inſtans d’un repos trompeur lui ont fait perdre le ſouvenir.

Eh ! bien, me dis-je alors en m’examinant, il eſt donc vrai qu’il y a des créatures humaines, que la Nature ravale au même ſort que celui des bêtes féroces ! Cachée dans leur réduit, fuyant les hommes à leur exemple, quelle différence y a-t-il maintenant entre elles & moi ? Eſt-ce donc la peine de naître pour un ſort auſſi pitoyable ?… Et mes larmes coulerent avec abondance en faiſant ces triſtes réflexions ; je les finiſſais à peine lorſque j’entendis du bruit autour de moi ; peu-à-peu je diſtingue deux hommes. Je prête l’oreille ; — viens, cher ami, dit l’un d’eux, nous ſerons à merveille ici ; la cruelle & fatale préſence d’une tante que j’abhorre ne m’empêchera pas de goûter un moment avec toi les plaiſirs qui me ſont ſi doux. Ils s’approchent, ils ſe placent tellement en face de moi, qu’aucun de leurs propos, aucun de leurs mouvemens ne peut m’échapper, & je vois… Juſte Ciel, Madame, dit Théreſe en s’interrompant, eſt-il poſſible que le ſort ne m’ait jamais placée que dans des ſituations ſi critiques, qu’il devienne auſſi difficile à la vertu d’en entendre les récits, qu’à la pudeur de les peindre ! Ce crime horrible qui outrage également & la Nature & les conventions ſociales, ce forfait, en un mot, ſur lequel la main de Dieu s’eſt appeſantie ſi ſouvent, légitimé par Cœur-de-fer, propoſé par lui à la malheureuſe Théreſe, conſommé ſur elle involontairement, par le bourreau qui vient de l’immoler, cette exécration révoltante enfin, je la vis s’achever ſous mes yeux avec toutes les recherches impures, toutes les épiſodes affreuſes, que peut y mettre la dépravation la plus réfléchie. L’un de ces hommes, celui qui ſe prêtait, était âgé de vingt-quatre ans, aſſez bien mis pour faire croire à l’élévation de ſon rang, l’autre à peu près du même âge paraiſſait un de ſes domeſtiques. L’acte fut ſcandaleux & long. Appuyé ſur ſes mains à la crête d’une petite monticule en face du taillis où j’étais, le jeune maître expoſait à nud au compagnon de ſa débauche l’autel impie du ſacrifice, & celui-ci plein d’ardeur à ce ſpectacle en careſſait l’idole, tout prêt à l’immoler d’un poignard bien plus affreux & bien plus giganteſque que celui dont j’avais été menacée par le chef des brigands de Bondi ; mais le jeune maître nullement craintif, ſemble braver impunément le trait qu’on lui préſente ; il l’agace, il l’excite, le couvre de baiſers ; s’en ſaiſit, s’en pénétre lui-même, ſe délecte en l’engloutiſſant ; entouſiaſmé de ſes criminelles careſſes, l’infâme ſe débat ſous le fer & ſemble regretter qu’il ne ſoit pas plus effrayant encore ; il en brave les coups, il les prévient, il les repouſſe… Deux tendres & légitimes époux ſe careſſeraient avec moins d’ardeur… Leurs bouches ſe preſſent, leurs ſoupirs ſe confondent, leurs langues s’entrelacent, & je les vois tous deux enivrés de luxure, trouver au centre des délices le complément de leurs perfides horreurs. L’hommage ſe renouvelle, & pour en rallumer l’encens, rien n’eſt épargné par celui qui l’exige ; baiſers, attouchemens, pollutions, rafinemens de la plus inſigne débauche, tout s’emploie à rendre des forces qui s’éteignent, & tout réuſſit à les ranimer cinq fois de ſuite ; mais ſans qu’aucun des deux changeât de rôle. Le jeune maître fut toujours femme, & quoiqu’on pût découvrir en lui la poſſibilité d’être homme à ſon tour, il n’eut pas même l’apparence d’en concevoir un inſtant le déſir. S’il viſita l’autel ſemblable à celui où l’on ſacrifiait chez lui, ce fut au profit de l’autre idole, & jamais nulle attaque n’eut l’air de menacer celle-là.

Oh ! que ce temps me parut long ! Je n’oſais bouger de peur d’être apperçue ; enfin les criminels acteurs de cette ſcène indécente, raſſaſiés ſans doute, ſe leverent pour regagner le chemin qui devait les conduire chez eux, lorſque le maître s’approche du buiſſon qui me recèle ; mon bonnet me trahit… Il l’apperçoit… — Jaſmin, dit-il à ſon valet, nous ſommes découverts… Une fille a vu nos myſtères… Approche-toi, ſortons de-là cette Catin, & ſachons pourquoi elle y eſt.

Je ne leur donnai pas la peine de me tirer de mon aſyle ; m’en arrachant auſſitôt moi-même, & tombant à leurs pieds… Ô Meſſieurs ! m’écriai-je, en étendant les bras vers eux, daignez avoir pitié d’une malheureuſe dont le ſort eſt plus à plaindre que vous ne penſez ; il eſt bien peu de revers qui puiſſent égaler les miens ; que la ſituation où vous m’avez trouvée ne vous faſſe naître aucun ſoupçon ſur moi ; elle eſt la ſuite de ma misère, bien plutôt que de mes torts ; loin d’augmenter les maux qui m’accablent, veuillez les diminuer en me facilitant les moyens d’échapper aux fléaux qui me pourſuivent.


Le Comte de Bressac, (c’était le nom du jeune homme) entre les mains de qui je tombais, avec un grand fonds de méchanceté & de libertinage dans l’eſprit, n’était pas pourvu d’une doſe très-abondante de commiſération dans le cœur. Il n’eſt malheureuſement que trop commun de voir le libertinage éteindre la pitié dans l’homme ; ſon effet ordinaire eſt d’endurcir : ſoit que la plus grande partie de ſes écarts néceſſite l’apathie de l’ame, ſoit que la ſecouſſe violente que cette paſſion imprime à la maſſe des nerfs, diminue la force de leur action, toujours eſt-il qu’un libertin eſt rarement un homme ſenſible. Mais à cette dureté naturelle dans l’eſpece de gens dont j’eſquiſſe le caractere, il ſe joignait encore dans M. de Bressac, un dégoût ſi invétéré pour notre ſexe, une haine ſi forte pour tout ce qui le caractériſait, qu’il était bien difficile que je parvinſſe à placer dans ſon ame les ſentimens dont je voulais l’émouvoir.

Tourterelle des bois, me dit le Comte avec dureté, ſi tu cherches des dupes, adreſſe-toi mieux ; ni mon ami, ni moi ne ſacrifions jamais au temple impur de ton ſexe ; ſi c’eſt l’aumône que tu demandes, cherche des gens qui aiment les bonnes œuvres, nous n’en faiſons jamais de ce genre… Mais parle, miſérable, as-tu vu ce qui s’eſt paſſé entre Monſieur & moi ? — Je vous ai vus cauſer ſur l’herbe, répondis-je, rien de plus, Monſieur, je vous l’aſſure. Je veux le croire, dit le jeune Comte, & cela pour ton bien ; ſi j’imaginais que tu euſſes pu voir autre choſe, tu ne ſortirais jamais de ce buiſſon… Jaſmin, il eſt de bonne-heure, nous avons le temps d’ouïr les aventures de cette fille, & nous verrons après ce qu’il en faudra faire.

Ces jeunes gens s’aſſeyent, ils m’ordonnent de me placer près d’eux, & là je leur fais part avec ingénuité de tous les malheurs qui m’accablent depuis que je ſuis au monde. — Allons, Jaſmin, dit Monſieur de Bressac, en ſe levant, dès que j’eus fini, ſoyons juſtes une fois ; l’équitable Thémis a condamné cette créature, ne ſouffrons pas que les vues de la Déeſſe ſoient auſſi cruellement fruſtrées, faiſons ſubir à la délinquante l’arrêt de mort qu’elle aurait encouru : ce petit meurtre, bien loin d’être un crime, ne deviendra qu’une réparation dans l’ordre moral ; puiſque nous avons le malheur de le déranger quelquefois, rétabliſſons-le courageuſement du moins quand l’occaſion ſe préſente… Et les cruels m’ayant enlevée de ma place, me traînent déjà vers le bois, riant de mes pleurs & de mes cris ; lions-la par les quatre membres, à quatre arbres formant un quarré-long, dit Bressac, en me mettant nue. Puis au moyen de leurs cravates, de leurs mouchoirs & de leurs jarretieres, ils font des cordes dont je ſuis à l’inſtant liée, comme ils le projettent, c’eſt-à-dire, dans la plus cruelle & la plus douloureuſe attitude qu’il ſoit poſſible d’imaginer. On ne peut rendre ce que je ſouffris ; il ſemblait que l’on m’arrachât les membres, & que mon eſtomac qui portait à faux, dirigé par ſon poids vers la terre, dût s’entr’ouvrir à tous les inſtans ; la ſueur coulait de mon front, je n’exiſtais plus que par la violence de la douleur ; ſi elle eût ceſſé de comprimer mes nerfs, une angoiſſe mortelle m’eût ſaiſie : les ſcélérats s’amuſerent de cette poſture, ils m’y conſidéraient en s’applaudiſſant. En voilà aſſez, dit enfin Bressac, je conſens que pour cette fois elle en ſoit quitte pour la peur.

Théreſe, continue-t-il en lâchant mes liens & m’ordonnant de m’habiller, ſoyez diſcrete & ſuivez-nous : ſi vous vous attachez à moi, vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Il faut une ſeconde femme à ma tante, je vais vous préſenter à elle, ſur la foi de vos récits ; je vais lui répondre de votre conduite ; mais ſi vous abuſez de mes bontés, ſi vous trahirez ma confiance, ou que vous ne vous ſoumiſſiez pas à mes intentions, regardez ces quatre arbres, Théreſe, regardez le terrain qu’ils enceignent, & qui devoit vous ſervir de ſépulcre, ſouvenez-vous que ce funeſte endroit n’eſt qu’à une lieue du château où je vous conduis, & qu’à la plus légère faute, vous y ſerez auſſitôt ramenée.

À l’inſtant j’oublie mes malheurs, je me jette aux genoux du Comte, je lui fais, en larmes, le ſerment d’une bonne conduite ; mais auſſi inſenſible à ma joie qu’à ma douleur, — marchons, dit Bressac, c’eſt cette conduite qui parlera pour vous, elle ſeule réglera votre ſort.

Nous avançons ; Jaſmin & ſon maître cauſaient bas enſemble ; je les ſuivais humblement ſans mot dire. Une petite heure nous rend au château de Madame la Marquiſe de Bressac, dont la magnificence & la multitude de valets qu’il renferme, me font voir que quelque poſte que je doive remplir dans cette maiſon, il ſera sûrement plus avantageux pour moi que celui de la gouvernante en chef de M. du Harpin. On me fait attendre dans un Office où Jaſmin m’offre obligeamment tout ce qui peut ſervir à me reconforter. Le jeune Comte entre chez ſa tante, il la prévient, & lui-même vient me chercher une demi-heure après pour me préſenter à la Marquiſe.

Madame de Bressac était une femme de quarante-ſix ans, très-belle encore, qui me parut honnête & ſenſible quoiqu’elle mêlât un peu de ſévérité dans ses principes & dans ſes propos ; veuve depuis deux ans de l’oncle du jeune Comte, qui l’avait épouſée ſans autre fortune que le beau nom qu’il lui donnait. Tous les biens que pouvait eſpérer Monſieur de Bressac, dépendaient de cette tante ; ce qu’il avait eu de ſon pere lui donnait à peine de quoi fournir à ſes plaiſirs ; Madame de Breſſac y joignait une pension conſidérable, mais cela ne ſuffiſait point ; rien de cher comme les voluptés du Comte ; peut-être celles-là se payent-elles moins que les autres, mais elles ſe multiplient beaucoup plus. Il y avoit cinquante mille écus de rente dans cette maison, & Monsieur de Bressac était ſeul. On n’avait jamais pu le déterminer au ſervice ; tout ce qui l’écartait de ſon libertinage était ſi inſupportable pour lui, qu’il ne pouvait en adopter la chaîne. La Marquiſe habitait cette terre trois mois de l’année ; elle en paſſait le reſte à Paris ; & ces trois mois qu’elle exigeait de son neveu de paſſer avec elle, étaient une ſorte de ſupplice pour un homme abhorrant ſa tante & regardant comme perdus tous les momens qu’il paſſait éloigné d’une ville où ſe trouvait pour lui le centre des plaiſirs.

Le jeune Comte m’ordonna de raconter à la Marquiſe les choſes dont je lui avais fait part, & dès que j’eus fini ; — votre candeur & votre naïveté, me dit Madame de Bressac, ne me permettent pas de douter que vous ne ſoyiez vraie. Je ne prendrai d’autres informations ſur vous que celles de ſavoir ſi vous êtes réellement la fille de l’homme que vous m’indiquez ; ſi cela eſt, j’ai connu votre pere, & ce ſera pour moi une raiſon de plus pour m’intéreſſer à vous. Quant à l’affaire de chez du Harpin, je me charge de l’arranger en deux viſites chez le Chancelier, mon ami depuis des ſiécles. C’eſt l’homme le plus intègre qu’il y ait au monde, il ne s’agit que de lui prouver votre innocence pour anéantir tout ce qui a été fait contre vous. Mais réfléchiſſez bien, Théreſe, que ce que je vous promets ici n’eſt qu’au prix d’une conduite intacte ; ainſi vous voyez que les effets de la reconnaiſſance que j’exige tourneront toujours à votre profit ; je me jettai aux pieds de la Marquiſe, l’aſſurai qu’elle ſerait contente de moi : elle me releva avec bonté & me mit ſur-le-champ en poſſeſſion de la place de ſeconde femme-de-chambre à ſon ſervice.

Au bout de trois jours les informations qu’avait faites Madame de Bressac, à Paris, arriverent ; elles étaient telles que je pouvais les déſirer ; la Marquiſe me loua de ne lui en avoir point impoſé, & toutes les idées du malheur s’évanouirent enfin de mon eſprit pour n’être plus remplacées que par l’eſpoir des plus douces conſolations qu’il pût m’être permis d’attendre ; mais il n’était pas arrangé dans le Ciel que la pauvre Théreſe dût jamais être heureuſe, & si quelques momens de calme naiſſaient fortuitement pour elle, ce n’était que pour lui rendre plus amers ceux d’horreur qui devaient les suivre.

À peine fumes-nous à Paris, que Madame de Bressac s’empreſſa de travailler pour moi : le premier Préſident voulut me voir ; il écouta le récit de mes malheurs avec intérêt ; les calomnies de du Harpin furent reconnues, mais envain voulut-on le punir ; du Harpin ayant réuſſi dans une affaire de faux billets par laquelle il ruinait trois ou quatre familles, & où il gagnait près de deux millions, venait de paſſer en Angleterre ; à l’égard de l’incendie des priſons du Palais, on ſe convainquit, que ſi j’avais profité de cet événement, au moins n’y avais-je participé en rien, & ma procédure s’anéantit, m’aſſura-t-on, ſans que les magiſtrats qui s’en mêlerent cruſſent devoir y employer d’autres formalités ; je n’en ſavais pas davantage, je me contentai de ce qu’on me dit, vous verrez bientôt ſi j’eus tort.

Il eſt aiſé d’imaginer combien de pareils procédés m’attachaient à Madame de Bressac ; n’eût-elle pas eu, d’ailleurs, pour moi toutes ſortes de bontés, comment de telles démarches ne m’euſſent-elles pas liée pour jamais à une protectrice auſſi précieuſe ? Il s’en falloit pourtant bien que l’intention du jeune Comte fût de m’enchaîner auſſi intimement à ſa tante… Mais c’eſt ici le cas de vous peindre ce monſtre.

Monsieur de Bressac réuniſſait aux charmes de la jeuneſſe, la figure la plus ſéduiſante ; ſi ſa taille ou ſes traits avaient quelques défauts, c’était parce qu’ils ſe rapprochaient un peu trop de cette nonchalance, de cette moleſſe qui n’appartient qu’aux femmes ; il ſemblait qu’en lui prêtant les attributs de ce ſexe, la Nature lui en eût également inſpiré les goûts… Quelle ame, cependant était enveloppée ſous ces appas féminins ! On y rencontrait tous les vices qui caractériſent celle des ſcélérats : on ne porta jamais plus loin la méchanceté, la vengeance, la cruauté, l’athéiſme, la débauche, le mépris de tous les devoirs & principalement de ceux dont la Nature parait nous faire des délices. Au milieu de tous ſes torts M. de Bressac avait principalement celui de déteſter ſa tante. La Marquiſe faiſait tout au monde pour ramener ſon neveu aux ſentiers de la vertu ; peut-être y employait-elle trop de rigueur ; il en réſultait que le Comte plus enflammé, par les effets mêmes de cette ſévérité, ne ſe livrait à ſes goûts que plus impétueuſement encore, & que la pauvre Marquise ne retirait de ſes perſécutions que de ſe faire haïr davantage.

Ne vous imaginez pas, me diſait très-ſouvent le Comte, que ce ſoit d’elle-même que ma tante agiſſe dans tout ce qui vous concerne, Théreſe ; croyez que ſi je ne la perſécutais à tout inſtant, elle ſe reſſouviendrait à peine des ſoins qu’elle vous a promis. Elle vous fait valoir tous ſes pas, tandis qu’ils ne ſont que mon ſeul ouvrage : oui, Théreſe, oui, c’eſt à moi ſeul que vous devez de la reconnoiſſance, & celle que j’exige de vous, doit vous paraître d’autant plus déſintéreſſée que quelque jolie que vous puiſſiez être, vous savez bien que ce n’eſt pas à vos faveurs que je prétends ; non, Théreſe, les ſervices que j’attends de vous, ſont d’un tout autre genre, & quand vous ſerez bien convaincue de ce que j’ai fait pour votre tranquillité, j’eſpère que je trouverai dans votre ame ce que je ſuis en droit d’en attendre.

Ces diſcours me paraiſſaient ſi obſcurs que je ne ſavais comment y répondre ; je le faiſais pourtant à tout haſard, & peut-être avec trop de facilité. Faut-il vous l’avouer ? Hélas ! oui ; vous déguiſer mes torts ſerait tromper votre confiance & mal répondre à l’intérêt que mes malheurs vous ont inſpiré. Apprenez donc, Madame, la ſeule faute volontaire que j’aye à me reprocher… Que dis-je une faute ? une folie, une extravagance… qui n’eut jamais rien d’égal ; mais au moins ce n’eſt pas un crime, c’eſt une ſimple erreur, qui n’a puni que moi, & dont il ne paraît point que la main équitable du Ciel ait dû ſe ſervir pour me plonger dans l’abîme qui s’ouvrit peu après ſous mes pas. Quels que euſſent été les indignes procédés du Comte de Bressac pour moi le premier jour où je l’avais connu, il m’avait cependant été impoſſible de le voir ſans me ſentir entraînée vers lui par un mouvement de tendresse que rien n’avait pu vaincre, Malgré toutes mes réflexions ſur ſa cruauté, ſur ſon éloignement pour les femmes, ſur la dépravation de ſes goûts, ſur les diſtances morales qui nous ſéparaient, rien au monde ne pouvait éteindre cette paſſion naiſſante, & ſi le Comte m’eût demandé ma vie, je la lui aurais ſacrifiée mille fois. Il était loin de ſoupçonner mes ſentimens… Il était loin, l’ingrat, de démêler la cauſe des pleurs que je verſais journellement ; mais il lui était impoſſible pourtant de ne pas ſe douter du déſir que j’avais de voler au devant de tout ce qui pouvait lui plaire, il ne ſe pouvait pas qu’ils n’entrevît mes prévenances ; trop aveugles ſans doute, elles allaient au point de ſervir ſes erreurs, autant que la décence pouvait me le permettre, & de les déguiſer toujours à ſa tante. Cette conduite m’avait en quelque façon gagné ſa confiance, et tout ce qui venait de lui m’était ſi précieux, je m’aveuglai tellement ſur le peu que m’offrait ſon cœur, que j’eus quelquefois la faibleſſe de croire que je ne lui étais pas indifférente. Mais combien l’excès de ſes déſordres me déſabuſait promptement : ils étaient tels que ſa ſanté même en était altérée. Je prenais quelquefois la liberté de lui peindre les inconvéniens de ſa conduite, il m’écoutait ſans répugnance, puis finiſſait par me dire qu’on ne ſe corrigeait pas de l’eſpèce de vice qu’il chériſſait.

Ah, Thérèſe s’écria-t-il un jour dans l’enthouſiaſme, ſi tu connaiſſais les charmes de cette fantaiſie, ſi tu pouvais comprendre ce qu’on éprouve à la douce illuſion de n’être plus qu’une femme ! incroyable égarement de l’eſprit, on abhorre ce ſexe & l’on veut l’imiter. Ah ! qu’il eſt doux d’y réuſſir, Théreſe, qu’il eſt délicieux d’être la Catin de tous ceux qui veulent de vous, & portant ſur ce point, au dernier période, le délire & la proſtitution, d’être ſucceſſivement dans le même jour, la maîtreſſe d’un Crocheteur, d’un Marquis, d’un Valet, d’un Moine, d’en être tour-à-tour chéri, careſſé, jalouſé, menacé, battu, tantôt dans leurs bras victorieux, & tantôt victime à leurs pieds, les attendriſſant par des careſſes, les ranimant par des excès… Oh ! non, non, Théreſe, tu ne comprends pas ce qu’eſt ce plaiſir pour une tête organiſée comme la mienne… Mais, le moral à part, ſi tu te repréſentais quelles ſont les ſenſations phyſiques de ce divin goût, il eſt impoſſible d’y tenir, c’eſt un chatouillement ſi vif, des titillations de volupté ſi piquantes… on perd l’eſprit… on déraiſonne ; mille baiſers plus tendres les uns que les autres n’exaltent pas encore avec aſſez d’ardeur l’ivreſſe où nous plonge l’agent ; enlacés dans ſes bras, les bouches collées l’une à l’autre, nous voudrions que notre exiſtence entiere pût s’incorporer à la ſienne ; nous ne voudrions faire avec lui qu’un ſeul être ; ſi nous oſons nous plaindre, c’eſt d’être négligés ; nous voudrions que plus robuſte qu’Hercule, il nous élargît, il nous pénétrât ; que cette ſemence précieuſe, élancée brûlante au fond de nos entrailles, fît, par ſa chaleur & ſa force, jaillir la nôtre dans ſes mains… Ne t’imagines pas, Théreſe, que nous ſoyions faits comme les autres hommes ; c’eſt une conſtruction toute différente ; & cette membrane chatouilleuse qui tapisse chez vous le temple de Vénus, le Ciel en nous créant en orna les autels où nos Céladons ſacrifient : nous ſommes auſſi certainement femmes là que vous l’êtes au ſanctuaire de la génération ; il n’eſt pas un de vos plaiſirs qui ne nous ſoit connu, pas un dont nous ne ſachions jouir ; mais nous avons, de plus, les nôtres, & c’eſt cette réunion délicieuſe qui fait de nous les hommes de la terre les plus ſenſibles à la volupté, les mieux créés pour la ſentir ; c’eſt cette réunion enchantereſſe qui rend impoſſible la correction de nos goûts, qui ferait de nous des enthouſiaſtes & des frénétiques, ſi l’on avait encore la ſtupidité de nous punir ;… qui nous fait adorer, juſqu’au cercueil enfin, le Dieu charmant qui nous enchaîne.

Ainſi s’exprimait le Comte, en préconiſant ſes travers : eſſayais-je de lui parler de l’Être auquel il devoit tout, & des chagrins que de pareils déſordres donnaient à cette reſpectable tante, je n’appercevais plus dans lui que du dépit & de l’humeur, & ſur-tout de l’impatience de voir ſi long-temps, en de telles mains des richeſſes qui, diſoit-il, devraient déjà lui appartenir ; je n’y voyais plus que la haine la plus invétérée contre cette femme ſi honnête, la révolte la plus conſtatée contre tous les ſentimens de la Nature. Serait-il donc vrai que quand on eſt parvenu à tranſgreſſer auſſi formellement dans ſes goûts l’inſtinct ſacré de cette loi, la ſuite néceſſaire de ce premier crime fût un affreux penchant à commettre enſuite tous les autres.

Quelquefois je me ſervais des moyens de la Religion ; preſque toujours conſolée par elle, j’eſſayais de faire paſſer ſes douceurs dans l’ame de ce pervers, à-peu-près sûre de le contenir par ces liens ſi je parvenais à lui en faire partager les attraits ; mais le Comte ne me laiſſa pas long-tems employer de telles armes. Ennemi déclaré de nos plus ſaints myſtères, frondeur opiniâtre de la pureté de nos dogmes, antagoniſte outré de l’exiſtence d’un être ſuprême, Monſieur de Breſſac, au lieu de ſe laiſſer convertir par moi, chercha bien plutôt à me corrompre.

Toutes les Religions partent d’un principe faux, Théreſe, me diſait-il ; toutes ſuppoſent comme néceſſaire le culte d’un Être créateur, mais ce créateur n’exista jamais. Rappelle-toi ſur cela les préceptes ſenſés de ce certain Cœur-de-fer qui, m’as-tu dit, Théreſe, avait comme moi travaillé ton eſprit ; rien de plus juſte que les principes de cet homme, & l’aviliſſement dans lequel on a la ſottiſe de le tenir, ne lui ôte pas le droit de bien raiſonner.

Si toutes les productions de la Nature ſont des effets réſultatifs des loix qui la captivent ; ſi ſon action & ſa réaction perpétuelles ſuppoſent le mouvement néceſſaire à ſon eſſence, que devient le ſouverain maître que lui prêtent gratuitement les ſots ? Voilà ce que te diſoit ce ſage inſtituteur, chère fille. Que ſont donc les Religions d’après cela, ſinon le frein dont la tyrannie du plus fort voulut captiver le plus faible ? Rempli de ce deſſein, il oſa dire à celui qu’il prétendait dominer, qu’un Dieu forgeait les fers dont ſa cruauté l’entourait ; & celui-ci abruti par ſa misere, crut indiſtinctement tout ce que voulut l’autre. Les Religions nées de ces fourberies, peuvent-elles donc mériter quelque reſpect ? En eſt-il une ſeule, Théreſe, qui ne porte l’emblême de l’impoſture, & de la ſtupidité ? Que vois-je dans toutes ? Des myſtères qui font frémir la raiſon, des dogmes outrageant la Nature, & des cérémonies groteſques qui n’inſpirent que la dériſion & le dégoût. Mais ſi de toutes, une mérite plus particulièrement notre mépris & notre haine, ô Théreſe, n’eſt-ce pas cette loi barbare du Chriſtianisme dans laquelle nous ſommes tous deux nés ? En eſt-il une plus odieuſe ?… une qui ſoulève autant & le cœur & l’eſprit ? Comment des hommes raiſonnables peuvent-ils encore ajouter quelque croyance aux paroles obſcures, aux prétendus miracles du vil inſtituteur de ce culte effrayant ! Exiſta-t-il jamais un bateleur plus fait pour l’indignation publique ! Qu’eſt-ce qu’un Juif lépreux qui, né d’une catin & d’un ſoldat, dans le plus chétif coin de l’univers, oſe ſe faire paſſer pour l’organe de celui qui, dit-on, a créé le monde ? Avec des prétentions auſſi relevées, tu l’avoueras, Théreſe, il fallait au moins quelques titres. Quels ſont-ils ceux de ce ridicule Ambaſſadeur ? Que va-t-il faire pour prouver ſa miſſion ? La terre va-t-elle changer de face ; les fléaux qui l’affligent vont-ils s’anéantir ; le ſoleil va-t-il l’éclairer nuit & jour ? Les vices ne la ſouilleront-ils plus ? N’allons-nous voir enfin régner que le bonheur ?… Point, c’eſt par des tours de paſſe-paſſe, par des gambades & par des calembours[2] que l’envoyé de Dieu s’annonce à l’univers ; c’est dans la ſociété reſpectable de manœuvres, d’artiſans & de filles de joie, que le miniſtre du Ciel vient manifeſter ſa grandeur ; c’eſt en s’enivrant avec les uns, couchant avec les autres, que l’ami d’un Dieu, Dieu lui-même, vient ſoumettre à ſes loix le pécheur endurci ; c’eſt en n’inventant pour ſes farces que ce qui peut ſatisfaire ou ſa luxure ou ſa gourmandiſe, que le faquin prouve ſa miſſion ; quoi qu’il en ſoit, il fait fortune ; quelques plats ſatellites ſe joignent à ce fripon ; une ſecte ſe forme ; les dogmes de cette canaille parviennent à ſéduire quelques Juifs : eſclaves de la puiſſance Romaine, ils devaient embraſſer avec joie une religion qui, les dégageant de leurs fers, ne les aſſoupliſſait qu’au frein religieux. Leur motif ſe devine, leur indocilité ſe dévoile ; on arrête les ſéditieux ; leur chef périt, mais d’une mort beaucoup trop douce ſans doute pour ſon genre de crime, & par un impardonnable défaut de réflexion, on laiſſe diſperſer les diſciples de ce malotru, au lieu de les égorger avec lui. Le fanatiſme s’empare des eſprits, des femmes crient, des fous ſe débattent, des imbéciles croyent, & voilà le plus mépriſable des êtres, le plus mal-adroit fripon, le plus lourd impoſteur qui eût encore paru, le voilà Dieu, le voilà fils de Dieu, égal à ſon pere ; voilà toutes ſes rêveries conſacrées, toutes ſes paroles devenues des dogmes, & ſes balourdiſes des myſteres. Le ſein de ſon fabuleux pere s’ouvre pour le recevoir, & ce Créateur jadis ſimple, le voilà devenu triple pour complaire à ce fils ſi digne de ſa grandeur ; mais ce ſaint Dieu en reſtera-t-il là ? Non, ſans doute, c’eſt à de bien plus grandes faveurs que va ſe prêter ſa céleſte puiſſance. À la volonté d’un prêtre, c’eſt-à-dire d’un drôle couvert de menſonges & de crimes, ce grand Dieu créateur de tout ce que nous voyons, va s’abaiſſer juſqu’à deſcendre dix ou douze millions de fois par matinée dans un morceau de pâte, qui devant être digérée par les fidèles, va ſe tranſmuer bientôt au fond de leurs entrailles, dans les excrémens les plus vils, & cela pour la ſatisfaction de ce tendre fils inventeur odieux de cette impiété monſtrueuſe, dans un ſouper de cabaret. Il l’a dit, il faut que cela ſoit. Il a dit : ce pain que vous voyez ſera ma chair ; vous le digérerez comme tel ; or je ſuis Dieu, donc Dieu ſera digéré par vous, donc le Créateur du Ciel & de la terre ſe changera, parce que je l’ai dit, en la matiere la plus vile qui puiſſe exaler du corps de l’homme, & l’homme mangera ſon Dieu, parce que ce Dieu eſt bon & qu’il eſt tout-puiſſant. Cependant ces inepties s’étendent ; on attribue leur accroiſſement à leur réalité, à leur grandeur, à leur ſublimité, à la puiſſance de celui qui les introduit, tandis que les cauſes les plus ſimples doublent leur exiſtence, tandis que le crédit acquis par l’erreur ne prouva jamais que des filoux d’une part & des imbéciles de l’autre. Elle arrive enfin ſur le trône cette infâme religion, & c’eſt un Empereur faible, cruel, ignorant & fanatique qui, l’enveloppant du bandeau Royal, en ſouille ainſi les deux bouts de la terre. Ô Théreſe, de quel poids doivent être ces raiſons ſur un eſprit examinateur & philoſophe ? Le ſage peut-il voir autre choſe dans ce ramas de fables épouvantables, que le fruit dégoûtant de l’impoſture de quelques hommes & de la fauſſe crédulité d’un plus grand nombre ; ſi Dieu avait voulu que nous euſſions une religion quelconque, & qu’il fût réellement puiſſant ; ou, pour mieux dire, s’il y avait réellement un Dieu, ſerait-ce par des moyens auſſi abſurdes qu’ils nous eût fait part de ſes ordres ? Serait-ce par l’organe d’un bandit méprisable, qu’il nous eût montré comme il fallait le ſervir ? S’il eſt ſuprême, s’il eſt puiſſant, s’il eſt juſte, s’il eſt bon, ce Dieu dont vous me parlez, ſera-ce par des énigmes & des farces qu’il voudra m’apprendre à le servir & à le connaître ? Souverain moteur des aſtres & du cœur de l’homme, ne peut-il nous inſtruire en ſe ſervant des uns, ou nous convaincre en ſe gravant dans l’autre ? Qu’il imprime un jour en traits de feu, au centre du Soleil, la loi qui peut lui plaire & qu’il veut nous donner ; d’un bout de l’univers à l’autre, tous les hommes la liſant, la voyant à-la-fois, deviendront coupables s’ils ne la ſuivent pas alors. Mais n’indiquer ſes déſirs que dans un coin ignoré de l’Aſie ; choiſir pour ſpectateurs le peuple le plus fourbe & le plus viſionnaire ; pour ſubſtitut, le plus vil artiſan, le plus abſurde, & le plus fripon ; embrouiller ſi bien la doctrine, qu’il eſt impoſſible de la comprendre ; en abſorber la connaiſſance chez un petit nombre d’individus ; laiſſer les autres dans l’erreur, & les punir d’y être reſtés… Eh ! non, Théreſe, non, non, toutes ces atrocités-là ne ſont pas faites pour nous guider : j’aimerais mieux mourir mille fois que de les croire. Quand l’athéïſme voudra des martyrs, qu’il les déſigne, & mon ſang eſt tout prêt. Déteſtons ces horreurs, Théreſe ; que les outrages les mieux conſtatés cimentent le mépris qui leur eſt ſi bien dû… À peine avais-je les yeux ouverts, que je les déteſtais ces rêveries groſſieres ; je me fis dès-lors une loi de les fouler aux pieds, un ſerment de n’y plus revenir ; imite-moi, ſi tu veux être heureuſe ; déteſte, abjure, profane ainſi que moi & l’objet odieux de ce culte effrayant, & ce culte lui-même, créé pour des chimères, fait, comme elles, pour être avili de tout ce qui prétend à la ſageſſe.

Oh ! Monſieur, répondis-je en pleurant, vous priveriez une malheureuse de ſon plus doux eſpoir, ſi vous flétriſſiez dans ſon cœur cette religion qui la conſole. Fermement attachée à ce qu’elle enſeigne ; abſolument convaincue que tous les coups qui lui ſont portés, ne ſont que les effets du libertinage & des paſſions, irai-je ſacrifier à des blaſphêmes, à des ſophiſmes qui me font horreur, la plus chère idée de mon eſprit, le plus doux aliment de mon cœur. J’ajoutais mille autres raiſonnemens à cela dont le Comte ne faiſait que rire, & ſes principes captieux nourris d’une éloquence plus mâle, ſoutenus de lectures que je n’avais heureuſement jamais faites, attaquaient chaque jour tous les miens, mais ſans les ébranler. Madame de Bressac remplie de vertu & de piété n’ignorait pas que son neveu ſoutenait ſes écarts par tous les paradoxes du jour ; elle en gémissait ſouvent avec moi ; & comme elle daignait me trouver un peu plus de bon ſens qu’à ſes autres femmes, elle aimait à me confier ſes chagrins.

Il n’était pourtant plus de bornes aux mauvais procédés de son neveu pour elle, le Comte était au point de ne s’en plus cacher ; non-ſeulement il avait entouré ſa tante de toute cette canaille dangereuſe ſervant à ſes plaiſirs, mais il avait même porté la hardieſſe juſqu’à lui déclarer devant moi, que ſi elle s’avisait encore de contrarier ſes goûts, il la convaincrait des charmes dont ils étaient, en s’y livrant à ſes yeux même.

Je gémiſſais ; cette conduite me faiſait horreur. Je tâchais d’en réſoudre des motifs perſonnels pour étouffer dans mon ame la malheureuſe paſſion dont elle était brûlée, mais l’amour eſt-il un mal dont on puiſſe guérir ? Tout ce que je cherchais à lui oppoſer n’attiſait que plus vivement ſa flamme, & le perfide Comte ne me paraiſſait jamais plus aimable que quand j’avais réuni devant moi tout ce qui devait m’engager à le haïr.

Il y avait quatre ans que j’étais dans cette maison, toujours perſécutée par les mêmes chagrins, toujours conſolée par les mêmes douceurs, lorſque cet abominable homme, ſe croyant enfin ſûr de moi, oſa me dévoiler ſes infâmes deſſeins. Nous étions pour lors à la campagne, j’étais ſeule auprès de la Comteſſe, ſa premiere femme avait obtenu de reſter à Paris, l’été, pour quelques affaires de ſon mari ; un ſoir, peu après que je fus retirée, reſpirant à un balcon de ma chambre, & ne pouvant à cause de l’extrême chaleur, me déterminer à me coucher, tout-à-coup le Comte frappe, & me prie de le laiſſer cauſer avec moi. Hélas ! tous les inſtans que m’accordait ce cruel auteur de mes maux me paraiſſaient trop précieux pour que j’oſaſſe en refuſer aucun ; il entre, ferme avec ſoin la porte, & ſe jettant à mes côtés dans un fauteuil, — écoute-moi, Théreſe, me dit-il avec un peu d’embarras ;… j’ai des choſes de la plus grande conſéquence à te dire ; jure-moi que tu n’en révéleras jamais rien. Oh ! Monſieur, répondis-je, pouvez-vous me croire capable d’abuſer de votre confiance ? — Tu ne ſais pas ce que tu riſquerais, ſi tu venais à me prouver que je me ſuis trompé en te l’accordant ! — Le plus affreux de tous mes chagrins, ſerait de l’avoir perdue, je n’ai pas beſoin de plus grandes menaces… — Eh ! bien, Théreſe, j’ai condamné ma tante à la mort… et c’eſt ta main qui doit me ſervir… — Ma main ! m’écriai-je en reculant d’effroi… Oh ! Monſieur, avez-vous pu concevoir de ſemblables projets ?… non, non ; diſpoſez de ma vie, s’il vous la faut, mais n’imaginez jamais obtenir de moi l’horreur que vous me propoſez. — Écoute, Théreſe, me dit le Comte, en me ramenant avec tranquillité ; je me ſuis bien douté de tes répugnances, mais comme tu as de l’eſprit, je me ſuis flatté de les vaincre… de te prouver que ce crime, qui te paraît ſi énorme, n’eſt au fond qu’une choſe toute ſimple.

Deux forfaits s’offrent ici, Théreſe, à tes yeux peu philoſophiques, la deſtruction d’une créature qui nous reſſemble, & le mal dont cette deſtruction s’augmente, quand cette créature nous appartient de près. À l’égard du crime de la deſtruction de ſon ſemblable, ſois-en certaine, chere fille, il eſt purement chimérique ; le pouvoir de détruire n’eſt pas accordé à l’homme ; il a tout au plus celui de varier les formes ; mais il n’a pas celui de les anéantir : or toute forme eſt égale aux yeux de la Nature ; rien ne ſe perd dans le creuſet immenſe ou ſes variations s’exécutent ; toutes les portions de matiéres qui y tombent en réjailliſſent inceſſamment ſous d’autres figures, & quels que ſoient nos procédés ſur cela, aucun ne l’outrage ſans doute, aucun ne ſaurait l’offenſer. Nos deſtructions raniment ſon pouvoir ; elles entretiennent ſon énergie, mais aucune ne l’atténue ; elle n’eſt contrariée par aucune … Eh ! qu’importe à ſa main toujours créatrice que cette maſſe de chair conformant aujourd’hui un individu bipede ſe reproduiſe demain ſous la forme de mille inſectes différens ? Osera-t-on dire que la conſtruction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle d’un vermiſſeau, & qu’elle doit y prendre un plus grand intérêt ? Si donc, ce dégré d’attachement, ou bien plutôt d’indifférence eſt le même, que peut lui faire que par le glaive d’un homme, un autre homme ſoit changé en mouche ou en herbe ? Quand on m’aura convaincu de la ſublimité de notre eſpece, quand on m’aura démontré qu’elle eſt tellement importante à la Nature, que néceſſairement ſes loix s’irritent de cette tranſmutation, je pourrai croire alors que le meurtre eſt un crime ; mais quand l’étude la plus réfléchie m’aura prouvé que tout ce qui végete ſur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la Nature, eſt d’un égal prix à ſes yeux, je n’admettrai jamais que le changement d’un de ces êtres en mille autres, puiſſe en rien déranger ſes vues. — Je me dirai : tous les hommes, tous les animaux, toutes les plantes croiſſant, le nourriſſant, ſe détruiſant, ſe réproduiſant par les mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais une ſimple variation dans ce qui les modifie ; tous, dis-je, paraiſſant aujourd’hui ſous une forme, & quelques années enſuite ſous une autre, peuvent, au gré de l’être qui veut les mouvoir, changer mille & mille fois dans un jour, ſans qu’une ſeule loi de la Nature en ſoit un inſtant affectée, que dis-je ? ſans que ce tranſmutateur ait fait autre choſe qu’un bien, puiſqu’en décompoſant des individus dont les baſes redeviennent néceſſaires à la Nature, il ne fait que lui rendre par cette action, improprement qualifiée de criminelle, l’énergie créatrice dont la prive néceſſairement celui qui, par une ſtupide indifférence, n’oſe entreprendre aucun bouleverſement. Ô Théreſe, c’eſt le ſeul orgueil de l’homme qui érigea le meurtre en crime. Cette vaine créature s’imaginant être la plus ſublime du Globe, ſe croyant la plus eſſentielle, partit de ce faux principe pour aſſurer que l’action qui la détruiſait ne pouvait qu’être infâme ; mais ſa vanité, ſa démence ne change rien aux loix de la Nature ; il n’y a point d’être qui n’éprouve au fond de ſon cœur, le déſir le plus véhément d’être défait de ceux qui le gênent, ou dont la mort peut lui apporter du profit ; & de ce déſir à l’effet, t’imagines-tu, Théreſe, que la différence ſoit bien grande ? Or, ſi ces impreſſions nous viennent de la Nature, eſt-il préſumable qu’elles l’irritent ? Nous inſpirerait-elle ce qui la dégraderait ? Ah, tranquilliſe-toi, chere fille, nous n’éprouvons rien qui ne lui ſerve ; tous les mouvemens qu’elle place en nous, ſont les organes de ſes loix ; les paſſions de l’homme ne ſont que les moyens qu’elle employe pour parvenir à ſes deſſeins. A-t-elle beſoin d’individus, elle nous inſpire l’amour, voilà des créations ; les deſtructions lui deviennent-elles néceſſaires, elle place dans nos cœurs la vengeance, l’avarice, la luxure, l’ambition, voilà des meurtres ; mais elle a toujours travaillé pour elle, & nous ſommes devenus, ſans nous en douter, les crédules agens de ſes caprices.

Eh ! non, non, Théreſe, non, la Nature ne laiſſe pas dans nos mains la poſſibilité des crimes qui troubleraient ſon économie ; peut-il tomber ſous le ſens que le plus faible puiſſe réellement offenſer le plus fort ? Que ſommes-nous relativement à elle ? Peut-elle en nous créant avoir placé dans nous, ce qui ſerait capable de lui nuire ? Cette imbécile ſuppoſition peut-elle s’arranger avec la manière ſublime & ſûre dont nous la voyons parvenir à ſes fins ? Ah ! ſi le meurtre n’était pas une des actions de l’homme qui remplît le mieux ſes intentions, permettrait-elle qu’il s’opérât ? L’imiter peut-il donc lui nuire ? Peut-elle s’offenſer de voir l’homme faire à ſon ſemblable, ce qu’elle lui fait elle-même tous les jours ? Puiſqu’il eſt démontré qu’elle ne peut ſe reproduire que par des deſtructions, n’eſt-ce pas agir d’après ſes vues que de les multiplier ſans ceſſe ? L’homme en ce ſens, qui s’y livrera avec le plus d’ardeur ſera donc inconteſtablement celui qui la ſervira le mieux, puiſqu’il ſera celui qui coopérera le plus à des deſſeins qu’elle manifeſte à tous les inſtans. La première & la plus belle qualité de la Nature, eſt le mouvement qui l’agite ſans ceſſe, mais ce mouvement n’eſt qu’une ſuite perpétuelle de crimes, ce n’eſt que par des crimes qu’elle le conſerve : l’être qui lui reſſemble le mieux, & par conſéquent l’être le plus parfait, ſera donc néceſſairement celui, dont l’agitation la plus active deviendra la cauſe de beaucoup de crimes, tandis, je le répéte, que l’être inactif ou indolent, c’eſt-à-dire, l’être vertueux doit être à ſes regards le moins parfait ſans doute, puiſqu’il ne tend qu’à l’apathie, qu’à la tranquillité qui replongerait inceſſamment tout dans le chaos, ſi ſon aſcendant l’emportait. Il faut que l’équilibre ſe conſerve ; il ne peut l’être que par des crimes ; les crimes ſervent donc la Nature ; s’ils la ſervent, ſi elle les exige, ſi elle les déſire, peuvent-ils l’offenſer, & qui peut être offenſé, ſi elle ne l’eſt pas ?

Mais la créature que je détruis eſt ma tante… Oh ! Théreſe, que ces liens ſont frivoles aux yeux d’un Philoſophe ! Permets-moi de ne pas même t’en parler, tant ils ſont futiles. Ces mépriſables chaînes, fruits de nos loix & de nos inſtitutions politiques peuvent-elles être quelque choſe aux yeux de la Nature ?

Laiſſe donc là tes préjugés, Théreſe, & ſers-moi ; ta fortune eſt faite.

Oh ! Monſieur, répondis-je toute, effrayée au Comte de Bressac, cette indifférence que vous ſuppoſez dans la Nature, n’eſt encore ici que l’ouvrage des ſophismes de votre eſprit. Daignez écouter plutôt votre cœur, & vous entendrez comme il condamnera tous ces faux raiſonnemens du libertinage ; ce cœur, au tribunal duquel je vous renvoye, n’eſt-il donc pas le Sanctuaire où cette Nature que vous outragez veut qu’on l’écoute & qu’on la reſpecte ? Si elle y grave la plus forte horreur pour le crime que vous méditez, m’accorderez-vous qu’il eſt condamnable ? Les paſſions, je le ſais, vous aveuglent à préſent, mais auſſitôt qu’elles ſe tairont, à quel point vous déchireront les remords ? Plus eſt grande votre ſenſibilité, plus leur aiguillon vous tourmentera… Oh ! Monſieur, conſervez, reſpectez les jours de cette tendre & précieuſe amie ; ne la ſacrifiez point ; vous en péririez de déſeſpoir ! Chaque jour… à chaque inſtant, vous la verriez devant vos yeux cette tante chérie qu’aurait plongée dans le tombeau votre aveugle fureur ; vous entendriez ſa voix plaintive prononcer encore ces doux noms qui faiſaient la joie de votre enfance ; elle apparaîtrait dans vos veilles & vous tourmenterait dans vos ſonges ; elle ouvrirait de ſes doigts ſanglans les bleſſures dont vous l’auriez déchirée ; pas un moment heureux dès-lors ne luirait pour vous ſur la terre ; tous vos plaiſirs ſeraient ſouillés ; toutes vos idées ſe troubleraient ; une main céleſte, dont vous méconnaiſſez le pouvoir, vengerait les jours que vous auriez détruits, en empoiſonnant tous les vôtres ; & ſans avoir joui de vos forfaits, vous péririez du regret mortel d’avoir oſé les accomplir.

J’étais en larmes en prononçant ces mots, j’étais à genoux aux pieds du Comte ; je le conjurais par tout ce qu’il pouvait avoir de plus ſacré, d’oublier un égarement infâme que je lui jurais de cacher toute ma vie… Mais je ne connaiſſais pas l’homme à qui j’avais affaire ; je ne ſavais pas à quel point les paſſions établiſſaient le crime dans cette ame perverſe. Le Comte ſe leva froidement ; je vois bien que je m’étais trompé, Théreſe, me dit-il, j’en ſuis peut-être autant fâché pour vous que pour moi ; n’importe, je trouverai d’autres moyens, & vous aurez beaucoup perdu ſans que votre maîtreſſe y ait rien gagné.

Cette menace changea toutes mes idées : en n’acceptant pas le crime qu’on me propoſait, je riſquais beaucoup pour mon compte, & ma maîtreſſe périſſait infailliblement ; en conſentant à la complicité, je me mettais à couvert du courroux du Comte, & je ſauvais aſſurément ſa tante ; cette réflexion qui fut en moi l’ouvrage d’un inſtant, me détermina à tout accepter ; mais comme un retour ſi prompt eût pu paraître ſuſpect, je ménageai quelque tems ma défaite ; je mis le Comte dans le cas de me répéter ſouvent ſes ſophiſmes ; j’eus peu-à-peu l’air de ne plus ſavoir qu’y répondre : Bressac me crut vaincue ; je légitimai ma faibleſſe par la puiſſance de ſon art, je me rendis à la fin. Le Comte s’élance dans mes bras. Que ce mouvement m’eût comblée d’aiſe, s’il eût eu une autre cauſe !… Que dis-je ? il n’était plus tems : ſon horrible conduite, ſes barbares deſſeins avaient anéanti tous les ſentimens que mon faible cœur oſait concevoir, & je ne voyais plus en lui qu’un monſtre… Tu es la premiere femme que j’embraſſe, me dit le Comte, & en vérité, c’eſt de toute mon ame… Tu es délicieuſe, mon enfant ; un rayon de ſageſſe a donc pénétré ton eſprit ! Eſt-il poſſible que cette tête charmante ſoit ſi longtems reſtée dans les ténébres ; & enſuite nous convinmes de nos faits. Dans deux ou trois jours, plus ou moins, ſuivant la facilité que j’y trouverais, je devais jetter un petit paquet de poiſon, que me remit Bressac, dans la taſſe de chocolat que Madame avait coutume de prendre le matin. Le Comte me garantiſſait de toutes les ſuites, & me remettait un contrat de deux mille écus de rente, le jour même de l’exécution ; il me ſigna ces promeſſes ſans caractériſer ce qui devait m’en faire jouir, & nous nous ſéparames.

Il arriva ſur ces entrefaites quelque choſe de trop ſingulier, de trop capable de vous dévoiler l’ame atroce du monſtre auquel j’avais affaire pour que je n’interrompe pas une minute, en vous le diſant, le récit que vous attendez ſans doute du dénouement de l’aventure où je m’étais engagée.


Le ſurlendemain de notre pacte criminel, le Comte apprit qu’un oncle ſur la ſucceſſion duquel il ne comptait nullement, venait de lui laiſſer quatre-vingt mille livres de rente… Oh ! Ciel, me dis-je en apprenant cette nouvelle, eſt-ce donc ainſi que la juſtice céleſte punit le complot des forfaits !… Et me repentant bientôt de ce blaſphème envers la Providence, je me jette à genoux, j’en demande pardon, & me flatte que cet événement inattendu va dumoins changer les projets du Comte… Quelle était mon erreur ! Oh ! ma chère Théreſe, me dit-il en accourant le même ſoir dans ma chambre, comme les proſpérités pleuvent ſur moi ! Je te l’ai dit ſouvent, l’idée d’un crime ou ſon exécution, eſt le plus ſur moyen d’attirer le bonheur ; il n’en n’eſt plus que pour les ſcélérats. — Eh ! quoi, Monſieur, répondis-je, cette fortune ſur laquelle vous ne comptiez pas, ne vous décide point à attendre patiemment la mort que vous voulez hâter ? — Attendre, reprit bruſquement le Comte, je n’attendrais pas deux minutes, Théreſe, ſonges-tu que j’ai vingt-huit ans, & qu’il eſt dur d’attendre à mon âge ?… Non, que ceci ne change rien à nos projets, je t’en ſupplie, & donne-moi la conſolation de voir terminer tout, avant l’époque de notre retour à Paris… Demain, après demain au plus tard… Il me tarde déjà de te compter un quartier de tes rentes… de te mettre en poſſeſſion de l’acte qui te les aſſure… Je fis de mon mieux pour déguiſer l’effroi que m’inſpirait cet acharnement, & je repris mes réſolutions de la veille, bien perſuadée que ſi je n’exécutais pas le crime horrible dont je m’étais chargée, le Comte s’apperçevrait bientôt que je le jouais, & que ſi j’avertiſſais Madame de Bressac, quelque parti que lui fît prendre la révélation de ce projet, le jeune Comte ſe voyant toujours trompé, adopterait promptement des moyens plus certains, qui faiſant également périr la tante, m’expoſaient à toute la vengeance du neveu. Il me reſtait la voie de la juſtice, mais rien au monde n’aurait pu me réſoudre à la prendre ; je me déterminai donc à prévenir la Marquiſe ; de tous les partis poſſibles celui-là me parut le meilleur & je m’y livrai.

Madame, lui dis-je le lendemain de ma dernière entrevue avec le Comte, j’ai quelque choſe de la plus grande importance à vous révéler, mais à quelque point que cela vous intéreſſe, je ſuis décidée au ſilence, ſi vous ne me donnez, avant, votre parole d’honneur de ne témoigner aucun reſſentiment à Monſieur votre neveu de ce qu’il a l’audace de projetter… Vous agirez, Madame, vous prendrez les meilleurs moyens, mais vous ne direz mot. Daignez me le promettre, ou je me tais. Madame de Bressac qui crut qu’il ne s’agiſſait que de quelques extravagances ordinaires à ſon neveu, s’engagea par le ſerment que j’exigeais, & je révélai tout. Cette malheureuſe femme fondit en larmes en apprenant cette infamie… Le monſtre ! s’écria-t-elle, qu’ai-je jamais fait que pour ſon bien ? Si j’ai voulu prévenir ſes vices, ou l’en corriger, quel autre motif que ſon bonheur pouvait me contraindre à cette ſévérité !… Et cette ſucceſſion qui vient de lui écheoir n’eſt-ce pas à mes ſoins qu’il la doit ? Ah, Théreſe, Théreſe, prouve-moi bien la vérité de ce projet… mets-moi dans la ſituation de n’en pouvoir douter ; j’ai beſoin de tout ce qui peut achever d’éteindre en moi, les ſentimens que mon cœur aveuglé oſe garder encore pour ce monſtre… & alors je fis voir le paquet de poiſon ; il était difficile de fournir une meilleure preuve ; la Marquiſe voulut en faire des eſſais ; nous en fimes avaler une légère doſe à un chien que nous enfermames, & qui mourut au bout de deux heures dans des convulſions épouvantables ; Madame de Bressac ne pouvant plus douter, ſe décida ; elle m’ordonna de lui donner le reſte du poiſon, & écrivit auſſitôt par un courier au Duc de Sonzeval ſon parent de ſe rendre chez le Miniſtre en ſecret, d’y développer l’atrocité d’un neveu dont elle était à la veille de devenir victime ; de ſe munir d’une lettre de cachet ; d’accourir à ſa terre la délivrer le plutôt poſſible du ſcélérat qui conſpirait auſſi cruellement contre ſes jours.

Mais cet abominable crime devait ſe conſommer ; il fallut que par une inconcevable permiſſion du Ciel la vertu cédât aux efforts de la ſcélérateſſe ; l’animal ſur lequel nous avions fait notre expérience, découvrit tout au Comte ; il l’entendit hurler ; ſachant que ce chien était chéri de ſa tante, il demanda ce qu’on lui avait fait ; ceux à qui il s’adreſſa ignorant tout, ne lui répondirent rien de clair ; de ce moment il forma des ſoupçons ; il ne dit mot, mais je le vis troublé ; je fis part de ſon état à la Marquiſe, elle s’en inquiéta davantage, ſans pouvoir néanmoins imaginer autre choſe que de preſſer le courier, & de mieux cacher encore, s’il était poſſible, l’objet de ſa miſſion. Elle dit à ſon neveu, qu’elle envoyait en diligence à Paris prier le Duc de Sonzeval de ſe mettre ſur-le-champ à la tête de la ſucceſſion, de l’oncle dont on venait d’hériter, parce que ſi perſonne ne paraiſſait, il y avait des procès à craindre ; elle ajouta, qu’elle engageait le Duc à venir lui rendre compte de tout, afin qu’elle ſe décidât à partir elle-même avec ſon neveu, ſi l’affaire l’exigeait. Le Comte trop bon phyſionomiſte pour ne pas voir de l’embarras ſur le viſage de ſa tante, pour ne pas obſerver un peu de confuſion dans le mien, ſe paya de tout & n’en fut que mieux ſur ſes gardes. Sous le prétexte d’une partie de promenade, il s’éloigne du château ; il attend le courrier dans un lieu où il devait inévitablement paſſer. Cet homme bien plus à lui qu’à ſa tante, ne fait aucune difficulté de lui remettre ſes dépêches, & Bressac convaincu de ce qu’il appele ſans doute ma trahiſon, donne cent louis au courrier avec ordre de ne jamais reparaître chez ſa tante. Il revient au château, la rage dans le cœur ; il ſe contient pourtant ; il me rencontre, il me cajole à ſon ordinaire, il me demande ſi ce ſera pour le lendemain, me fait obſerver qu’il eſt eſſentiel que cela ſoit avant que le Duc n’arrive, puis ſe couche d’un air tranquille & ſans rien témoigner. Je ne ſçus rien alors, je fus la dupe de tout. Si cet épouvantable crime ſe conſomma, comme le Comte me l’apprit enſuite, il le commit lui-même ſans doute, mais j’ignore comment ; je fis beaucoup de conjectures ; à quoi ſervirait-il de vous en faire part ? Venons plutôt à la maniere cruelle dont je fus punie de n’avoir pas voulu m’en charger. Le lendemain de l’arreſtation du courrier, Madame prit ſon chocolat comme à l’ordinaire, elle ſe leva, fit ſa toilette, me parut agitée, & ſe mit à table ; à peine en eſt-on dehors que le Comte m’aborde, — Théreſe, me dit-il avec le flegme le plus grand, j’ai trouvé un moyen plus ſûr que celui que je t’avais propoſé, pour venir à bout de nos projets, mais cela demande des détails, je n’oſe aller ſi ſouvent dans ta chambre ; trouve-toi à cinq heures préciſes au coin du parc, je t’y prendrai, & nous irons faire une promenade dans le bois, pendant laquelle je t’expliquerai tout.

Je vous l’avoue, Madame, ſoit permiſſion de la Providence, ſoit excès de candeur, ſoit aveuglement, rien ne m’annonça l’affreux malheur qui m’attendait ; je me croyais ſi sûre du ſecret & des arrangemens de la Marquiſe, que je n’imaginai jamais que le Comte eût pu les découvrir ; il y avait pourtant de l’embarras dans moi.


Le parjure eſt vertu quand on promit le crime,


a dit un de nos Poëtes tragiques ; mais le parjure eſt toujours odieux pour l’ame délicate & ſenſible qui ſe trouve obligée d’y avoir recours. Mon role m’embarraſſait.

Quoi qu’il en fut, je me trouvai au rendez-vous, le Comte ne tarde pas à y paraître, il vient à moi d’un air libre & gai, & nous avançons dans la forêt ſans qu’il ſoit queſtion d’autre choſe que de rire & de plaiſanter comme il en avait l’uſage avec moi. Quand je voulais mettre la converſation ſur l’objet qui lui avait fait déſirer notre entretien, il me diſait toujours d’attendre, qu’il craignait qu’on ne nous obſervât, & que nous n’étions pas encore en ſûreté ; inſenſiblement nous arrivames vers les quatre arbres où j’avais été ſi cruellement attachée. Je treſſaillis, en revoyant ces lieux ; toute l’horreur de ma deſtinée s’offrit alors à mes regards, & jugez ſi ma frayeur redoubla, quand je vis les diſpoſitions de ce lieu, fatal. Des cordes pendaient à l’un des arbres ; trois dogues Anglais monſtrueux étaient liés aux trois autres, & paraiſſaient n’attendre que moi, pour ſe livrer au beſoin de manger qu’annonçaient leurs gueules écumeuſes & béantes ; un des favoris du Comte les gardait.

Alors le perfide ne ſe ſervant plus avec moi que des plus groſſieres épithétes, Bon… me dit-il, reconnais-tu ce buiſſon d’où je t’ai tirée comme une bête ſauvage pour te rendre à la vie que tu avais mérité de perdre ?… Reconnais-tu ces arbres où je te menaçai de te remettre, ſi tu me donnais jamais occaſion de me repentir de mes bontés ? Pourquoi acceptais-tu les ſervices que je te demandais contre ma tante, ſi tu avais deſſein de me trahir, & comment as-tu imaginé de ſervir la Vertu, en riſquant la liberté de celui à qui tu devais le bonheur ? Néceſſairement placée entre deux crimes, pourquoi as-tu choiſi le plus abominable ? — Hélas ! n’avais-je pas choiſi le moindre. — Il fallait refuſer, pourſuivit le Comte furieux, me ſaiſiſſant par un bras & me ſecouant avec violence, oui ſans doute refuſer, & ne pas accepter pour me trahir. Alors M. de Bressac me dit tout ce qu’il avait fait pour ſurprendre les dépêches de Madame, & comment était né le ſoupçon qui l’avait engagé à les détourner. Qu’as-tu fait par ta fauſſeté, indigne créature, continua-t-il ? Tu as riſqué tes jours ſans conſerver ceux de ma tante : le coup eſt fait, mon retour au château m’en offrira les fruits, mais il faut que tu périſſes, il faut que tu apprennes avant d’expirer, que la route de la vertu n’eſt pas toujours la plus sûre, & qu’il y a des circonſtances dans le monde où la complicité d’un crime eſt préférable à ſa délation. Et ſans me donner le temps de répondre, ſans témoigner la moindre pitié pour l’état cruel où j’étais, il me traîne vers l’arbre qui m’était deſtiné & où attendait ſon favori ; la voilà, lui dit-il, celle qui a voulu empoiſonner ma tante, & qui peut-être a déjà commis ce crime affreux, malgré mes ſoins pour le prévenir ; j’aurais mieux fait ſans doute de la remettre entre les mains de la Juſtice, mais elle y aurait perdu la vie, & je veux la lui laiſſer pour qu’elle ait plus longtemps à ſouffrir.

Alors les deux ſcélérats s’emparent de moi, ils me mettent nue dans un inſtant ; les belles feſſes, diſait le Comte avec le ton de la plus cruelle ironie & touchant ces objets avec brutalité, les ſuperbes chairs… l’excellent déjeûner pour mes dogues. Dès qu’il ne me reſte plus aucun vêtement, on me lie à l’arbre par une corde qui prend le long de mes reins, me laiſſant les bras libres pour que je puiſſe me défendre de mon mieux, & par l’aiſance qu’on laiſſe à la corde je puis avancer & reculer d’environ ſix pieds. Une fois là, le Comte très-ému vient obſerver ma contenance ; il tourne & paſſe autour de moi ; à la dure maniere dont il me touche, il ſemble que ſes mains meurtrieres voudraient le diſputer de rage à la dent acérée de ſes chiens… Allons, dit-il à ſon aide, lâche ces animaux, il en eſt temps ; on les déchaîne, le Comte les excite, ils s’élancent tous trois ſur mon malheureux corps, on dirait qu’ils ſe le partagent pour qu’aucune de ſes parties ne ſoit exempte de leur furieux aſſauts ; j’ai beau les répouſſer, ils ne me déchirent qu’avec plus de furie, & pendant cette ſcène horrible, Bressac, l’indigne Bressac, comme ſi mes tourmens euſſent allumé ſa perfide luxure… l’infâme, il ſe prêtait, en m’examinant, aux criminelles careſſes de ſon favori. C’en eſt aſſez, dit-il, au bout de quelques minutes, rattache les chiens & abandonnons cette malheureuſe à ſon mauvais ſort.

Eh bien ! Théreſe, me dit-il bas en briſant mes liens, la vertu coûte ſouvent bien cher, tu le vois ; t’imagines-tu que deux mille écus de penſion ne valaient pas mieux que les morſures dont te voilà couverte ? Mais dans l’état affreux où je me trouve, je puis à peine l’entendre ; je me jette au pied de l’arbre, & ſuis prête à perdre connaiſſance. Je ſuis bien bon de te ſauver la vie, dit le traître que mes maux irritent, prends garde au moins à l’uſage que tu feras de cette faveur… Puis il m’ordonne de me relever, de reprendre mes vêtemens & de quitter au plutôt cet endroit. Comme le ſang coule de par-tout, afin que mes habits, les ſeuls qui me reſtent, n’en ſoient point tachés, je ramaſſe de l’herbe pour me rafraichir, pour m’eſſuyer, & Bressac ſe promene en long & en large, bien plus occupé de ſes idées que de moi.

Le gonflement de mes chairs, le ſang qui ruiſſelle encore, les douleurs affreuſes que j’endure, tout me rend preſqu’impoſſible l’opération de me r’habiller, ſans que jamais le malhonnête homme qui vient de me mettre dans ce cruel état… lui, pour qui j’aurais autrefois ſacrifié ma vie, daignât me donner le moindre ſigne de commiſération. Dès que je fus prête, allez où vous voudrez, me dit-il, il doit vous reſter de l’argent, je ne vous l’ôte point, mais gardez-vous de reparaître à aucune de mes maiſons de ville ou de campagne ; deux raiſons puiſſantes s’y oppoſent ; il eſt bon que vous ſachiez d’abord que l’affaire que vous avez cru terminée ne l’eſt point. On vous a dit qu’elle n’exiſtait plus, on vous a induite en erreur ; le décret n’a point été purgé ; on vous laiſſait dans cette ſituation pour voir comment vous vous conduiriez ; en ſecond lieu vous allez publiquement paſſer pour la meurtriere de la Marquiſe ; ſi elle reſpire encore je vais lui faire emporter cette idée au tombeau, toute la maiſon le ſaura ; voilà donc contre vous deux procès au lieu d’un, & à la place d’un vil uſurier pour adverſaire, un homme riche & puiſſant, déterminé à vous pourſuivre juſqu’aux Enfers, ſi vous abuſez de la vie que vous laiſſe ſa pitié.

Oh ! Monſieur, répondis-je, quelles que ayent été vos rigueurs envers moi, ne redoutez rien de mes démarches ; j’ai cru devoir en faire contre vous quand il s’agiſſait de la vie de votre tante, je n’en entreprendrai jamais, quand il ne ſera queſtion que de la malheureuſe Théreſe. Adieu, Monſieur, puiſſent vos crimes vous rendre auſſi heureux que vos cruautés me cauſent de tourmens ; & quel que ſoit le ſort où le Ciel me place, tant qu’il conſervera mes déplorables jours, je ne les emploîrai qu’à le prier pour vous. Le Comte leva la tête ; il ne put s’empêcher de me conſidérer à ces mots, & comme il me vit chancelante & couverte de larmes, dans la crainte de s’émouvoir ſans doute, le cruel s’éloigna, & je ne le vis plus.

Entierement livrée à ma douleur je me laiſſai tomber au pied de l’arbre, & là, lui donnant le plus libre cours, je fis retentir la forêt de mes gémiſſemens ; je preſſai la terre de mon malheureux corps, & j’arroſai l’herbe de mes larmes.

« Ô mon Dieu, m’écriai-je, vous l’avez voulu ; il était dans vos décrets éternels que l’innocent devint la proie du coupable, diſpoſez de moi, Seigneur, je ſuis encore bien loin des maux que vous avez ſoufferts pour nous ; puiſſent ceux que j’endure en vous adorant, me rendre digne un jour des récompenſes que vous promettez au faible, quand il vous a pour objet dans ſes tribulations, & qu’il vous glorifie dans ſes peines » !

La nuit tombait : il me devenait impoſſible d’aller plus loin ; à peine pouvais-je me ſoutenir ; je jettai les yeux ſur le buiſſon où j’avais couché quatre ans auparavant, dans une ſituation preſqu’auſſi malheureuſe ; je m’y traînai comme je pus, & m’y étant miſe à la même place, tourmentée de mes bleſſures encore ſaignantes, accablée des maux de mon eſprit & des chagrins de mon cœur, je paſſai la plus cruelle nuit qu’il ſoit poſſible d’imaginer.

La vigueur de mon âge & de mon tempérament m’ayant donné un peu de force au point du jour, trop effrayée du voiſinage de ce cruel château, je m’en éloignai promptement ; je quittai la forêt, & réſolue de gagner à tout haſard la premiere habitation qui s’offrirait à moi, j’entrai dans le Bourg de Saint-Marcel, éloigné de Paris d’environ cinq lieues, je demandai la maiſon du chirurgien, on me l’indiqua ; je le priai de panſer mes bleſſures, je lui dis que fuyant pour quelque cauſe d’amour, la maiſon de ma mere à Paris, j’avais été rencontrée la nuit par des bandits dans la forêt qui, pour ſe venger des réſiſtances que j’avais oppoſées à leurs déſirs, m’avaient fait ainſi traiter par leurs chiens. Rodin, c’était le nom de cet artiſte, m’examina avec la plus grande attention, il ne trouva rien de dangereux dans mes plaies, il aurait, diſait-il, répondu de me rendre en moins de quinze jours auſſi fraiche qu’avant mon avanture, ſi j’étais arrivée chez lui au même inſtant ; mais la nuit & l’inquiétude avaient envenimé mes bleſſures, & je ne pouvais être rétablie que dans un mois. Rodin me logea chez lui, prit tous les ſoins poſſibles de moi, & le trentieme jour, il n’exiſtait plus ſur mon corps aucuns veſtiges des cruautés de Monſieur de Bressac,

Dès que l’état où j’étais me permit de prendre l’air, mon premier empreſſement fut de tâcher de trouver dans le Bourg une jeune fille aſſez adroite & aſſez intelligente pour aller au château de la Marquiſe s’informer de tout ce qui s’y était paſſé de nouveau depuis mon départ ; la curioſité n’était pas le vrai motif qui me déterminait à cette démarche ; cette curioſité vraiſemblablement dangereuſe eût à coup-sûr été fort déplacée ; mais ce que j’avais gagné chez la Marquiſe, était reſté dans ma chambre ; à peine avais-je ſix louis ſur moi, & j’en poſſedois plus de quarante au Château. Je n’imaginais pas que le Comte fût aſſez cruel pour me refuſer ce qui m’appartenait auſſi légitimement. Perſuadée que ſa premiere fureur paſſée, il ne voudrait pas me faire une telle injuſtice, j’écrivis une lettre auſſi touchante que je le pus. Je lui cachai ſoigneuſement le lieu que j’habitais, & le ſuppliai de me renvoyer mes hardes avec le peu d’argent qui se trouvait à moi dans ma chambre. Une payſanne de vingt-cinq ans, vive & ſpirituelle ſe chargea de ma lettre & me promit de faire aſſez d’informations ſous-main pour me ſatisfaire à ſon retour ſur les différens objets dont je lui laiſſai voir que l’éclairciſſement m’était néceſſaire. Je lui recommandai, ſur toutes choſes, de cacher le nom de l’endroit où j’étais, de ne parler de moi en quoi que ce pût être, & de dire qu’elle tenait la lettre d’un homme qui l’apportait de plus de quinze lieues de là. Jeannette partit & vingt-quatre heures après elle me rapporta la réponſe ; elle exiſte encore, la voilà, Madame, mais daignez avant que de la lire, apprendre ce qui s’était paſſé chez le Comte depuis que j’en étais dehors.

La Marquiſe de Bressac tombée dangereuſement malade, le jour même de ma ſortie du château, était morte le ſurlendemain dans des douleurs & dans des convulſions épouvantables ; les parens étaient accourus, & le neveu qui paraiſſait dans la plus grande déſolation prétendait que ſa tante avait été empoiſonnée par une femme-de-chambre qui s’était évadée le même jour. On faiſait des recherches, & l’intention était de faire périr cette malheureuſe ſi on la découvrait : au reſte, le Comte ſe trouvait par cette ſucceſſion beaucoup plus riche qu’il ne l’avait cru ; le coffre-fort, le porte-feuille, les bijoux de la Marquiſe, tous objets dont on n’avait point de connaiſſance, mettaient ſon neveu, indépendamment des revenus, en poſſeſſion de plus de ſix cens mille francs d’effets ou d’argent comptant. À travers de ſa douleur affectée, ce jeune homme avait, diſait-on, bien de la peine à cacher ſa joie, & les parens convoqués pour l’ouverture du corps exigée par le Comte, après avoir déploré le ſort de la malheureuſe Marquiſe & juré de la venger ſi la coupable tombait entre leurs mains, avaient laiſſé le jeune homme en pleine & paiſible poſſeſſion du fruit de ſa ſcélérateſſe. Monſieur de Bressac avait parlé lui-même à Jeannette, il lui avait fait différentes queſtions auxquelles la jeune fille avait répondu avec tant de franchiſe & de fermeté qu’il s’était réſolu à lui donner ſa réponſe ſans la preſſer davantage. La voilà cette fatale lettre, dit Théreſe en la remettant à Madame de Lorſange, oui la voilà, Madame, elle eſt quelquefois néceſſaire à mon cœur, & je la conſerverai juſqu’à la mort, liſez-là, ſi vous le pouvez, ſans frémir.

Madame de Lorſange ayant pris le billet des mains de notre belle avanturiere y lut les mots ſuivans :

« Une ſcélérate capable d’avoir empoiſonné ma tante eſt bien hardie d’oſer m’écrire après cet exécrable délit ; ce qu’elle fait de mieux eſt de bien cacher ſa retraite ; elle peut être ſûre qu’on l’y troublera ſi on l’y découvre. Qu’oſe-t-elle réclamer ? Que parle-t-elle d’argent ? Ce qu’elle a pu laiſſer équivaut-il aux vols qu’elle a faits, ou pendant ſon ſéjour dans la maiſon, ou en conſommant ſon dernier crime ? Qu’elle évite un ſecond envoi pareil à celui-ci, car on lui déclare qu’on ferait arrêter ſon commiſſionnaire, juſqu’à ce que le lieu qui récéle la coupable ſoit connu de la juſtice ».

Continuez, ma chere enfant, dit Madame de Lorſange en rendant le billet à Théreſe, voilà des procédés qui font horreur ; nager dans l’or & refuſer à une malheureuſe qui n’a pas voulu commettre un crime, ce qu’elle a légitimement gagné, eſt une infamie gratuite qui n’a point d’exemple.

Hélas ! Madame, continua Théreſe, en reprenant la ſuite de ſon hiſtoire, je fus deux jours à pleurer ſur cette malheureuſe lettre ; je gémiſſais bien plus du procédé horrible qu’elle prouvait, que des refus qu’elle contenait ; me voilà donc coupable, m’écriai-je, me voilà donc une ſeconde fois dénoncée à la juſtice pour avoir trop ſû reſpecter ſes loix ! Soit, je ne m’en repens pas ; quelque choſe qui puiſſe m’arriver, je ne connaîtrai pas du moins les remords tant que mon ame ſera pure, & que je n’aurai fait d’autre mal que d’avoir trop écouté les ſentimens équitables & vertueux qui ne m’abandonneront jamais.

Il m’était pourtant impoſſible de croire que les recherches dont le Comte me parlait, fuſſent bien réelles, elles avaient ſi peu de vraiſemblance, il était ſi dangereux pour lui de me faire paraître en juſtice, que j’imaginai qu’il devait au fond de lui-même, être beaucoup plus effrayé de me voir que je n’avais lieu de frémir de ſes menaces. Ces réflexions me déciderent à reſter ou j’étais, & à m’y placer même ſi cela était poſſible, juſqu’à ce que mes fonds un peu augmentés me permiſſent de m’éloigner ; je communiquai mon projet à Rodin, qui l’approuva, & me propoſa même de reſter dans ſa maiſon ; mais avant de vous parler du parti que je pris, il eſt néceſſaire de vous donner une idée de cet homme & de ſes entours.

Rodin était un homme de quarante ans, brun, le ſourcil épais, l’œil vif, l’air de la force & de la ſanté, mais en même-temps du libertinage. Très-au-deſſus de ſon état, & poſſédant dix à douze mille livres de rentes, Rodin n’exerçait l’art de la chirurgie que par goût, il avait une très-jolie maiſon dans Saint-Marcel, qu’il n’occupait, ayant perdu ſa femme depuis quelques années, qu’avec deux filles pour le ſervir, & la ſienne. Cette jeune perſonne nommée Roſalie, venait d’atteindre ſa quatorzième année, elle réuniſſait tous les charmes les plus capables de faire ſenſation ; une taille de nymphe, une figure ronde, fraîche, extraordinairement animée, des traits mignons & piquans, la plus jolie bouche poſſible, de très-grands yeux noirs pleins d’ame & de ſentiment, des cheveux châtains tombant au bas de ſa ceinture, la peau d’un éclat… d’une fineſſe incroyable ; déjà la plus belle gorge du monde, d’ailleurs de l’eſprit, de la vivacité, & l’une des plus belles ames qu’eût encore créée la Nature. À l’égard des compagnes avec qui je devais ſervir dans cette maiſon, c’étaient deux payſannes, dont l’une était gouvernante & l’autre cuiſiniere. Celle qui exerçait le premier poſte, pouvait avoir vingt-cinq ans, l’autre en avait dix-huit ou vingt, & toutes les deux extrémement jolies ; ce choix me fit naître quelques ſoupçons ſur l’envie qu’avait Rodin de me garder. Qu’a-t-il beſoin d’une troiſième femme, me diſais-je, & pourquoi les veut-il jolies ? Aſſurément, continuai-je, il y a quelque choſe dans tout cela de peu conforme aux mœurs régulieres dont je ne veux jamais m’écarter ; examinons.

En conſéquence, je priai Monſieur Rodin de me laiſſer prendre des forces encore une ſemaine chez lui, l’aſſurant qu’avant la fin de cette époque il aurait ma réponſe ſur ce qu’il voulait bien me propoſer.

Je profitai de cet intervalle pour me lier plus étroitement avec Roſalie, déterminée à ne me fixer chez ſon pere qu’autant qu’il n’y aurait rien dans ſa maiſon qui pût me faire ombrage. Portant dans ce deſſein mes regards ſur tout, je m’apperçus dès le lendemain que cet homme avait un arrangement qui dès-lors me donna de furieux ſoupçons ſur ſa conduite.

Monſieur Rodin tenait chez lui une penſion d’enfans des deux ſexes, il en avait obtenu le privilege du vivant de ſa femme, & l’on n’avait pas cru devoir l’en priver quand il l’avait perdue. Les éleves de Monſieur Rodin étaient peu nombreux, mais choiſis ; il n’avait en tout que quatorze filles & quatorze garçons. Jamais il ne les prenait au-deſſous de douze ans, ils étaient toujours renvoyés à ſeize ; rien n’était joli comme les ſujets qu’admettait Rodin. Si on lui en préſentoit un qui eût quelques défauts corporels, ou point de figure, il avait l’art de le rejetter ſous vingt prétextes toujours colorés de ſophiſmes où perſonne ne pouvait répondre ; ainſi, ou le nombre de ſes penſionnaires n’était pas complet, ou ce qu’il avait était toujours charmant ; ces enfans ne mangeaient point chez lui, mais ils y venaient deux fois par jour, de ſept à onze heures le matin, de quatre à huit le ſoir. Si juſqu’alors je n’avais pas encore vu tout ce petit train, c’eſt qu’arrivée chez cet homme pendant les vacances, les écoliers n’y venaient plus ; ils y reparurent vers ma guériſon.

Rodin tenait lui-même les écoles, ſa gouvernante ſoignait celle des filles, dans laquelle il paſſait auſſitôt qu’il avait fini l’inſtruction des garçons ; il apprenait à ces jeunes éleves à écrire, l’arithmétique, un peu d’hiſtoire, le deſſin, la muſique, & n’employait pour tout cela d’autres maîtres que lui.

Je témoignai d’abord mon étonnement à Roſalie, de ce que ſon pere exerçant la fonction de Chirurgien, pût en même-temps remplir celle de maître d’École, je lui dis qu’il me paraiſſait ſingulier, que pouvant vivre à l’aiſe ſans profeſſer ni l’un ni l’autre de ces états, il ſe donnât la peine d’y vaquer. Roſalie avec laquelle j’étais déjà fort-bien, ſe mit à rire de ma réflexion ; la maniere dont elle prit ce que je lui diſais, ne me donna que plus de curioſité, & je la ſuppliai de s’ouvrir entierement à moi. Écoute, me dit cette charmante fille avec toute la candeur de ſon âge & toute la naïveté de ſon aimable caractere ; écoute, Théreſe, je vais tout te dire, je vois bien que tu es une honnête fille… incapable de trahir le ſecret que je vais te confier.

Aſſurément, chere amie, mon pere peut ſe paſſer de tout ceci s’il exerce l’un ou l’autre des métiers que tu lui vois faire, deux motifs que je vais te révéler en ſont cauſe. Il fait la chirurgie par goût, pour le ſeul plaiſir de faire dans ſon art de nouvelles découvertes, il les a tellement multipliées, il a donné ſur ſa partie des ouvrages ſi goûtés, qu’il paſſe généralement pour le plus habile homme qu’il y ait maintenant en France ; il a travaillé vingt ans à Paris, & c’eſt pour ſon agrément qu’il s’eſt retiré dans cette campagne. Le véritable Chirurgien de Saint-Marcel eſt un nommé Rombeau qu’il a pris ſous ſa protection, & qu’il aſſocie à ſes expériences ; tu veux ſçavoir à préſent, Théreſe, ce qui l’engage à tenir penſion ?… le libertinage, mon enfant, le ſeul libertinage, paſſion portée à l’extrême en lui. Mon pere trouve dans ſes écoliers de l’un & l’autre ſexe, des objets que la dépendance ſoumet à ſes penchans, & il en profite… Mais tiens… ſuis-moi, me dit Roſalie, c’eſt préciſément aujourd’hui Vendredi, un des trois jours de la ſemaine, où il corrige ceux qui ont fait des fautes ; c’eſt dans ce genre de correction que mon pere trouve ſes plaiſirs ; ſuis-moi, te dis-je, tu vas voir comme il s’y prend. On peut tout obſerver d’un cabinet de ma chambre, voiſin de celui de ſes expéditions, rendons-nous-y ſans bruit, & garde-toi ſur-tout de jamais dire un mot, & de ce que je te dis, & de ce que tu vas voir.

Il était trop important pour moi de connaître les mœurs du nouveau perſonnage qui m’offrait un aſyle pour que je négligeaſſe rien de ce qui pouvait me les dévoiler ; je ſuis les pas de Roſalie, elle me place près d’une cloiſon aſſez mal jointe, pour laiſſer entre les planches qui la forment, pluſieurs jours ſuffiſans à diſtinguer tout ce qui ſe paſſe dans la chambre voiſine.

À peine ſommes-nous poſtées que Rodin entre, conduiſant avec lui une jeune fille de quatorze ans, blonde & jolie comme l’Amour ; la pauvre créature toute en larmes, trop malheureuſement au fait de ce qui l’attend, ne ſuit qu’en gémiſſant ſon dur inſtituteur, elle ſe jette à ſes pieds, elle implore ſa grace, mais Rodin inflexible allume dans cette ſévérité même les premieres étincelles de ſon plaiſir, elles jailliſſent déjà de ſon cœur, par ſes regards farouches… Oh non, non, s’écrie-t-il, non, non, voilà trop de fois que cela vous arrive, Julie, je me repens de mes bontés, elles n’ont ſervi qu’à vous plonger dans de nouvelles fautes, mais la gravité de celle-ci pourrait-elle même me laiſſer uſer de clémence, à ſuppoſer que je le vouluſſe ?… Un billet donné à un garçon en entrant en claſſe ! — Monſieur, je vous proteſte que non ! — Oh je l’ai vu, je l’ai vu. — N’en crois rien, me dit ici Roſalie, ce ſont des fautes qu’il controuve pour conſolider ſes prétextes ; cette petite créature eſt un Ange, c’eſt parce qu’elle lui réſiſte qu’il la traite avec dureté ; & pendant ce temps, Rodin très-ému, ſaiſit les mains de la jeune fille, il les attache en l’air à l’anneau d’un pilier placé au milieu de la chambre de correction. Julie n’a plus de défenſe… plus d’autre… que ſa belle tête languiſſamment tournée vers ſon bourreau, de ſuperbes cheveux ; en déſordre, & des pleurs inondant le plus beau viſage du monde… le plus doux… le plus intéreſſant. Rodin conſidére ce tableau, il s’en embrâſe, il place un bandeau ſur ces yeux qui l’implorent, ſa bouche s’en approche, il n’oſe les baiſer, Julie ne voit plus rien, Rodin plus à l’aiſe détache les voiles de la pudeur, la chemiſe retrouſſée ſous le corſet ſe releve juſqu’au milieu des reins… Que de blancheur, que de beautés ! ce ſont des roſes effeuillées ſur des lis, par la main même des graces. Quel eſt-il donc l’être aſſez dur pour condamner aux tourmens des appas ſi frais… ſi piquans ? Quel monſtre peut chercher le plaiſir au ſein des larmes & de la douleur ! Rodin contemple… ſon œil égaré parcourt, ſes mains oſent profaner les fleurs que ſes cruautés vont flétrir ; parfaitement en face, aucun mouvement ne peut nous échapper, tantôt le libertin entr’ouvre, & tantôt il reſſerre ces attraits mignons qui l’enchantent ; il nous les offre ſous toutes les formes, mais c’eſt à ceux-là ſeuls qu’il s’en tient. Quoique le vrai temple de l’Amour ſoit à ſa portée, Rodin fidele à ſon culte, n’y jette pas même de regards, il en craint juſqu’aux apparences ; ſi l’attitude les expoſe, il les déguiſe ; le plus léger écart troublerait ſon hommage, il ne veut pas que rien le diſtraie… Enfin ſa fureur n’a plus de bornes, il l’exprime d’abord par des invectives, il accable de menaces & de mauvais propos cette pauvre petite malheureuſe tremblante ſous les coups dont elle ſe voit prête à être déchirée ; Rodin n’eſt plus à lui, il s’empare d’une poignée de verges priſes au milieu d’une cuve où elles acquiérent dans le vinaigre qui les mouille, plus de verdeur & de piquant… Allons, dit-il en ſe rapprochant de ſa victime, préparez-vous, il faut ſouffrir ; & le cruel laiſſant d’un bras vigoureux tomber ces faiſceaux à plomb ſur toutes les parties qui lui ſont offertes, en applique d’abord vingt-cinq coups qui changent bientôt en vermillon le tendre incarnat de cette peau ſi fraiche.

Julie jettait des cris… des cris perçans qui déchiraient mon ame ;… des pleurs coulent ſous ſon bandeau, & tombent en perles ſur ſes belles joues, Rodin n’en eſt que plus furieux… Il reporte ſes mains ſur les parties moleſtées, les touche, les comprime, ſemble les préparer à de nouveaux aſſauts ; ils ſuivent de près les premiers, Rodin recommence, il n’appuie pas un ſeul coup, qui ne ſoit précédé d’une invective, d’une menace ou d’un reproche… le ſang paraît… Rodin s’extaſie ; il ſe délecte à contempler ces preuves parlantes de ſa férocité. Il ne peut plus ſe contenir, l’état le plus indécent manifeſte ſa flamme ; il ne craint pas de mettre tout à l’air ; Julie ne peut le voir… un inſtant il s’offre à la brèche, il voudrait bien y monter en vainqueur, il ne l’oſe ; recommençant de nouvelles tyrannies ; Rodin fuſtige à tour de bras, il acheve d’entrouvrir à force de cinglons cet asyle des graces & de la volupté… Il ne ſçait plus où il en eſt ; ſon ivreſſe eſt au point de ne plus même lui laiſſer l’uſage de ſa raiſon ; il jure, il blaſphême, il tempête, rien n’eſt ſouſtrait à ſes barbares coups, tout ce qui paraît eſt traité avec la même rigueur, mais le ſcélérat s’arrête néanmoins, il ſent l’impoſſibilité de paſſer outre ſans riſquer de perdre des forces qui lui ſont utiles pour de nouvelles opérations. R’habillez-vous, dit-il à Julie, en la détachant, & ſe rajuſtant lui-même, & ſi pareille choſe vous arrive encore, ſongez que vous n’en ſerez pas quitte pour ſi peu. Julie rentrée dans ſa claſſe, Rodin va dans celle des garçons, il en ramène auſſitôt un jeune écolier de quinze ans, beau comme le jour ; Rodin le gronde ; plus à l’aiſe avec lui ſans doute, il le cajole, il le baiſe en le ſermonant ; — vous avez mérité d’être puni, lui dit-il, & vous allez l’être… À ces mots il franchit avec cet enfant toutes les bornes de la pudeur ; mais tout l’intéreſſe ici, rien n’eſt exclus, les voiles ſe relevent, tout ſe palpe indiſtinctement ; Rodin menace, il careſſe, il baiſe, il invective ; ſes doigts impies cherchent à faire naître dans ce jeune garçon, des ſentimens de volupté qu’il en exige également. Eh bien, lui dit le ſatyre, en voyant ſes ſuccès, vous voilà pourtant dans l’état que je vous ai défendu… Je gage qu’avec deux mouvemens de plus tout partirait ſur moi… Trop ſûr des titillations qu’il produit, le libertin s’avance pour en recueillir l’hommage, & ſa bouche eſt le temple offert à ce doux encens ; ſes mains en excitent les jets, il les attire, il les dévore, lui-même eſt tout prêt d’éclater, mais il veut en venir au but. Ah ! je vais vous punir de cette ſottiſe, dit-il en ſe relevant : il prend les deux mains du jeune homme, il les captive, s’offre en entier l’autel où veut ſacrifier ſa fureur. Il l’entrouvre, ſes baiſers le parcourent, ſa langue s’y enfonce, elle s’y perd. Rodin ivre d’amour & de férocité, mêle les expreſſions & les ſentimens de tous deux… Ah ! petit fripon, s’écrie-t-il, il faut que je me venge de l’illuſion que tu me fais ; les verges ſe prennent, Rodin fuſtige ; plus excité ſans doute qu’avec la veſtale, ſes coups deviennent & bien plus forts, & bien plus nombreux : l’enfant pleure Rodin s’extaſie, mais de nouveaux plaiſirs l’appelent, il détache l’enfant & vole à d’autres ſacrifices. Une petite fille de treize ans ſuccede au garçon, & à celle-là un autre écolier ſuivi d’une jeune fille ; Rodin en fouette neuf, cinq garçons & quatre filles ; le dernier eſt un jeune garçon de quatorze ans, d’une figure délicieuſe, Rodin veut en jouir, l’écolier ſe défend, égaré de luxure il le fouette, & le ſcélérat n’étant plus ſon maître, élance les jets écumeux de ſa flamme ſur les parties moleſtées de ſon jeune éleve, il l’en mouille des reins aux talons : notre correcteur furieux de n’avoir pas eu aſſez de force pour ſe contenir au moins juſqu’à la fin, détache l’enfant avec humeur, & le renvoye dans la claſſe en l’aſſurant qu’il n’y perdra rien ; voilà les propos que j’entendis, voilà les tableaux qui me frapperent.


Oh ! Ciel, dis-je à Roſalie quand ces affreuſes ſcènes furent terminées, comment peut-on ſe livrer à de tels excès ? Comment peut-on trouver des plaiſirs dans les tourmens que l’on inflige. Ah ! tu ne ſais pas tout, me répond Roſalie, écoute, me dit-elle en repaſſant dans ſa chambre avec moi, ce que tu as vu a pu te faire comprendre que lorſque mon pere trouve quelques facilités dans ces jeunes éleves, il porte ſes horreurs bien plus loin, il abuſe des jeunes filles de la même manière que des jeunes garçons ; de cette criminelle manière, me fit entendre Roſalie, dont j’avais moi-même penſé devenir la victime avec le chef des brigands, entre les mains duquel j’étais tombée après mon évaſion de la Conciergerie, & dont j’avais été ſouillée par le Négociant de Lyon ; par ce moyen, pourſuivit cette jeune perſonne, les filles ne ſont point déshonorées, point de groſſeſſes à craindre, & rien ne les empêche de trouver des époux ; il n’y a pas d’années qu’il ne corrompe ainſi preſque tous les garçons, & au moins la moitié des autres enfans. Sur les quatorze filles que tu as vues, huit ſont déjà flétries de cette manière, & il a joui de neuf garçons ; les deux femmes qui le ſervent ſont ſoumiſes aux mêmes horreurs… Ô Théreſe, ajouta Roſalie en ſe précipitant dans mes bras, ô chere fille, & moi-même auſſi, & moi-même il m’a ſéduite dès ma tendre enfance ; à peine avais-je onze ans que j’étais déjà ſa victime… que je l’étais, hélas ! ſans pouvoir m’en défendre. — Mais, Mademoiſelle, interrompis-je effrayée… & la Religion, il vous reſtait au moins cette voie… Ne pouviez-vous pas conſulter un Directeur & lui tout avouer. — Ah ! ne ſçais-tu donc pas qu’à meſure qu’il nous pervertit, il étouffe dans nous toutes les ſemences de la Religion, & qu’il nous en interdit tous les actes,… & d’ailleurs le pouvais-je ? À peine m’a-t-il inſtruite. Le peu qu’il m’a dit ſur ces matières n’a été que dans la crainte que mon ignorance ne trahît ſon impiété. Mais je n’ai jamais été à confeſſe, je n’ai jamais fait ma première Communion, il ſçait ſi bien ridiculiſer toutes ces choſes, en abſorber dans nous juſqu’aux moindres idées, qu’il éloigne à jamais de leurs devoirs celles qu’il a ſubornées ; ou ſi elles ſont contraintes à les remplir à cauſe de leur famille, c’eſt avec une tiédeur, une indifférence ſi entière, qu’il ne redoute rien de leur indiſcrétion ; mais convainc-toi, Théreſe, convainc-toi par tes propres yeux, continue-t-elle en me pouſſant fort vite dans le cabinet d’où nous ſortions ; viens, cette chambre où il corrige ſes écoliers eſt la même que celle où il jouit de nous ; voici la claſſe finie, c’eſt l’heure où échauffé des préliminaires, il va venir ſe dédommager de la contrainte que lui impoſe quelquefois ſa prudence ; remets-toi où tu étais, chere fille, & tes yeux vont tout découvrir.

Quelque peu curieuſe que je fuſſe de ces nouvelles horreurs, il valait pourtant mieux pour moi me rejetter dans ce cabinet que de me faire ſurprendre avec Roſalie pendant les claſſes ; Rodin en eût infailliblement conçu des ſoupçons. Je me place donc ; à peine y ſuis-je, que Rodin entre chez ſa fille, il la conduit dans celui dont il vient d’être queſtion, les deux femmes du logis s’y rendent ; & là, l’impudique Rodin n’ayant plus de meſures à garder, ſe livre à l’aiſe & ſans aucun voile à toutes les irrégularités de ſa débauche. Les deux payſannes, totalement nues, ſont fuſtigées à tour de bras ; pendant qu’il agit ſur une, l’autre le lui rend, & dans les intervalles, il accable des plus ſales careſſes, des plus effrénées, des plus dégoûtantes, le même autel dans Roſalie, qui élevée ſur un fauteuil le lui préſente un peu penchée ; vient enfin le tour de cette malheureuſe : Rodin l’attache au poteau comme ſes écolieres, & pendant que l’une après l’autre & quelquefois toutes deux enſemble, ſes femmes le déchirent lui-même, il fouette ſa fille, il la frappe depuis le milieu des reins, juſqu’aux bas des cuiſſes, en s’extaſiant de plaiſir. Son agitation eſt extrême, il hurle, il blaſphême, il flagelle ; ſes verges ne s’impriment nulle-part que ſes levres ne s’y collent auſſi-tôt. Et l’intérieur de l’autel, & la bouche de la victime… tout, excepté le devant, tout eſt dévoré de ſuçons, bien-tôt ſans varier l’attitude, ſe contentant de ſe la rendre plus propice, Rodin pénétre dans l’aſyle étroit des plaiſirs ; le même trône eſt pendant ce temps, offert à ſes baiſers par ſa gouvernante, l’autre fille le fouette autant qu’elle a de forces, Rodin eſt aux nues, il pourfend, il déchire, mille baiſers plus chauds les uns que les autres expriment ſon ardeur, ſur ce qu’on préſente à ſa luxure ; la bombe éclate, & le libertin enivré oſe goûter les plus doux plaiſirs au ſein de l’inceſte & de l’infamie.

Rodin alla ſe mettre à table, après de tels exploits, il avait beſoin de réparer. Le ſoir il y avait encore & claſſe & correction, je pouvais obſerver de nouvelles ſcènes ſi je l’euſſe déſiré, mais j’en avais aſſez pour me convaincre & pour déterminer ma réponſe aux offres de ce ſcélérat. L’époque où je devais la rendre approchait. Deux jours après ces événemens-ci, lui-même vint me la demander dans ma chambre. Il me ſurprit au lit. Le prétexte de voir s’il ne reſtait plus aucunes traces de mes bleſſures, lui donna, ſans que je puſſe m’y oppoſer, le droit de m’examiner nue, & comme il en faiſait autant deux fois le jour depuis un mois, ſans que j’euſſe encore apperçu dans lui rien qui pût bleſſer la pudeur, je ne crus pas devoir réſiſter. Mais Rodin avait d’autres projets, cette fois-ci ; quand il en eſt à l’objet de ſon culte, il paſſe une de ſes cuiſſes autour de mes reins, & l’appuye tellement, que je me trouve, pour ainſi dire, hors de défenſe. Théreſe, me dit-il alors en faiſant promener ſes mains de manière à ne plus me laiſſer aucun doute, vous voilà rétablie ; ma chere, vous pouvez maintenant me témoigner la reconnaiſſance dont j’ai vu votre cœur rempli ; la manière eſt aiſée, il ne me faut que ceci, continua le traître en fixant ma poſition de toutes les forces qu’il pouvait employer… Oui, ceci ſeulement, voilà ma récompenſe, je n’exige jamais que cela des femmes… mais, continue-t-il, c’eſt que c’eſt un des plus beaux que j’aie vus de ma vie… Que de rondeur !… quelle élaſticité !… que de fineſſe dans la peau,… Oh ! je veux abſolument en jouir… En diſant cela, Rodin, vraiſemblablement déjà prêt à l’exécution de ſes projets, pour achever de les accomplir, eſt obligé de me lacher un moment ; je profite du jour qu’il me donne, & me dégageant de ſes bras : Monſieur, lui dis-je, je vous prie de vous bien convaincre qu’il n’eſt rien dans le monde entier qui puiſſe m’engager aux horreurs que vous ſemblez vouloir. Ma reconnaiſſance vous eſt due, j’en conviens, mais je ne l’acquitterai pas au prix d’un crime. Je ſuis pauvre & très-malheureuſe ſans doute, n’importe, voilà le peu d’argent que je poſſéde, continué-je en lui offrant ma chétive bourſe, prenez ce que vous jugerez à propos, & laiſſez-moi quitter cette maiſon, je vous prie, dès que j’en ſuis en état.

Rodin, confondu d’une réſiſtance à laquelle il s’attendait peu avec une fille dénuée de reſſources, & que d’après une injuſtice ordinaire aux hommes, il ſuppoſait malhonnête par cela ſeul qu’elle était dans la misère ; Rodin, dis-je, me regarde avec attention ; Théreſe, reprend-il au bout d’un inſtant, c’eſt aſſez mal-à-propos que tu fais la Veſtale avec moi, j’avais ce me ſemble quelque droit à des complaiſances de ta part, n’importe, garde ton argent, mais ne me quitte point. Je ſuis bien-aiſe d’avoir une fille ſage dans ma maiſon, celles qui m’entourent le ſont ſi peu… Puiſque tu te montres ſi vertueuſe, dans ce cas-ci, tu le ſeras j’eſpere également dans tous. Mes intérêts s’y trouveront, ma fille t’aime, elle vient de me ſupplier tout-à-l’heure encore, de t’engager à ne point nous quitter ; reſte donc près de nous, je t’y invite. — Monſieur, répondis-je, je n’y ſerais pas heureuſe ; les deux femmes qui vous ſervent aſpirent à tous les ſentimens qu’il eſt en vous de leur accorder ; elles ne me verront pas ſans jalouſie, & je ſerai tôt ou tard contrainte à vous quitter. — Ne l’appréhende pas, me répondit Rodin, ne crains aucun des effets de la jalouſie de ces femmes, je ſaurai les tenir à leur place en maintenant la tienne, & toi ſeule poſſederas ma confiance ſans qu’aucun riſque en réſulte pour toi. Mais pour continuer d’en être digne, il eſt bon que tu ſaches que la premiere qualité que j’exige de toi, Théreſe, eſt une diſcrétion à toute épreuve. Il ſe paſſe beaucoup de choſes ici, beaucoup qui contrarieront tes principes de vertu, il faut tout voir, mon enfant, tout entendre & ne jamais rien dire… Ah ! reſte avec moi, Théreſe, reſtes-y, mon enfant, je t’y garde avec joie ; au milieu de beaucoup de vices où m’emportent un tempérament de feu, un eſprit ſans frein & un cœur très-gâté, j’aurai du moins la conſolation d’avoir un être vertueux près de moi, & dans le ſein duquel je me jetterai comme aux pieds d’un Dieu, quand je ſerai raſſaſié de mes débauches… Oh ! Ciel, penſai-je en ce moment, la Vertu eſt donc néceſſaire, elle eſt donc indiſpenſable à l’homme, puiſque le vicieux lui-même eſt obligé de ſe raſſurer par elle, & de s’en ſervir comme d’abri. Me rappelant enſuite les inſtances que Roſalie m’avait faites pour ne la point quitter, & croyant reconnaître dans Rodin quelques bons principes, je m’engageai décidément chez lui. Théreſe, me dit Rodin, au bout de quelques jours, c’eſt auprès de ma fille que je vais te mettre ; de cette maniere, tu n’auras rien à démêler avec mes deux autres femmes, & je te donne trois cens livres de gages. Une telle place était une eſpèce de fortune dans ma poſition ; enflammée du déſir de ramener Roſalie au bien, & peut-être ſon père même, ſi je prenais ſur lui quelqu’empire, je ne me repentis point de ce que je venais de faire… Rodin m’ayant fait habiller me conduiſit dès le même inſtant à ſa file, en lui annonçant qu’il me donnait à elle ; Roſalie me reçut avec des tranſports de joie inouis, & je fus promptement inſtallée.

Il ne ſe paſſa pas huit jours ſans que je commençaſſe à travailler aux converſions que je déſirais, mais l’endurciſſement de Rodin rompait toutes mes meſures.

— Ne crois pas, répondait-il à mes ſages conſeils, que l’eſpece d’hommage que j’ai rendu à la vertu dans toi, ſoit une preuve, ni que j’eſtime la vertu, ni que j’aie envie de la préférer au vice. Ne l’imagine pas, Théreſe, tu t’abuſerais ; ceux qui, partant de ce que j’ai fait envers toi, ſoutiendraient d’après ce procédé, l’importance ou la néceſſité de la vertu, tomberaient dans une grande erreur, & je ſerais bien fâché que tu cruſſes que telle eſt ma façon de penſer. La maſure qui me ſert d’abri à la chaſſe quand les rayons trop ardens du Soleil dardent à-plomb ſur mon individu, n’eſt aſſurément pas un monument utile, ſa néceſſité n’eſt que de circonſtances, je m’expoſe à une ſorte de danger, je trouve quelque choſe qui me garantit, je m’en ſers, mais ce quelque choſe en eſt-il moins inutile ? en peut-il être moins mépriſable ? Dans une ſociété totalement vicieuſe, la vertu ne ſervirait à rien : les nôtres n’étant pas de ce genre, il faut abſolument ou la jouer, ou s’en ſervir, afin d’avoir moins à redouter de ceux qui la ſuivent. Que perſonne ne l’adopte, elle deviendra inutile ; je n’ai donc pas tort quand je ſoutiens que ſa néceſſité n’eſt que d’opinion, ou de circonſtances ; la vertu n’eſt pas un mode d’un prix inconteſtable, elle n’eſt qu’une manière de ſe conduire, qui varie ſuivant chaque climat & qui par conſéquent n’a rien de réel, cela ſeul en fait voir la futilité. Il n’y a que ce qui eſt conſtant qui ſoit réellement bon ; ce qui change perpétuellement ne ſaurait prétendre au caractère de bonté, voilà pourquoi l’on a mis l’immutabilité au rang des perfections de l’Éternel ; mais la vertu eſt abſolument privée de ce caractére : il n’eſt pas deux peuples ſur la ſurface du globe qui ſoient vertueux de la même manière ; donc la vertu n’a rien de réel, rien de bon intrinſéquement, & ne mérite en rien notre culte ; il faut s’en ſervir comme d’étaie, adopter politiquement celle du pays où l’on vit, afin que ceux qui la pratiquent par goût, ou qui doivent la révérer par état, vous laiſſent en repos, & afin que cette vertu reſpectée où vous êtes, vous garantiſſe par ſa prépondérance de convention, des attentats de ceux qui profeſſent le vice. Mais encore une fois, tout cela eſt de circonſtances, & rien de tout cela n’aſſigne un mérite réel à la vertu. Il eſt telle vertu d’ailleurs, impoſſible à de certains hommes ; or, comment me perſuaderez-vous qu’une vertu qui combat ou qui contrarie les paſſions, puiſſe ſe trouver dans la Nature ? Et ſi elle n’y eſt pas, comment peut-elle être bonne ? Aſſurément ce ſeront chez les hommes dont il s’agit, les vices oppoſés à ces vertus, qui deviendront préférables, puiſque ce ſeront les ſeuls modes ;… les ſeules manières d’être qui s’arrangeront le mieux à leur phyſique ou à leurs organes ; il y aura donc dans cette hypothèſe des vices très-utiles : or, comment la vertu le ſera-t-elle, ſi vous me démontrez que ſes contraires puiſſent l’être ? On vous dit à cela, la vertu eſt utile aux autres, & en ce ſens, elle eſt bonne ; car s’il eſt reçu de ne faire que ce qui eſt bon aux autres, à mon tour je ne recevrai que du bien. Ce raiſonnement n’eſt qu’un ſophiſme ; pour le peu de bien que je reçois des autres, en raiſon de ce qu’ils pratiquent la vertu, par l’obligation de la pratiquer à mon tour, je fais un million de ſacrifices qui ne me dédommagent nullement. Recevant moins que je ne donne, je fais donc un mauvais marché, j’éprouve beaucoup plus de mal des privations que j’endure pour être vertueux, que je ne reçois de bien de ceux qui le ſont ; l’arrangement n’étant point égal, je ne dois donc pas m’y ſoumettre, & ſûr, étant vertueux, de ne pas faire aux autres autant de bien que je recevrais de peines en me contraignant à l’être, ne vaudra-t-il donc pas mieux que je renonce à leur procurer un bonheur qui doit me coûter autant de mal ? Reſte maintenant le tort que je peux faire aux autres étant vicieux, & le mal que je recevrai à mon tour, ſi tout le monde me reſſemble. En admettant une entière circulation de vices, je riſque aſſurément, j’en conviens ; mais le chagrin éprouvé par ce que je riſque eſt compenſé par le plaiſir de ce que je fais riſquer aux autres ; voilà dès-lors l’égalité établie ; dès-lors tout le monde eſt à-peu-près également heureux : ce qui n’eſt pas & ne ſaurait être dans une ſociété où les uns ſont bons & les autres méchans, parce qu’il réſulte de ce mélange, des pièges perpétuels, qui n’exiſtent point dans l’autre cas. Dans la ſociété mélangée, tous les intérêts ſont divers ; voilà la ſource d’une infinité de malheurs ; dans l’autre aſſociation, tous les intérêts ſont égaux, chaque individu qui la compoſe eſt doué des mêmes goûts, des mêmes penchans, tous marchent au même but : tous ſont heureux. Mais, vous diſent les ſots, le mal ne rend point heureux ; non, quand on eſt convenu d’encenſer le bien ; mais dépriſez, aviliſſez ce que vous appelez le bien, vous ne révérez plus que ce que vous aviez la ſottiſe d’appeler le mal ; & tous les hommes auront du plaiſir à le commettre, non point parce qu’il ſera permis ; (ce ſerait quelquefois une raiſon pour en diminuer l’attrait,) mais c’eſt que les loix ne le puniront plus, & qu’elles diminuent, par la crainte qu’elles inſpirent, le plaiſir qu’a placé la Nature au crime. Je ſuppoſe une ſociété où il ſera convenu que l’inceſte (admettons ce délit comme tout autre) que l’inceſte, dis-je, ſoit un crime, ceux qui s’y livreront ſeront malheureux, parceque l’opinion, les loix, le culte, tout viendra glacer leurs plaiſirs ; ceux qui déſireront de commettre ce mal, & qui ne l’oſeront, d’après ces freins, ſeront également malheureux ; ainſi la loi qui proſcrira l’inceſte, n’aura fait que des infortunés. Que dans la ſociété voiſine, l’inceſte ne ſoit point un crime, ceux qui ne le déſireront pas ne ſeront point malheureux, & ceux qui le déſireront ſeront heureux. Donc la ſociété qui aura permis cette action conviendra mieux aux hommes, que celle qui aura érigé cette même action en crime ; il en eſt de même de toutes les autres actions mal-adroitement conſidérées comme criminelles ; en les obſervant ſous ce point de vue, vous faites une foule de malheureux ; en les permettant, perſonne ne ſe plaint ; car celui qui aime cette action quelconque s’y livre en paix, & celui qui ne s’en ſoucie pas, ou reſte dans une ſorte d’indifférence qui n’eſt nullement douloureuſe, ou ſe dédommage de la léſion qu’il a pu recevoir, par une foule d’autres léſions dont il grève à ſon tour ceux dont il a eu à ſe plaindre ; donc tout le monde dans une ſociété criminelle, ſe trouve ou très-heureux, ou dans un état d’inſouciance qui n’a rien de pénible ; par conſéquent rien de bon, rien de reſpectable, rien de fait pour rendre heureux dans ce qu’on appelle la vertu. Que ceux qui la ſuivent ne s’enorgueilliſſent donc pas, de cette ſorte d’hommage que le genre de conſtitution de nos ſociétés nous force à lui rendre ; c’eſt une affaire purement de circonſtances, de convention ; mais dans le fait, ce culte eſt chimérique, & la vertu qui l’obtient un inſtant, n’en eſt pas pour cela plus belle.

Telle était la logique infernale des malheureuſes paſſions de Rodin ; mais Roſalie plus douce & bien moins corrompue, Roſalie déteſtant les horreurs auxquelles elle était ſoumiſe, ſe livrait plus docilement à mes avis : je déſirais avec ardeur lui faire remplir ſes premiers devoirs de Religion ; il aurait fallu pour cela mettre un prêtre dans la confidence, & Rodin n’en voulait aucun dans ſa maiſon, il les avait en horreur comme le culte qu’ils profeſſaient : pour rien au monde, il n’en eût ſouffert un près de ſa fille ; conduire cette jeune perſonne à un Directeur, était également impoſſible ; Rodin ne laiſſait jamais ſortir Roſalie ſans qu’elle fût accompagnée : il fallut donc attendre que quelqu’occaſion ſe préſentât ; & pendant ces délais, j’inſtruiſais cette jeune perſonne ; en lui donnant le goût des vertus, je lui inſpirais celui de la Religion, je lui en dévoilais les ſaints dogmes & les ſublimes myſtères, je liais tellement ces deux ſentimens dans ſon jeune cœur que je les rendais indiſpenſables au bonheur de ſa vie.

Ô Mademoiſelle, lui diſais-je un jour en recueillant les larmes de ſa componction, l’homme peut-il s’aveugler au point de croire, qu’il ne ſoit pas deſtiné à une meilleure fin ? Ne ſuffit-il pas qu’il ait été doué du pouvoir & de la faculté de connaître ſon Dieu, pour s’aſſurer que cette faveur ne lui a été accordée que pour remplir les devoirs qu’elle impoſe ? Or, quelle peut être la baſe du culte dû à l’Éternel, ſi ce n’eſt la vertu dont lui-même eſt l’exemple ? Le Créateur de tant de merveilles peut-il avoir d’autres loix que le bien ? Et nos cœurs peuvent-ils lui plaire ſi le bien n’en eſt l’élément ? Il me ſemble qu’avec les ames ſenſibles, il ne faudrait employer d’autres motifs d’amour envers cet Être ſuprême que ceux qu’inſpire la reconnaiſſance. N’eſt-ce pas une faveur que de nous avoir fait jouir des beautés de cet Univers, & ne lui devons-nous pas quelque gratitude pour un tel bienfait ? Mais une raiſon plus forte encore, établit, conſtate la chaîne univerſelle de nos devoirs ; pourquoi refuſerions-nous de remplir ceux qu’exige ſa loi, puiſque ce ſont les mêmes que ceux qui conſolident notre bonheur avec les hommes ? N’eſt-il pas doux de ſentir qu’on ſe rend digne de l’Être ſuprême, rien qu’en exerçant les vertus qui doivent opérer notre contentement ſur la terre, & que les moyens qui nous rendent dignes de vivre avec nos ſemblables, ſont les mêmes que ceux qui nous donnent après cette vie l’aſſurance de renaître auprès du trône de Dieu ? Ah ! Roſalie, comme ils s’aveuglent ceux qui voudraient nous ravir cet eſpoir ! Trompés, ſéduits par leurs miſérables paſſions, ils aiment mieux nier les vérités éternelles, que d’abandonner ce qui peut les en rendre dignes. Ils aiment mieux dire, on nous trompe, que d’avouer qu’ils ſe trompent eux-mêmes ; l’idée des pertes qu’ils ſe préparent troublerait leurs indignes voluptés ; il leur paraît moins affreux d’anéantir l’eſpoir du Ciel, que de ſe priver de ce qui doit le leur acquérir ! Mais quand elles s’affaibliſſent en eux, ces tyranniques paſſions, quand le voile eſt déchiré, quand rien ne balance plus dans leur cœur corrompu cette voix impérieuſe du Dieu que méconnaiſſait leur délire, quel il doit être, ô Roſalie, ce cruel retour ſur eux-mêmes, & combien le remords qui l’accompagne doit leur faire payer cher l’inſtant d’erreur qui les aveuglait ! Voilà l’état où il faut juger l’homme pour régler ſa propre conduite : ce n’eſt ni dans l’ivreſſe, ni dans le tranſport d’une fiévre ardente que nous devons croire à ce qu’il dit, c’eſt lorſque ſa raiſon calmée, jouiſſant de toute ſon energie, cherche la vérité, la devine & la voit. Nous le déſirons de nous-mêmes alors cet Être ſaint autrefois méconnu ; nous l’implorons, il nous conſole ; nous le prions, il nous écoute. Eh, pourquoi donc le nierais-je, pourquoi le méconnaîtrais-je, cet objet ſi néceſſaire au bonheur ? Pourquoi préférerais-je de dire avec l’homme égaré, il n’eſt point de Dieu, tandis que le cœur de l’homme raiſonnable m’offre à tout inſtant des preuves de l’exiſtence de cet Être divin ? Vaut-il donc mieux rêver avec les fous, que de penſer juſte avec les ſages ? Tout découle néanmoins de ce premier principe : dès qu’il exiſte un Dieu, ce Dieu mérite un culte, & la premiere baſe de ce culte eſt inconteſtablement la Vertu.

De ces premières vérités, je déduiſais facilement les autres, & Roſalie déiſte était bientôt chrétienne. Mais quel moyen, je le répète, de joindre un peu de pratique à la morale ? Roſalie, contrainte d’obéir à ſon père, ne pouvait tout au plus y montrer que du dégoût, et avec un homme comme Rodin cela ne pouvait-il pas devenir dangereux ? Il étoit intraitable ; aucun de mes ſystêmes ne tenait contre lui ; mais ſi je ne réuſſiſſais pas à le convaincre, au moins ne m’ébranlait-il pas.

Cependant, une telle école, des dangers ſi permanens, ſi réels, me firent trembler pour Roſalie au point que je ne me crus nullement coupable en l’engageant à fuir de cette maiſon perverſe. Il me ſemblait qu’il y avait un moindre mal à l’arracher du ſein de ſon inceſtueux père, que de l’y laiſſer au haſard de tous les riſques qu’elle y pouvait courir. J’avais déjà touché légèrement cette matière, & je n’étais peut être pas très-loin d’y réuſſir, quand tout-à-coup Roſalie diſparut de la maiſon, ſans qu’il me fût poſſible de ſavoir où elle était. Interrogeais-je les femmes de chez Rodin, ou Rodin lui-même, on m’aſſurait qu’elle était allé paſſer la belle ſaiſon chez une parente à dix lieues de là. M’informais-je dans le voiſinage, d’abord on s’étonnait d’une pareille queſtion faite par quelqu’un du logis, puis on me répondait comme Rodin & ſes domeſtiques : on l’avait vue, on l’avait embraſſée la veille, le jour même de ſon départ ; et je recevais les mêmes réponſes par-tout. Quand je demandais à Rodin pourquoi ce départ m’avait été caché, pourquoi je n’avais pas ſuivi ma maîtreſſe, il m’aſſurait que l’unique raiſon avait été de prévenir une ſcène douloureuſe pour l’une & pour l’autre, & qu’aſſurément je reverrais bientôt celle que j’aimais. Il fallut ſe payer de ces réponſes, mais s’en convaincre était plus difficile. Était-il préſumable que Roſalie, Roſalie qui m’aimait tant ! eût pu conſentir à me quitter ſans me dire un mot ? Et, d’après ce que je connaiſſais du caractere de Rodin, n’y avait-il pas bien à appréhender pour le ſort de cette malheureuſe ? Je réſolus donc de mettre tout en uſage pour ſavoir ce qu’elle était devenue, & pour y parvenir, tous les moyens me parurent bons.

Dès le lendemain, me trouvant ſeule au logis, j’en parcours ſoigneuſement tous les coins ; je crois entendre quelques gémiſſemens au fond d’une cave très-obſcure… Je m’approche, un tas de bois paraiſſait boucher une porte étroite & reculée ; j’avance en écartant tous les obſtacles,… de nouveaux ſons ſe font entendre ; je crois en démêler l’organe… Je prête mieux l’oreille… je ne doute plus. — Théreſe, entends-je enfin, ô Théreſe eſt-ce toi ? — Oui, chère & tendre amie, m’écriai-je, en reconnaiſſant la voix de Roſalie… Oui, c’eſt Théreſe que le ciel envoye te ſecourir,… & mes queſtions multipliées laiſſent à peine à cette intéreſſante fille le temps de me répondre. J’apprends enfin que quelques heures avant ſa diſparution, Rombeau, l’ami, le confrere de Rodin, l’avait examinée nue, et qu’elle avait reçu de ſon père l’ordre de ſe prêter, avec ce Rombeau, aux mêmes horreurs que Rodin exigeait chaque jour d’elle ; qu’elle avait réſiſté, mais que Rodin, furieux, l’avait ſaiſie & préſentée lui-même aux attentats débordés de ſon confrere ; qu’enſuite, les deux amis s’étaient fort long-temps parlé bas, la laiſſant toujours nue, & venant par intervalle l’examiner de nouveau, en jouir toujours de cette même manière criminelle, ou la maltraiter en cent façons différentes ; que définitivement, après quatre ou cinq heures de cette ſéance, Rodin lui avait dit qu’il allait l’envoyer à la campagne chez une de ſes parentes, mais qu’il fallait partir tout-de-ſuite & ſans parler à Théreſe, pour des raiſons qu’il lui expliquerait le lendemain lui-même dans cette campagne où il irait auſſitôt la rejoindre. Il avait fait entendre à Roſalie qu’il s’agiſſait d’un mariage pour elle, & que c’était en raiſon de cela que ſon ami Rombeau l’avait examinée, afin de voir ſi elle était en état de devenir mere. Roſalie était effectivement partie ſous la conduite d’une vieille femme ; elle avait traverſé le bourg, dit adieu en paſſant à pluſieurs connaiſſances ; mais auſſitôt que la nuit était venue, ſa conductrice l’avait ramenée dans la maiſon de ſon pere où elle était rentrée à minuit. Rodin, qui l’attendait, l’avait ſaiſie, lui avait intercepté de ſa main l’organe de la voix, & l’avait, ſans dire un mot, plongée dans cette cave, où on l’avait d’ailleurs aſſez bien nourrie. & ſoignée depuis qu’elle y était.

Je crains tout, ajouta cette pauvre fille ; la conduite de mon pere envers moi depuis ce temps, ſes diſcours, ce qui a précédé l’examen de Rombeau, tout, Théreſe, tout prouve que ces monſtres vont me faire ſervir à quelques-unes de leurs expériences, & c’en eſt fait de ta pauvre Roſalie, — Après les larmes qui coulerent abondamment de mes yeux, je demandai à cette pauvre fille ſi elle ſavait où l’on mettait la clef de cette cave ; elle l’ignorait ; mais elle ne croyait pourtant point que l’on eût l’uſage de l’emporter. Je la cherchai de tous côtés ; ce fut en vain ; & l’heure de reparaître arriva ſans que je pusse donner à cette chere enfant d’autres ſecours que des conſolations, quelques eſpérances & des pleurs. Elle me fit jurer de revenir le lendemain ; je le lui promis, l’aſſurant même que ſi, à cette époque, je n’avais rien découvert de ſatisfaiſant ſur ce qui la regardait, je quitterais ſur-le-champ la maiſon, je porterais mes plaintes en juſtice, & la ſouſtrairais, à tel prix que ce pût être, au ſort affreux qui la menaçait.

Je remonte ; Rombeau ſoupait ce ſoir-là avec Rodin. Déterminée à tout, pour éclaircir le ſort de ma maîtreſſe, je me cache près de l’appartement où ſe trouvaient les deux amis, et leur converſation ne me convainc que trop du projet horrible qui les occupait l’un & l’autre.

Jamais, dit Rodin, l’anatomie ne ſera à ſon dernier degré de perfection, que l’examen des vaiſſeaux ne ſoit fait ſur un enfant de quatorze ou quinze ans, expiré d’une mort cruelle ; ce n’eſt que de cette contraction que nous pouvons obtenir une analyſe complette d’une partie auſſi intéreſſante. Il en eſt de même, reprit Rombeau, de la membrane qui aſſure la virginité ; il faut néceſſairement une jeune fille pour cet examen. Qu’obſerve-t-on dans l’âge de puberté ? rien ; les menſtrues déchirent l’hymen, & toutes les recherches ſont inexactes ; ta fille eſt préciſément ce qu’il nous faut ; quoiqu’elle ait quinze ans, elle n’eſt pas encore réglée ; la maniere dont nous en avons joui ne porte aucun tort à cette membrane, & nous la traiterons tout à l’aiſe. Je ſuis ravi que tu te ſois enfin déterminé.

Aſſurément, je le ſuis, reprit Rodin ; il eſt odieux que de futiles conſidérations arrêtent ainſi le progrès des ſciences ; les grands hommes ſe ſont-ils laiſſé captiver par d’auſſi mépriſables chaînes ? Et quand Michel-Ange voulut rendre un Chriſt au naturel, ſe fit-il un cas de conſcience de crucifier un jeune homme, & de le copier dans les angoiſſes. Mais quand il s’agit des progrès de notre art, de quelle néceſſité ne doivent pas être ces mêmes moyens ! Et combien y a-t-il un moindre mal à ſe les permettre ? C’eſt un ſujet de ſacrifié pour en ſauver un million ; doit-on balancer à ce prix ? Le meurtre opéré par les loix eſt-il d’une autre eſpece que celui que nous allons faire, & l’objet de ces loix, qu’on trouve ſi ſages, n’eſt-il pas le ſacrifice d’un pour en ſauver mille ? — C’eſt la ſeule façon de s’inſtruire, dit Rombeau, & dans les hôpitaux, où j’ai travaillé toute ma jeuneſſe, j’ai vu faire mille ſemblables expériences ; à cauſe des liens qui t’enchaînent à cette créature, je craignais, je l’avoue, que tu ne balançaſſes.

— Quoi ! parce qu’elle eſt ma fille ? Belle raiſon, s’écria Rodin, & quel rang t’imagines-tu donc que ce titre doive avoir dans mon cœur ? Je regarde un peu de ſemence écloſe, du même œil (au poids près) que celle qu’il me plaît de perdre dans mes plaiſirs. Je n’ai jamais fait plus de cas de l’un que de l’autre. On eſt le maître de reprendre ce qu’on a donné ; jamais le droit de diſpoſer de ſes enfans ne fut conteſté chez aucun peuple de la terre. Les Perſes, les Medes, les Arméniens, les Grecs en jouiſſaient dans toute ſon étendue. Les loix de Licurgue, le modèle des Légiſlateurs, non-ſeulement laiſſaient aux peres tous droits ſur leurs enfans, mais condamnoient même à la mort ceux que les parens ne voulaient pas nourrir, ou ceux qui ſe trouvaient mal conformés. Une grande partie des Sauvages tuent leurs enfans auſſitôt qu’ils naiſſent. Preſque toutes les femmes de l’Aſie, de l’Afrique & de l’Amérique, ſe font avorter ſans encourir de blâme ; Cook retrouva cet uſage dans toutes les iſles de la mer du Sud. Romulus, permit l’infanticide ; la loi des douze tables le toléra de même, & juſqu’à Constantin, les Romains expoſaient ou tuaient impunément leurs enfans. Aristote conſeille ce prétendu crime ; la secte des Stoïciens le regardait comme louable ; il eſt encore très en uſage à la Chine. Chaque jour on trouve & dans les rues & ſur les canaux de Pekin, plus de dix mille individus immolés ou abandonnés par leurs parens, & quel que ſoit l’âge d’un enfant dans ce ſage empire, un pere, pour s’en débarraſſer, n’a beſoin que de le mettre entre les mains du juge. D’après les loix des Parthes on tuait ſon fils, ſa fille ou ſon frere, même dans l’âge nubile ; Céſar trouva cette coutume générale dans les Gaules ; pluſieurs paſſages du Pentateuque prouvent qu’il était permis de tuer ſes enfans chez le peuple de Dieu ; & Dieu lui-même enfin, l’exigea d’Abraham. L’on crut long-temps, dit un célebre moderne, que la proſpérité des empires dépendait de l’eſclavage des enfans ; cette opinion avoit pour baſe les principes de la plus ſaine raiſon. Eh quoi ! un monarque ſe croira autoriſé à ſacrifier vingt ou trente mille de ſes ſujets dans un ſeul jour pour ſa propre cauſe, & un pere ne pourra, lorſqu’il le jugera convenable, devenir maître de la vie de ſes enfans ! Quelle abſurdité ! Quelle inconſéquence & quelle faibleſſe dans ceux qui ſont contenus par de telles chaînes ! L’autorité du pere ſur ſes enfans, la ſeule réelle, la ſeule qui ait ſervi de baſe à toutes les autres, nous eſt dictée par la voix de la Nature même, & l’étude réfléchie de ſes opérations nous en offre à tout inſtant des exemples. Le Czar Pierre ne doutait nullement de ce droit ; il en uſa, & adreſſa une déclaration publique à tous les Ordres de ſon empire, par laquelle il diſait que, d’après les loix divines et humaines, un pere avait le droit entier & abſolu de juger ſes enfans à mort, ſans appel & ſans prendre l’avis de qui que ce fût. Il n’y a que dans notre France barbare où une fauſſe & ridicule pitié crut devoir enchaîner ce droit. Non, pourſuivit Rodin avec chaleur, non, mon ami, je ne comprendrai jamais qu’un pere qui voulut bien donner la vie, ne ſoit pas libre de donner la mort. C’eſt le prix ridicule que nous attachons à cette vie, qui nous fait éternellement déraiſonner ſur le genre d’action qui engage un homme à ſe délivrer de ſon ſemblable. Croyant que l’exiſtence eſt le plus grand des biens, nous nous imaginons ſtupidement faire un crime en ſouſtrayant ceux qui en jouiſſent ; mais la ceſſation de cette exiſtence, ou du moins ce qui la ſuit, n’eſt pas plus un mal que la vie n’eſt un bien ; ou plutôt ſi rien ne meurt, ſi rien ne ſe détruit, ſi rien ne ſe perd dans la Nature, ſi toutes les parties décompoſées d’un corps quelconque n’attendent que la diſſolution, pour reparaître auſſitôt ſous des formes nouvelles, quelle indifférence n’y aura-t-il pas dans l’action du meurtre, & comment oſera-t-on y trouver du mal ? Ne dût-il donc s’agir ici que de ma ſeule fantaiſie, je regarderais la choſe comme toute ſimple, à plus forte raiſon quand elle devient néceſſaire à un art auſſi utile aux hommes… Quand elle peut fournir d’auſſi grandes lumieres, dès-lors ce n’eſt plus un mal, mon ami, ce n’eſt plus un forfait, c’eſt la meilleure, la plus ſage, la plus utile de toutes les actions, & ce ne ſerait qu’à ſe la refuſer qu’il pourrait exiſter du crime.

Ah ! dit Rombeau, plein d’enthouſiaſme pour d’auſſi effrayantes maximes, je t’approuve, mon cher, ta ſageſſe m’enchante, mais ton indifférence m’étonne, je te croyais amoureux. — Moi ! épris d’une fille ?… Ah ! Rombeau, je me ſuppoſais mieux connu de toi ; je me ſers de ces créatures-là quand je n’ai rien de mieux : l’extrême penchant que j’ai pour les plaiſirs du genre dont tu me les vois goûter, me rend précieux tous les temples où cette eſpèce d’encens peut s’offrir, & pour les multiplier, j’aſſimile quelques fois une jeune fille à un beau garçon ; mais pour peu qu’un de ces individus femelles ait malheureuſement nourri trop longtemps mon illuſion, le dégoût s’annonce avec énergie, & je n’ai jamais connu qu’un moyen d’y ſatisfaire délicieuſement… Tu m’entends, Rombeau ; Chilpéric le plus voluptueux des Rois de France penſait de même. Il diſait hautement qu’on pouvait à la rigueur ſe ſervir d’une femme, mais à la clauſe expreſſe de l’exterminer auſſitôt qu’on en avait joui[3]. Il y a cinq ans que cette petite Catin ſert à mes plaiſirs, il eſt temps qu’elle paye la ceſſation de mon ivreſſe par celle de ſon exiſtence.

Le repas finiſſait ; aux démarches de ces deux furieux, à leurs propos, à leurs actions, à leurs préparatifs, à leur état enfin qui tenait du délire, je vis bien qu’il n’y avait pas un moment à perdre & que l’époque de la deſtruction de cette malheureuſe Roſalie, était fixée à ce même ſoir. Je vole à la cave, réſolue de mourir ou de la délivrer. — Ô chere amie, lui criai-je, pas un moment à perdre… les monſtres… c’eſt pour ce ſoir… ils vont arriver… Et en diſant cela, je fais les plus violens efforts pour enfoncer la porte. Une de mes ſecouſſes fait tomber quelque choſe, j’y porte la main, c’eſt la clef, je la ramaſſe, je me hâte d’ouvrir… j’embraſſe Roſalie, je la preſſe de fuir, je lui réponds de ſuivre ſes pas, elle s’élance… Juſte Ciel ! il était encore dit que la Vertu devait ſuccomber, & que les ſentimens de la plus tendre commiſération allaient être durement punis ; Rodin & Rombeau éclairés par la gouvernante paraiſſent tout-à-coup ; le premier ſaiſit ſa fille au moment où elle franchit le ſeuil de la porte au-delà de laquelle elle n’avait plus que quelques pas à faire pour ſe trouver libre. — Où vas-tu, malheureuſe, s’écrie Rodin en l’arrêtant, pendant que Rombeau s’empare de moi… Ah ! continue-t-il en me regardant, c’eſt cette coquine qui favoriſait ta fuite ! Théreſe, voilà donc l’effet de vos grands principes de vertu… enlever une fille à ſon pere ? — Aſſurément, répondis-je avec fermeté, & je le dois quand ce pere eſt aſſez barbare pour comploter contre les jours de ſa fille. — Ah ! ah ! de l’eſpionnage & de la ſéduction, pourſuivit Rodin ; tous les vices les plus dangereux dans une domeſtique ; montons, montons, il faut juger cette affaire-là. Roſalie & moi, traînées par ces deux ſcélérats, nous regagnons les appartemens ; les portes ſe ferment. La malheureuſe fille de Rodin eſt attachée aux colonnes d’un lit, & toute la rage de ces furieux ſe tourne contre moi, je ſuis accablée des plus dures invectives, & les plus effrayans arrêts ſe prononcent ; il ne s’agit de rien moins que de me diſſéquer toute vive, pour examiner les battemens du cœur, & faire ſur cette partie des obſervations impraticables ſur un cadavre. Pendant ce temps on me deshabille, & je deviens la proie des attouchemens les plus impudiques. — Avant tout, dit Rombeau, je ſuis d’avis d’attaquer fermement la fortereſſe que tes bons procédés reſpectèrent… C’eſt qu’elle eſt ſuperbe ; admire donc le velouté, la blancheur de ces deux demi-lunes qui en défendent l’entrée, jamais Vierge ne fut plus fraîche. — Vierge ! mais elle l’eſt preſque, dit Rodin… Une ſeule fois malgré elle on l’a violée, & pas la moindre choſe depuis. Céde-moi le poſte un inſtant… & le cruel entremêle l’hommage, de ces careſſes dures & féroces qui dégradent l’idole au lieu de l’honorer. S’il y avait eu là des verges, j’étais cruellement traitée. On en parla, mais il ne s’en trouva point, on ſe contenta de ce que la main put faire ; on me mit en feu… plus je me défendais, mieux j’étais contenue ; quand je vis pourtant qu’on allait ſe décider à des choſes plus ſérieuſes, je me précipitai aux pieds de mes bourreaux, je leur offris ma vie, & leur demandai l’honneur. — Mais dès que tu n’es pas vierge, dit Rombeau, qu’importe, tu ne ſeras coupable de rien, nous allons te violer comme tu l’as déjà été, & dès-lors pas le plus petit péché ſur ta conſcience ; ce ſera la force qui t’aura tout ravi… & l’infâme en me conſolant de cette cruelle manière, me plaçait déjà ſur un canapé. — Non, dit Rodin en arrêtant l’efferveſcence de ſon Confrere dont j’étais toute prête à devenir victime, non, ne perdons pas nos forces avec cette créature, ſonge que nous ne pouvons remettre plus loin les opérations projettées ſur Roſalie, & notre vigueur nous eſt néceſſaire pour y procéder : puniſſons autrement cette malheureuſe. En diſant cela, Rodin met un fer au feu. Oui, continue-t-il, puniſſons-la mille fois davantage que ſi nous prenions ſa vie, marquons-la, flétriſſons-la ; cet aviliſſement joint à toutes les mauvaiſes affaires qu’elle a ſur le corps, la fera pendre ou mourir de faim ; elle ſouffrira du moins juſques-là, & notre vengeance plus prolongée en deviendra plus délicieuſe ; il dit : Rombeau me ſaiſit, & l’abominable Rodin m’applique derrière l’épaule le fer ardent dont on marque les voleurs. Qu’elle oſe paraître à préſent, la Catin, continue ce monſtre, qu’elle l’oſe, & en montrant cette lettre ignominieuſe, je légitimerai ſuffiſamment les raiſons qui me l’ont fait renvoyer avec tant de ſecret & de promptitude.

On me panſe, on me r’habille, on me fortifie de quelques gouttes de liqueur, & profitant de l’obſcurité de la nuit, les deux amis me conduiſent au bord de la forêt, & m’y abandonnent cruellement, après m’avoir fait entrevoir encore le danger d’une récrimination, ſi j’oſe l’entreprendre dans l’état d’aviliſſement où je me trouve.

Toute autre que moi, ſe fut peu ſouciée de cette menace ; dès qu’il m’était poſſible de prouver que le traitement que je venais de ſouffrir n’était l’ouvrage d’aucuns tribunaux, qu’avais-je à craindre ?… Mais ma faibleſſe, ma timidité naturelle, l’effroi de mes malheurs de Paris, & de ceux du Château de Bressac, tout m’étourdit, tout m’effraya ; je ne penſai qu’à fuir, bien plus affectée de la douleur d’abandonner une innocente victime aux mains de ces deux ſcélérats prêts à l’immoler ſans doute, que touchée de mes propres maux. Plus irritée, plus affligée que phyſiquement maltraitée, je me mis en marche dès le même inſtant ; mais ne m’orientant point, ne demandant rien, je ne fis que tourner autour de Paris, & le quatrième jour de mon voyage, je ne me trouvai qu’à Lieurſaint. Sachant que cette route pouvait me conduire vers les provinces méridionales, je réſolus alors de la ſuivre, & de gagner ainſi, comme je le pourrais, ces pays éloignés, m’imaginant que la paix & le repos ſi cruellement refuſés pour moi dans ma patrie, m’attendaient peut-être au bout de la France ; fatale erreur ! que de chagrins il me reſtait à éprouver encore.

Quelles que euſſent été mes peines juſques alors, au moins mon innocence me reſtait. Uniquement victime des attentats de quelques monſtres, à peu de choſe près néanmoins, je pouvais me croire encore dans la claſſe des filles honnêtes. Au fait, je n’avais été vraiment ſouillée que par un viol fait depuis cinq ans, dont les traces étaient refermées… un viol conſommé dans un inſtant où mes ſens engourdis ne m’avoient pas même laiſſé la faculté de le ſentir. Qu’avais-je d’ailleurs à me reprocher ? Rien, oh ! rien ſans doute ; & mon cœur était pur, j’en étais trop glorieuſe, ma préſomption devait être punie, & les outrages qui m’attendaient allaient devenir tels, qu’il ne me ſerait bientôt plus poſſible, quelque peu que j’y participaſſe, de former au fond de mon cœur les mêmes ſujets de conſolation.

J’avais toute ma fortune ſur moi cette fois-ci ; c’eſt-à-dire environ cent écus, ſomme réſultative de ce que j’avais ſauvé de chez Bressac, & de ce que j’avais gagné chez Rodin. Dans l’excès de mon malheur je me trouvais encore heureuſe de ce qu’on ne m’avait point enlevé ces ſecours ; je me flattais qu’avec la frugalité, la tempérance, l’économie auxquelles j’étais accoutumée, cet argent me ſuffirait au moins juſqu’à ce que je fuſſe en ſituation de pouvoir trouver quelque place. L’exécration qu’on venait de me faire ne paraiſſait point, j’imaginais pouvoir la déguiſer toujours, & que cette flétriſſure ne m’empêcherait pas de gagner ma vie. J’avais vingt-deux ans, une bonne ſanté, une figure, dont pour mon malheur, on ne faiſait que trop d’éloge ; quelques vertus qui, quoiqu’elles m’euſſent toujours nui, me conſolaient pourtant, comme je viens de vous le dire, & me faiſaient eſpérer qu’enfin le Ciel leur accorderait ſinon des récompenſes, au moins quelque ceſſation aux maux qu’elles m’avaient attirés. Pleine d’eſpoir & de courage, je pourſuis ma route juſqu’à Sens où je me repoſai quelques jours. Une ſemaine me remit entièrement ; peut-être euſſé-je trouvé quelque place dans cette ville, mais pénétrée de la néceſſité de m’éloigner, je me remis en marche avec le deſſein de chercher fortune en Dauphiné ; j’avais beaucoup entendu parler de ce pays, je m’y figurais le bonheur, nous allons voir comme j’y réuſſis.

Dans aucunes circonſtances, de ma vie, les ſentimens de Religion ne m’avaient abandonnée. Mépriſant les vains ſophiſmes des eſprits-forts, les croyant tous émanés du libertinage bien plus que d’une ferme perſuaſion, je leur oppoſais ma conſcience & mon cœur, & trouvais au moyen de l’un & de l’autre tout ce qu’il fallait pour y répondre. Souvent forcée par mes malheurs de négliger mes devoirs de piété, je réparais ces torts auſſitôt que j’en trouvais l’occaſion.

Je venais de partir d’Auxerre le ſept d’Août, je n’en oublierai jamais l’époque ; j’avais fait environ deux lieues, & la chaleur commençant à m’incommoder, je montai ſur une petite éminence couverte, d’un bouquet de bois, peu éloignée de la route, avec le deſſein de m’y rafraîchir & d’y ſommeiller une couple d’heures, à moins de frais que dans une auberge, & plus en ſûreté que ſur le grand chemin ; je m’établis au pied d’un chêne, & après un déjeûner frugal, je me livre aux douceurs du ſommeil. J’en avais joui long-temps avec tranquillité, lorſque mes yeux ſe r’ouvrant je me plais à contempler le payſage qui ſe préſente à moi dans le lointain. Du milieu d’une forêt, qui s’étendait à droite, je crus voir à près de trois ou quatre lieues de moi, un petit clocher s’élever modeſtement dans l’air… Aimable ſolitude, me dis-je, que ton ſéjour me fait envie, tu dois être l’aſyle de quelques douces & vertueuſes recluſes qui ne s’occupent que de Dieu… que de leurs devoirs ; ou de quelques ſaints Hermites uniquement conſacrés à la Religion… Éloignées de cette ſociété pernicieuſe où le crime veillant ſans ceſſe autour de l’innocence, la dégrade & l’anéantit… ah ! toutes les vertus doivent habiter là, j’en ſuis ſûre, & quand les crimes de l’homme les exilent de deſſus la terre, c’eſt là, c’eſt dans cette retraite ſolitaire qu’elles vont s’enſevelir au ſein des êtres fortunés qui les chériſſent & les cultivent chaque jour.

J’étais anéantie dans ces penſées lorſqu’une fille de mon age gardant des moutons ſur ce plateau, s’offrit tout-à-coup à ma vue ; je l’interroge ſur cette habitation, elle me dit que ce que je vois eſt un Couvent de Bénédictins, occupé par quatre ſolitaires dont rien n’égale la Religion, la continence & la ſobriété. On y va, me dit cette fille, une fois par an en pélerinage près d’une Vierge miraculeuſe, dont les gens pieux obtiennent tout ce qu’ils veulent. Singuliérement émue du déſir d’aller auſſitôt implorer quelques ſecours aux pieds de cette ſainte Mere de Dieu, je demande à cette fille ſi elle veut y venir prier avec moi, elle me répond que cela lui eſt impoſſible, que ſa mere l’attend ; mais que la route eſt aiſée. Elle me l’indique, elle m’aſſure que le Supérieur de cette maiſon, le plus reſpectable & le plus ſaint des hommes, me recevra parfaitement bien, & m’offrira tous les ſecours qui pourront m’être néceſſaires ; on le nomme Dom Sévérino, continua cette fille, il eſt Italien, proche parent du Pape qui le comble de bienfaits ; il eſt doux, honnête, ſerviable, âgé de cinquante-cinq ans, dont il en a paſſé plus des deux tiers en France… Vous en ſerez contente, Mademoiſelle, continua la bergere, allez vous édifier dans cette ſainte ſolitude, & vous n’en reviendrez que meilleure.

Ce récit enflammant encore davantage mon zèle, il me devint impoſſible de réſiſter au déſir violent que j’éprouvai d’aller viſiter cette ſainte Égliſe, & d’y réparer par quelques actes pieux, les négligences dont j’étais coupable. Quelque beſoin que j’aie moi-même de charités, je donne un écu à cette fille, & me voilà dans la route de Sainte Marie-des-bois, tel était le nom du Couvent vers lequel je dirigeai mes pas.

Dès que je fus deſcendue dans la plaine, je n’apperçus plus le clocher ; je n’avais pour me guider que la forêt, & je commençai dès-lors à croire que l’éloignement dont j’avais oublié de m’informer, était bien autre que l’eſtimation que j’en avais faite ; mais rien ne me décourage, j’arrive au bord de la forêt, & voyant qu’il me reſte encore aſſez de jour, je me détermine à m’y enfoncer, m’imaginant toujours pouvoir arriver au Couvent avant la nuit. Cependant nulle trace humaine ne ſe préſente à mes yeux… Pas une maiſon, & pour tout chemin un ſentier peu battu que je ſuivais, à tout haſard ; j’avais au moins déjà fait cinq lieues, & je ne voyais encore rien s’offrir, lorſque l’Aſtre ayant abſolument ceſſé d’éclairer l’univers, il me ſembla ouïr le ſon d’une cloche… J’écoute, je marche vers le bruit, je me hâte, le ſentier s’élargit un peu, j’apperçois enfin quelques haies, & bientôt après le Couvent ; rien de plus agreſte que cette ſolitude, aucune habitation ne l’avoiſinait, la plus prochaine était à ſix lieues, & des bois immenſes entouraient la maiſon de toutes parts ; elle était ſituée dans un fond, il m’avait fallu beaucoup deſcendre pour y arriver, & telle était la raiſon qui m’avait fait perdre le clocher de vue, dès que je m’étais trouvée dans la plaine ; la cabane d’un Jardinier touchait aux murs du Couvent ; c’était là que l’on s’adreſſait avant que d’entrer. Je demande à cette eſpèce de portier, s’il eſt permis de parler au Supérieur ; il s’informe de ce que je lui veux ; je fais entendre qu’un devoir de religion m’attire dans cette pieuſe retraite, & que je ſerais bien conſolée de toutes les peines que j’ai priſes pour y parvenir, ſi je pouvais me jetter un inſtant aux pieds de la miraculeuſe Vierge & des ſaints eccléſiaſtiques dans la maiſon deſquels cette divine image ſe conſerve. Le Jardinier ſonne, & pénétre au Couvent ; mais comme il était tard & que les peres ſoupaient, il eſt quelque temps à revenir. Il reparaît enfin avec un des Religieux : — Mademoiſelle, me dit-il, voilà Dom Clément, l’économe de la maiſon, il vient voir ſi ce que vous déſirez vaut la peine d’interrompre le Supérieur.

Clément, dont le nom peignait on ne ſaurait moins la figure, était un homme de quarante-huit ans, d’une groſſeur énorme, d’une taille giganteſque, le regard ſombre & farouche, ne s’exprimant qu’avec des mots durs élancés par un organe rauque, une vraie figure de ſatyre ; l’extérieur d’un tyran ; il me fit trembler… Alors, ſans qu’il me fût poſſible de m’en défendre, le ſouvenir de mes anciens malheurs vint s’offrir en traits de ſang à ma mémoire troublée… Que voulez-vous, me dit ce Moine, avec l’air le plus rébarbatif, eſt-ce-là l’heure de venir dans une égliſe ?… Vous avez bien l’air d’une avanturière. — Saint-homme, dis-je en me proſternant, j’ai cru qu’il était toujours temps de ſe préſenter à la maiſon de Dieu ; j’accours de bien loin pour m’y rendre, pleine de ferveur & de dévotion, je demande à me confeſſer s’il eſt poſſible, & quand l’intérieur de ma conſcience vous ſera connu, vous verrez ſi je ſuis digne ou non de me proſterner aux pieds de la ſainte Image. — Mais ce n’eſt pas l’heure de ſe confeſſer, dit le Moine en ſe radouciſſant, où paſſerez-vous la nuit ? Nous n’avons point d’hoſpice… il valait mieux venir le matin ; à cela je lui dis les raiſons qui m’en avaient empêchée & ſans me répondre, Clément alla en rendre compte au Supérieur. Quelques minutes après, on ouvre l’égliſe, Dom Sévérino s’avance lui-même à moi, vers la cabane du Jardinier, & m’invite à entrer avec lui dans le temple.

Dom Sévérino duquel il eſt bon de vous donner une idée ſur-le-champ, était un homme de cinquante-cinq ans, ainſi qu’on me l’avait dit, mais d’une belle phyſionomie, l’air frais encore, taillé en homme vigoureux, membru comme Hercule, tout cela ſans dureté ; une ſorte d’élégance, & de moëlleux régnait dans ſon enſemble, & faiſait voir qu’il avait dû poſſéder dans ſa jeuneſſe, tous les attraits qui forment un bel homme. Il avait les plus beaux yeux du monde, de la nobleſſe dans les traits, & le ton le plus honnête, le plus gracieux, le plus poli. Une ſorte d’accent agréable dont pas un de ſes mots n’était corrompu, faiſait pourtant reconnaître ſa patrie, & je l’avoue, toutes les graces extérieures de ce religieux me remirent un peu de l’effroi que m’avait cauſé l’autre.

Ma chere fille, me dit-il gracieuſement, quoique l’heure ſoit indue, & que nous ne ſoyions pas dans l’uſage de recevoir ſi tard, j’entendrai cependant votre confeſſion, & nous aviſerons après aux moyens de vous faire décemment paſſer la nuit, juſqu’au moment où vous pourrez demain ſaluer la ſainte Image qui vous attire ici ; nous entrons dans l’égliſe ; les portes ſe ferment ; on allume une lampe près du confeſſionnal. Sévérino me dit de me placer, il s’aſſied & m’engage à me confier à lui en toute aſſurance.

Parfaitement raſſurée avec un homme qui me paraiſſait auſſi doux, après m’être humiliée, je ne lui déguiſe rien. Je lui avoue toutes mes fautes ; je lui fais part de tous mes malheurs ; je lui dévoile juſqu’à la marque honteuſe dont m’a flétrie le barbare Rodin. Sévérino écoute tout avec la plus grande attention, il me fait même répéter quelques détails avec l’air de la pitié & de l’intérêt ; mais quelques mouvemens, quelques paroles le trahirent pourtant : hélas ! ce ne fut qu’après, que j’y réfléchis mieux ; quand je fus plus calme ſur cet événement il me fut impoſſible de ne pas me ſouvenir que le Moine s’était pluſieurs fois permis ſur lui-même pluſieurs geſtes qui prouvaient que la paſſion entrait pour beaucoup dans les demandes qu’il me faiſait, & que ces demandes non-ſeulement s’arrêtaient avec complaiſance ſur les détails obſcènes, mais s’appéſantiſſaient même avec affectation ſur les cinq points ſuivans.

1°. S’il était bien vrai que je fuſſe orpheline & née à Paris. 2°. S’il était ſûr que je n’euſſe plus ni parens, ni amis, ni protection, ni perſonne enfin à qui je puſſe écrire. 3°. Si je n’avais confié qu’à la bergère qui m’avait parlé du Couvent, le deſſein que j’avais d’y venir, & ſi je ne lui avais point donné de rendez-vous au retour. 4°. S’il était certain que je n’euſſe vu perſonne depuis mon viol, & ſi j’étais bien ſûre que l’homme qui avait abuſé de moi l’eût fait également du côté que la Nature condamne, comme de celui qu’elle permet. 5°. Si je croyais n’avoir point été ſuivie, & que perſonne ne m’eût vu entrer dans le Couvent.

Après avoir ſatisfait à ces queſtions, de l’air le plus modeſte, le plus ſincere & le plus naïf, — eh, bien ! me dit le Moine en ſe levant, & me prenant par la main, venez, mon enfant, je vous procurerai la douce ſatisfaction de communier demain aux pieds de l’Image que vous venez viſiter : commençons par pourvoir à vos premiers beſoins ; & il me conduit vers le fond de l’égliſe… Eh, quoi ! lui-dis-je alors avec une ſorte d’inquiétude dont je ne me ſentais pas maîtreſſe… eh quoi ! mon pere, dans l’intérieur ? — Et où donc, charmante pélerine, me répondit le Moine en m’introduiſant dans la ſacriſtie ?… Quoi ! vous craignez de paſſer la nuit avec quatre ſaints Hermites ?… Oh, vous verrez que nous trouverons les moyens de vous diſſiper, cher ange ; & ſi nous ne vous procurons pas de bien-grands plaiſirs, au moins ſervirez-vous les nôtres dans leur plus extrême étendue. Ces paroles me font treſſaillir ; une lueur froide s’empare de moi, je chancéle ; il faiſait nuit, nulle lumiere ne guidait nos pas ; mon imagination effrayée me fait voir le ſpectre de la mort balançant ſa faulx ſur ma tête ; mes genoux fléchiſſent… Ici le langage du Moine change tout-à-coup, il me ſoutient, en m’invectivant ; — Catin, me dit-il, il faut marcher ; n’eſſaye ici ni plainte, ni réſiſtance, tout ſerait inutile. Ces cruels mots me rendent mes forces, je ſens que je ſuis perdue, ſi je faiblis, je me releve… Ô Ciel ! dis-je à ce traitre, faudra-t-il donc que je ſois encore la victime de mes bons ſentimens, & que le déſir de m’approcher de ce que la Religion a de plus reſpectable, aille être encore puni comme un crime !… Nous continuons de marcher, & nous nous engageons dans des détours obſcurs dont rien ne peut me faire connaître ni le local, ni les iſſues ; Je précédais Dom Sévérino ; ſa reſpiration était preſſée, il prononçait des mots ſans ſuite ; on l’eût cru dans l’ivreſſe ; de temps en temps, il m’arrêtait du bras gauche enlacé autour de mon corps, tandis que ſa main droite, ſe gliſſant ſous mes jupes par derrière, parcourait avec impudence cette partie malhonnête qui, nous aſſimilant aux hommes, fait l’unique objet des hommages de ceux qui préférent ce ſexe en leurs honteux plaiſirs. Pluſieurs fois même la bouche de ce libertin oſe parcourir ces lieux, en leur plus ſecret réduit ; enſuite nous recommencions à marcher. Un eſcalier ſe préſente ; au bout de trente ou quarante marches, une porte s’ouvre, des reflets de lumière viennent frapper mes yeux, nous entrons dans une ſalle charmante & magnifiquement éclairée ; là je vois trois Moines & quatre filles autour d’une table ſervie par quatre autres femmes toutes nues : ce ſpectacle me fait frémir ; Sévérino me pouſſe, & me voilà dans la ſale avec lui. Meſſieurs, dit-il en entrant, permettez que je vous préſente un véritable phénomène : voici une lucrèce qui porte à-la-fois ſur ſes épaules la marque des filles de mauvaiſe vie, & dans la conſcience toute la candeur, toute la naïveté d’une Vierge… Une ſeule attaque de viol, mes amis, & cela depuis ſix ans ; c’eſt donc preſque une Veſtale… en vérité je vous la donne pour telle… d’ailleurs le plus beau… Oh, Clément, comme tu vas t’égayer ſur ces belles maſſes… quelle élaſticité, mon ami ! quelle carnation ! — Ah ! f… dit Clément, à moitié ivre, en ſe levant & s’avançant vers moi : la rencontre eſt plaiſante, & je veux vérifier les faits.


Je vous laiſſerai le moins long-temps poſſible en ſuſpends ſur ma ſituation, Madame, dit Théreſe, mais la néceſſité où je ſuis de peindre les nouvelles gens avec leſquelles je me trouve, m’oblige de couper un inſtant le fil du récit. Vous connaiſſez Dom Sévérino, vous ſoupçonnez ſes goûts ; hélas ! ſa dépravation en ce genre était telle qu’il n’avait jamais goûté d’autres plaiſirs, & quelle inconſéquence pourtant dans les opérations de la Nature, puiſqu’avec la bizarre fantaiſie de ne choiſir que des ſentiers, ce monſtre était pourvu de facultés tellement giganteſques, que les routes même les plus battues lui euſſent encore paru trop étroites.

Pour Clément ſon eſquiſſe eſt déjà faite. Joignez à l’extérieur que j’ai peint, de la férocité, de la taquinerie, la fourberie la plus dangereuſe, de l’intempérance en tous points, l’eſprit ſatyrique & mordant, le cœur corrompu, les goûts cruels de Rodin avec ſes écoliers, nuls ſentimens, nulle délicateſſe, point de Religion ; un tempérament ſi uſé qu’il était depuis cinq ans hors d’état de ſe procurer d’autres jouiſſances que celles dont ſa barbarie lui donnait le goût, & vous aurez de ce vilain homme la plus complette image.

Antonin, le troiſième acteur de ces déteſtables orgies, était âgé de quarante ans ; petit, mince, très-vigoureux, auſſi redoutablement organiſé que Sévérino & preſqu’auſſi méchant que Clément ; enthouſiaſte des plaiſirs de ce confrere, mais s’y livrant au moins dans une intention moins féroce ; car ſi Clément, uſant de cette bizarre manie, n’avait pour but que de vexer, que de tyranniſer une femme, ſans en pouvoir autrement jouir, Antonin s’en ſervant avec délices dans toute la pureté de la Nature, ne mettait la flagellante épiſode en uſage, que pour donner à celle qu’il honorait de ſes faveurs, plus de flamme & plus d’énergie. L’un, en un mot, était brutal par goût, & l’autre par rafinement.

Jérôme, le plus vieux de ces quatre ſolitaires, en était auſſi le plus débauché ; tous les goûts, toutes les paſſions, toutes les irrégularités les plus monſtrueuſes, ſe trouvaient réunis dans l’ame de ce Moine ; il joignait aux caprices des autres, celui d’aimer à recevoir ſur lui ce que ſes confreres diſtribuaient aux filles, & s’il donnait, (ce qui lui arrivait fréquemment) c’était toujours aux conditions d’être traité de même à ſon tour ; tous les temples de Vénus lui étaient d’ailleurs égaux, mais ſes forces commençant à faiblir, il préférait néanmoins depuis quelques années celui qui n’exigeant rien de l’agent, laiſſait à l’autre le ſoin d’éveiller les ſenſations & de produire l’extaſe. La bouche était ſon temple favori, & pendant qu’il ſe livrait à ces plaiſirs de choix, il occupait une ſeconde femme à l’échauffer par le ſecours des verges. Le caractère de cet homme était d’ailleurs tout auſſi ſournois, tout auſſi méchant que celui des autres, & ſous quelque figure que le vice pût ſe montrer, il était ſûr de trouver auſſitôt des ſectateurs & des temples dans cette infernale maiſon. Vous le comprendrez plus facilement, Madame, en vous expliquant comme elle était formée. Des fonds prodigieux étaient faits pour ménager à l’Ordre cette retraite obſcène exiſtant depuis plus de cent ans, & toujours remplie par les quatre Religieux les plus riches, les plus avancés dans l’Ordre, de la meilleure naiſſance, & d’un libertinage aſſez important pour exiger d’être enſevelis dans ce repaire obſcur, dont le ſecret ne ſortait plus, ainſi que vous le verrez par la ſuite des explications qui me reſtent à faire ; revenons aux portraits.

Les huit filles qui ſe trouvaient pour lors au ſouper, étaient ſi diſtantes par l’age qu’il me ſerait impoſſible de vous les eſquiſſer en maſſe ; je ſuis néceſſairement contrainte à quelques détails : cette ſingularité m’étonna ; commençons par la plus jeune, je peindrai dans cet ordre.

À peine cette plus jeune des filles avait-elle dix ans : un minois chiffonné, de jolis traits, l’air humiliée de ſon ſort, craintive, chagrine & tremblante.

La ſeconde avait quinze ans : même embarras dans la contenance, l’air de la pudeur avilie, mais une figure enchantereſſe, beaucoup d’intérêt dans l’enſemble.

La troiſième avait vingt ans : faite à peindre, blonde, les plus beaux cheveux, des traits fins, réguliers & doux ; paraiſſant plus apprivoiſée.

La quatrième avait trente ans : c’était une des plus belles femmes qu’il fût poſſible de voir ; de la candeur, de l’honnêteté, de la décence dans le maintien, & toutes les vertus d’une ame douce.

La cinquième était une fille de trente-ſix ans, enceinte de trois mois ; brune, fort-vive, de beaux yeux, mais ayant, à ce qu’il me ſembla, perdu tout remords, toute décence, toute retenue.

La ſixième était du même âge : groſſe comme une tour, grande à proportion, de beaux traits, un vrai coloſſe dont les formes étaient dégradées par l’embonpoint ; elle était nue quand je la vis, & je diſtinguai facilement qu’il n’y avait pas une partie de ſon gros corps qui ne portât l’empreinte de la brutalité des ſcélérats dont ſa mauvaiſe étoile lui faiſait ſervir les plaiſirs.

La Septième & la huitième étaient deux très-belles femmes d’environ quarante ans.

Pourſuivons maintenant l’hiſtoire de mon arrivée dans ce lieu impur.

Je vous l’ai dit, à peine fus-je entrée que chacun s’avança vers moi ; Clément fut le plus hardi, ſa bouche infecte fut bientôt collée ſur la mienne ; je me détourne avec horreur, mais on me fait entendre que toutes ces réſiſtances ne ſont que des ſimagrées qui deviennent inutiles, & que ce qui me reſte de mieux à faire eſt d’imiter mes compagnes.

Vous imaginez aiſément, me dit Dom Sévérino qu’il ne ſervirait à rien d’eſſayer des réſiſtances dans la retraite inabordable où vous voilà. Vous avez, dites-vous, éprouvé bien des malheurs ; le plus grand de tous, pour une fille vertueuſe, manquait pourtant encore à la liſte de vos infortunes. N’était-il pas temps que cette fiere vertu fît naufrage, & peut-on être encore preſque Vierge à vingt-deux ans ? Vous voyez des compagnes qui, comme vous, en entrant, ont voulu réſiſter & qui, comme vous allez prudemment faire, ont fini par ſe ſoumettre, quand elles ont vu que leur défenſe ne pouvait les conduire qu’à de mauvais traitemens ; car il eſt bon de vous le déclarer, Théreſe, continua le Supérieur, en me montrant des diſciplines, des verges, des férules, des gaules, des cordes & mille autres ſortes d’inſtrumens de ſupplice… Oui, il eſt bon que vous le ſachiez : voilà ce dont nous nous ſervons avec les filles rébelles ; voyez ſi vous avez envie d’en être convaincue. Au reſte que réclameriez-vous ici ? L’équité ? nous ne la connaiſſons pas ; l’humanité ? notre ſeul plaiſir eſt d’en violer les loix ; la Religion ? elle eſt nulle pour nous, notre mépris pour elle s’accroît en raiſon de ce que nous la connaiſſons davantage ; des parens,… des amis,… des Juges ? il n’y a rien de tout cela dans ces lieux, chere fille ; vous n’y trouverez que de l’égoïſme, de la cruauté, de la débauche & l’impiété la mieux ſoutenue. La ſoumiſſion la plus entiere eſt donc votre ſeul lot ; jettez vos regards ſur l’aſyle impénétrable où vous êtes, jamais aucun mortel ne parut dans ces lieux ; le Couvent ſerait pris, fouillé, brûlé, que cette retraite ne s’en découvrirait pas davantage : c’eſt un pavillon iſolé, enterré, que ſix murs d’une incroyable épaiſſeur environnent de toutes parts, & vous y êtes, ma fille, au milieu de quatre libertins, qui n’ont ſûrement pas envie de vous épargner & que vos inſtances, vos larmes, vos propos, vos génuflexions ou vos cris n’enflammeront que davantage. À qui donc aurez-vous recours ? Sera-ce à ce Dieu que vous veniez implorer avec tant de zèle, & qui pour vous récompenſer de cette ferveur, ne vous précipite qu’un peu plus ſûrement dans le piége ? À ce Dieu chimérique que nous outrageons nous-mêmes ici chaque jour en inſultant à ſes vaines loix ?… Vous le concevez donc, Théreſe, il n’eſt aucun pouvoir, de quelque nature que vous puiſſiez le ſuppoſer, qui puiſſe parvenir à vous arracher de nos mains, & il n’y a ni dans la claſſe des choſes poſſibles, ni dans celle des miracles, aucune ſorte de moyen qui puiſſe réuſſir à vous faire conſerver plus longtemps cette vertu dont vous êtes ſi fiere ; qui puiſſe enfin vous empêcher de devenir dans tous les ſens, & de toutes les manieres, la proie des excès libidineux auxquels nous allons nous abandonner tous les quatre avec vous… Deshabille-toi donc, Catin, offre ton corps à nos luxures, qu’il en ſoit ſouillé dans l’inſtant, ou les traitemens les plus cruels vont te prouver les riſques qu’une miſérable comme toi court à nous déſobéir.

Ce diſcours… cet ordre terrible ne me laiſſait plus de reſſources, je le ſentais, mais n’euſſé-je pas été coupable de ne pas employer celle que m’indiquait mon cœur, & que me laiſſait encore ma ſituation ; je me jette donc aux pieds de Dom Sévérino, j’employe toute l’éloquence d’une ame au déſeſpoir, pour le ſupplier de ne pas abuſer de mon état ; les pleurs les plus amers viennent inonder les genoux, & tout ce que j’imagine de plus fort, tout ce que je crois de plus pathétique, j’oſe l’eſſayer avec cet homme… À quoi tout cela ſervait-il, grand Dieu ! devais-je ignorer que les larmes ont un attrait de plus aux yeux du libertin ? devais-je douter que tout ce que j’entreprenais pour fléchir ces barbares, ne devait réuſſir qu’à les enflammer… Prenez cette g…, dit Sévérino en fureur, ſaiſiſſez-la, Clément, qu’elle ſoit nue dans une minute, & qu’elle apprenne que ce n’eſt pas chez des gens comme nous, que la compaſſion étouffe la Nature, Clément écumait, mes réſiſtances l’avaient animé, il me ſaiſit d’un bras ſec & nerveux entremêlant ſes propos & ſes actions de blaſphêmes effroyables, en une minute, il fait ſauter mes vêtemens. — Voilà une belle créature, dit le Supérieur en promenant ſes doigts ſur mes reins, que Dieu m’écraſe ſi j’en vis jamais une mieux faite : amis, pourſuit ce Moine, mettons de l’ordre à nos procédés ; vous connaiſſez nos formules de réception, qu’elle les ſubiſſe toutes ſans en excepter une ſeule ; que pendant ce temps les huit autres femmes ſe tiennent autour de nous, pour prévenir les beſoins, ou pour les exciter. Auſſitôt un cercle ſe forme, on me place au milieu, & là, pendant plus de deux heures, je ſuis examinée, conſidérée, touchée par ces quatre Moines, éprouvant tour-à-tour de chacun, ou des éloges, ou des critiques.

Vous me permettrez, Madame, dit notre belle priſonniere en rougiſſant, de vous déguiſer une partie des détails obſcènes de cette odieuſe cérémonie ; que votre imagination ſe repréſente tout ce que la débauche peut en tel cas dicter à des ſcélérats ; qu’elle les voie ſucceſſivement paſſer de mes compagnes à moi, comparer, rapprocher, confronter, diſcourir, & elle n’aura vraiſemblablement encore qu’une faible idée de ce qui s’exécuta dans ces premieres orgies bien légeres ſans doute, en comparaiſon de toutes les horreurs que j’allais bientôt éprouver.

Allons, dit Sévérino dont les deſirs prodigieuſement exaltés ne peuvent plus ſe contenir, & qui dans cet affreux état donne l’idée d’un tigre prêt à dévorer ſa victime, que chacun de nous lui faſſe éprouver ſa jouiſſance favorite ; & l’infâme me plaçant ſur un canapé dans l’attitude propice à ſes exécrables projets, me faiſant tenir par deux de ſes Moines, eſſaie de ſe ſatisfaire avec moi de cette façon criminelle & perverſe qui ne nous fait reſſembler au ſexe que nous ne poſſédons pas, qu’en dégradant celui que nous avons ; mais, ou cet impudique eſt trop fortement proportionné, ou la Nature ſe révolte en moi au ſeul ſoupçon de ces plaiſirs ; il ne peut vaincre les obſtacles ; à peine ſe préſente-t-il, qu’il eſt auſſitôt repouſſé… Il écarte, il preſſe, il déchire, tous ſes efforts ſont ſuperflus ; la fureur de ce monſtre ſe porte ſur l’autel où ne peuvent atteindre ſes vœux, il le frappe, il le pince, il le mord ; de nouvelles épreuves naiſſent du ſein de ces brutalités ; les chairs ramollies ſe prêtent, le ſentier s’entr’ouvre, le bélier pénétre ; je pouſſe des cris épouvantables ; bientôt la maſſe entiere eſt engloutie, & la couleuvre lançant auſſitôt un venin qui lui ravit ſes forces, céde enfin, en pleurant de rage, aux mouvemens que je fais pour m’en dégager. Je n’avais de ma vie tant ſouffert.

Clément s’avance ; il eſt armé de verges ; ſes perfides deſſeins éclatent dans ſes yeux. — C’eſt moi, dit-il à Sévérino, c’eſt moi qui vais vous venger, mon pere, c’eſt moi qui vais corriger cette pécore de ſes réſiſtances à vos plaiſirs. Il n’a pas beſoin que perſonne me tienne ; un de ſes bras m’enlace & me comprime ſur un de ſes genoux qui repouſſant mon ventre, lui expoſe plus à découvert ce qui va ſervir ſes caprices. D’abord il eſſaye ſes coups, il ſemble qu’il n’ait deſſein que de préluder ; bien-tôt enflammé de luxure, le cruel frappe autant qu’il a de forces : rien n’eſt exempt de ſa férocité ; depuis le milieu des reins juſques aux gras de jambes, tout eſt parcouru par ce traître ; oſant mêler l’amour à ces momens cruels, ſa bouche ſe colle ſur la mienne & veut reſpirer les ſoupirs que les douleurs m’arrachent… Mes larmes coulent, il les dévore, tour-à-tour il baiſe, menace, mais il continue de frapper ; pendant qu’il opere, une des femmes l’excite ; à genoux devant lui, de chacune de ſes mains elle y travaille diverſement ; mieux elle y réuſſit, plus les coups qui m’atteignent ont de violence ; je ſuis prête à être déchirée que rien n’annonce encore la fin de mes maux : on a beau s’épuiſer de toutes parts, il eſt nul ; cette fin que j’attends ne ſera l’ouvrage que de ſon délire ; une nouvelle cruauté le décide : ma gorge eſt à la merci de ce brutal, elle l’irrite, il y porte les dents, l’antropophage la mord, cet excès détermine la criſe, l’encens s’échappe. Des cris affreux, d’effroyables blaſphèmes en ont caractériſé les élans, & le Moine énervé m’abandonne à Jérôme.

Je ne ſerai pas pour votre vertu plus dangereux que Clément, me dit ce libertin en careſſant l’autel enſanglanté où vient de ſacrifier ce Moine, mais je veux baiſer ces ſillons ; je ſuis ſi digne de les entr’ouvrir auſſi, que je leur dois un peu d’honneur ; je veux bien plus, continua ce vieux ſatyre en introduiſant un de ſes doigts où Sévérino s’eſt placé, je veux que la poule ponde, & je veux dévorer ſon œuf… exiſte-t-il ?… Oui, parbleu !… Oh ! mon enfant, qu’il eſt douillet !… Sa bouche remplace les doigts… On me dit ce qu’il faut faire, j’exécute avec dégoût. Dans la ſituation où je ſuis, hélas ! m’eſt-il permis de refuſer ! l’indigne eſt content… il avale puis me faiſant mettre à genoux devant lui, il ſe colle à moi dans cette poſture ; ſon ignominieuſe paſſion s’aſſouvit dans un lieu qui m’interdit toute plainte. Pendant qu’il agit ainſi, la groſſe femme le fouette, une autre placée à hauteur de ſa bouche, y remplit le même devoir auquel je viens d’être ſoumiſe. — Ce n’eſt pas aſſez dit l’infâme, il faut que dans chacune de mes mains… on ne ſaurait trop multiplier ces choſes-là… Les deux plus jolies filles s’approchent ; elles obéiſſent : voilà les excès où la ſatiété a conduit Jérôme. Quoi qu’il en ſoit, à force d’impuretés il eſt heureux, & ma bouche, au bout d’une demi-heure, reçoit enfin avec une répugnance qu’il vous eſt facile de deviner le dégoûtant hommage de ce vilain homme.

Antonin paraît : voyons donc, dit-il, cette vertu ſi pure ; endommagée par un ſeul aſſaut, à peine y doit-il paraître : ſes armes ſont braquées, il ſe ſervirait volontiers des épiſodes de Clément. Je vous l’ai dit, la fuſtigation active lui plaît bien autant qu’à ce Moine, mais comme il eſt preſſé, l’état où ſon confrère m’a miſe, lui devient ſuffiſant, il examine cet état, il en jouit, & me laiſſant dans la poſture ſi favorite d’eux tous, il pelote un inſtant ſur les deux demi-lunes qui défendent l’entrée ; il ébranle en fureur les portiques du temple, il eſt bientôt au ſanctuaire ; l’aſſaut quoiqu’auſſi violent que celui de Sévérino, fait dans un ſentier moins étroit, n’eſt pourtant pas ſi rude à ſoutenir ; le vigoureux athlete ſaiſit mes deux hanches, & ſuppléant aux mouvemens que je ne puis faire, il me ſecoue ſur lui avec vivacité ; on dirait aux efforts redoublés de cet Hercule que non content d’être maître de la place, il veut la réduire en poudre. D’auſſi terribles attaques, auſſi nouvelles pour moi, me font ſuccomber, mais ſans inquiétude pour mes peines, le cruel vainqueur ne ſonge qu’à doubler ſes plaiſirs ; tout l’environne, tout l’excite, tout concourt à ſes voluptés ; en face de lui, exhauſſée ſur mes reins, la fille de quinze ans, les jambes ouvertes, offre à ſa bouche l’autel ſur lequel il ſacrifie chez moi, il y pompe à loiſir ce ſuc précieux de la Nature dont l’émiſſion eſt à peine accordée par elle à ce jeune enfant ; une des vieilles à genoux devant les reins de mon vainqueur, les agite & de ſa langue impure animant ſes déſirs, elle en détermine l’extaſe, pendant que pour s’enflammer encore mieux, le débauché excite une femme de chacune de ſes mains ; il n’eſt pas un de ſes ſens qui ne ſoit chatouillé, pas un qui ne concourre à la perfection de ſon délire ; il y touche, mais ma conſtante horreur pour toutes ces infamies, m’empêche de le partager… Il y arrive ſeul, ſes élans, ſes cris, tout l’annonce, & je ſuis inondée, malgré moi, des preuves d’une flamme que je n’allume qu’en ſixième ; je retombe enfin ſur le trône où je viens d’être immolée, n’éprouvant plus mon exiſtence que par ma douleur & mes larmes… mon déſeſpoir de mes remords.

Cependant Dom Sévérino ordonne aux femmes de me faire manger, mais bien éloignée de me prêter à ces attentions, un accès de chagrin furieux vient aſſaillir mon ame. Moi qui mettais toute ma gloire, toute ma félicité dans ma vertu, moi, qui me conſolais de tous les maux de la fortune, pourvu que je fuſſe toujours ſage, je ne puis tenir à l’horrible idée de me voir auſſi cruellement flétrie par ceux de qui je devais attendre le plus de ſecours & de conſolation : mes larmes coulent en abondance, mes cris font retentir la voûte ; je me roule à terre, je meurtris mon ſein, je m’arrache les cheveux, j’invoque mes bourreaux, & les ſupplie de me donner la mort… Le croirez-vous, Madame, ce ſpectacle affreux les irrite encore plus. — Ah ! dit Sévérino, je ne jouîs jamais d’une plus belle ſcène : voyez, mes amis, l’état où elle me met ; il eſt inoui ce qu’obtiennent de moi les douleurs féminines. — Reprenons-la, dit Clément, & pour lui apprendre à hurler de la ſorte, que la Coquine dans ce ſecond aſſaut ſoit traitée plus cruellement. À peine ce projet eſt-il conçu qu’il s’exécute ; Sévérino s’avance, mais quoi qu’il en eût dit, ſes déſirs ayant beſoin d’un degré d’irritation de plus, ce n’eſt qu’après avoir mis en uſage les cruels moyens de Clément qu’il réuſſit à trouver les forces néceſſaires à l’accompliſſement de ſon nouveau crime. Quel excès de férocité, grand Dieu ! Se pouvait-il que ces monſtres la portaſſent au point de choiſir l’inſtant d’une criſe de douleur morale de la violence de celle que j’éprouvais, pour m’en faire ſubir une phyſique auſſi barbare ! Il ſerait injuſte que je n’employaſſe pas, au principal, avec cette novice, ce qui vous ſert ſi bien comme épiſode, dit Clément en commençant d’agir, & je vous réponds que je ne la traiterai pas mieux que vous. Un inſtant, dit Antonin au Supérieur qu’il voyait prêt à me reſſaiſir ; pendant que votre zèle va s’exhaler dans les parties poſtérieures de cette belle fille, je peux, ce me ſemble, encenſer le Dieu contraire ; nous la mettrons entre nous deux. La poſture s’arrange tellement, que je puis encore offrir ma bouche à Jérôme ; on l’exige ; Clément ſe place dans mes mains ; je ſuis contrainte à l’exciter ; toutes les prêtreſſes entourent ce groupe affreux ; chacune prête aux acteurs ce qu’elle ſait devoir l’exciter davantage ; cependant je ſupporte tout ; le poids entier eſt ſur moi ſeule ; Sévérino donne le ſignal les trois autres le ſuivent de près, & me voilà, pour la ſeconde fois, indignement ſouillée des preuves de la dégoûtante luxure de ces inſignes coquins.

En voilà ſuffiſamment pour un premier jour, dit le Supérieur ; il faut maintenant lui faire voir que ſes compagnes ne ſont pas mieux traitées qu’elle. On me place dans un fauteuil élevé, & là, je ſuis contrainte à conſidérer les nouvelles horreurs qui vont terminer les orgies.

Les Moines ſont en haie ; toutes les Sœurs défilent devant eux, & reçoivent le fouet de chacun ; elles ſont enſuite obligées d’exciter leurs bourreaux avec la bouche pendant que ceux-ci les tourmentent & les invectivent.

La plus jeune, celle de dix ans, ſe place ſur le canapé, & chaque Religieux vient lui faire ſubir un ſupplice à ſon choix ; près d’elle, eſt la fille de quinze, dont celui qui vient de faire endurer la punition, doit jouir auſſitôt à ſa guiſe ; c’eſt le plaſtron : la plus vieille doit ſuivre le Moine qui agit, afin de le ſervir ou dans cette opération, ou dans l’acte qui doit terminer. Sévérino n’employe que ſa main pour moleſter celle qui s’offre à lui & vole s’engloutir au ſanctuaire qui le délecte, & que lui préſente celle qu’on a placée près de là ; armée d’une poignée d’orties, la vieille lui rend ce qu’il vient de faire : c’eſt du ſein de ces douloureuſe titillations que naît l’ivreſſe de ce libertin… Conſultez-le, s’avouera-t-il cruel ? Il n’a rien fait qu’il n’endure lui-même.

Clément pince légèrement les chairs de la petite fille : la jouiſſance offerte à côté, lui devient interdite, mais on le traite comme il a traité, & il laiſſe aux pieds de l’idole l’encens qu’il n’a plus la force de lancer juſqu’au ſanctuaire.

Antonin s’amuſe à pétrir fortement les parties charnues du corps de ſa victime ; embrâſé des bonds qu’elle fait, il ſe précipite dans la partie offerte à ſes plaiſirs de choix. Il eſt à ſon tour pétri, battu, & ſon ivreſſe eſt le fruit des tourmens.

Le vieux Jérôme ne ſe ſert que de ſes dents, mais chaque morſure laiſſe une trace dont le ſang jaillit auſſitôt ; après une douzaine, le plaſtron lui préſente la bouche ; il y appaiſe ſa fureur, pendant qu’il eſt mordu lui-même auſſi fortement qu’il l’a fait.

Les Moines boivent & reprennent des forces.

La femme de trente-ſix ans, groſſe de ſix mois, ainſi que je vous l’ai dit, eſt huchée par eux, ſur un piedeſtal de huit pieds de haut ; ne pouvant y poſer qu’une jambe, elle eſt obligée d’avoir l’autre en l’air ; autour d’elle ſont des matelats garnis de ronces, de houx, d’épines, à trois pieds d’épaiſſeur, une gaule flexible lui eſt donnée pour la ſoutenir : il eſt aiſé de voir d’un côté l’intérêt qu’elle a de ne point cheoir, de l’autre l’impoſſibilité de garder l’équilibre ; c’eſt cette alternative qui divertit les Moines ; rangés tous les quatre autour d’elle, ils ont chacun une ou deux femmes qui les excitent diverſement pendant ce ſpectacle ; toute groſſe qu’elle eſt, la malheureuſe reſte en attitude près d’un quart-d’heure ; les forces lui manquent enfin, elle tombe ſur les épines, & nos ſcélérats enivrés de luxure, vont offrir pour la derniere fois ſur ſon corps l’abominable hommage de leur férocité… on ſe retire.

Le ſupérieur me mit entre les mains de celles de ces filles, âgée de trente ans, dont je vous ai parlé ; on la nommait Omphale ; elle fut chargée de m’inſtruire, de m’inſtaller dans mon nouveau domicile ; mais je ne vis, ni n’entendis rien ce premier ſoir ; anéantie, déſeſpérée, je ne penſais qu’à prendre un peu de repos ; j’apperçus dans la chambre où l’on me plaçait de nouvelles femmes qui n’étaient point au ſouper, je remis au jour d’enſuite l’examen de tous ces nouveaux objets, & ne m’occupai qu’à chercher un peu de repos. Omphale me laiſſa tranquille ; elle alla ſe mettre au lit, de ſon côté ; à peine ſuis-je dans le mien, que toute l’horreur de mon ſort ſe préſente encore plus vivement à moi : je ne pouvais revenir, ni des exécrations que j’avais ſouffertes, ni de celles dont on m’avait rendue témoin. Hélas ! ſi quelquefois mon imagination s’était égarée ſur ces plaiſirs, je les croyais chaſtes comme le Dieu qui les inſpirait, donnés par la Nature pour ſervir de conſolation aux humains, je les ſuppoſais nés de l’amour & de la délicateſſe. J’étais bien loin de croire que l’homme, à l’exemple des bêtes féroces, ne pût jouir qu’en faiſant frémir ſa compagne… Puis revenant ſur la fatalité de mon ſort… Ô juſte Ciel ! me diſais-je, il eſt donc bien certain maintenant qu’aucun acte de vertu, n’émanera de mon cœur, ſans qu’il ne ſoit auſſitôt ſuivi d’une peine ! Et quel mal faiſais-je, grand Dieu ! en déſirant de venir accomplir dans ce Couvent quelques devoirs de religion ? Offenſé-je le Ciel en voulant le prier ! Incompréhenſibles décrets de la Providence, daignez donc, continuai-je, vous ouvrir à mes yeux, ſi vous ne voulez pas que je me révolte contre vous ! Des larmes ameres ſuivirent ces réflexions, & j’en étais encore inondée, quand le jour parut ; Omphale alors s’approcha de mon lit.

Chere compagne, me dit-elle, je viens t’exhorter à prendre du courage ; j’ai pleuré comme toi dans les premiers jours, & ; maintenant l’habitude eſt priſe ; tu t’y accoutumeras comme j’ai fait ; les commencemens ſont terribles : ce n’eſt pas ſeulement la néceſſité d’aſſouvir les paſſions de ces débauchés qui fait le ſupplice de notre vie, c’eſt la perte de notre liberté, c’eſt la maniere cruelle dont on nous conduit dans cette affreuſe maiſon.

Les malheureux ſe conſolent en en voyant d’autres auprès d’eux. Quelque cuiſantes que fuſſent mes douleurs, je les appaiſai un inſtant, pour prier ma compagne de me mettre au fait des maux auxquels je devais m’attendre.

Un moment, me dit mon inſtitutrice, leve-toi, parcourons d’abord notre retraite, obſerve tes nouvelles compagnes ; nous diſcourrons enſuite. En ſouſcrivant aux conſeils d’Omphale, je vis que j’étais dans une fort-grande chambre où ſe trouvaient huit petits lits d’indienne aſſez propres ; près de chaque lit était un cabinet ; mais toutes les fenêtres qui éclairaient ou ces cabinets ou la chambre, étaient élevées à cinq pieds de terre & garnies de barreaux en dedans & en dehors. Dans la principale chambre était au milieu une grande table fixée en terre, pour manger ou pour travailler ; trois portes revêtues de fer cloſaient cette chambre ; point de ferrures de notre côté ; d’énormes verroux de l’autre. — Voilà donc notre priſon, dis-je à Omphale ? — Hélas ! oui, ma chere, me répondit-elle ; telle eſt notre unique habitation ; les huit autres filles ont près d’ici une ſemblable chambre, & nous ne nous communiquons jamais, que quand il plaît aux Moines de nous réunir. J’entrai dans le cabinet qui m’était deſtiné ; il avait environ huit pieds quarrés ; le jour y venait comme dans l’autre piéce, par une fenêtre très-haute & toute garnie de fer. Les ſeuls meubles étaient un bidet, une toilette & une chaiſe percée. Je revins ; mes compagnes empreſſées de me voir, m’entourerent ; elles étaient ſept ; je faiſais la huitieme. Omphale demeurant dans l’autre chambre n’était dans celle-ci que pour m’inſtruire ; elle y reſterait ſi je le voulais, & l’une de celles que je voyais, la remplacerait dans ſa chambre ; j’exigeai cet arrangement, il eut lieu. Mais avant d’en venir au récit d’Omphale, il me paraît eſſentiel de vous peindre les ſept nouvelles compagnes que me donnait le ſort ; j’y procéderai par ordre d’âge, comme je l’ai fait pour les autres.

La plus jeune avait douze ans, une phyſionomie très-vive & très-ſpirituelle, les plus beaux cheveux & la plus jolie bouche.

La ſeconde avait ſeize ans ; c’était une des plus belles blondes qu’il fût poſſible de voir, des traits vraiment délicieux, & toutes les graces, toute la gentilleſſe de ſon âge, mêlées à une ſorte d’intérêt, fruit de ſa triſteſſe, qui la rendait mille fois plus belle encore.

La troiſieme avait vingt-trois ans ; très-jolie, mais trop d’effronterie, trop d’impudence dégradait, ſelon moi, dans elle, les charmes dont l’avait douée la Nature.

La quatrieme avait vingt-ſix ans ; elle était faite comme Vénus ; des formes cependant un peu trop prononcées ; une blancheur éblouiſſante ; la phyſionomie douce, ouverte & riante, de beaux yeux, la bouche un peu grande, mais admirablement meublée, & de ſuperbes cheveux blonds.

La cinquieme avait trente-deux ans ; elle était groſſe de quatre mois, une figure ovale, un peu triſte, de grands yeux remplis d’intérêt, très-pâle, une ſanté délicate, une voix tendre, & peu de fraîcheur ; naturellement libertine : elle s’épuiſait, me dit-on, elle-même.

La ſixieme avait trente-trois ans ; une femme grande, bien découplée, le plus beau viſage du monde, de belles chairs.

La ſeptieme avait trente-huit ans ; un vrai modèle de taille & de beauté : c’était la Doyenne de ma chambre ; Omphale me prévint de ſa méchanceté, & principalement du goût qu’elle avait pour les femmes. — Lui céder, eſt la vraie façon de lui plaire, me dit ma compagne ; lui réſiſter eſt aſſembler ſur ſa tête tous les maux qui peuvent nous affliger dans cette maiſon. Tu y réfléchiras.

Omphale demanda à Urſule, c’était le nom de cette Doyenne, la permiſſion de m’inſtruire ; Urſule y conſentit ſous la condition que j’irais la baiſer. Je m’approchai d’elle : ſa langue impure voulut ſe réunir à la mienne, pendant que ſes doigts travaillaient à déterminer des ſenſations qu’elle était bien loin d’obtenir, Il fallut pourtant malgré moi me prêter à tout, & quand elle crut avoir triomphé, elle me renvoya dans mon cabinet, où Omphale me parla de la manière ſuivante.

« Toutes les femmes que tu as vues hier, ma chere Théreſe, & celle que tu viens de voir, ſe diviſent en quatre claſſes de quatre filles chacune ; la premiere eſt appellée la claſſe de l’enfance ; elle contient les filles depuis l’âge le plus tendre juſqu’à celui de ſeize ans ; un habillement blanc les diſtingue.

» La ſeconde claſſe, dont la couleur eſt le vert, s’appelle la claſſe de la jeuneſſe ; elle contient les filles de ſeize juſqu’à vingt-un ans.

» La troiſieme claſſe eſt ; celle de l’age raiſonnable ; elle eſt vêtue de bleu ; on y eſt depuis vingt-un juſqu’à trente, c’eſt celle où nous ſommes l’une & l’autre.

» La quatrieme claſſe vêtue de Mor-doré, eſt deſtinée pour l’âge mûr ; elle eſt compoſée de tout ce qui paſſe trente ans.

» Ou ces filles ſe mêlent indifféremment aux ſoupers des Révérends Pères, ou elles y paraiſſent par claſſe : tout dépend du caprice des Moines, mais hors des ſoupers, elles ſont mêlées dans les deux chambres, comme tu peux en juger par celles qui habitent la nôtre.

» L’inſtruction que j’ai à te donner, me dit Omphale, doit ſe renfermer ſous quatre articles principaux ; nous traiterons dans le premier de ce qui concerne la maiſon ; dans le ſecond, nous placerons ce qui regarde la tenue des filles, leur punition, leur nourriture, &c. &c. &c. ; le troiſieme article t’inſtruira de l’arrangement des plaiſirs de ces Moines, de la maniere dont les filles y ſervent ; le quatrieme te développera l’hiſtoire des réformes & des changemens.

» Je ne te peindrai point, Théreſe, les abords de cette affreuſe maiſon, tu les connais auſſi bien que moi ; je ne te parlerai que de l’intérieur ; on me l’a fait voir afin que je puiſſe en donner l’image aux nouvelles venues, de l’éducation deſquelles on me charge, & leur ôter par ce tableau toute, envie de s’évader. Hier Sévérino t’en expliqua une partie, il ne te trompa point, ma chere. L’égliſe & le pavillon qui y tient, forment ce qu’on appelle proprement le Couvent ; mais tu ignores comment eſt ſitué le corps-de-logis que nous habitons, comment on y parvient : le voici ; au fond de la ſacriſtie derriere l’autel eſt une porte maſquée dans la boiſerie qu’un reſſort ouvre ; cette porte eſt l’entrée d’un boyau, auſſi obſcur que long, des ſinuoſités duquel ta frayeur en entrant t’empêcha, ſans doute, de t’appercevoir ; d’abord ce boyau deſcend, parce qu’il faut qu’il paſſe ſous un foſſé de trente pieds de profondeur, enſuite il remonte après la largeur de ce foſſé, & ne regne plus qu’à ſix pieds ſous le ſol ; c’eſt ainſi qu’il arrive aux ſouterrains de notre pavillon, éloigné de l’autre d’environ un quart de lieue ; ſix enceintes épaiſſes s’oppoſent à ce qu’il ſoit poſſible d’apercevoir ce logement-ci, fût-on même monté ſur le clocher de l’égliſe ; la raiſon de cela eſt ſimple ; le pavillon eſt très-bas, il n’a pas vingt-cinq pieds, & les enceintes compoſées, les unes de murailles, les autres de haies vives très-ſerrées les unes ſur les autres, en ont chacune plus de cinquante de haut : de quelque part qu’on obſerve cette partie, elle ne peut donc être priſe que pour un taillis de la forêt, mais jamais pour une habitation ; c’eſt donc, ainſi que je viens de le dire, par une trappe donnant dans les ſouterrains, que ſe trouve la ſortie du corridor obſcur dont je t’ai donné l’idée, & duquel il eſt impoſſible que tu te ſouviennes d’après l’état où tu devais être en le traverſant. Ce pavillon-ci, ma chere, n’a en tout que des ſouterrains, un plein pied, un entreſol & un premier étage ; le deſſus eſt une voûte très-épaiſſe, garnie d’une cuvette de plomb pleine de terre dans laquelle ſont plantés des arbuſtes toujours verts qui, ſe mariant avec les haies qui nous environnent, donnent au total un air de maſſif encore plus réel ; les ſouterrains forment une grande ſalle au milieu & huit cabinets autour, dont deux ſervent de cachots aux filles qui ont mérité cette punition, & les ſix autres de caves ; au-deſſus ſe trouve la ſalle des ſoupers, les cuiſines, les offices, & deux cabinets où les Moines paſſent quand ils veulent iſoler leurs plaiſirs & les goûter avec nous, hors des yeux de leurs confrères ; les entreſols compoſent huit chambres, dont quatre ont un cabinet ; ce ſont les cellules où les Moines couchent & nous introduiſent, quand leur lubricité nous deſtine à partager leurs lits ; les quatre autres chambres ſont celles des freres ſervans, dont l’un eſt notre geolier, le ſecond le valet des Moines, le troiſieme le chirurgien, ayant dans ſa cellule tout ce qu’il faut pour des beſoins preſſans, & le quatrieme le cuiſinier ; ces quatre freres ſont ſourds & muets ; difficilement on attendrait donc d’eux, comme tu vois, quelques conſolations ou quelques ſecours ; ils ne s’arrêtent jamais d’ailleurs avec nous, & il nous eſt très-défendu de leur parler. Le deſſus de ces entreſols forme les deux ſérails ; ils ſe reſſemblent parfaitement l’un & l’autre : c’eſt, comme tu vois, une grande chambre où tiennent huit cabinets ; ainſi tu conçois, chere fille, qu’à ſuppoſer que l’on rompît les barreaux de nos croiſées, & que l’on deſcendît par la fenêtre, on ſerait encore loin de pouvoir s’évader, puiſqu’il reſterait à franchir cinq haies vives, une forte muraille, & un large foſſé : ces obſtacles fuſſent-ils même vaincus où retomberait-on, d’ailleurs ? Dans la cour du Couvent qui, ſoigneuſement fermée elle-même, n’offrirait pas encore dès le premier moment une ſortie bien ſûre. Un moyen d’évaſion moins périlleux peut-être ſerait, je l’avoue, de trouver dans nos ſouterrains la bouche du boyau qui y rend ; mais comment parvenir dans ces ſouterrains, perpétuellement enfermées comme nous le ſommes ; y fût-on même, cette ouverture ne ſe trouverait pas encore, elle rend dans un coin perdu, ignoré de nous & barricadé lui-même de grilles dont eux ſeuls ont la clef. Cependant tous ces inconvéniens ſe trouvaſſent-ils vaincus, fût-on dans le boyau, la route n’en ſerait pas encore plus ſûre pour nous ; elle eſt garnie de piéges qu’eux ſeuls connaiſſent, & où ſe prendraient inévitablement les perſonnes qui voudraient la parcourir ſans eux. Il faut donc renoncer à l’évaſion, elle eſt impoſſible, Théreſe ; crois que ſi elle était praticable, il y a long-temps que j’aurais fui ce déteſtable ſéjour, mais cela ne ſe peut. Ceux qui y ſont n’en ſortent jamais qu’à la mort ; & delà naît cette impudence, cette cruauté, cette tyrannie dont ces ſcélérats uſent avec nous ; rien ne les embrâſe, rien ne leur monte l’imagination comme l’impunité que leur promet cette inabordable retraite ; certains de n’avoir jamais pour témoins de leurs excès que les victimes mêmes qui les aſſouviſſent, bien ſûrs que jamais leurs écarts ne ſeront révélés, ils les portent aux plus odieuſes extrémités ; délivrés du frein des loix, ayant briſé ceux de la religion, méconnaiſſant ceux des remords, il n’eſt aucune atrocité qu’ils ne ſe permettent, & dans cette apathie criminelle, leurs abominables paſſions le trouvent d’autant plus voluptueuſement chatouillées, que rien, diſent-ils, ne les enflamme comme la ſolitude & le ſilence, comme la faibleſſe d’une part & l’impunité de l’autre. Les Moines couchent régulierement toutes les nuits dans ce pavillon, ils s’y rendent à cinq heures du ſoir, & retournent au Couvent le lendemain matin ſur les neuf heures, excepté un qui tour-à-tour paſſe ici la journée, on l’appelle le Régent de garde. Nous verrons bientôt ſon emploi. Pour les quatre freres, ils ne bougent jamais, nous avons dans chaque chambre une ſonnette qui communique dans la cellule du geolier ; la Doyenne ſeule a le droit de la ſonner, mais lorſqu’elle le fait en raiſon de ſes beſoins, ou des nôtres, on accourt à l’inſtant ; les peres apportent en revenant, chaque jour, eux-mêmes les proviſions néceſſaires, & les remettent au cuiſinier qui les employe d’après leurs ordres ; il y a une fontaine dans les ſouterrains, & des vins de toute eſpece & en abondance dans les caves. Paſſons au ſecond article, ce qui tient à la tenue des filles, à leur nourriture, à leur punition, &c.

» Notre nombre eſt toujours égal ; les arrangemens ſont pris de maniere à ce que nous ſoyions toujours ſeize, huit dans chaque chambre ; & comme tu vois toujours dans l’uniforme de nos claſſes ; la journée ne ſe paſſera pas, ſans qu’on te donne les habits de celle tu entres ; nous ſommes tous les jours en déshabillé de la couleur qui nous appartient ; le ſoir, en lévite de cette même couleur, coëffées du mieux que nous pouvons ; la Doyenne de la chambre a ſur nous tout pouvoir, lui déſobéir eſt un crime ; elle eſt chargée du ſoin de nous inſpecter, avant que nous ne nous rendions aux orgies, & ſi les choſes ne ſont pas dans l’état déſiré, elle eſt punie ainſi que nous. Les fautes que nous pouvons commettre ſont de pluſieurs ſortes. Chacune a ſa punition particuliere dont le tarif eſt affiché dans les deux chambres ; le régent de jour, celui qui vient, comme je te l’expliquerai tout-à-l’heure, nous ſignifier les ordres, nommer les filles du ſouper, viſiter nos habitations, & recevoir les plaintes de la Doyenne, ce Moine, dis-je, eſt celui qui diſtribue le ſoir la punition que chacune a méritée : voici l’état de ces punitions à côté des crimes qui nous les valent.

» Ne pas être levée le matin à l’heure preſcrite, trente coups de fouet (car c’eſt preſque toujours par ce ſupplice que nous ſommes punies ; il était aſſez ſimple qu’un épiſode des plaiſirs de ces libertins devint leur correction de choix.) Préſenter ou par mal-entendu, ou par quelque cauſe que ce puiſſe être, une partie du corps, dans l’acte des plaiſirs, au lieu de celle qui eſt déſirée, cinquante coups ; être mal vêtue, ou mal coëffée, vingt coups ; n’avoir pas averti lorſqu’on a ſes régles, ſoixante coups ; le jour où le Chirurgien a conſtaté votre groſſeſſe, cent coups ; négligence, impoſſibilité, ou refus dans les propoſitions luxurieuſes, deux cents coups. Et combien de fois leur infernale méchanceté nous prend-elle en défaut ſur cela, ſans que nous ayions le plus léger tort ? Combien de fois l’un d’eux demande-t-il ſubitement ce qu’il ſait bien que l’on vient d’accorder à l’autre, & ce qui ne peut ſe refaire tout de ſuite ? Il n’en faut pas moins ſubir la correction ; jamais nos remontrances, jamais nos plaintes ne ſont écoutées ; il faut obéir ou être corrigées ; défauts de conduite dans la chambre, ou déſobéiſſance à la Doyenne, ſoixante coups ; l’apparence des pleurs, du chagrin, des remords, l’air même du plus petit retour à la religion, deux cents coups. Si un Moine vous choiſit pour goûter avec vous la derniere criſe du plaiſir & qu’il n’y puiſſe parvenir, ſoit qu’il y ait de ſa faute, ce qui eſt très-commun, ſoit qu’il y ait de la vôtre, ſur-le-champ, trois cents coups ; le plus petit air de répugnance aux propoſitions des Moines, de quelque nature que puiſſent être ces propoſitions, deux cents coups ; une entrepriſe d’évaſion une révolte, neuf jours de cachot, toute nue, & trois cents coups de fouet chaque jour ; cabales, mauvais conſeils, mauvais propos entre ſoi, dès que cela eſt découvert, trois cents coups ; projets de ſuicide, refus de ſe nourrir, comme il convient, deux cents coups ; manquer de reſpect aux Moines, cent quatre-vingt coups. Voilà nos ſeuls délits, nous pouvons d’ailleurs faire tout ce qui nous plaît, coucher enſemble, nous quereller, nous battre, nous porter aux derniers excès de l’ivrognerie & de la gourmandiſe, jurer, blaſphémer : tout cela eſt égal, on ne nous dit mot pour ces fautes-là ; nous ne ſommes tancées que pour celles que je viens de te dire, mais les Doyennes peuvent nous épargner beaucoup de ces déſagrémens, ſi elles le veulent ; malheureuſement cette protection ne s’achete que par des complaiſances ſouvent plus fâcheuſes que les peines garanties par elles ; elles ſont du même goût dans l’une & l’autre ſalle, & ce n’eſt qu’en leur accordant des faveurs qu’on parvient à les enchaîner. Si on les refuſe, elles multiplient ſans raiſon la ſomme de vos torts, & les Moines qu’on ſert, en en doublant l’état, bien loin de les gronder de leur injuſtice, les y encouragent ſans ceſſe ; elles ſont elles-mêmes ſoumiſes à toutes ces règles, & de plus très-ſévérement punies, ſi on les ſoupçonne indulgentes : ce n’eſt pas que ces libertins ayent beſoin de tout cela pour ſévir contre nous, mais ils ſont bien aiſes d’avoir des prétextes ; cet air de Nature prête des charmes à leur volupté, elle s’en accroît. Nous avons chacune une petite proviſion de linge en entrant ici ; on nous donne tout par demi-douzaine, & l’on renouvelle chaque année, mais il faut rendre ce que nous apportons ; il ne nous eſt pas permis d’en garder la moindre choſe : les plaintes des quatre freres dont je t’ai parlé ſont écoutées comme celles de la Doyenne ; nous ſommes punies ſur leur ſimple délation, mais ils ne nous demandent rien au moins, & il n’y a pas tant à craindre qu’avec les Doyennes très-exigeantes & très-dangereuſes quand le caprice ou la vengeance dirige leurs procédés. Notre nourriture eſt fort-bonne & toujours en très-grande abondance ; s’ils ne recueillaient de-là des branches de volupté, peut-être cet article n’irait-il pas auſſi bien, mais comme leurs ſales débauches y gagnent, ils ne négligent rien pour nous gorger de nourriture : ceux qui aiment à nous fouetter, nous ont plus dodues, plus graſſes, & ceux qui, comme te diſait Jérôme hier, aiment à voir pondre la poule, ſont ſûrs au moyen d’une abondante nourriture, d’une plus grande quantité d’œufs. En conſéquence nous ſommes ſervies quatre fois le jour ; on nous donne à déjeuner, entre neuf & dix heures, toujours une volaille aux riz, des fruits cruds ou des compotes, du thé, du café, ou du chocolat ; à une heure on ſert le dîner ; chaque table de huit eſt ſervie de même ; un très-bon potage, quatre entrées, un plat de rôti, & quatre entremets ; du deſſert en toute ſaiſon. À cinq heures & demie on ſert le goûter ; des pâtiſſeries, ou des fruits ; le ſouper eſt excellent ſans doute, ſi c’eſt celui des Moines ; ſi nous n’y aſſiſtons pas, comme nous ne ſommes alors que quatre par chambre, on nous ſert à-la-fois trois plats de rôti, & quatre entremets ; nous avons chacune par jour une bouteille de vin blanc, une de rouge, & une demi-bouteille de liqueur ; celles qui ne boivent pas autant ſont libres de donner aux autres ; il y en a parmi nous de très-gourmandes qui boivent étonnamment, qui s’enivrent, & tout cela ſans qu’elles en ſoient réprimandées ; il en eſt également à qui ces quatre repas ne ſuffiſent pas encore ; elles n’ont qu’à ſonner, on leur apporte auſſitôt ce qu’elles demandent.

» Les Doyennes obligent à manger aux repas, & ſi l’on perſiſtait à ne le vouloir point faire, par quelque motif que ce pût être, à la troiſieme fois, on ſerait ſévérement punie ; le ſouper des Moines eſt compoſé de trois plats de rôti, de ſix entrées relevées par une piece froide & huit entremets, du fruit, trois ſortes de vin, du café & des liqueurs : quelquefois, nous ſommes à table toutes les huit avec eux ; quelquefois ils obligent quatre de nous à les ſervir, & elles ſoupent après ; il arrive auſſi de temps-en-temps, qu’ils ne prennent que quatre filles à ſouper ; communément alors ce ſont des claſſes entieres ; quand nous y ſommes huit, il y en a toujours deux de chaque claſſe : il eſt inutile de te dire que jamais perſonne au monde ne nous viſite ; aucun étranger ſous quelque prétexte que ce puiſſe être n’eſt introduit dans ce pavillon. Si nous tombons malades, le ſeul frere chirurgien nous ſoigne, & ſi nous mourons, c’eſt ſans aucun ſecours religieux ; on nous jette dans un des intervalles formé par les haies, & tout eſt dit ; mais par une inſigne cruauté, ſi la maladie devient trop grave ou qu’on en craigne la contagion, on n’attend pas que nous ſoyions mortes pour nous enterrer ; on nous enleve, & nous place où je t’ai dit encore toute vivante ; depuis dix-huit ans que je ſuis ici, j’ai vu plus de dix exemples de cette inſigne férocité ; ils diſent à cela qu’il vaut mieux en perdre une que d’en riſquer ſeize ; que c’eſt d’ailleurs une perte ſi légère qu’une fille, ſi aiſément réparée qu’on y doit avoir peu de regret. Paſſons à l’arrangement des plaiſirs des Moines & à tout ce qui tient à cette partie.

» Nous nous levons ici à neuf heures préciſes du matin, en toute ſaiſon ; nous nous couchons plus ou moins tard, en raiſon du ſouper des Moines ; auſſitôt que nous ſommes levées, le régent de jour vient faire ſa viſite, il s’aſſeoit dans un grand fauteuil, & là, chacune de nous eſt obligée d’aller ſe placer devant lui les jupes relevées du côté qu’il aime ; il touche, il baiſe, il examine, & quand toutes ont rempli ce devoir, il nomme celles qui doivent être du ſouper : il leur preſcrit l’état dans lequel il faut qu’elles ſoient, il prend les plaintes des mains de la Doyenne, & les punitions s’impoſent. Rarement ils ſortent ſans une ſcène de luxure à laquelle nous ſommes communément employées toutes les huit. La Doyenne dirige ces actes libidineux, & la plus entière ſoumiſſion de notre part y règne ; avant le déjeûner, il arrive ſouvent qu’un des Révérends pères fait demander dans ſon lit une de nous ; le frere geolier apporte une carte où eſt le nom de celle que l’on veut, le régent de jour l’occupât-il alors, il n’a pas même le droit de la retenir, elle paſſe, & revient quand on la renvoie. Cette premiere cérémonie finie, nous déjeûnons ; de ce moment juſqu’au ſoir nous n’avons plus rien à faire ; mais à ſept heures en été, à ſix en hiver, on vient chercher celles qui ont été nommées ; le frere geolier les conduit lui-même, & après le ſouper celles qui ne ſont pas retenues pour la nuit reviennent au ſérail. Souvent aucune ne reſte, ce ſont de nouvelles que l’on envoie prendre pour la nuit ; & on les prévient également, pluſieurs heures à l’avance, du coſtume où il faut qu’elles ſe rendent ; quelquefois il n’y a que la fille de garde qui couche. — La fille de garde, interrompis-je, quel eſt donc ce nouvel emploi ? Le voici, me répondit mon hiſtorienne.

« Tous les premiers des mois, chaque Moine adopte une fille qui doit pendant cet intervalle lui tenir lieu & de ſervante & de plaſtron à ſes indignes déſirs ; les Doyennes ſeules ſont exceptées en raiſon du devoir de leur chambre. Ils ne peuvent ni les changer dans le cours du mois, ni leur faire faire deux mois de ſuite ; rien n’eſt cruel, rien n’eſt dur comme les corvées de ce ſervice, & je ne ſais comment tu t’y feras. Auſſitôt que cinq heures du ſoir ſonnent, la fille de garde deſcend près du Moine qu’elle ſert, & elle ne le quitte plus juſqu’au lendemain, à l’heure où il repaſſe au Couvent. Elle le reprend dès qu’il revient ; ce peu d’heures s’emploie par elle à manger & à ſe repoſer, car il faut qu’elle veille pendant les nuits qu’elle paſſe auprès de ſon maître ; je te le répète, cette malheureuſe eſt là pour ſervir de plaſtron à tous les caprices qui peuvent paſſer par la tête de ce libertin ; ſoufflets, fuſtigations, mauvais propos, jouiſſances, il faut qu’elle endure tout ; elle doit être debout toute la nuit dans la chambre de ſon patron & toujours prête à s’offrir aux paſſions qui peuvent agiter ce tyran ; mais la plus cruelle, la plus ignominieuſe de ces ſervitudes, eſt la terrible obligation où elle eſt de préſenter ſa bouche ou ſa gorge à l’un & l’autre beſoin de ce monſtre ; il ne ſe ſert jamais d’aucun autre vaſe ; il faut qu’elle reçoive tout, & la plus légère répugnance eſt auſſitôt punie des tourmens les plus barbares. Dans toutes les ſcènes de luxure ce ſont ces files qui aident aux plaiſirs, qui les ſoignent, & qui approprient tout ce qui a pu être ſouillé : un Moine l’eſt-il en venant de jouir d’une femme, c’eſt à la bouche de la ſuivante à réparer ce déſordre ; veut-il être excité, c’eſt le ſoin de cette malheureuſe, elle l’accompagne en tout lieu, l’habille, le déshabille, le ſert en un mot dans tous les inſtans, a toujours tort, & eſt toujours battue ; aux ſoupers, ſa place eſt, ou derriere la chaiſe de ſon maître, ou comme un chien à ſes pieds, ſous la table, ou à genoux, entre ſes cuiſſes, l’excitant de ſa bouche ; quelquefois elle lui ſert de ſiége ou de flambeau ; d’autres fois elles ſeront toutes quatre placées autour de la table dans les attitudes les plus luxurieuſes, mais en même temps les plus gênantes.

» Si elles perdent l’équilibre, elles riſquent, ou de tomber ſur des épines qui ſont placées près de-là, ou de ſe caſſer un membre, ou même de ſe tuer, ce qui n’eſt pas ſans exemple ; & pendant ce temps les ſcélérats ſe réjouiſſent, font débauche, s’enivrent à loiſir de mets, de vins, de luxure & de cruauté. — Oh Ciel ! dis-je à ma compagne, en frémiſſant d’horreur, peut-on ſe porter à de tels excès ! Quel enfer ! — Écoute, Théreſe, écoute, mon enfant, tu es loin de ſavoir encore tout, dit Omphale. L’état de groſſeſſe révéré dans le monde eſt une certitude de réprobation parmi ces infâmes, il ne diſpenſe ni des punitions, ni des gardes ; il eſt au contraire un véhicule aux peines, aux humiliations, aux chagrins ; combien de fois eſt-ce à force de coups qu’ils font avorter celles dont ils ſe décident à ne pas recueillir le fruit, & s’ils le recueillent, c’eſt pour en jouir : ce que je te dis ici doit te ſuffire pour t’engager à te préſerver de cet état le plus qu’il te ſera poſſible. — Mais le peut-on ? — Sans doute, il eſt de certaines éponges… Mais ſi Antonin s’en apperçoit on n’échappe point à ſon courroux ; le plus ſûr, eſt d’étouffer l’impreſſion de la Nature en démontant l’imagination, & avec de pareils ſcélérats, cela n’eſt pas difficile.

» Au reſte, pourſuivit mon inſtitutrice, il y a ici des attenances & des parentés dont tu ne te doutes pas, & qu’il eſt bon de t’expliquer, mais ceci rentrant dans le quatrieme article, c’eſt-à-dire dans celui de nos recrues, de nos réformes & de nos changemens, je vais l’entamer pour y renfermer ce petit détail.

» Tu n’ignores pas, Théreſe, que les quatre Moines qui compoſent ce Couvent ſont à la tête de l’Ordre, ſont tous quatre de familles diſtinguées, & tous quatre fort-riches par eux-mêmes : indépendamment des fonds conſidérables faits par l’Ordre des Bénédictins pour l’entretien de cette voluptueuſe retraite où tous ont eſpoir de paſſer tour-à-tour, ceux qui y ſont ajoutent encore à ces fonds une partie conſidérable de leurs biens ; ces deux objets réunis montent à plus de cent mille écus par an, qui ne ſervent qu’aux recrues ou aux dépenſes de la maiſon, ils ont douze femmes ſûres & de confiance, uniquement chargées du ſoin, de leur amener un ſujet chaque mois, entre l’age de douze ans & celui de trente, ni au-deſſous, ni au-deſſus. Le ſujet doit être exempt de tout défaut & doué du plus de qualités poſſibles, mais principalement d’une naiſſance diſtinguée. Ces enlévemens bien payés, & toujours faits très-loin d’ici, n’entraînent aucun inconvénient ; je n’en ai jamais vu réſulter de plaintes. Leurs extrêmes ſoins les mettent à couvert de tout ; ils ne tiennent pas abſolument aux prémices ; une fille déjà ſéduite, ou une femme mariée leur plaît également ; mais il faut que le rapt ait lieu, il faut qu’il ſoit conſtaté ; cette circonſtance les irrite ; ils veulent être certains que leurs crimes coûtent des pleurs ; ils renverraient une fille qui ſe rendrait à eux volontairement ; ſi tu ne t’étais prodigieuſement défendue, s’ils n’euſſent pas reconnu un fond réel de vertu dans toi, & par conſéquent la certitude d’un crime, ils ne t’euſſent pas gardée vingt-quatre heures : tout ce qui eſt ici, Théreſe, eſt donc de la meilleure naiſſance ; telle que tu me vois, chere amie, je ſuis la file unique du Comte de ***, enlevée à Paris à l’âge de douze ans, & deſtinée à avoir cent mille écus de dot un jour ; je fus ravie dans les bras de ma gouvernante qui me ramenait ſeule dans une voiture, d’une campagne de mon père, à l’Abbaye de Panthemont où j’étais élevée ; ma gouvernante diſparut ; elle était vraiſemblablement gagnée ; je fus amenée ici en poſte. Toutes les autres ſont dans le même cas. La fille de vingt ans appartient à l’une des familles les plus diſtinguées du Poitou. Celle de ſeize eſt fille du Baron de ***, l’un des plus grands Seigneurs de Lorraine ; des Comtes, des Ducs, & des Marquis ſont les peres de celles de vingt-trois, de celles de douze, de celle de trente deux ; pas une enfin qui ne puiſſe réclamer les plus beaux titres, & pas une qui ne ſoit traitée avec la derniere ignominie. Mais ces malhonnêtes gens ne ſe ſont pas contentés de ces horreurs, ils ont voulu déshonorer le ſein même de leur propre famille. La jeune perſonne de vingt-ſix, l’une de nos plus belles ſans doute, eſt la fille de Clément ; celle de trente-ſix eſt niece de Jérôme.

» Dès qu’une nouvelle fille eſt arrivée dans ce cloaque impur, dès qu’elle y eſt à jamais ſouſtraite à l’univers, on en réforme auſſitôt une, & voilà chere fille, voilà le complément de nos douleurs ; le plus cruel de nos maux eſt d’ignorer ce qui nous arrive, dans ces terribles & inquiétantes réformes. Il eſt abſolument impoſſible de dire ce qu’on devient en quittant ces lieux. Nous avons autant de preuves que notre ſolitude nous permet d’en acquérir, que les filles réformées par les Moines ne reparaiſſent jamais ; eux-mêmes nous en préviennent, ils ne nous cachent pas que cette retraite eſt notre tombeau, mais nous aſſaſſinent-ils ? Juſte Ciel ! Le meurtre, le plus exécrable des crimes ſerait-il donc pour eux comme pour ce célébre Maréchal de Retz[4] une ſorte de jouiſſance dont la cruauté exaltant leur perfide imagination, pût plonger leurs ſens dans une ivreſſe plus vive ! Accoutumés à ne jouir que par la douleur, à ne ſe délecter que par des tourmens & par des ſupplices, ſerait-il poſſible qu’ils s’égaraſſent au point de croire, qu’en redoublant, qu’en améliorant la premiere cauſe du délire, on dût inévitablement le rendre plus parfait, & qu’alors ſans principes, comme ſans foi, ſans mœurs, comme sans vertus, les coquins abuſant des malheurs où leurs premiers forfaits nous plongerent, ſe ſatisfiſſent par des ſeconds qui nous arrachaſſent la vie. Je ne ſçais ?… Si on les interroge ſur cela, ils balbutient, tantôt répondent négativement, & tantôt à l’affirmative ; ce qu’il y a de ſûr, c’eſt qu’aucune de celles qui ſont ſorties, quelques promeſſes qu’elles nous ayent faites de porter des plaintes contre ces gens-ci, & de travailler à notre élargiſſement, aucune, dis-je, ne nous a jamais tenu parole… Encore une fois appaiſent-ils nos plaintes, ou nous mettent-ils hors d’état d’en faire ? Lorſque nous demandons à celles qui arrivent des nouvelles de celles qui nous ont quittées, elles n’en ſavent jamais. Que deviennent donc ces malheureuſes ? Voilà ce qui nous tourmente, Théreſe, voilà la fatale incertitude qui fait le malheur de nos jours. Il y a dix-huit ans que je ſuis dans cette maiſon, voilà plus de deux cens filles que j’en vois ſortir… Où ſont-elles ? Pourquoi toutes ayant juré de nous ſervir, aucune n’a-t-elle tenu parole.

Rien au ſurplus ne légitime notre retraite ; l’âge, le changement des traits, rien n’y fait ; le caprice eſt leur ſeule regle. Ils réformeront aujourd’hui celle qu’ils ont le plus careſſée hier ; & ils garderont dix ans celles dont ils ſont le plus raſſaſiés : telle eſt l’hiſtoire de la Doyenne de cette ſalle ; il y a douze ans qu’elle eſt dans la maiſon, on l’y fête encore, & j’ai vu pour la conſerver, réformer des enfans de quinze dont la beauté eût rendu les Graces jalouſes. Celle qui partit il y a huit jours, n’avait pas ſeize ans ; belle comme Vénus même, il n’y avait qu’un an qu’ils en jouiſſaient, mais elle devint groſſe, & je te l’ai dit, Théreſe, c’eſt un grand tort dans cette maiſon. Le mois paſſé ils en réformerent une de dix-ſept ans. Il y a un an, une de vingt, groſſe de huit mois ; & dernierement une à l’inſtant où elle ſentait les premieres douleurs de l’enfantement. Ne t’imagines pas que la conduite y faſſe quelque choſe, j’en ai vu qui volaient au devant de leurs déſirs, & qui partaient au bout de ſix mois, d’autres mauſſades & fantaſques qu’ils gardaient un grand nombre d’années : il eſt donc inutile de preſcrire à nos arrivantes un genre quelconque de conduite ; la fantaiſie de ces monſtres briſe tous les freins, & devient l’unique loi de leurs actions.

Lorſque l’on doit être réformée, on en eſt prévenue le matin, jamais plutôt, le régent de jour paraît à neuf heures comme à l’ordinaire, & il dit, je le ſuppoſe : Omphale, le Couvent vous réforme, je viendrai vous prendre ce ſoir. Puis il continue ſa beſogne. Mais à l’examen vous ne vous offrez plus à lui, enſuite il ſort ; la réformée embraſſe ſes compagnes, elle leur promet mille & mille fois de les ſervir, de porter des plaintes, d’ébruiter ce qui ſe paſſe, l’heure ſonne, le Moine paraît, la fille part, & l’on n’entend plus parler d’elle. Cependant le ſouper a lieu comme à l’ordinaire, les ſeules remarques que nous ayions faites ces jours-là, c’eſt que les Moines arrivent rarement aux derniers épiſodes du plaiſir, on dirait qu’ils ſe ménagent, cependant ils boivent beaucoup plus, quelquefois même juſqu’à l’ivreſſe ; ils nous renvoyent de bien meilleure heure, il ne reſte aucune femme à coucher, & les filles de garde ſe retirent au ſérail. — Bon, bon, dis-je à ma compagne, ſi perſonne ne vous a ſervies, c’eſt que vous n’avez eu affaire qu’à des créatures faibles, intimidées, ou à des enfans qui n’ont rien oſé pour vous. Je ne crains point qu’on nous tue, au moins je ne le crois pas ; il eſt impoſſible que des êtres raiſonnables puiſſent porter le crime à ce point… Je ſais bien que… Après ce que j’ai vu, peut-être ne devrais-je pas juſtifier les hommes comme je le fais, mais il eſt impoſſible, ma chere, qu’ils puiſſent exécuter des horreurs dont l’idée même n’eſt pas concevable. Oh ! chere compagne, pourſuivis-je avec chaleur, veux-tu la faire avec moi cette promeſſe à laquelle je jure de ne pas manquer !… Le veux-tu ? — Oui — Eh, bien, je te jure ſur tout ce que j’ai de plus ſacré, ſur le Dieu qui m’anime & que j’adore uniquement,… je te proteſte ou de mourir à la peine, ou de détruire ces infamies, m’en promets-tu autant ? — En doutes-tu, me répondit Omphale, mais ſoit certaine de l’inutilité de ces promeſſes ; de plus irritées que toi, de plus fermes, de mieux étayées, de parfaites amies, en un mot, qui auraient donné leur ſang pour nous, ont manqué aux mêmes ſermens ; permets donc, chere Théreſe, permets à ma cruelle expérience de regarder les nôtres comme vains, & de n’y pas compter davantage.

— Et les Moines, dis-je à ma compagne, varient-ils auſſi, en vient-ils ſouvent de nouveaux ? — Non, me répondit-elle, il y a dix ans qu’Antonin eſt ici ; dix-huit que Clément y demeure ; Jérôme y eſt depuis trente ans, & Sévérino depuis vingt-cinq. Ce Supérieur né en Italie, eſt proche parent du Pape avec lequel il eſt fort-bien, ce n’eſt que depuis lui que les prétendus miracles de la Vierge aſſurent la réputation du Couvent, & empêchent les médiſans d’obſerver de trop près ce qui ſe paſſe ici ; mais la maiſon était montée comme tu la vois quand il y arriva ; il y a plus de cent ans qu’elle ſubſiſte ſur le même pied, & que tous les Supérieurs qui y ſont venus, y ont conſervé un ordre ſi avantageux pour leurs plaiſirs. Sévérino l’homme le plus libertin de ſon ſiècle, ne s’y eſt fait placer que pour mener une vie analogue à ſes goûts. Son intention eſt de maintenir les priviléges ſecrets de cette abbaye auſſi long-temps qu’il le pourra. Nous ſommes du Diocèſe d’Auxerre, mais que l’Évêque ſoit inſtruit ou non, jamais nous ne le voyons paraître, jamais il ne met les pieds au Couvent : en général il vient très-peu de monde ici, excepté vers le temps de la fête qui eſt celle de la Notre Dame d’Août ; il ne paraît pas, à ce que nous diſent les Moines, dix perſonnes par an dans cette maiſon ; cependant il eſt vraiſemblable que lorſque quelques étrangers s’y préſentent, le ſupérieur a ſoin de les bien recevoir ; il en impoſe par des apparences de religion & d’auſtérité, on s’en retourne content, on fait l’éloge du Monaſtere, & l’impunité de ces ſcélérats s’établit ainſi ſur la bonne-foi du peuple & ſur la crédulité des dévots ».

Omphale finiſſait à peine ſon inſtruction que neuf heures ſonnerent ; la Doyenne nous appella bien vîte, le régent de jour parut en effet. C’était Antonin, nous nous rangeâmes en haie ſuivant l’uſage. Il jetta un léger coup-d’œil ſur l’enſemble, nous compta, puis s’aſſit ; alors nous allames l’une après l’autre relever nos jupes devant lui, d’un côté juſqu’au deſſus du nombril ; de l’autre juſqu’au milieu des reins. Antonin reçut cet hommage avec l’indifférence de la ſatiété, il ne s’en émut pas ; puis en me regardant, il me demanda comment je me trouvais de l’aventure ? Ne me voyant répondre que par des larmes… — Elle s’y fera, dit-il en riant ; il n’y a pas de maiſon en France où l’on forme mieux les filles que dans celle-ci. Il prit la liſte des coupables, des mains de la Doyenne, puis s’adreſſant encore à moi, il me fit frémir ; chaque geſte, chaque mouvement qui paraiſſait devoir me ſoumettre à ces libertins, était pour moi comme l’arrêt de la mort. Antonin m’ordonne de m’aſſeoir ſur le bord d’un lit, & dans cette attitude, il dit à la Doyenne de venir découvrir ma gorge, & relever mes jupes juſqu’au bas de mon ſein ; lui-même place mes jambes dans le plus grand écartement poſſible, il s’aſſeoit en face de cette perſpective, une de mes compagnes vient ſe poſer ſur moi dans la même attitude, en ſorte que c’eſt l’autel de la génération qui s’offre à Antonin au lieu de mon viſage, & que s’il jouit il aura ces attraits à hauteur de ſa bouche. Une troiſieme fille à genoux devant lui, vient l’exciter de la main, & une quatrieme, entierement nue lui montre avec les doigts, ſur mon corps, où il doit frapper. Inſenſiblement cette fille-ci m’excite moi-même, & ce qu’elle me fait, Antonin de chacune de ſes mains le fait également à droite & à gauche à deux autres filles. On n’imagine pas les mauvais propos, les diſcours obſcènes par leſquels ce débauché s’excite ; il eſt enfin dans l’état qu’il déſire, on le conduit à moi. Mais tout le ſuit, tout cherche à l’enflammer pendant qu’il va jouir, découvrant bien à nud toutes ſes parties poſtérieures. Omphale qui s’en empare n’omet rien pour les irriter : frottemens, baiſers, pollutions, elle employe tout ; Antonin en feu ſe précipite ſur moi… Je veux qu’elle ſoit groſſe de cette fois-ci, dit-il en fureur… Ces égaremens moraux déterminent le phyſique. Antonin dont l’uſage était de faire des cris terribles dans ce dernier inſtant de ſon ivreſſe, en pouſſe d’épouvantables ; tout l’entoure, tout le ſert, tout travaille à doubler ſon extaſe, & le libertin y arrive au milieu des épiſodes les plus bizarres de la luxure & de la dépravation.

Ces ſortes de groupes s’exécutaient ſouvent, il était de règle que quand un Moine jouiſſait de telle façon que ce pût être, toutes les filles l’entouraſſent alors, afin d’embraſer ſes ſens de toutes parts, & que la volupté pût, s’il eſt permis de s’exprimer ainſi, pénétrer plus ſûrement en lui par chacun de ſes pores.

Antonin ſortit, on apporta le déjeûner ; mes compagnes me forcerent à manger, je le fis pour leur plaire. À peine avions-nous fini que le Supérieur entra : nous voyant encore à table, il nous diſpenſa des cérémonies qui devaient être pour lui les mêmes que celles que nous venions d’exécuter pour Antonin ; il faut bien penſer à la vêtir, dit-il en me regardant ; en même temps il ouvre une armoire et jette ſur mon lit pluſieurs vêtemens de la couleur annexée à ma claſſe ; & quelques paquets de linges. — Eſſayez tout cela, me dit-il, & rendez-moi ce qui vous appartient. J’exécute, mais me doutant du fait, j’avais prudemment ôté mon argent pendant la nuit, & l’avais caché dans mes cheveux. À chaque vêtement que j’enleve, les yeux ardents de Sévérino ſe portent ſur l’attrait découvert, ſes mains s’y promenent auſſitôt. Enfin à moitié nue, le Moine me ſaiſit, il me met dans l’attitude utile à ſes plaiſirs, c’eſt-à-dire, dans la poſition abſolument contraire à celle où vient de me mettre Antonin ; je veux lui demander grace, mais voyant déjà la fureur dans ſes yeux, je crois que le plus ſûr eſt l’obéiſſance ; je me place, on l’environne, il ne voit plus autour de lui que cet autel obſcène qui le délecte ; ſes mains le preſſent, ſa bouche s’y colle, ſes regards le dévorent… il eſt au comble du plaiſir.

Si vous, le trouvez bon, Madame, dit la belle Théreſe, je vais me borner à vous expliquer ici l’hiſtoire abrégée du premier mois que je paſſai dans ce Couvent, c’eſt-à-dire les principales anecdotes de cet intervalle ; le reſte ſerait une répétition ; la monotonie de ce ſéjour en jetterait ſur mes récits, & je dois immédiatement après paſſer, ce me ſemble, à l’événement qui me ſortit enfin de ce cloaque impur.

Je n’étais pas du ſouper ce premier jour, on m’avait ſimplement nommée pour aller paſſer la nuit avec Dom Clément ; je me rendis ſuivant l’uſage dans ſa cellule quelques inſtans avant qu’il n’y dût rentrer, le frere geolier m’y conduiſit, & m’y enferma.

Il arrive auſſi échauffé de vin que de luxure, ſuivi de la fille de vingt-ſix ans qui ſe trouvait pour lors de garde auprès de lui ; inſtruite de ce que j’avais à faire, je me mets à genoux dès que je l’entends ; il vient à moi, me conſidere dans cette humiliation, puis m’ordonne de me relever, & de le baiſer ſur la bouche ; il ſavoure ce baiſer pluſieurs minutes & lui donne toute l’expreſſion… toute l’étendue qu’il eſt poſſible d’y concevoir. Pendant ce temps, Armande, c’était le nom de celle qui le ſervait, me déshabillait en détail ; quand la partie des reins, en bas, par laquelle elle avait commencé, eſt à découvert, elle ſe preſſe de me retourner, & d’expoſer à ſon oncle le côté chéri de ſes goûts. Clément l’examine, il le touche, puis s’aſſeyant dans un fauteuil, il m’ordonne de venir le lui faire baiſer ; Armande eſt à ſes genoux, elle l’excite avec ſa bouche, Clément place la ſienne au ſanctuaire du temple que je lui offre, & ſa langue s’égare dans le ſentier qu’on trouve au centre ; ſes mains preſſaient les mêmes autels chez Armande, mais comme les vêtemens que cette fille avait encore l’embarraſſaient, il lui ordonne de les quitter, ce qui fut bientôt fait, & cette docile créature vint reprendre près de ſon oncle une attitude par laquelle ne l’excitant plus qu’avec la main, elle ſe trouvait plus à la portée de celle de Clément. Le Moine impur toujours occupé de même avec moi, m’ordonne alors de donner dans ſa bouche le cours le plus libre aux vents dont pouvaient être affectées mes entrailles ; cette fantaiſie me parut révoltante, mais j’étais encore loin de connaître toutes les irrégularités de la débauche, j’obéis & me reſſens bientôt de l’effet de cette intempérance. Le Moine mieux excité devint plus ardent, il mord ſubitement en ſix endroits les globes de chair que je lui préſente ; je fais un cri & ſaute en avant, il ſe leve, s’avance à moi, la colere dans les yeux, & me demande ſi je ſçais ce que j’ai riſqué en le dérangeant,… je lui fais mille excuſes, il me ſaiſit par mon corſet encore ſur ma poitrine, & l’arrache ainſi que ma chemiſe en moins de temps que je n’en mets à vous le dire… Il empoigne ma gorge avec férocité, & l’invective en la comprimant ; Armande le déshabille, & nous voilà tous les trois nuds ; un inſtant Armande l’occupe, il lui applique de ſa main des claques furieuſes ; il la baiſe à la bouche, il lui mordille la langue & les lèvres, elle crie ; quelquefois la douleur arrache des yeux de cette fille des larmes involontaires ; il la fait monter ſur une chaiſe, & exige d’elle ce même épiſode qu’il a déſiré avec moi. Armande y ſatisfait, je l’excite d’une main ; pendant cette luxure, je le fouette légèrement de l’autre, il mord également Armande, mais elle ſe contient, & n’oſe bouger. Les dents de ce monſtre ſe ſont pourtant imprimées dans les chairs de cette belle fille. On les y voit en pluſieurs endroits ; ſe retournant enſuite bruſquement ; — Théreſe, me dit-il, vous allez cruellement ſouffrir : il n’avait pas beſoin de le dire, ſes yeux ne l’annonçaient que trop. Vous ſerez fuſtigée par-tout, me dit-il, je n’excepte rien ; & en diſant cela, il avait repris ma gorge qu’il maniait avec brutalité ; il en froiſſait les extrémités du bout de ſes doigts & m’occaſionnait des douleurs très-vives ; je n’oſais rien dire de peur de l’irriter encore plus, mais la ſueur couvrait mon front, & mes yeux malgré moi ſe rempliſſaient de pleurs ; il me retourne, me fait agenouiller ſur le bord d’une chaiſe dont mes mains doivent tenir le doſſier ſans ſe déranger une minute, ſous les peines les plus graves ; me voyant enfin là, bien à ſa portée, il ordonne à Armande de lui apporter des verges, elle lui en préſente une poignée mince & longue ; Clément les ſaiſit, & me recommandant de ne pas bouger, il débute par une vingtaine de coups ſur mes épaules & ſur le haut de mes reins ; il me quitte un inſtant, revient prendre Armande & la place à ſix pieds de moi, également à genoux, ſur le bord d’une chaiſe ; il nous déclare qu’il va nous fouetter toutes deux enſemble, & que la premiere des deux qui lâchera la chaiſe, pouſſera un cri, ou verſera une larme ſera ſur-le-champ ſoumiſe par lui à tel ſupplice que bon lui ſemblera : il donne à Armande le même nombre de coups qu’il vient de m’appliquer, & poſitivement ſur les mêmes endroits ; il me reprend, il baiſe tout ce qu’il vient de moleſter, & levant ſes verges, — tiens-toi bien, Coquine, me dit-il, tu vas être traitée comme la derniere des miſérables. Je reçois à ces mots cinquante coups, mais qui ne prennent que depuis le milieu des épaules juſqu’à la chute des reins incluſivement. Il vole à ma camarade & la traite de même : nous ne prononcions pas une parole, on n’entendait que quelques gémiſſemens ſourds & contenus, & nous avions aſſez de force pour retenir nos larmes. À quelque point que fuſſent enflammées les paſſions du Moine, on n’en appercevait pourtant aucun ſigne encore ; par intervalles il s’excitait fortement ſans que rien ſe levât. En ſe rapprochant de moi, il conſidere quelques minutes ces deux globes de chair encore intacte & qui allaient à leur tour endurer le ſupplice ; il les manie, il ne peut s’empêcher de les entr’ouvrir, de les chatouiller, de les baiſer mille fois encore. — Allons, dit-il, du courage… Une grêle de coups tombe à l’inſtant ſur ces maſſes, & les meurtrit juſques aux cuiſſes ; Extrémement animé des bonds, des haut-le-corps, des grincemens, des contorſions que la douleur m’arrache, les examinant, les ſaiſiſſant avec délices, il vient en exprimer, ſur ma bouche qu’il baiſe avec ardeur, les ſenſations dont il eſt agité… Cette fille me plaît, s’écrie-t-il, je n’en ai jamais fuſtigée qui m’ait autant donné de plaiſir ; & il retourne à ſa niéce qu’il traite avec la même barbarie ; il reſtait la partie inférieure depuis le haut des cuiſſes juſqu’aux molets, & ſur l’une & ſur l’autre il frappe avec la même ardeur. — Allons, dit-il encore, en me retournant, changeons de main, & viſitons ceci ; il me donne une vingtaine de coups depuis le milieu du ventre juſqu’au bas des cuiſſes, puis me les faiſant écarter, il frappa rudement dans l’intérieur de l’antre que je lui ouvrais par mon attitude. — Voilà, dit-il, l’oiſeau que je veux plumer : quelques cinglons ayant, par les précautions qu’il prenait, pénétré fort-avant, je ne pus retenir mes cris. — Ah ! ah ! dit le ſcélérat, j’ai donc trouvé l’endroit ſenſible ; bientôt, bientôt nous le viſiterons un peu mieux ; cependant ſa niéce eſt miſe dans la même poſture & traitée de la même maniere ; il l’atteint également ſur les endroits les plus délicats du corps d’une femme ; mais ſoit habitude, ſoit courage, ſoit la crainte d’encourir de plus rudes traitemens, elle a la force de ſe contenir & l’on n’aperçoit d’elle que des frémiſſemens & quelques contorſions involontaires. Il y avait pourtant un peu de changement dans l’état phyſique de ce libertin, & quoique les choſes euſſent encore bien peu de conſiſtance, à force de ſecouſſes elles en annonçaient inceſſamment. — Mettez-vous à genoux, me dit le Moine, je vais vous fouetter ſur la gorge. — Sur la gorge, mon pere ! — Oui, ſur ces deux maſſes lubriques qui ne m’exciterent jamais que pour cet uſage ; & il les ſerrait, il les comprimait violemment en diſant cela. — Oh, mon pere ! cette partie eſt ſi délicate, vous me ferez mourir. — Que m’importe, pourvu que je me ſatisfaſſe ; & il m’applique cinq ou ſix coups qu’heureuſement je pare de mes mains. Voyant cela, il les lie derriere mon dos ; je n’ai plus que les mouvemens de ma phyſionomie & mes larmes pour implorer ma grace, car il m’avait durement ordonné de me taire. Je tâche donc de l’attendrir… mais envain, il appuie fortement une douzaine de coups ſur mes deux ſeins que rien ne garantit plus ; d’affreux cinglons s’impriment auſſitôt en traits de ſang ; la douleur m’arrachait des larmes qui retombaient ſur les veſtiges de la rage de ce monſtre, & les rendaient, diſait-il, mille fois plus intéreſſans encore… il les baiſait, il les dévorait & revenait de tems en tems à ma bouche, à mes yeux inondés de pleurs qu’il ſuçait de même avec lubricité. Armande ſe place, ſes mains ſe lient, elle offre un ſein d’albatre & de la plus belle rondeur ; Clément fait ſemblant de le baiſer, mais c’eſt pour le mordre… Il frappe enfin, & ces belles chairs ſi blanches, ſi potelées ne préſentent bientôt plus aux yeux de leur bourreau que des meurtriſſures & des traces de ſang. — Un inſtant, dit le Moine en fureur, je veux fuſtiger à-la-fois le plus beau des derrieres & le plus doux des ſeins ; il me laiſſe à genoux, & plaçant Armande ſur moi, il lui fait écarter les jambes, en telle ſorte que ma bouche ſe trouve à hauteur de ſon bas ventre, & ma gorge entre ſes cuiſſes au bas de ſon derriere ; par ce moyen le Moine a ce qu’il veut à ſa portée, il a ſous le même point de vue les feſſes d’Armande & mes tétons ; il frappe l’un & l’autre avec acharnement, mais ma compagne pour m’épargner des coups qui deviennent bien plus dangereux pour moi que pour elle, a la complaiſance de ſe baiſſer & de me garantir ainſi, en recevant elle-même des cinglons qui m’euſſent inévitablement bleſſée. Clément s’aperçoit de la ruſe, il dérange l’attitude ; — elle n’y gagnera rien, dit-il en colere, & ſi je veux bien épargner cette partie-là aujourd’hui, ce ne ſera que pour en moleſter une autre pour le moins auſſi délicate ; en me relevant je vis alors que tant d’infamies n’étaient pas faites envain, le débauché ſe trouvait dans le plus brillant état ; il n’en eſt que plus furieux ; il change d’arme, il ouvre une armoire où ſe trouvent pluſieurs martinets, il en ſort un à pointes de fer, qui me fait frémir. — Tiens, Théreſe, me dit-il en me le montrant, vois comme il eſt délicieux de fouetter avec cela… Tu le ſentiras… tu le ſentiras, friponne, mais pour l’inſtant je veux bien n’employer que celui-ci… Il était de cordeletes nouées à douze branches ; au bas de chaque était un nœud plus fort que les autres & de la groſſeur d’un noyau de prune. — Allons, la cavalcade !… la cavalcade ! dit-il à ſa nièce. Celle-ci qui ſavait de quoi il était queſtion, ſe met tout de ſuite à quatre pattes, les reins élevés le plus poſſible, en me diſant de l’imiter ; je le fais. Clément ſe met à cheval ſur mes reins, ſa tête du côté de ma croupe ; Armande, la ſienne préſentée ſe trouve en face de lui : le ſcélérat nous voyant alors toutes les deux bien à ſa portée, nous lance des coups furieux ſur les charmes que nous lui offrons ; mais comme par cette poſture, nous ouvrons dans le plus grand écart poſſible cette délicate partie qui diſtingue notre ſexe de celui des hommes, le barbare y dirige ſes coups, les branches longues & flexibles du fouet dont il ſe ſert, pénétrant dans l’intérieur avec bien plus de facilité que les brins de verges, y laiſſent des traces profondes de ſa rage, tantôt il frappe ſur l’une, tantôt ſes coups ſe lancent ſur l’autre : auſſi bon cavalier que fuſtigateur intrépide, il change pluſieurs fois de monture, nous ſommes excédées, & les titillations de la douleur ſont d’une telle violence qu’il n’eſt preſque plus poſſible de les ſupporter. — Levez-vous, nous dit-il alors en reprenant des verges, oui, levez-vous & craignez-moi : ſes yeux étincellent, il écume : également menacées ſur tout le corps, nous l’évitons,… nous courons comme des égarées dans toutes les parties de la chambre, il nous ſuit, frappant indifféremment & ſur l’une & ſur l’autre ; le ſcélérat nous met en ſang ; il nous rencogne à la fin toutes deux dans la ruelle du lit ; les coups redoublent : la malheureuſe Armande en reçoit un ſur le ſein qui la fait chanceler, cette derniere horreur détermine l’extaſe, & pendant que mon dos en reçoit les effets cruels, mes reins s’inondent des preuves d’un délire dont les réſultats ſont ſi dangereux.

Couchons-nous, me dit enfin Clément ; en voilà peut-être trop pour toi, Théreſe, & certainement pas aſſez pour moi ; on ne ſe laſſe point de cette manie quoiqu’elle ne ſoit qu’une très-imparfaite image de ce qu’on voudrait réellement faire ; ah ! chere fille, tu ne ſais pas juſqu’où nous entraîne cette dépravation, l’ivreſſe où elle nous jette, la commotion violente qui réſulte dans le fluide électrique de l’irritation produite par la douleur ſur l’objet qui ſert nos paſſions ; comme on eſt chatouillé de ſes maux ! Le déſir de les accroître… voilà l’écueil de cette fantaiſie, je le ſais, mais cet écueil eſt-il à craindre pour qui ſe moque de tout. Quoique l’eſprit de Clément fût encore dans l’enthouſiaſme, voyant néanmoins ſes ſens beaucoup plus calmes, j’oſai, répondant à ce qu’il venait de dire, lui reprocher la dépravation de ſes goûts, & la maniere dont ce libertin les juſtifia mérite, ce me ſemble, de trouver place dans les aveux que vous exigez de moi.

La choſe du monde la plus ridicule ſans doute, ma chere Théreſe, me dit Clément, eſt de vouloir diſputer ſur les goûts de l’homme, les contrarier, les blâmer, ou les punir, s’ils ne ſont pas conformes ſoit aux loix du pays qu’on habite, ſoit aux conventions ſociales. Eh, quoi ! Les hommes ne comprendront jamais qu’il n’eſt aucune ſorte de goûts, quelque bizarres, quelque criminels même qu’on puiſſe les ſuppoſer, qui ne dépende de la ſorte d’organiſation que nous avons reçue de la Nature ! Cela poſé, je le demande, de quel droit un homme oſera-t-il exiger d’un autre ou de réformer ſes goûts, ou de les modeler ſur l’ordre ſocial ? De quel droit même les loix qui ne ſont faites que pour le bonheur de l’homme, oſeront-elles ſévir contre celui qui ne peut ſe corriger, ou qui n’y parviendrait qu’aux dépens de ce bonheur que doivent lui conſerver les loix ? Mais déſirât-on même de changer de goûts, le peut-on ? Eſt-il en nous de nous refaire ? Pouvons-nous devenir autres que nous ne ſommes ? L’exigeriez-vous d’un homme contrefait, & cette inconformité de nos goûts eſt-elle autre choſe au moral, que ne l’eſt au phyſique l’imperfection de l’homme contrefait.

Entrons dans quelques détails, j’y conſens ; l’eſprit que je te reconnais, Théreſe, te met à portée de les entendre. Deux irrégularités, je le vois, t’ont déjà frappée parmi nous ; tu t’étonnes de la ſenſation piquante éprouvée par quelques-uns de nos confrères pour des choſes vulgairement reconnues pour fétides ou impures, & tu te ſurprends de même que nos facultés voluptueuſes puiſſent être ébranlées par des actions qui, ſelon toi, ne portent que l’emblême de la férocité ; analyſons l’un & l’autre de ces goûts, & tâchons, s’il ſe peut, de te convaincre qu’il n’eſt rien au monde de plus ſimple que les plaiſirs qui en réſultent.

Il eſt, prétends-tu, ſingulier que des choſes ſales & crapuleuſes puiſſent produire dans nos ſens l’irritation eſſentielle au complement de leur délire ; mais avant que de s’étonner de cela, il faudrait ſentir, chere Théreſe, que les objets n’ont de prix à nos yeux que celui qu’y met notre imagination ; il eſt donc très-poſſible, d’après cette vérité conſtante, que non-ſeulement les choſes les plus bizarres, mais même les plus viles & les plus affreuſes, puiſſent nous affecter très-ſenſiblement. L’imagination de l’homme eſt une faculté de ſon eſprit où vont, par l’organe des ſens, ſe peindre, ſe modifier les objets & ſe former enſuite ſes penſées, en raiſon du premier apperçu de ces objets. Mais cette imagination réſultative elle-même de l’eſpece d’organiſation dont eſt doué l’homme, n’adopte les objets reçus que de telle ou telle maniere, & ne crée enſuite les penſées que d’après les effets produits par le choc des objets apperçus : qu’une comparaiſon facilite à tes yeux ce que j’expoſe. N’as-tu pas vu, Théreſe, des miroirs de formes différentes, quelques-uns qui diminuent les objets, d’autres qui les groſſiſſent ; ceux-ci qui les rendent affreux ; ceux-là qui leur prêtent des charmes ; t’imagines-tu maintenant que ſi chacune de ces glaces uniſſait la faculté créatrice à la faculté objective, elle ne donnerait pas du même homme qui ſe ſerait regardé dans elle, un portrait tout-à-fait différent, & ce portrait ne ſerait-il pas en raiſon de la maniere dont elle aurait perçu l’objet ? Si aux deux facultés que nous venons de prêter à cette glace, elle joignait maintenant celle de la ſenſibilité, n’aurait-elle pas pour cet homme vû par elle, de telle ou telle maniere, l’eſpece de ſentiment qu’il lui ſerait poſſible de concevoir pour la ſorte d’être qu’elle aurait aperçu ? La glace qui l’aurait vû beau, l’aimerait, celle qui l’aurait vû affreux, le haïrait, & ce ſerait pourtant toujours le même individu.

Telle eſt l’imagination de l’homme, Théreſe ; le même objet s’y repréſente ſous autant de formes qu’elle a de différens modes, & d’après l’effet reçu ſur cette imagination par l’objet, quel qu’il ſoit, elle ſe détermine à l’aimer ou à le haïr ; ſi le choc de l’objet aperçu la frappe d’une maniere agréable, elle l’aime, elle le préfere, bien que cet objet n’ait en lui aucun agrément réel ; & ſi cet objet, quoique d’un prix certain aux yeux d’un autre, n’a frappé l’imagination dont il s’agit que d’une maniere déſagréable, elle s’en éloignera, parce qu’aucun de nos ſentimens ne ſe forme, ne ſe réaliſe qu’en raiſon du produit des différent objets ſur l’imagination ; rien d’étonnant d’après cela que ce qui plaît vivement aux uns, puiſſe déplaire aux autres, & reverſiblement, que la choſe la plus extraordinaire trouve pourtant des ſectateurs… L’homme contrefait trouve auſſi des miroirs qui le rendent beau.

Or, ſi nous avouons que la jouiſſance des ſens ſoit toujours dépendante de l’imagination, toujours réglée par l’imagination, il ne faudra plus s’étonner des variations nombreuſes que l’imagination ſuggérera dans ces jouiſſances, de la multitude infinie de goûts & de paſſions différentes qu’enfanteront les différens écarts de cette imagination. Ces goûts quoique luxurieux, ne devront pas frapper davantage que ceux d’un genre ſimple ; il n’y a aucune raiſon pour trouver une fantaiſie de table moins extraordinaire qu’une fantaiſie de lit ; & dans l’un ou l’autre genre, il n’eſt pas plus étonnant d’idolâtrer une choſe que le commun des hommes trouve déteſtable, qu’il ne l’eſt d’en aimer une généralement reconnue pour bonne. L’unanimité prouve de la conformité dans les organes, mais rien en faveur de la choſe aimée. Les trois quarts de l’univers peuvent trouver délicieuſe l’odeur d’une roſe, ſans que cela puiſſe ſervir de preuve, ni pour condamner le quart qui pourrait la trouver mauvaiſe, ni pour démontrer que cette odeur ſoit véritablement agréable.

Si donc, il exiſte des êtres dans le monde dont les goûts choquent tous les préjugés admis, non-ſeulement il ne faut point s’étonner d’eux, non-ſeulement il ne faut ni les ſermoner, ni les punir ; mais il faut les ſervir, les contenter, anéantir tous les freins qui les gênent, & leur donner, ſi vous voulez être juſte, tous les moyens de ſe ſatisfaire ſans riſque ; parcequ’il n’a pas plus dépendu d’eux d’avoir ce goût bizarre, qu’il n’a dépendu de vous d’être ſpirituel, ou bête, d’être bien fait ou d’être boſſu. C’eſt dans le ſein de la mere que ſe fabriquent les organes qui doivent nous rendre ſuſceptibles de telle ou telle fantaiſie, les premiers objets préſentés, les premiers diſcours entendus achèvent de déterminer le reſſort ; les goûts ſe forment, & rien au monde ne peut plus les détruire. L’éducation a beau faire, elle ne change plus rien, & celui qui doit être un ſcélérat, le devient tout auſſi ſûrement, quelque bonne que ſoit l’éducation qui lui a été donnée, que vole ſûrement à la vertu celui dont les organes ſe trouvent diſpoſés au bien quoique l’inſtituteur l’ait manqué. Tous deux ont agi d’après leur organiſation, d’après les impreſſions qu’ils avaient reçues de la Nature, & l’un n’eſt pas plus digne de punition que l’autre ne l’eſt de récompenſe.

Ce qu’il y a de bien ſingulier, c’eſt que tant qu’il n’eſt queſtion que de choſes futiles, nous ne nous étonnons pas de la différence des goûts ; mais ſitôt qu’il s’agit de la luxure, voilà tout en rumeur, les femmes toujours ſurveillantes à leurs droits, les femmes que leur faibleſſe & leur peu de valeur engagent à ne rien perdre, frémiſſent à chaque inſtant qu’on ne leur enleve quelque choſe, & ſi malheureuſement on met en uſage dans la jouiſſance des procédés qui choquent leur culte, voilà des crimes dignes de l’échafaud. Et cependant quelle injuſtice ! Le plaiſir des ſens doit-il donc rendre un homme meilleur que les autres plaiſirs de la vie ? Le temple de la génération, en un mot, doit-il mieux fixer nos penchans, plus ſûrement éveiller nos déſirs, que la partie du corps ou la plus contraire, ou la plus éloignée de lui, que l’émanation de ce corps ou la plus fétide, & la plus dégoûtante ? Il ne doit pas, ce me ſemble, paraître plus étonnant de voir un homme porter la ſingularité dans les plaiſirs du libertinage, qu’il ne doit l’être de la lui voir employer dans les autres fonctions de la vie ! Encore une fois dans l’un & dans l’autre cas, la ſingularité eſt le réſultat de ſes organes : eſt-ce ſa faute, ſi ce qui vous affecte eſt nul pour lui, ou s’il n’eſt ému que de ce qui vous répugne ? Quel eſt l’homme qui ne réformerait pas à l’inſtant ſes goûts, ſes affections, ſes penchans ſur le plan général, & qui n’aimerait pas mieux être comme tout le monde, que de ſe ſingulariſer s’il en était le maître ? Il y a l’intolérance la plus ſtupide & la plus barbare à vouloir ſévir contre un tel homme ; il n’eſt pas plus coupable envers la ſociété, quels que ſoient ſes égaremens, que ne l’eſt, comme je viens de le dire, celui qui ſerait venu au monde borgne ou boiteux ! Et il eſt auſſi injuſte de punir ou de ſe moquer de celui-ci, qu’il le ſerait d’affliger l’autre ou de le perſiffler. L’homme doué de goûts ſinguliers eſt un malade, c’eſt ſi vous le voulez une femme à vapeurs hiſtériques. Nous eſt-il jamais venu dans l’idée de punir ou de contrarier l’un ou l’autre ; ſoyons également juſtes pour l’homme dont les caprices nous ſurprennent ; parfaitement ſemblable au malade ou à la vaporeuſe, il eſt comme eux à plaindre & non pas à blâmer ; telle eſt au moral l’excuſe des gens dont il s’agit ; on la trouverait au phyſique avec la même facilité ſans doute, & quand l’anatomie ſera perfectionnée on démontrera facilement par elle, le rapport de l’organiſation de l’homme, aux goûts qui l’auront affecté. Pédans, bourreaux, guichetiers, légiſlateurs, racaille tonſurée, que ferez-vous quand nous en ſerons là ? Que deviendront vos loix, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il ſera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle ſorte de fibres, tel degré d’âcreté dans le ſang ou dans les eſprits animaux ſuffiſent à faire d’un homme l’objet de vos peines ou de vos récompenſes. Pourſuivons ; les goûts cruels t’étonnent !

Quel eſt l’objet de l’homme qui jouit, n’eſt-il pas de donner à ſes ſens toute l’irritation dont ils ſont ſuſceptibles, afin d’arriver mieux & plus chaudement, au moyen de cela, à la derniere criſe… criſe précieuſe qui caractériſe la jouiſſance de bonne ou mauvaiſe, en raiſon du plus ou moins d’activité dont s’eſt trouvée cette criſe ? Or, n’eſt-ce pas un ſophiſme inſoutenable que d’oſer dire qu’il eſt néceſſaire, pour l’améliorer, qu’elle ſoit partagée de la femme ? N’eſt-il donc pas viſible que la femme ne peut rien partager avec nous ſans nous prendre, & que tout ce qu’elle nous dérobe doit néceſſairement être à nos dépens ? Et de quelle néceſſité eſt-il donc, je le demande, qu’une femme jouiſſe quand nous jouiſſons ; y a-t-il dans ce procédé un autre ſentiment que l’orgueil qui puiſſe être flatté ? Et ne retrouvez-vous pas d’une maniere bien plus piquante la ſenſation de ce ſentiment orgueilleux, en contraignant au contraire avec dureté cette femme à ceſſer de jouir afin de vous faire jouir ſeul, afin que rien ne l’empêche de s’occuper de votre jouiſſance. La tyrannie ne flatte-t-elle pas l’orgueil d’une maniere bien plus vive que la bienfaiſance ? Celui qui impoſe en un mot, n’eſt-il pas le maître bien plus ſûrement que celui qui partage ? Mais comment put-il venir dans la tête d’un homme raiſonnable que la délicateſſe eût quelque prix en jouiſſance ! Il eſt abſurde de vouloir ſoutenir qu’elle y ſoit néceſſaire ; elle n’ajoute jamais rien au plaiſir des ſens, je dis plus, elle y nuit ; c’eſt une choſe très-différente que d’aimer ou que de jouir ; la preuve en eſt qu’on aime tous les jours ſans jouir, & qu’on jouit encore plus ſouvent ſans aimer. Tout ce qu’on mêle de délicateſſe dans les voluptés dont il s’agit, ne peut être donné à la jouiſſance de la femme qu’aux dépens de celle de l’homme, & tant que celui-ci s’occupe de faire jouir, aſſurément il ne jouit pas, ou ſa jouiſſance n’eſt plus qu’intellectuelle, c’eſt-à-dire chimérique & bien inférieure à celle des ſens. Non, Théreſe, non, je ne ceſſerai de le répéter, il eſt parfaitement inutile qu’une jouiſſance ſoit partagée pour être vive ; & pour rendre cette ſorte de plaiſir auſſi piquant qu’il eſt ſuſceptible de l’être ; il eſt au contraire très-eſſentiel que l’homme ne jouiſſe qu’aux dépens de la femme, qu’il prenne d’elle (quelque ſenſation qu’elle en éprouve) tout ce qui peut donner de l’accroiſſement à la volupté dont il veut jouir, ſans le plus léger égard aux effets qui peuvent en réſulter pour la femme, car ces égards le troubleront ; ou il voudra que la femme partage, alors il ne jouit plus, ou il craindra qu’elle ne ſouffre, & le voilà dérangé. Si l’égoïſme eſt la premiere loi de la Nature, c’eſt bien ſûrement plus qu’ailleurs dans les plaiſirs de la lubricité, que cette céleſte Mere déſire qu’il ſoit notre ſeul mobile ; c’eſt un très-petit malheur que, pour l’accroiſſement de la volupté de l’homme, il lui faille ou négliger, ou troubler celle de la femme ; car ſi ce trouble lui fait gagner quelque choſe, ce que perd l’objet qui le ſert, ne le touche en rien, il doit lui être indifférent que cet objet ſoit heureux ou malheureux, pourvu que lui ſoit délecté ; il n’y a véritablement aucune ſorte de rapports entre cet objet & lui. Il ſerait donc fou de s’occuper des ſenſations de cet objet aux dépens des ſiennes ; abſolument imbécille, ſi pour modifier ces ſenſations étrangères il renonce à l’amélioration des ſiennes. Cela poſé, ſi l’individu dont il eſt queſtion, eſt malheureuſement organiſé de maniere à n’être ému qu’en produiſant, dans l’objet qui lui ſert, de douloureuſes ſenſations, vous avouerez qu’il doit s’y livrer ſans remords, puiſqu’il eſt là pour jouir, abſtraction faite de tout ce qui peut en réſulter pour cet objet… Nous y reviendrons : continuons de marcher par ordre.

Les jouiſſances iſolées ont donc des charmes, elles peuvent donc en avoir plus que toutes autres ; eh ! s’il n’en était pas ainſi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens ou contrefaits ou pleins de défauts ; ils ſont bien sûrs qu’on ne les aime pas ; bien certains qu’il eſt impoſſible qu’on partage ce qu’ils éprouvent, en ont-ils moins de volupté ? Déſirent-ils ſeulement l’illuſion ? Entierement égoïſtes dans leurs plaiſirs, vous ne les voyez occupés que d’en prendre, tout ſacrifier pour en recevoir, & ne ſoupçonner jamais dans l’objet qui leur ſert, d’autres propriétés, que des propriétés paſſives. Il n’eſt donc nullement néceſſaire de donner des plaiſirs pour en recevoir, la ſituation heureuſe ou malheureuſe de la victime de notre débauche, eſt donc abſolument égale à la ſatisfaction de nos ſens, il n’eſt nullement queſtion de l’état où peut être ſon cœur & ſon eſprit ; cet objet peut indifféremment ſe plaire ou ſouffrir à ce que vous lui faites, vous aimer ou vous déteſter : toutes ces conſidérations ſont nulles dès qu’il ne s’agit que des ſens. Les femmes, j’en conviens, peuvent établir des maximes contraires, mais les femmes qui ne ſont que les machines de la volupté, qui ne doivent en être que les plaſtrons, ſont récuſables toutes les fois qu’il faut établir un ſyſtême réel ſur cette ſorte de plaiſir. Y a-t-il un ſeul homme raiſonnable qui ſoit envieux de faire partager ſa jouiſſance à des filles de joie ? Et n’y a-t-il pas des millions d’hommes qui prennent pourtant de grands plaiſirs avec ces créatures ? Ce ſont donc autant d’individus perſuadés de ce que j’établis, qui le mettent en pratique, ſans s’en douter, & qui blâment ridiculement ceux qui légitiment leurs actions par de bons principes, & cela, parce que l’univers eſt plein de ſtatues organiſées qui vont, qui viennent, qui agiſſent, qui mangent, qui digerent, ſans jamais ſe rendre compte de rien.

Les plaiſirs iſolés, démontrés auſſi délicieux que les autres, & beaucoup plus aſſurément, il devient donc tout ſimple alors que cette jouiſſance priſe indépendamment de l’objet qui nous ſert, ſoit non-ſeulement très-éloignée de ce qui peut lui plaire, mais même ſe trouve contraire à ſes plaiſirs : je vais plus loin, elle peut devenir une douleur impoſée, une vexation, un ſupplice, ſans qu’il y ait rien d’extraordinaire, ſans qu’il en réſulte autre choſe qu’un accroiſſement de plaiſir bien plus sûr pour le deſpote qui tourmente ou qui vexe ; eſſayons de le démontrer.

L’émotion de la volupté n’eſt autre ſur notre ame qu’une eſpece de vibration produite, au moyen des ſecouſſes que l’imagination enflammée par le ſouvenir d’un objet lubrique, fait éprouver à nos ſens, ou au moyen de la préſence de cet objet, ou mieux encore par l’irritation que reſſent cet objet dans le genre qui nous émeut le plus fortement ; ainſi notre volupté, ce chatouillement inexprimable qui nous égare, qui nous tranſporte au plus haut point de bonheur où puiſſe arriver l’homme, ne s’allumera jamais que par deux cauſes, ou qu’en apercevant réellement ou fictivement dans l’objet qui nous ſert, l’eſpece de beauté qui nous flatte le plus, ou qu’en voyant éprouver à cet objet la plus forte ſenſation poſſible ; or, il n’eſt aucune ſorte de ſenſation qui ſoit plus vive que celle de la douleur ; ſes impreſſions ſont ſûres, elles ne trompent point comme celles du plaiſir, perpétuellement jouées par les femmes & preſque jamais reſſenties par elles ; que d’amour-propre d’ailleurs, que de jeuneſſe, de force, de ſanté ne faut-il pas pour être ſûr de produire dans une femme cette douteuſe & peu ſatisfaiſante impreſſion du plaiſir. Celle de la douleur au contraire, n’exige pas la moindre choſe : plus un homme a de défauts, plus il eſt vieux, moins il eſt aimable, mieux il réuſſira. À l’égard du but, il ſera bien plus ſûrement atteint puiſque nous établiſſons qu’on ne le touche, je veux dire, qu’on n’irrite jamais mieux ſes ſens que lorſqu’on a produit dans l’objet qui nous ſert la plus grande impreſſion poſſible, n’importe par quelle voie ; celui qui fera donc naître dans une femme l’impreſſion la plus tumultueuſe, celui qui bouleverſera le mieux toute l’organiſation de cette femme, aura décidément réuſſi à ſe procurer la plus grande doſe de volupté poſſible, parce que le choc réſultatif des impreſſions des autres ſur nous, devant être en raiſon de l’impreſſion produite, ſera néceſſairement plus actif, ſi cette impreſſion des autres a été pénible, que ſi elle n’a été que douce ou moëleuſe ; d’après cela, le voluptueux égoïſte qui eſt perſuadé que ſes plaiſirs ne ſeront vifs qu’autant qu’ils ſeront entiers, impoſera donc, quand il en ſera le maître, la plus forte doſe poſſible de douleur à l’objet qui lui ſert, bien certain que ce qu’il retirera de volupté ne ſera qu’en raiſon de la plus vive impreſſion qu’il aura produite. — Ces ſyſtêmes ſont épouvantables, mon pere, dis-je à Clément, ils conduiſent à des goûts cruels, à des goûts horribles. — Et qu’importe, répondit le barbare ; encore une fois ſommes-nous les maîtres de nos goûts ? Ne devons-nous pas céder à l’empire de ceux que nous avons reçus de la Nature, comme la tête orgueilleuſe du chêne plie ſous l’orage qui le ballotte ? Si la Nature était offenſée de ces goûts, elle ne nous les inſpirerait pas ; il eſt impoſſible que nous puiſſions recevoir d’elle un ſentiment fait pour l’outrager, & dans cette extrême certitude, nous pouvons nous livrer à nos paſſions de quelque genre, de quelque violence qu’elles puiſſent-être, bien certains que tous les inconvéniens qu’entraîne leur choc ne ſont que des deſſeins de la Nature dont nous ſommes les organes involontaires. Et que nous font les ſuites de ces paſſions ? Lorſque l’on veut ſe délecter par une action quelconque, il ne s’agit nullement des ſuites. — Je ne vous parle pas des ſuites, interrompis-je bruſquement, il eſt queſtion de la choſe même ; aſſurément ſi vous êtes le plus fort, & que par d’atroces principes de cruauté vous n’aimiez à jouir que par la douleur, dans la vue d’augmenter vos ſenſations, vous arriverez inſenſiblement à les produire ſur l’objet qui vous ſert, au degré de violence capable de lui ravir le jour. — Soit ; c’eſt-à-dire que par des goûts donnés par la Nature, j’aurai ſervi les deſſeins de la Nature qui n’opérant ſes créations que par des deſtructions, ne m’inſpire jamais l’idée de celle-ci que quand elle a beſoin des autres ; c’eſt-à-dire que d’une portion de matiere oblongue j’en aurai formé trois ou quatre mille rondes ou quarrées. Oh ! Théreſe, ſont-ce là des crimes ? Peut-on nommer ainſi ce qui ſert la Nature ? L’homme a-t-il le pouvoir de commettre des crimes ? Et lorſque préférant ſon bonheur à celui des autres, il renverſe ou détruit tout ce qu’il trouve dans ſon paſſage, a-t-il fait autre choſe que ſervir la Nature dont les premieres & les plus ſûres inſpirations lui dictent de ſe rendre heureux, n’importe aux dépens de qui ? Le ſyſtêmes de l’amour du prochain eſt une chimere que nous devons au chriſtianiſme & non pas à la Nature ; le ſectateur du Nazaréen, tourmenté, malheureux & par conſéquent dans l’état de faibleſſe qui devait faire crier à la tolérance, à l’humanité, dut néceſſairement établir ce rapport fabuleux d’un être à un autre ; il préſervait ſa vie en le faiſant réuſſir. Mais le philoſophe n’admet pas ces rapports giganteſques ; ne voyant, ne conſidérant que lui ſeul dans l’univers, c’eſt à lui ſeul qu’il rapporte tout. S’il ménage ou careſſe un inſtant les autres, ce n’eſt jamais que relativement au profit qu’il croit en tirer ; n’a-t-il plus beſoin d’eux, prédomine-t-il par ſa force, il abjure alors à jamais tous ces beaux ſyſtêmes d’humanité & de bienfaiſance auxquels il ne ſe ſoumettait que par politique ; il ne craint plus de rendre tout à lui, d’y ramener tout ce qui l’entoure, & quelque choſe que puiſſe coûter ſes jouiſſances aux autres, il les aſſouvit ſans examen, comme ſans remords. — Mais l’homme dont vous parlez eſt un monſtre. — L’homme dont je parle eſt celui de la Nature. — C’eſt une bête féroce. — Eh bien, le tigre, le léopard dont cet homme eſt, ſi tu veux, l’image, n’eſt-il pas comme lui créé par la Nature & créé pour remplir les intentions de la Nature ? Le loup qui dévore l’agneau accomplit les vues de cette mere commune, comme le malfaiteur qui détruit l’objet de ſa vengeance ou de ſa lubricité. — Oh ! vous aurez beau dire, mon pere ; je n’admettrai jamais cette lubricité deſtructive. — Parce que tu crains d’en devenir l’objet, voilà l’égoïſme ; changeons de rôle tu la concevras ; interroge l’agneau, il n’entendra pas non plus que le loup puiſſe le dévorer ; demande au loup à quoi ſert l’agneau : à me nourrir, répondra-t-il. Des loups qui mangent des agneaux, des agneaux dévorés par les loups, le fort qui ſacrifie le faible, le faible la victime du fort, voilà la Nature, voilà ſes vues, voilà ſes plans ; une action & une réaction perpétuelles, une foule de vices & de vertus, un parfait équilibre en un mot réſultant de l’égalité du bien & du mal ſur la terre ; équilibre eſſentiel au maintien des aſtres, à la végétation, & ſans lequel tout ſerait à l’inſtant détruit. Ô Théreſe, elle ſerait bien étonnée cette Nature, ſi elle pouvait un inſtant raiſonner avec nous, & que nous lui diſions que ces crimes qui la ſervent, que ces forfaits qu’elle exige & qu’elle nous inſpire, ſont punis par des loix qu’on nous aſſure être l’image des ſiennes. Imbécilles, nous répondrait-elle, dors, bois, mange & commets ſans peur de tels crimes quand bon te ſemblera : toutes ces prétendues infamies me plaiſent, & je les veux puiſque je te les inſpire. Il t’appartient bien de régler ce qui m’irrite, ou ce qui me délecte ; apprends que tu n’as rien dans toi qui ne m’appartienne, rien que je n’y ai placé par des raiſons qu’il ne te convient pas de connaître ; que la plus abominable de tes actions, n’eſt comme la plus vertueuſe d’un autre, qu’une des manieres de me ſervir. Ne te contiens donc point, nargue tes loix, tes conventions ſociales & tes Dieux ; n’écoute que moi ſeule, & crois que s’il exiſte un crime à mes regards, c’eſt l’oppoſition que tu mettrais à ce que je t’inſpire, par ta réſiſtance ou par tes ſophiſmes. — O, juſte Ciel, m’écriai-je, vous me faites frémir. S’il n’y avait pas des crimes contre la Nature d’où nous viendrait donc cette répugnance invincible que nous éprouvons pour de certains délits ? — Cette répugnance n’eſt pas dictée par la Nature, répondit vivement ce ſcélérat ; elle n’a ſa ſource que dans le défaut d’habitude ; n’en eſt-il pas de même pour de certains mets ? Quoiqu’excellens, n’y répugnons-nous pas ſeulement par défaut d’habitude ; oſerait-on dire d’après cela que ces mets ne ſont pas bons ? Tâchons de nous vaincre, & nous conviendrons bientôt de leur ſaveur ; nous répugnons aux médicamens, quoiqu’ils nous ſoient pourtant ſalutaires ; accoutumons-nous de même au mal, nous n’y trouverons bientôt plus que des charmes ; cette répugnance momentanée eſt bien plutôt une adreſſe, une coquetterie de la Nature, qu’un avertiſſement que la choſe l’outrage : elle nous prépare ainſi les plaiſirs du triomphe ; elle en augmente ceux de l’action même : il y a mieux, Théreſe, il y a mieux ; c’eſt que plus l’action nous ſemble épouvantable, plus elle contrarie nos uſages & nos mœurs, plus elle briſe de freins, plus elle choque toutes nos conventions ſociales, plus elle bleſſe ce que nous croyons être les loix de la Nature, & plus au contraire elle eſt utile à cette même Nature. Ce n’eſt jamais que par les crimes qu’elle rentre dans les droits que la Vertu lui ravit ſans ceſſe. Si le crime eſt léger en différant moins de la vertu, il établira plus lentement l’équilibre indiſpenſable à la Nature ; mais plus il eſt capital, plus il égaliſe les poids, plus il balance l’empire de la Vertu qui détruirait tout ſans cela. Qu’il ceſſe donc de s’effrayer celui qui médite un forfait, ou celui qui vient de le commettre, plus ſon crime aura d’étendue, mieux il aura ſervi la Nature.

Ces épouvantables ſyſtêmes ramenerent bientôt mes idées aux ſentimens d’Omphale ſur la maniere dont nous ſortions de cette affreuſe maiſon. Ce fut donc dès-lors que j’adoptai les projets que vous me verrez exécuter dans la ſuite. Néanmoins pour achever de m’éclaircir, je ne pus m’empêcher de faire encore quelques queſtions au pere Clément ; au moins, lui dis-je, vous ne gardez pas éternellement les malheureuſes victimes de vos paſſions, vous les renvoyez ſans doute quand vous en êtes las. — Aſſurément, Théreſe, me répondit le Moine, tu n’es entrée dans cette maiſon que pour en ſortir, quand nous ſerons convenus tous les quatre de t’accorder ta retraite. Tu l’auras très-certainement. — Mais ne craignez-vous pas, continuai-je, que des filles plus jeunes & moins diſcretes n’aillent quelquefois révéler ce qui s’eſt fait chez vous ? — C’eſt impoſſible. — Impoſſible ? — Abſolument. — Pourriez-vous m’expliquer…? — Non c’eſt là notre ſecret, mais tout ce dont je puis t’aſſurer, c’eſt que diſcrete ou non, il te ſera parfaitement impoſſible de jamais dire, quand tu ſeras hors d’ici, un ſeul mot de ce qui s’y fait. Auſſi tu le vois, Théreſe, je ne te recommande aucune diſcrétion, une politique contrainte n’enchaîne nullement mes déſirs… & le Moine s’endormit à ces mots. Dès cet inſtant il ne me fut plus poſſible de ne pas voir que les partis les plus violens ſe prenaient contre les malheureuſes réformées, & que cette terrible ſécurité dont on ſe vantait, n’était le fruit que de leur mort. Je ne m’affermis que mieux dans ma réſolution ; nous en verrons bientôt l’effet.

Dès que Clément fut endormi, Armande s’approcha de moi, — il va ſe réveiller bientôt comme un furieux, me dit-elle, la Nature n’endort ſes ſens que pour leur prêter, après un peu de repos, une bien plus grande énergie ; encore une ſcène, & nous ſerons tranquilles juſqu’à demain. — Mais toi, dis-je à ma compagne, que ne dors-tu quelques inſtans ? — Le puis-je, me répondit Armande, ſi je ne veillais pas debout autour de ſon lit, & que ma négligence fût aperçue, il ſerait homme à me poignarder. — Oh ! Ciel, dis-je, eh, quoi ! même en dormant, ce ſcélérat veut que ce qui l’environne ſoit dans un état de ſouffrance ? — Oui, me répondit ma compagne, c’eſt la barbarie de cette idée qui lui procure ce réveil furieux que tu vas lui voir, il eſt ſur cela comme ces écrivains pervers, dont la corruption eſt ſi dangereuſe, ſi active qu’ils n’ont pour but en imprimant leurs affreux ſyſtêmes, que d’étendre au-delà de leur vie la ſomme de leurs crimes ; ils n’en peuvent plus faire, mais leurs maudits écrits en feront commettre, & cette douce idée qu’ils emportent au tombeau les conſole de l’obligation, où les met la mort de renoncer au mal. — Les monſtres, m’écriai-je !… Armande qui était une créature fort-douce me baiſa en verſant quelques larmes, puis ſe remit à battre l’eſtrade autour du lit de ce roué.

Au bout de deux heures, le Moine ſe réveilla effectivement, dans une prodigieuſe agitation, & me prit avec tant de force que je crus qu’il allait m’étouffer ; ſa reſpiration était vive & preſſée ; ſes yeux étincellaient, il prononçait des paroles ſans ſuite, qui n’étaient autres que des blaſphêmes ou des mots de libertinage ; il appelle Armande, il lui demande des verges, & recommence à nous fuſtiger toutes deux, mais d’une maniere encore plus vigoureuſe qu’il ne l’avait fait avant de s’endormir. C’eſt par moi qu’il a l’air de vouloir terminer ; je jette les hauts cris ; pour abréger mes peines, Armande l’excite violemment, il s’égare, & le monſtre à la fin décidé par les plus violentes ſenſations perd avec les flots embraſés de ſa ſemence & ſon ardeur & ſes déſirs.

Tout fut calme le reſte de la nuit ; en ſe levant le Moine ſe contenta de nous toucher & de nous examiner toutes les deux ; & comme il allait dire ſa Meſſe, nous rentrames au ſérail. La Doyenne ne put s’empêcher de me déſirer dans l’état d’inflammation où elle prétendait que je devais être ; anéantie comme je l’étais, pouvais-je me défendre ? Elle fit ce qu’elle voulut, aſſez pour me convaincre qu’une femme même, à pareille école, perdant bientôt toute la délicateſſe & toute la retenue de ſon ſexe, ne pouvait, à l’exemple de ſes tyrans, devenir qu’obſcene ou cruelle.

Deux nuits après je couchai chez Jérôme ; je ne vous peindrai point ſes horreurs, elles furent plus effrayantes encore. Quelle école, grand Dieu ! enfin au bout d’une ſemaine toutes mes tournées furent faites. Alors Omphale me demanda s’il n’était pas vrai que de tous, Clément fût celui dont j’euſſe le plus à me plaindre. — Hélas ! répondis-je, au milieu d’une foule d’horreurs & de ſaletés qui tantôt dégoûtent & tantôt révoltent, il eſt bien difficile que je prononce ſur le plus odieux de ces ſcélérats ; je ſuis excédée de tous, & je voudrais déjà me voir dehors quel que ſoit le deſtin qui m’attende. — Il ſerait poſſible que tu fuſſes bientôt ſatisfaite, me répondit ma compagne ; nous touchons à l’époque de la fête : rarement cette circonſtance a lieu ſans leur rapporter des victimes ; ou ils ſéduiſent de jeunes filles par le moyen de la confeſſion, ou ils en eſcamotent, s’ils le peuvent ; autant de nouvelles recrues qui ſuppoſent toujours des réformes.

Elle arriva cette fameuſe fête… pourrez-vous croire, Madame, à quelle impiété monſtrueuſe ſe porterent les Moines à cet événement ! Ils imaginerent qu’un miracle viſible doublerait l’éclat de leur réputation ; en conſéquence ils revêtirent Florette, la plus jeune des filles, de tous les ornemens de la Vierge ; par des cordons qui ne ſe voyaient pas, ils la lierent au mur de la niche, & lui ordonnerent de lever tout-à-coup les bras avec componction vers le Ciel, quand on y éleverait l’hoſtie. Comme cette petite créature était menacée des plus cruels châtimens, ſi elle venait à dire un ſeul mot, ou à manquer ſon rôle, elle s’en tira à merveille, & la fraude eut tout le ſuccès qu’on pouvait en attendre. Le peuple cria au miracle, laiſſa de riches offrandes à la Vierge, & s’en retourna plus convaincu que jamais de l’efficacité des grâces de cette mere céleſte. Nos libertins voulurent, pour doubler leurs impiétés, que Florette parût aux orgies du ſoir dans les mêmes vêtemens qui lui avaient attiré tant d’hommages, & chacun d’eux enflamma ſes odieux déſirs à la ſoumettre, ſous ce coſtume, à l’irrégularité de ſes caprices. Irrités de ce premier crime les ſacriléges ne s’en tiennent point là : ils font mettre nue cet enfant, ils la couchent à plat-ventre ſur une grande table ; ils allument des cierges, ils placent l’image de notre Sauveur au milieu des reins de la jeune fille & oſent conſommer ſur ſes feſſes le plus redoutable de nos myſteres. Je m’évanouis à ce ſpectacle horrible, il me fut impoſſible de le ſoutenir. Sévérino me voyant en cet état, dit que pour m’y apprivoiſer il fallait que je ſerviſſe d’autel à mon tour. On me ſaiſit ; on me place au même lieu que Florette ; le ſacrifice ſe conſomme, & l’hoſtie… ce ſymbole ſacré de notre auguſte Religion… Sévérino s’en ſaiſit, il l’enfonce au local obſcène de ſes ſodomites jouiſſances… la foule avec injure… la preſſe avec ignominie ſous les coups redoublés de ſon dard monſtrueux, & lance, en blaſphémant, ſur le corps même de ſon Sauveur, les flots impurs du torrent de ſa lubricité… !

On me retira ſans mouvement de ſes mains ; il fallut me porter dans ma chambre où je pleurai huit jours de ſuite le crime horrible auquel j’avais ſervi malgré moi. Ce ſouvenir briſe encore mon ame, je n’y penſe pas ſans frémir… La Religion eſt en moi l’effet du ſentiment, tout ce qui l’offenſe, ou l’outrage fait jaillir le ſang de mon cœur.

L’époque du renouvellement du mois allait arriver, lorſque Sévérino entre un matin, vers les neuf heures, dans notre chambre ; il paraiſſait très-enflammé ; une ſorte d’égarement ſe peignait dans ſes yeux ; il nous examine, nous place tour-à-tour dans ſon attitude chérie, & s’arrête particulierement à Omphale ; il reſte pluſieurs minutes à la contempler dans cette poſture, il s’excite ſourdement, il baiſe ce qu’on lui préſente, fait voir qu’il eſt en état de conſommer, & ne conſomme rien ; la faiſant enſuite relever, il lance ſur elle des regards où ſe peignent la rage & la méchanceté ; puis lui appliquant à tour de reins un vigoureux coup de pied dans le bas-ventre, il l’envoie tomber à vingt pas de là. — La ſociété te réforme, Catin, lui-dit-il, elle eſt laſſe de toi, ſois prête à l’entrée de la nuit, je viendrai te chercher moi-même, & il ſort.

Dès qu’il eſt parti, Omphale ſe releve, elle ſe jette en pleurs dans mes bras, — eh, bien ! me dit-elle, à l’infamie, à la cruauté des préliminaires, peux-tu t’aveugler encore ſur les ſuites ? Que vais-je devenir, grand Dieu ! — Tranquilliſe-toi, dis-je à cette malheureuſe, je ſuis maintenant décidée à tout ; je n’attends que l’occaſion ; peut-être ſe préſentera-t-elle plutôt que tu ne penſes ; je divulguerai ces horreurs ; s’il eſt vrai que leurs procédés ſoient auſſi cruels que nous avons lieu de le croire, tâche d’obtenir quelques délais, & je t’arracherai de leurs mains. Dans le cas où Omphale ſerait relâchée, elle jura de même de me ſervir, & nous pleurâmes toutes deux. La journée ſe paſſa ſans événemens ; vers les cinq heures Sévérino remonta lui-même. — Allons, dit-il bruſquement à Omphale, es-tu prête ? — Oui, mon pere, répondit-elle en ſanglottant ; permettez que j’embraſſe mes compagnes. — Cela eſt inutile, dit le Moine ; nous n’avons pas le temps de faire une ſcène de pleurs ; on nous attend, partons. Alors elle demanda s’il fallait qu’elle emportât ſes hardes. — Non, dit le Supérieur, tout n’eſt-il pas de la maiſon ? Vous n’avez plus beſoin de cela ; puis ſe reprenant, comme quelqu’un qui en a trop dit : — ces hardes vous deviennent inutiles, vous en ferez faire ſur votre taille, qui vous iront mieux ; contentez-vous donc d’emporter ſeulement ce que vous avez ſur vous. Je demandai au Moine s’il voulait me permettre d’accompagner Omphale ſeulement juſqu’à la porte de la maiſon,… il me répondit par un regard qui me fit reculer d’effroi… Omphale ſort, elle jette ſur nous des yeux remplis d’inquiétude & de larmes, & dès qu’elle eſt dehors, je me précipite ſur mon lit, au déſeſpoir.

Accoutumées à ces événemens, ou s’aveuglant ſur leurs ſuites, mes compagnes y prirent moins de part que moi, & le Supérieur rentra au bout d’une heure ; il venait prendre celles du ſouper, j’en étais, il ne devait y avoir que quatre femmes, la fille de douze ans, celle de ſeize, celle de vingt-trois & moi. Tout ſe paſſa à-peu-près comme les autres jours ; je remarquai ſeulement que les filles de garde ne s’y trouverent pas, que les Moines ſe parlerent ſouvent à l’oreille, qu’ils burent beaucoup, qu’ils, s’en tinrent à exciter violemment leurs déſirs, ſans jamais ſe permettre de les conſommer, & qu’ils nous renvoyerent de beaucoup meilleure heure, ſans en garder aucune à coucher… Quelles inductions tirer de ces remarques, je les fis parce qu’on prend garde à tout dans de ſemblables circonſtances, mais qu’augurer delà ? Ah ! ma perplexité était telle qu’aucune idée ne ſe préſentait à mon eſprit, qu’elle ne fût auſſitôt combattue par une autre : en me rappellant les propos de Clément je devais tout craindre ſans doute, & puis, l’eſpoir… ce trompeur eſpoir qui nous conſole, qui nous aveugle & nous fait ainſi preſqu’autant de bien que de mal, l’eſpoir enfin venait me raſſurer… Tant d’horreurs étaient ſi loin de moi, qu’il m’était impoſſible de les ſuppoſer ! Je me couchai dans ce terrible état ; tantôt perſuadée qu’Omphale ne manquerait pas au ſerment ; convaincue l’inſtant d’après que les cruels moyens qu’on prendrait vis-à-vis d’elle lui ôteraient tout pouvoir de nous être utile, & telle fut ma derniere opinion quand je vis finir le troiſieme jour ſans avoir encore entendu parler de rien.

Le quatrieme je me trouvais encore du ſouper ; il était nombreux & choiſi. Ce jour-là, les huit plus belles femmes s’y trouvaient ; on m’avait fait la grace de m’y comprendre ; les filles de garde y étaient auſſi. Dès en entrant nous vimes notre nouvelle compagne. — Voilà celle que la ſociété deſtine à remplacer Omphale, Meſdemoiſelles, nous dit Sévérino, & en diſant cela, il arracha du buſte de cette fille les mantelets, les gazes dont elle était couverte, & nous vimes une jeune perſonne de quinze ans, de la figure la plus agréable & la plus délicate : elle leva ſes beaux yeux avec grace ſur chacune de nous ; ils étaient encore humides de larmes, mais de l’intérêt le plus vif ; ſa taille était ſouple & légère, ſa peau d’une blancheur, éblouiſſante, les plus beaux cheveux du monde, & quelque choſe de ſi ſéduiſant dans l’enſemble, qu’il était impoſſible de la voir ſans ſe ſentir involontairement entraîné vers elle. On la nommait Octavie. Nous ſçumes bientôt qu’elle était fille de la premiere qualité, née à Paris & ſortant du Couvent pour venir épouſer le Comte de *** : elle avait été enlevée dans ſa voiture avec deux gouvernantes & trois laquais ; elle ignorait ce qu’était devenue ſa ſuite ; on l’avait priſe ſeule vers l’entrée de la nuit, & après lui avoir bandé les yeux, on l’avait conduite où nous la voyions ſans qu’il lui fût devenu poſſible d’en ſavoir davantage.

Perſonne ne lui avait encore dit un mot. Nos quatre libertins un inſtant en extaſe devant autant de charmes n’eurent la force que de les admirer. L’empire de la beauté contraint au reſpect ; le ſcélérat le plus corrompu lui rend malgré ſon cœur une eſpece de culte qu’il n’enfreint jamais ſans remords ; mais des monſtres tels que ceux auxquels nous avions à faire, languiſſent peu ſous de tels freins. — Allons, bel enfant, dit le Supérieur en l’attirant avec impudence vers le fauteuil ſur lequel il était aſſis, allons, faites-nous voir ſi le reſte de vos charmes répond à ceux que la Nature a placés avec tant de profuſion ſur votre phyſionomie. Et comme cette belle fille ſe troublait, comme elle rougiſſait, & qu’elle cherchait à s’éloigner, Sévérino la ſaiſiſſant bruſquement au travers du corps, — comprenez, lui dit-il, petite Agnès, comprenez donc, que ce qu’on veut vous dire eſt de vous mettre à l’inſtant toute nue ; & le libertin à ces mots, lui gliſſe une main ſous les jupes en la contenant de l’autre ; Clément s’approche, il releve juſqu’au deſſus des reins les vêtemens d’Octavie, & expoſe, au moyen de cette manœuvre, les attraits les plus doux, les plus appétiſſans qu’il ſoit poſſible de voir ; Sévérino qui touche, mais qui n’aperçoit pas, ſe courbe pour regarder, & les voilà tous quatre à convenir qu’ils n’ont jamais rien vu d’auſſi beau. Cependant la modeſte Octavie peu faite à de pareils outrages, répand des larmes & ſe défend. — Déshabillons, déshabillons, dit Antonin, on ne peut rien voir comme cela ; il aide à Sévérino, & dans l’inſtant les attraits de la jeune fille paraiſſent à nos yeux ſans voile. Il n’y eut jamais ſans doute une peau plus blanche, jamais des formes plus heureuſes… Dieu, quel crime !… Tant de beautés, tant de fraîcheur, tant d’innocence & de délicateſſe devaient-elles devenir la proie de ces barbares ! Octavie honteuſe ne ſçait où fuir pour dérober ſes charmes, par-tout elle ne trouve que des yeux qui les dévorent, que des mains brutales qui les ſouillent ; le cercle ſe forme autour d’elle, & ainſi que je l’avais fait, elle le parcourt en tous les ſens ; le brutal Antonin n’a pas la force de réſiſter ; un cruel attentat détermine l’hommage, & l’encens fume aux pieds du Dieu. Jérôme la compare à notre jeune camarade de ſeize ans, la plus-jolie du ſérail ſans doute ; il place auprès l’un de l’autre les deux autels de ſon culte. — Ah ! que de blancheur & de graces, dit-il, en touchant Octavie, mais que : de gentilleſſe & de fraîcheur ſe trouvent également dans celle-ci : en vérité pourſuit le Moine en feu, je ſuis incertain : puis imprimant ſa bouche ſur les attraits que ſes yeux confrontent, Octavie, s’écrie-t-il, tu auras la pomme ; il ne tient qu’à toi, donne-moi le fruit précieux de cet arbre adoré de mon cœur… Oh ! oui, oui, donne-m’en l’une ou l’autre, & j’aſſure à jamais le prix de la beauté à qui m’aura ſervi plutôt ; Sévérino voit qu’il eſt temps de ſonger à des choſes plus ſérieuſes ; abſolument hors d’état d’attendre, il s’empare de cette infortunée, il la place ſuivant ſes déſirs ; ne s’en rapportant pas encore aſſez à ſes ſoins, il appelle Clément à ſon aide. Octavie pleure & n’eſt pas entendue ; le feu brille dans les regards du Moine impudique, maître de la place, on dirait qu’il n’en conſidere les avenues que pour l’attaquer plus ſûrement ; aucunes ruſes, aucuns préparatifs ne s’employant ; cueillerait-il les roſes avec tant de charmes, s’il en écartait les épines ? Quelque énorme diſproportion qui ſe trouve entre la conquête & l’aſſaillant, celui-ci n’entreprend pas moins le combat ; un cri perçant annonce la victoire, mais rien n’attendrit l’ennemi ; plus la captive implore ſa grace, plus on la preſſe avec vigueur, & la malheureuſe a beau ſe débattre, elle eſt bientôt ſacrifiée. — Jamais laurier ne fut plus difficile, dit Sévérino en ſe retirant, j’ai cru que pour la premiere fois de ma vie j’échouerais près du port… Ah ! que d’étroit & que de chaleur ; c’eſt le ganimede des Dieux.

Il faut que je la ramène au ſexe que tu viens de ſouiller, dit Antonin, la ſaiſiſſant delà, & ſans vouloir la laiſſer relever : il eſt plus d’une breche au rempart, dit-il : & s’approchant avec fierté, en un inſtant il eſt au ſanctuaire. De nouveaux cris ſe font entendre : Dieu ſoit loué, dit le malhonnête homme, j’aurais douté de mes ſuccès ſans les gémiſſemens de la victime, mais mon triomphe eſt aſſuré, car voilà du ſang & des pleurs.

— En vérité, dit Clément s’avançant, les verges en main, je ne dérangerai pas non plus cette douce attitude, elle favoriſe trop mes déſirs. La fille de garde de Jérôme & celle de trente ans contenaient Octavie : Clément conſidere, il touche ; la jeune fille effrayée l’implore & ne l’attendrit pas. — Oh, mes amis, dit le Moine exalté, comment ne pas fuſtiger l’écoliere qui nous montre un auſſi beau cul ! L’air retentit auſſitôt du ſifflement des verges & du bruit ſourd de leurs cinglons ſur ces belles chairs ; les cris d’Octavie s’y mêlent, les blaſphêmes du Moine y répondent : quelle ſcène pour ces libertins livrés, au milieu de nous toutes, à mille obſcénités ! Ils l’applaudiſſent, ils l’encouragent, cependant la peau d’Octavie change de couleur, les teintes de l’incarnat le plus vif ſe joignent à l’éclat des lis ; mais ce qui divertirait peut-être un inſtant l’Amour, ſi la modération dirigeait le ſacrifice, devient à force de rigueur un crime affreux envers ſes loix ; rien n’arrête le perfide Moine, plus la jeune éléve ſe plaint, plus éclate la ſévérité du Régent ; depuis le milieu des reins juſqu’au bas des cuiſſes, tout eſt traité de la même maniere, & c’eſt enfin ſur les veſtiges ſanglans de ſes barbares plaiſirs, que le perfide appaiſe ſes feux. — Je ſerai moins ſauvage que tout cela, dit Jérôme en prenant la belle & s’adaptant à ſes levres de corail : voilà le temple où je vais ſacrifier… & dans cette bouche enchantereſſe… je me tais… C’eſt le reptile impur flétriſſant une roſe, ma comparaiſon vous dit tout.

Le reſte de la ſoirée devint ſemblable à tout ce que vous ſavez, ſi ce n’eſt que la beauté, l’âge touchant de cette jeune fille, enflammant encore mieux ces ſcélérats, toutes, leurs infamies redoublerent, & la ſatiété bien plus que la commiſération, en renvoyant cette malheureuſe dans ſa chambre, lui rendit au moins pour quelques heures le calme dont elle avait beſoin,

J’aurais bien déſiré pouvoir la conſoler cette premiere nuit, mais obligée de la paſſer avec Sévérino ç’eût été moi-même au contraire qui me fuſſe trouvée dans le cas d’avoir grand beſoin de ſecours ; j’avais eu le malheur, non pas de plaire, le mot ne ſerait pas convenable, mais d’exciter plus vivement qu’une autre, les infâmes déſirs de ce ſodomiſte ; il me déſirait maintenant preſque toutes les nuits ; épuiſé de celle-ci, il eut beſoin de recherches ; craignant ſans doute de ne pas me faire encore aſſez de mal avec le glaive affreux dont il était doué, il imagina cette fois de me perforer avec un de ces meubles de Religieuſes que la décence ne permet pas de nommer & qui était d’une groſſeur démeſurée ; il fallut ſe prêter à tout. Lui-même faiſait pénétrer l’arme en ſon temple chéri ; à force de ſecouſſes elle entra fort-avant ; je jette des cris ; le Moine s’en amuſe, après quelques allées & venues, tout-à-coup il retire l’inſtrument avec violence & s’engloutit lui-même au gouffre qu’il vient d’entr’ouvrir… Quel caprice ! N’eſt-ce pas là poſitivement le contraire de tout ce que les hommes peuvent déſirer ! Mais qui peut définir l’ame d’un libertin ? Il y a long-temps que l’on ſait que c’eſt là l’énigme de la Nature, elle ne nous en a pas encore donné le mot.

Le matin, ſe trouvant un peu rafraîchi, il voulut eſſayer d’un autre ſupplice, il me fit voir une machine encore bien plus groſſe : celle-ci était creuſe & garnie d’un piſton lançant l’eau avec une incroyable roideur par une ouverture qui donnait au jet plus de trois pouces de circonférence ; cet énorme inſtrument en avait lui-même neuf de tour ſur douze de long. Sévérino le fit remplir d’eau très-chaude & voulut me l’enfoncer par devant ; effrayée d’un pareil projet, je me jette à ſes genoux pour lui demander grace, mais il eſt dans une de ces maudites ſituations où la pitié ne s’entend plus, où les paſſions bien plus éloquentes, mettent à ſa place, en l’étouffant, une cruauté ſouvent bien dangereuſe. Le Moine me menace de toute ſa colere, ſi je ne me prête pas ; il faut obéir. La perfide machine pénétra des deux tiers, & le déchirement qu’elle m’occaſionne joint à l’extrême chaleur dont elle eſt, ſont prêts à m’ôter l’uſage de mes ſens ; pendant ce temps, le Supérieur ne ceſſant d’invectiver les parties qu’il moleſte ſe fait exciter par ſa ſuivante ; après un quart d’heure de ce frottement qui me lacere, il lâche le piſton qui fait jaillir l’eau brûlante au plus profond de la matrice… Je m’évanouis. Sévérino s’extaſiait… Il était dans un délire au moins égal à ma douleur. — Ce n’eſt rien que cela, dit le traître, quand j’eus repris mes ſens, nous traitons ces attraits-là, bien plus durement quelquefois ici… Une ſalade d’épines, morbleu ! bien poivrée, bien vinaigrée, enfoncée dedans avec la pointe d’un couteau, voilà ce qui leur convient pour les ragaillardir ; à la premiere faute que tu feras je t’y condamne, dit le ſcélérat en maniant encore l’objet unique de ſon culte ; mars deux ou trois hommages, après les débauches de la veille, l’avaient mis ſur les dents, je fus congédiée.

Je retrouvai, en rentrant, ma nouvelle compagne dans les pleurs, je fis ce que je pus pour la calmer, mais il n’eſt pas aiſé de prendre facilement ſon parti ſur un changement de ſituation auſſi affreux ; cette jeune fille avait d’ailleurs un grand fonds de religion, de vertu & de ſenſibilité ; ſon état ne lui en parut que plus terrible. Omphale avait eu raiſon de me dire que l’ancienneté n’influait en rien ſur les réformes ; que ſimplement dictées par la fantaiſie des Moines, ou par leur crainte de quelques recherches ultérieures, on pouvait la ſubir au bout de huit jours, comme au bout de vingt ans. Il n’y avait pas quatre mois qu’Octavie était avec nous quand Jérôme vint lui annoncer ſon départ ; quoique ce fût lui, qui eût le plus joui d’elle pendant ſon ſéjour au Couvent, qui eût paru la chérir, & la rechercher davantage, la pauvre enfant partit, nous faiſant les mêmes promeſſes qu’Omphale ; elle les tint tout auſſi peu.

Je ne m’occupai plus dès-lors, que du projet que j’avais conçu depuis le départ d’Omphale ; décidée à tout pour fuir ce repaire ſauvage, rien ne m’effraya pour y réuſſir. Que pouvais-je appréhender en exécutant ce deſſein ? La mort ! De quoi étais-je ſûre en reſtant ? De la mort. Et en réuſſiſſant, je me ſauvais ; il n’y avait donc point à balancer, mais il fallait avant cette entrepriſe que les funeſtes exemples du vice récompenſé, ſe réproduiſiſſent encore ſous mes yeux ; il était écrit ſur le grand livre des deſtins, ſur ce livre obſcur dont nul mortel n’a l’intelligence, il y était gravé, dis-je, que tous ceux qui m’avaient tourmentée, humiliée, tenue dans les fers, recevraient ſans ceſſe à mes regards le prix de leurs forfaits, comme ſi la Providence eût pris à tâche de me montrer l’inutilité de la vertu… Funeſtes leçons qui ne me corrigerent pourtant point, & qui, duſſé-je échapper encore au glaive ſuſpendu ſur ma tête, ne m’empêcheront pas d’être toujours l’eſclave de cette Divinité de mon cœur.

Un matin, ſans que nous nous y attendiſſions, Antonin parut dans notre chambre & nous annonça que le Révérend Pere Sévérino parent & protégé du Pape, venait d’être nommé, par ſa Sainteté, général de l’Ordre des Bénédictins. Dès le jour ſuivant ce Religieux partit effectivement ſans nous voir : on en attendait, nous dit-on, un autre bien ſupérieur pour la débauche à tous ceux qui reſtaient ; nouveaux motifs de preſſer mes démarches.

Le lendemain du départ de Sévérino, les Moines s’étaient décidés à réformer encore une de mes compagnes ; je choiſis pour mon évaſion le jour même où l’on vint annoncer l’arrêt de cette miſérable, afin que les Moines plus occupés priſſent à moi moins d’attention.

Nous étions au commencement du Printems ; la longueur des nuits favoriſait encore un peu mes démarches : depuis deux mois je les préparais ſans qu’on s’en fût douté ; je ſciais peu-à-peu avec un mauvais ciſeau que j’avais trouvé, les grilles de mon cabinet ; déjà ma tête y paſſait aiſément, & des linges qui me ſervaient j’avais compoſé une corde plus que ſuffiſante à franchir les vingt ou vingt-cinq pieds d’élévation qu’Omphale m’avait dit qu’avait le bâtiment. Lorsqu’on avait pris mes hardes, j’avais eu ſoin, comme je vous l’ai dit, d’en retirer ma petite fortune ſe montant à près de ſix louis, je l’avais toujours ſoigneuſement cachée ; en partant je la remis dans mes cheveux, & preſque toute notre chambre ſe trouvant du ſouper ce ſoir-là, ſeule avec une de mes compagnes qui ſe coucha dès que les autres furent deſcendues, je paſſai dans mon cabinet ; là, dégageant le trou que j’avais ſoin de boucher tous les jours, je liai ma corde à l’un des barreaux qui n’était point endommagé, puis me laiſſant gliſſer par ce moyen, j’eus bientôt touché terre. Ce n’était pas ce qui m’avait embarraſſée : les ſix enceintes de murs ou de haies vives dont m’avait parlé ma compagne m’intriguaient bien différemment.

Une fois là, je reconnus que chaque eſpace ou allée circulaire laiſſée d’une haie à l’autre n’avait pas plus de huit pieds de large, & c’eſt cette proximité qui faiſait imaginer au coup-d’œil, que tout ce qui ſe trouvait dans cette partie, n’était qu’un maſſif de bois. La nuit était fort-ſombre ; en tournant cette premiere allée circulaire pour reconnaître ſi je ne trouverais pas d’ouverture à la haie, je paſſai au-deſſous de la ſalle des ſoupers, on n’y était plus ; mon inquiétude en redoubla ; je continuai pourtant mes recherches, je parvins ainſi à la hauteur de la fenêtre de la grande ſalle ſouterraine qui ſe trouvait au-deſſous de celle des orgies ordinaires. J’y aperçus beaucoup de lumiere ; je fus aſſez hardie pour m’en approcher, par ma poſition je plongeais. Ma malheureuſe compagne était étendue ſur un chevalet, les cheveux épars & deſtinée ſans doute à quelqu’effrayant ſupplice où elle allait trouver, pour liberté, l’éternelle fin de ſes malheurs… Je frémis, mais ce que mes regards acheverent de ſurprendre m’étonna bientôt davantage : Omphale, ou n’avait pas tout ſçu, ou n’avait pas tout dit ; j’aperçus quatre filles nues dans ce ſouterrain, qui me parurent fort-belles & fort-jeunes, & qui certainement n’étaient pas des nôtres ; il y avait donc dans cet affreux aſyle d’autres victimes de la lubricité de ces monſtres… d’autres malheureuſes inconnues de nous… Je me hâtai de fuir, & continuai de tourner juſqu’à ce que je fuſſe à l’oppoſé du ſouterrain : n’ayant pas encore trouvé de bréche, je réſolus d’en faire une ; je m’étais, ſans qu’on s’en fût aperçu, munie d’un long couteau ; je travaillai ; malgré mes gands, mes mains furent bientôt déchirées, rien ne m’arrêta ; la haie avait plus de deux pieds d’épaiſſeur, je l’entr’ouvris, & me voilà dans la ſeconde allée ; là, je fus étonnée de ne ſentir à mes pieds qu’une terre molle & flexible dans laquelle j’enfonçais juſqu’à la cheville : plus j’avançais dans ces taillis fourrés, plus l’obſcurité devenait profonde. Curieuſe de ſavoir d’où provenait le changement du ſol, je tâte avec mes mains… Ô juſte Ciel ! je ſaiſis la tête d’un cadavre ! Grand Dieu ! penſai-je épouvantée, tel eſt ici ſans doute, on me l’avait bien dit, le cimetiere où ces bourreaux jettent leurs victimes ; à peine prennent-ils le ſoin de les couvrir de terre !… Ce crâne eſt peut-être celui de ma chere Omphale, ou celui de cette malheureuſe Octavie, ſi belle, ſi douce, ſi bonne, & qui n’a paru ſur la terre que comme les roſes dont ſes attraits étaient l’image ! Moi-même, hélas ! c’eût été là ma place, pourquoi ne pas ſubir mon ſort ? Que gagnerai-je à aller chercher de nouveaux revers ? N’y ai-je pas commis aſſez de mal ? N’y ſuis-je pas devenue le motif d’un aſſez grand nombre de crimes ? Ah ! rempliſſons ma deſtinée ! Ô terre entr’ouvre-toi pour m’engloutir ! C’eſt bien quand on eſt auſſi délaiſſée, auſſi pauvre, auſſi abandonnée que moi, qu’il faut ſe donner tant de peines pour végéter quelques inſtans de plus, parmi des monſtres !… Mais non, je dois venger la Vertu dans les fers… Elle l’attend de mon courage… Ne nous laiſſons point abattre… avançons : il eſt eſſentiel que l’univers ſoit débarraſſé de ſcélérats auſſi dangereux que ceux-ci. Dois-je craindre de perdre trois ou quatre hommes pour ſauver des millions d’individus que leur politique ou leur férocité ſacrifie.

Je perce donc la haie où je me trouve ; celle-ci était plus épaiſſe que l’autre : plus j’avançais, plus je les trouvais fortes. Le trou ſe fait pourtant, mais un ſol ferme au-delà… plus rien qui m’annonçât les mêmes horreurs que je venais de rencontrer ; je parviens ainſi au bord du foſſé, ſans avoir trouvé la muraille que m’avait annoncée Omphale ; il n’y en avait ſûrement point, & il eſt vraiſemblable que les Moines ne le diſaient que pour nous effrayer davantage. Moins enfermée au-delà de cette ſextuple enceinte, je diſtinguai mieux les objets ; l’égliſe & le corps-de-logis qui s’y trouvaient adoſſés ſe préſenterent auſſitôt à mes regards ; le foſſé bordait l’un & l’autre ; je me gardai bien de chercher à le franchir de ce côté ; je longeai les bords, & me voyant enfin en face d’une des routes de la forêt, je réſolus de le traverſer là & de me jetter dans cette route quand j’aurais remonté l’autre bord. Ce foſſé était très-profond, mais ſec pour mon bonheur ; comme le revêtiſſement était de brique, il n’y avait nul moyen d’y gliſſer, je me précipitai donc : un peu étourdie de ma chute, je fus quelques inſtans avant de me relever… Je pourſuis, j’atteins l’autre bord ſans obſtacle, mais comment le gravir ? À force de chercher un endroit commode, j’en trouve un à la fin où quelques briques démolies me donnaient à la fois & la facilité de me ſervir des autres comme d’échelons, & celle d’enfoncer, pour me ſoutenir, la pointe de mon pied dans la terre ; j’étais déjà preſque ſur la crête, lorſque tout s’éboulant par mon poids, je retombai dans le foſſé ſous les débris que j’avais entraînés ; je me crus morte ; cette chute-ci, faite involontairement, avait été plus rude que l’autre ; j’étais d’ailleurs entierement couverte des matériaux qui m’avaient ſuivie ; quelques-uns m’ayant frappé la tête, je me trouvais toute fracaſſée… Ô Dieu ! me dis-je au déſeſpoir, n’allons pas plus avant ; reſtons là ; c’eſt un avertiſſement du Ciel ; il ne veut pas que je pourſuive : mes idées me trompent ſans doute ; le mal eſt peut-être utile ſur la terre, & quand la main de Dieu le déſire, peut-être eſt-ce un tort de s’y oppoſer ! Mais, bientôt révoltée d’un ſyſtême, trop malheureux fruit de la corruption qui m’avait entourée, je me débarraſſe des débris dont je ſuis couverte, & trouvant plus d’aiſance à remonter par la bréche que je viens de faire, à cauſe des nouveaux trous qui s’y ſont formés, j’eſſaie encore, je m’encourage, je me trouve en un inſtant ſur la crête. Tout cela m’avait écarté du ſentier que j’avais aperçu ; mais l’ayant bien remarqué, je le regagne, & me mets à fuir à grands pas. Avant la fin du jour, je me trouvai hors de la forêt, & bientôt ſur cette monticule de laquelle, il y avait ſix mois, j’avais, pour mon malheur, aperçu cet affreux Couvent ; je m’y repoſe quelques minutes, j’étais en nage ; mon premier ſoin eſt de me précipiter à genoux & de demander à Dieu de nouveaux pardons des fautes involontaires que j’avais commiſes dans ce réceptacle odieux du crime & de l’impureté ; des larmes de regrets coulerent bientôt de mes yeux. Hélas ! me dis-je, j’étais bien moins criminelle, quand je quittai l’année derniere ce meme ſentier, guidée par un principe de dévotion ſi funeſtement trompé ! Ô Dieu ! dans quel état puis-je me contempler maintenant ! Ces funeſtes réflexions un peu calmées par le plaiſir de me voir libre, je pourſuivis ma route vers Dijon, m’imaginant que ce ne pouvait être que dans cette Capitale où mes plaintes devaient être légitimement reçues…


Ici Madame de Lorſange voulut engager Théreſe à reprendre haleine, au moins quelques minutes ; elle en avait beſoin ; la chaleur qu’elle mettait à ſa narration, les plaies que ces funeſtes récits r’ouvraient dans ſon ame, tout enfin l’obligeait à quelques momens de tréve. M. de Corville fit apporter des rafraîchiſſemens, & après un peu de repos, notre Héroïne pourſuivit, comme on va le voir, le détail de ſes déplorables aventures.


Fin du Tome Premier.

JUSTINE,
OU
LES MALHEURS
DE LA VERTU.



Ô mon ami ! la prospérité du Crime est comme la foudre, dont les feux trompeurs n’embélissent un instant l’atmosphère, que pour précipiter dans les abîmes de la mort, le malheureux qu’ils ont ébloui.


TOME SECOND.


JUSTINE,
OU
LES MALHEURS
DE LA VERTU.



J’étais à ma ſeconde journée parfaitement calme ſur les craintes que j’avais eues d’abord d’être pourſuivie ; il faiſait une extrême chaleur, & ſuivant ma coutume économique, je m’étais écartée du chemin pour trouver un abri où je pusse faire un léger repas qui me mît en état d’attendre le soir. Un petit bouquet de bois sur la droite du chemin, au milieu duquel serpentait un ruisseau limpide, me parut propre à me rafraîchir. Désaltérée de cette eau pure et fraîche, nourrie d’un peu de pain, le dos appuyé contre un arbre, je laissais circuler dans mes veines un air pur et serein qui me délassait, qui calmait mes ſens. Là, je réfléchiſſais à cette fatalité presque ſans exemple qui, malgré les épines dont j’étais entourée dans la carriere de la vertu, me ramenait toujours, quoi qu’il en pût être, au culte de cette Divinité, et à des actes d’amour et de réſignation envers l’Être-Suprême dont elle émane, et dont elle est l’image. Une sorte d’enthousiasme venait de s’emparer de moi ; hélas ! me disais-je, il ne m’abandonne pas, ce Dieu bon que j’adore, puisque je viens même dans cet instant de trouver les moyens de réparer mes forces. N’est-ce pas à lui que je dois cette faveur. Et n’y a-t-il pas sur la terre des êtres à qui elle est refusée ? Je ne suis donc pas tout-à-fait malheureuse, puisqu’il en est encore de plus à plaindre que moi… Ah ! ne le suis-je pas bien moins que les infortunées que je laisse dans ce repaire du vice dont la bonté de Dieu m’a fait ſortir comme par une eſpece de miracle ?… Et pleine de reconnaissance, je m’étais jettée à genoux, fixant le ſoleil comme le plus bel ouvrage de la Divinité, comme celui qui manifeste le mieux sa grandeur, je tirais de la sublimité de cet astre de nouveaux motifs de prieres & d’actions de graces, lorſque tout-à-coup je me ſens ſaiſie par deux hommes qui, m’ayant enveloppé la tête pour m’empêcher de voir & de crier, me garrottent comme une criminelle, & m’entraînent ſans prononcer une parole.

Nous marchons ainsi près de deux heures ſans qu’il me ſoit poſſible de voir quelle route nous tenons, lorsqu’un de mes conducteurs m’entendant respirer avec peine, propoſe à ſon camarade de me débarraſſer du voile qui gène ma tête ; il y conſent, je respire & j’apperçois enfin que nous ſommes au milieu d’une forêt dont nous ſuivons une route aſſez large, quoique peu fréquentée. Mille funeſtes idées se présentent alors à mon eſprit, je crains d’être repriſe par les agens de ces indignes Moines… je crains d’être ramenée à leur odieux couvent. Ah ! dis-je à l’un de mes guides : Monſieur, ne puis-je vous ſupplier de me dire où je ſuis conduite ? Ne puis-je vous demander ce qu’on prétend faire de moi ? — Tranquilliſez-vous, mon enfant, me dit cet homme, & que les précautions que nous ſommes obligés de prendre, ne vous cauſent aucune frayeur, nous vous menons chez un bon maître ; de fortes conſidérations l’engagent à ne prendre de femme-de-chambre pour son épouse, qu’avec cet appareil de myſtere, mais vous y serez bien. — Hélas ! Messieurs, répondis-je, ſi c’eſt mon bonheur que vous faites, il eſt inutile de me contraindre : je ſuis une pauvre orpheline, bien à plaindre ſans doute ; je ne demande qu’une place, ſitôt que vous me la donnez, pourquoi craignez-vous que je vous échappe ? — Elle a raison, dit l’un des guides, mettons-la plus à l’aise, ne contenons simplement que ses mains. Ils le font, & notre marche ſe continue. Me voyant tranquille, ils répondent même à mes demandes, & j’apprends enfin d’eux, que le maître auquel on me destine, ſe nomme le Comte de Gernande, né à Paris, mais poſſédant des biens conſidérables dans cette contrée, & riche en tout de plus de cinq cens mille livres de rentes, qu’il mange ſeul, me dit un de mes guides. — Seul ? — Oui, c’eſt un homme ſolitaire, un philoſophe : jamais il ne voit personne ; en revanche, c’eſt un des plus grands gourmands de l’Europe ; il n’y a pas un mangeur dans le monde qui ſoit en état de lui tenir tête. Je ne vous en dis rien, vous le verrez. — Mais ces précautions, que ſignifient-elles, Monſieur ? — Le voici. Notre maître a le malheur d’avoir une femme à qui la tête a tourné ; il faut la garder à vue, elle ne ſort pas de ſa chambre, perſonne ne veut la ſervir ; nous aurions eu beau vous le propoſer, ſi vous aviez été prévenue, vous n’auriez jamais accepté. Nous ſommes obligés d’enlever des filles de force, pour exercer ce funeſte emploi. — Comment ! je ſerai captive auprès de cette Dame ? — Vraiment oui, voilà pourquoi nous vous tenons de cette maniere : vous y ſerez bien… tranquilliſez-vous, parfaitement bien ; à cette gêne près, rien ne vous manquera. — Ah ! juſte ciel ! quelle contrainte ! — Allons, allons, mon enfant, courage, vous en ſortirez un jour, & votre fortune ſera faite. Mon conducteur n’avoit pas fini ces paroles, que nous apperçumes le château. C’était un ſuperbe & vaſte bâtiment iſolé au milieu de la forêt, mais il s’en fallait de beaucoup que ce grand édifice fût auſſi peuplé qu’il paraiſſait fait pour l’être. Je ne vis un peu de train, un peu d’affluence que vers les cuiſines ſituées dans des voûtes ſous le milieu du corps-de-logis. Tout le reſte était auſſi ſolitaire que la poſition du château : perſonne ne prit garde à nous quand nous entrames, un de mes guides alla dans les cuiſines, l’autre me présenta au Comte. Il était au fond d’un vaſte & ſuperbe appartement, enveloppé dans une robe-de-chambre de ſatin des Indes, couché ſur une ottomane, & ayant près de lui deux jeunes gens ſi indécemment, ou plutôt ſi ridiculement vêtus, coëffés avec tant d’élégance & tant d’art, que je les pris d’abord pour des filles un peu plus d’examen me les fit enfin reconnaître pour deux garçons, dont l’un pouvait avoir quinze ans, & l’autre ſeize. Ils me parurent d’une figure charmante, mais dans un tel état de molleſſe & d’abattement, que je crus d’abord qu’ils étaient malades.

Voilà une fille, Monſeigneur, dit mon guide, elle nous paraît être ce qui vous convient : elle eſt douce, elle eſt honnête, & ne demande qu’à ſe placer ; nous eſpérons que vous en ſerez content. — C’eſt bon, dit le Comte, en me regardant à peine : vous fermerez les portes en vous retirant, Saint-Louis, & vous direz que perſonne n’entre que je ne ſonne ; enſuite le Comte ſe leva, & vint m’examiner. Pendant qu’il me détaille, je puis vous le peindre : la ſingularité du portrait mérite un inſtant vos regards. Monſieur de Gernande était alors un homme de cinquante ans, ayant près de ſix pieds de haut, & d’une monſtrueuse groſſeur. Rien n’eſt effrayant comme ſa figure, la longueur de ſon nez, l’épaiſſe obſcurité de ſes ſourcils, ſes yeux noirs & méchans, ſa grande bouche mal meublée, ſon front ténébreux & chauve, le ſon de ſa voix effrayant & rauque, ſes bras & ſes mains énormes ; tout contribue à en faire un individu giganteſque, dont l’abord inſpire beaucoup plus de peur que d’aſſurance. Nous verrons bientôt ſi le moral & les actions de cette eſpece de Centaure répondaient à ſon effrayante caricature. Après un examen des plus bruſques & des plus cavaliers, le Comte me demanda mon age. — Vingt-trois ans, Monſieur, répondis-je, & il joignit à cette première demande quelques queſtions ſur mon perſonnel. Je le mis au fait de tout ce qui me concernait. Je n’oubliai même pas la flétriſſure que j’avais reçue de Rodin ; & quand je lui eus peint ma misere, quand je lui eus prouvé que le malheur m’avait conſtamment pourſuivie : — tant mieux, me dit durement le vilain homme, tant mieux, vous en ſerez plus ſouple chez moi ; c’eſt un très-petit inconvénient que le malheur pourſuive cette race abjecte du peuple que la Nature condamne à ramper près de nous ſur le même fol : elle en eſt plus active & moins inſolente, elle en remplit bien mieux ſes devoirs envers nous. — Mais, Monſieur, je vous ai dit ma naiſſance, elle n’eſt point abjecte. — Oui, oui, je connais tout cela, on ſe fait toujours paſſer pour tout plein de choſes quand on n’eſt rien, ou dans la misere. Il faut bien que les illuſions de l’orgueil viennent conſoler des torts de la fortune, c’eſt enſuite à nous de croire ce qui nous plaît de ces naiſſances abattues par les coups du ſort ; tout cela m’eſt égal, au reſte, je vous trouve ſous l’air, & à-peu-près ſous le coſtume d’une ſervante, je vous prendrai donc ſur ce pied, ſi vous le trouvez bon. Cependant, continua cet homme dur, il ne tient qu’à vous d’être heureuſe ; de la patience, de la diſcrétion, & dans quelques années je vous renverrai d’ici, en état de vous paſſer du ſervice.

Alors il prit mes bras l’un après l’autre, & retrouvant mes manches juſqu’au coude, il les examina avec attention en me demandant combien de fois j’avais été ſaignée ? — Deux fois, Monſieur, lui dis-je, aſſez ſurpriſe de cette queſtion, & je lui en citai les époques en le remettant aux circonſtances de ma vie où cela avait eu lieu. Il appuie ſes doigts ſur les veines comme lorſqu’on veut les gonfler pour procéder à cette opération, & quand elles ſont au point où il les déſire, il y applique ſa bouche en les ſuçant. Dès-lors je ne doutai plus que le libertinage ne ſe mêlât encore aux procédés de ce vilain homme, & les tourmens de l’inquiétude ſe réveillerent dans mon cœur. — Il faut que je ſache comme vous êtes faite, continua le Comte, en me fixant d’un air qui me fit trembler : il ne faut aucun défaut corporel pour la place que vous avez à remplir ; montrez donc tout ce que vous portez. Je me défendis ; mais le Comte diſpoſant à la colère tous les muſcles de ſon effrayante figure, m’annonce durement qu’il ne me conſeille pas de jouer la prude avec lui, parce qu’il a des moyens ſûrs de mettre les femmes à la raiſon. Ce que vous m’avez raconté, me dit-il, n’annonce pas une très-haute vertu, ainsi vos réſiſtances ſeraient aussi déplacées que ridicules.

À ces mots, il fait un ſigne à ſes jeunes garçons, qui, s’approchant auſſitôt de moi, travaillent à me déshabiller. Avec des individus auſſi faibles, auſſi énervés que ceux qui m’entourent, la défenſe n’eſt pas aſſurément difficile ; mais de quoi ſervira-t-elle ? L’Antropophage qui me les lançait, m’aurait, s’il eût voulu, pulvériſée d’un coup de poing. Je compris donc qu’il fallait céder : je fus déshabillée en un inſtant, à peine cela eſt-il fait, que je m’apperçois que j’excite encore plus les ris de ces deux Ganimèdes. Mon ami, diſoit le plus jeune à l’autre, la belle chose qu’une fille… Mais quel dommage que ça ſoit vide-là. — Oh ! diſoit l’autre, il n’y a rien de plus infâme que ce vide, je ne toucherais pas une femme quand il s’agirait de ma fortune, & pendant que mon devant était auſſi ridiculement le ſujet de leurs ſarcaſmes, le Comte, intime partiſan du derriere, (malheureuſement, hélas ! comme tous les libertins) examinait le mien avec la plus grande attention, il le maniait durement, le paitriſſait avec force ; & prenant des pincées de chair dans ſes cinq doigts, il les amolliſſait juſqu’à les meurtrir. Enſuite il me fit faire quelques pas en avant, & revenir vers lui à reculons, afin de ne pas perdre de vue la perſpective qu’il s’était offerte. Quand j’étais de retour vers lui, il me faiſait courber, tenir droite, ſerrer, écarter. Souvent il s’agenouillait devant cette partie qui l’occupait ſeule. Il y appliquait des baiſers en pluſieurs endroits différens, pluſieurs même ſur l’orifice le plus ſecret ; mais tous ces baiſers étaient l’image de la ſuccion, il n’en faiſait pas un qui n’eût cette action pour but. Il avait l’air de téter chacune des parties où ſe portaient ſes lèvres : ce fut pendant cet examen qu’il me demanda beaucoup de détails ſur ce qui m’avait été fait au couvent de Sainte-Marie-des-Bois, & ſans prendre garde que je l’échauffais doublement par ces récits, j’eus la candeur de les lui faire tous avec naïveté. Il fit approcher un de ſes jeunes gens, & le plaçant à côté de moi, il lacha le nœud coulant d’un gros flot de ruban roſe, qui retenait une culotte de gaze blanche, & mit à découvert tous les attraits voilés par ce vêtement. Après quelques légères careſſes ſur le même autel où le Comte ſacrifiait avec moi, il changea tout-à-coup d’objet, & ſe mit à ſuccer cet enfant à la partie qui caractériſait ſon ſexe. Il continuait de me toucher : ſoit habitude chez le jeune homme, ſoit adreſſe de la part de ce ſatyre, en très-peu de minutes, la Nature vaincue fit couler dans la bouche de l’un, ce qu’elle lançait du membre de l’autre. Voilà comme ce libertin épuiſait les malheureux enfans qu’il avait chez lui, dont nous verrons bientôt le nombre ; c’eſt ainſi qu’il les énervait, & voilà la raiſon de l’état de langueur où je les avais trouvés. Voyons maintenant comme il s’y prenait pour mettre les femmes dans le même état, & quelle était la véritable raiſon de la retraite où il tenait la ſienne.

L’hommage que m’avait rendu le Comte, avait été long ; mais pas la moindre infidélité au temple qu’il s’était choiſi : ni ſes mains, ni ſes regards, ni ſes baiſers, ni ſes déſirs ne s’en écarterent un inſtant ; après avoir également ſuccé l’autre jeune homme, en avoir recueilli, dévoré de même la ſemence : venez, me dit-il, en m’attirant dans un cabinet voiſin, ſans me laiſſer reprendre mes vêtemens ; venez, je vais vous faire voir de quoi il s’agit. Je ne pus diſſimuler mon trouble, il fut affreux ; mais il n’y avait pas moyen de faire prendre une autre face à mon ſort, il fallait avaler juſqu’à la lie le calice qui m’était préſenté.

Deux autres jeunes garçons de ſeize ans, tout auſſi beaux, tout auſſi énervés que les deux premiers que nous avions laiſſés dans le ſallon, travaillaient à de la tapiſſerie dans ce cabinet. Ils ſe leverent quand nous entrames. Narciſſe, dit le Comte à l’un d’eux, voilà la nouvelle femme-de-chambre de la Comteſſe, il faut que je l’éprouve ; donne-moi mes lancettes. Narciſſe ouvre une armoire, & en ſort auſſitôt tout ce qu’il faut pour ſaigner. Je vous laiſſe à penſer ce que je devins ; mon bourreau vit mon embarras, il n’en fit que rire. Place-la, Zéphire, dit M. de Gernande à l’autre jeune homme, & cet enfant s’approchant de moi, me dit en ſouriant : n’ayez pas peur, Mademoiſelle, ça ne peut que vous faire le plus grand bien. Placez-vous ainſi. Il s’agiſſait d’être légèrement appuyée ſur les genoux, au bord d’un tabouret mis au milieu de la chambre, les bras ſoutenus par deux rubans noirs attachés au plafond.

À peine ſuis-je en poſture, que le Comte s’approche de moi la lancette à la main : il reſpirait à peine, ſes yeux étaient étincelans, ſa figure faiſait peur ; il bande mes deux bras, & en moins d’un clin-d’œil, il les pique tous deux. Il fait un cri accompagné de deux ou trois blaſphêmes, dès qu’il voit le ſang, il va s’aſſeoir à ſix pieds, vis-à-vis de moi. Le léger vêtement dont il eſt couvert ſe déploye bientôt : Zéphire ſe met à genoux entre ſes jambes, il le ſuce ; & Narciſſe, les deux pieds ſur le fauteuil de ſon maître, lui préſente à téter le même objet qu’il offre lui-même à pomper à l’autre. Gernande empoignait les reins de Zéphire, il le ſerrait, il le comprimait contre lui, mais le quittait néanmoins pour jetter des yeux enflammés ſur moi. Cependant mon ſang s’échappait à grands flots, & retombait dans deux jattes blanches placées au-deſſous de mes bras. Je me ſentis bientôt affoiblir ; Monſieur, Monſieur, m’écriai-je : ayez pitié de moi, je m’évanouis ; & je chancelai ; arrêtée par les rubans, je ne pus tomber ; mais mes bras variant, & ma tête flottant ſur mes épaules, mon viſage fut inondé de ſang. Le Comte était dans l’ivreſſe… Je ne vis pourtant pas la fin de ſon opération, je m’évanouis avant qu’il ne touchât au but ; peut-être ne devait-il l’atteindre qu’en me voyant dans cet état, peut-être ſon extaſe ſuprême dépendait-elle de ce tableau de mort ? Quoi qu’il en fut, quand je repris mes ſens, je me trouvai dans un excellent lit, & deux vieilles femmes auprès de moi. Dès qu’elles me virent les yeux ouverts, elles me préſenterent un bouillon, & de trois heures en trois heures d’excellens potages juſqu’au ſurlendemain. À cette époque, M. de Gernande me fit dire de me lever, & de venir lui parler dans le même ſallon où il m’avait reçue en arrivant. On m’y conduiſit : j’étais un peu faible encore, mais d’ailleurs aſſez bien portante ; j’arrivai.

Thérèſe me dit le Comte, en me faiſant aſſeoir, je renouvellerai peu ſouvent avec vous de ſemblables épreuves, votre perſonne m’eſt utile pour d’autres objets ; mais il était eſſentiel que je vous fiſſe connaître mes goûts, & la manière dont vous finirez un jour dans cette maiſon, ſi vous me trahiſſez, ſi malheureuſement vous vous laiſſez ſuborner par la femme auprès de laquelle vous allez être miſe.

Cette femme eſt la mienne, Thérèſe, & ce titre eſt ſans doute le plus funeſte qu’elle puiſſe avoir, puiſqu’il l’oblige à ſe prêter à la paſſion bizarre dont vous venez d’être la victime ; n’imaginez pas que je la traite ainſi par vengeance, par mépris, par aucun ſentiment de haine ; c’eſt la ſeule hiſtoire des paſſions. Rien n’égale le plaiſir que j’éprouve à répandre ſon ſang… je ſuis dans l’ivreſſe quand il coule ; je n’ai jamais joui de cette femme d’une autre maniere. Il y a trois ans que je l’ai épouſée, & qu’elle ſubit exactement tous les quatre jours le traitement que vous avez éprouvé. Sa grande jeuneſſe, (elle n’a pas vingt ans) les ſoins particuliers qu’on en a, tout cela la ſoutient ; & comme on répare en elle en raiſon de ce qu’on la contraint à perdre, elle s’eſt aſſez bien portée depuis cette époque. Avec une ſujétion ſemblable vous ſentez bien que je ne puis ni la laiſſer ſortir, ni la laiſſer voir à perſonne. Je la fais donc paſſer pour folle, & ſa mere, ſeule parente qui lui reſte, demeurant dans ſon château à ſix lieues d’ici, en eſt tellement convaincue, qu’elle n’oſe pas même la venir voir. La Comteſſe implore bien ſouvent ſa grace, il n’eſt rien qu’elle ne faſſe pour m’attendrir ; mais elle n’y réuſſira jamais. Ma luxure a dicté ſon arrêt, il eſt invariable, elle ira de cette manière tant qu’elle pourra : rien ne lui manquera pendant ſa vie, & comme j’aime à l’épuiſer, je la ſoutiendrai le plus long-tems poſſible ; quand elle n’y pourra plus tenir, à la bonne-heure. C’eſt ma quatrième ; j’en aurai bientôt une cinquième, rien ne m’inquiette auſſi peu que le ſort d’une femme ; il y en a tant dans le monde, & il eſt ſi doux d’en changer.

Quoi qu’il en ſoit, Thérese, votre emploi eſt de la ſoigner : elle perd régulierement deux palettes de ſang tous les quatre jours, elle ne s’évanouit plus maintenant ; l’habitude lui prête des forces, ſon épuiſement dure vingt-quatre heures, elle eſt bien les trois autres jours. Mais vous comprenez facilement que cette vie lui déplaît, il n’y a rien qu’elle ne faſſe pour s’en délivrer, rien qu’elle n’entreprenne pour faire ſavoir ſon véritable état à ſa mere : elle a déjà ſéduit deux de ſes femmes, dont les manœuvres ont été découvertes aſſez à tems pour en rompre le ſuccès : elle a été la cauſe de la perte de ces deux malheureuſes, elle s’en repent aujourd’hui, & reconnoiſſant l’invariabilité de ſon ſort, elle prend ſon parti, & promet de ne plus chercher à ſéduire les gens dont je l’entourerai. Mais ce ſecret, ce que l’on devient, ſi l’on me trahit, tout cela, Théreſe, m’engage à ne placer près d’elle que des perſonnes enlevées comme vous l’avez été, afin d’éviter par-là les pourſuites. Ne vous ayant priſe chez perſonne, n’ayant à répondre de vous à qui que ce ſoit, je ſuis plus à même de vous punir, ſi vous le méritez, d’une maniere qui, quoiqu’elle vous raviſſe le jour, ne puiſſe néanmoins m’attirer à moi, ni recherches, ni aucune ſorte de mauvaiſes affaires. De ce moment, vous n’êtes donc plus de ce monde, puiſque vous en pouvez diſparaître au plus léger acte de ma volonté : tel eſt votre ſort, mon enfant, vous le voyez ; heureuſe ſi vous vous conduiſez bien, morte ſi vous cherchiez à me trahir. Dans tout autre cas, je vous demanderais votre réponſe : je n’en ai nul beſoin dans la ſituation où vous voilà ; je vous tiens, il faut m’obéir, Thérese… Paſſons chez ma femme.

N’ayant rien à objecter à un diſcours auſſi précis, je ſuivis mon maître : nous traverſames une longue galerie, auſſi ſombre, auſſi ſolitaire que le reſte de ce château ; une porte s’ouvre, nous entrons dans une antichambre où je reconnais les deux vieilles qui m’avoient ſervie pendant ma défaillance. Elles ſe leverent & nous introduiſirent dans un appartement ſuperbe où nous trouvames la malheureuſe Comteſſe brodant au tambour ſur une chaiſe longue : elle ſe leva quand elle apperçut ſon mari : — aſſeyez-vous, lui dit le Comte, je vous permets de m’écouter ainſi. Voilà, enfin une femme-de-chambre que je vous ai trouvée, Madame, continua-t-il, j’eſpere que vous vous ſouviendrez du ſort que vous avez fait éprouver aux autres, & que vous ne chercherez pas à plonger celle-ci dans les mêmes malheurs. — Cela ſerait inutile, dis-je alors, pleine d’envie de ſervir cette infortunée, & voulant déguiſer mes deſſeins ; oui, Madame, j’ose le certifier devant vous, cela ſerait inutile, vous ne me direz pas une parole que je ne la rende auſſitôt à Monſieur votre époux, & certainement je ne riſquerai pas ma vie pour vous ſervir. — Je n’entreprendrai rien, qui puiſſe vous mettre dans ce cas-là, Mademoiſelle, dit cette pauvre femme, qui ne comprenait pas encore les motifs qui me faiſaient parler ainſi, ſoyez tranquille : je ne vous demande que vos ſoins. — Ils ſeront à vous tout-entiers, Madame, répondis-je, mais rien au-delà ; & le Comte enchanté de moi me ſerra la main en me diſant à l’oreille : bien, Théreſe, ta fortune eſt faite, ſi tu te conduis comme tu le dis. Enſuite le Comte me montra ma chambre attenant à celle de la Comteſſe, & il me fit obſerver que l’enſemble de cet appartement fermé par d’excellentes portes, & entouré de doubles grilles à toutes ſes ouvertures, ne laiſſait aucun eſpoir d’évaſion : voilà bien une terraſſe, pourſuivit M. de Gernande, en me menant dans un petit jardin qui ſe trouvait de plein-pied à cet appartement, mais ſa hauteur ne vous donne pas, je penſe, envie d’en meſurer les murs : la Comteſſe peut y venir reſpirer le frais tant qu’elle veut, vous lui tiendrez compagnie… adieu.

Je revins auprès de ma maîtreſſe, & comme nous nous examinames d’abord toutes les deux ſans parler, je la ſaiſis aſſez bien dans ce premier inſtant pour pouvoir vous la peindre.

Madame de Gernande, âgée de dix-neuf ans & demi, avait la plus belle taille, la plus noble, la plus majeſtueuſe qu’il fût poſſible de voir, pas un de ſes geſtes, pas un de ſes mouvemens qui ne fût une grace, pas un de ſes regards qui ne fût un ſentiment : ſes yeux étaient du plus beau noir, quoiqu’elle fût blonde, rien n’égalait leur expreſſion ; mais une ſorte de langueur, ſuite de ſes infortunes, en en adouciſſant l’éclat, les rendait mille fois plus intéreſſans ; elle avait la peau très-blanche, & les plus beaux cheveux, la bouche très-petite, trop peut-être, j’euſſe été peu ſurpriſe qu’on lui eût trouvé ce défaut. C’était une jolie roſe pas aſſez épanouie : mais les dents d’une fraîcheur… les levres d’un incarnat… on eût dit que l’Amour l’eût colorée des teintes empruntées à la Déeſſe des fleurs : ſon nez était aquilin, étroit, ſerré du haut, & couronné de deux ſourcils d’ébene, le menton parfaitement joli, un viſage, en un mot ; du plus bel ovale, dans l’enſemble duquel il régnait une ſorte d’agrément, de naïveté, de candeur, qui euſſent bien plutôt fait prendre cette figure enchantereſſe pour celle d’un Ange que pour la phyſionomie d’une mortelle. Ses bras, ſa gorge, ſa croupe, étaient d’un éclat… d’une rondeur faits pour ſervir de modèle aux artiſtes ; une mouſſe légère & noire couvrait le temple de Vénus, ſoutenu par deux cuiſſes moulées ; & ce qui m’étonna, malgré la légèreté de la taille de la Comteſſe, malgré ſes malheurs, rien n’altérait ſon embonpoint : ſes feſſes rondes & potelées étaient auſſi charnues, auſſi graſſes, auſſi fermes, que ſi ſa taille eût été plus marquée & qu’elle eût toujours vécu au ſein du bonheur. Il y avait pourtant ſur tout cela d’affreux veſtiges du libertinage de ſon époux, mais, je le répete, rien d’altéré… l’image d’un beau lys où l’abeille a fait quelques taches. À tant de dons, Madame de Gernande joignait un caractere doux, un eſprit romaneſque & tendre, un cœur d’une ſenſibilité !… inſtruite, des talens… un art naturel pour la ſéduction contre lequel il ne pouvait y avoir que ſon infâme époux qui pût réſiſter, un ſon de voix charmant & beaucoup de piété : telle était la malheureuſe épouſe du Comte de Gernande, telle était la créature angélique contre laquelle il avait comploté ; il ſemblait que plus elle inſpirait de choſes, plus elle enflammait ſa férocité, & que l’affluence des dons qu’elle avait reçus de la Nature, ne devenait que des motifs de plus aux cruautés de ce ſcélérat.

Quel jour avez-vous été ſaignée, Madame, lui dis-je, afin de lui faire voir que j’étais au fait de tout ? — Il y a trois jours, me dit-elle, & c’eſt demain… puis avec un ſoupir, oui demain… Mademoiſelle, demain… vous ſerez témoin de cette belle ſcene. — Et Madame ne s’affaiblit point ? — Oh ! juſte ciel ! je n’ai pas vingt ans, & je ſuis ſûre qu’on n’eſt pas plus faible à ſoixante-dix. Mais cela finira, je me flatte, il eſt parfaitement impoſſible que je vive long-tems ainſi : j’irai retrouver mon pere, j’irai chercher dans les bras de l’Être-Suprême un repos que les hommes m’ont auſſi cruellement refuſé dans le monde. — Ces mots me fendirent le cœur : voulant ſoutenir mon perſonnage, je déguiſai mon trouble, mais je me promis bien intérieurement dès-lors, de perdre plutôt mille fois la vie, s’il le fallait, que de ne pas arracher à l’infortune cette malheureuſe victime de la débauche d’un monſtre.

C’était l’inſtant du dîner de la Comteſſe. Les deux vieilles vinrent m’avertir de la faire paſſer dans ſon cabinet : je l’en prévins ; elle était accoutumée à tout cela, elle ſortit auſſitôt, & les deux vieilles, aidées des deux valets qui m’avaient arrêtée, ſervirent un repas ſomptueux ſur une table où mon couvert fut placé en face de celui de ma maîtreſſe. Les valets ſe retirerent, & les deux vieilles me prévinrent qu’elles ne bougeraient pas de l’antichambre afin d’être à portée de recevoir les ordres de Madame ſur tout ce qu’elle pourrait déſirer. J’avertis la Comteſſe, elle ſe plaça, & m’invita d’en faire de même avec un air d’amitié, d’affabilité, qui acheva de me gagner l’ame. Il y avait au moins vingt plats ſur la table.

Relativement à cette partie-ci, vous voyez qu’on a ſoin de moi, Mademoiſelle, me dit-elle. — Oui, Madame, répondis-je, & je ſais que la volonté de M. le Comte eſt que rien ne vous manque. — Oh ! oui, mais comme les motifs de ces attentions ne ſont que des cruautés, elles me touchent peu.

Madame de Gernande épuiſée, & vivement ſollicitée par la Nature à des réparations perpétuelles, mangea beaucoup. Elle déſira des perdreaux & un canneton de Rouen qui lui furent auſſitôt apportés. Après le repas, elle alla prendre l’air ſur la terraſſe, mais en me donnant la main : il lui eût été impoſſible de faire dix pas ſans ce ſecours. Ce fut dans ce moment qu’elle me fit voir toutes les parties de ſon corps que je viens de vous peindre ; elle me montra ſes bras, ils étaient pleins de cicatrices. — Ah ! il n’en reſte pas là, me dit-elle, il n’y a pas un endroit de mon malheureux individu dont il ne ſe plaiſe à voir couler le ſang ; & elle me fit voir ſes pieds, ſon cou, le bas de ſon ſein & pluſieurs autres parties charnues également couvertes de cicatrices. Je m’en tins le premier jour à quelques plaintes légères, & nous nous couchames.

Le lendemain était le jour fatal de la Comteſſe. Monſieur de Gernande, qui ne procédait à cette opération qu’au ſortir de ſon dîner, toujours fait avant celui de ſa femme, me fit dire de venir me mettre à table avec lui ; & ce fut là, Madame, que je vis cet Ogre opérer d’une maniere ſi effrayante, que j’eus, malgré mes yeux, de la peine à le concevoir. Quatre valets parmi leſquels étaient les deux qui m’avaient conduite au château, ſervaient cet étonnant repas. Il mérite d’être détaillé : je vais le faire ſans exagération ; on n’avait ſûrement rien mis de plus pour moi. Ce que je vis était donc l’hiſtoire de tous les jours.

On ſervit deux potages, l’un de pâte au ſaffran, l’autre une biſque au coulis de jambon : au milieu un aloyau de bœuf à l’Anglaiſe, huit hors-d’œuvres, cinq groſſes entrées, cinq déguiſées & plus légeres, une hure de ſanglier au milieu de huit plats de rôti, qu’on releva par deux ſervices d’entremets, & ſeize plats de fruits ; des glaces, ſix ſortes de vins, quatre eſpeces de liqueurs & du café. Monſieur de Gernande entama tous les plats ; quelques-uns furent entiérement vidés par lui : il but douze bouteilles de vin, quatre de Bourgogne, en commençant, quatre de Champagne au rôti ; le Tokai, le Mulſeau, l’Hermitage & le Madere furent avalés au fruit. Il termina par deux bouteilles de liqueurs des Isles, & dix taſſes de café.

Auſſi frais en ſortant de là, que s’il fût venu de s’éveiller, Monſieur de Gernande me dit : — allons ſaigner ta maîtreſſe ; tu me diras, je te prie, ſi je m’y prends auſſi bien avec elle qu’avec toi. Deux jeunes garçons que je n’avais pas encore vus, du même âge que les précédens, nous attendaient à la porte de l’appartement de la Comteſſe : ce fut là que le Comte m’apprit qu’il en avait douze que l’on lui changeait tous les ans. Ceux-ci me parurent encore plus jolis qu’aucun de ceux que j’euſſe vus précédemment : ils étaient moins énervés que les autres ; nous entrâmes… Toutes les cérémonies que je vais vous détailler ici, Madame, étaient celles exigées par le Comte : elles s’obſervaient réguliérement tous les jours, on n’y changeait au plus que le local des ſaignées.

La Comteſſe, ſimplement entourée d’une robe de mouſſeline flottante, ſe mit à genoux dès que le Comte entra. — Êtes-vous prête, lui demanda ſon époux ? — À tout, Monſieur, répondit-elle humblement : vous ſavez bien que je ſuis votre victime, & qu’il ne tient qu’à vous d’ordonner. Alors Monſieur de Gernande me dit de déshabiller ſa femme & de la lui conduire. Quelque répugnance que j’éprouvaſſe à toutes ces horreurs, vous le ſavez, Madame, je n’avais d’autre parti que la plus entiere réſignation. Ne me regardez jamais, je vous en conjure, que comme une eſclave dans tout ce que j’ai raconté, & tout ce qui me reſte à vous dire ; je ne me prêtais que lorſque je ne pouvais faire autrement, mais je n’agiſſais de bon gré dans quoi que ce pût être.

J’enlevai donc la ſimarre de ma maîtreſſe, & la conduiſis nue auprès de ſon époux, déjà placé dans un grand fauteuil : au fait du cérémonial, elle s’éleva ſur ce fauteuil, & alla d’elle-même lui préſenter à baiſer cette partie favorite qu’il avait tant fêtée dans moi, & qui me paraiſſait l’affecter également avec tous les êtres & avec tous les ſexes. — Écartez donc, Madame, lui dit brutalement le Comte… & il fêta long-temps ce qu’il déſirait voir en faiſant prendre ſucceſſivement différentes poſitions, il entr’ouvrait, il reſſerrait ; du bout du doigt, ou de la langue, il chatouillait l’étroit orifice ; & bientôt entraîné par la férocité de ſes paſſions, il prenait une pincée de chair, la comprimait & l’égratignait. À meſure que la légere bleſſure était faite, ſa bouche, ſe portait auſſitôt ſur elle. Pendant ces cruels préliminaires, je contenais ſa malheureuſe victime, & les deux jeunes garçons tout nuds ſe relayaient auprès de lui ; à genoux tour-à-tour entre ſes jambes, ils ſe ſervaient de leur bouche pour l’exciter. Ce fut alors que je vis, non ſans une étonnante ſurpriſe, que ce géant, cette eſpece de monſtre, dont le ſeul aſpect effrayait, était cependant à peine un homme ; la plus mince, la plus légère excroiſſance de chair, ou, pour que la comparaiſon ſoit plus juſte, ce qu’on verrait à un enfant de trois ans était au plus ce qu’on appercevait chez cet individu ſi énorme & ſi corpulé de par-tout ailleurs ; mais ſes ſenſations n’en étaient pas moins vives, & chaque vibration du plaiſir était en lui une attaque de ſpaſme. Après cette premiere ſéance, il s’étendit ſur le canapé, & voulut que ſa femme, à cheval ſur lui, continuât d’avoir le derriere poſé ſur ſon viſage, pendant qu’avec ſa bouche elle lui rendrait, par le moyen de la ſuccion, les mêmes ſervices qu’il venait de recevoir des jeunes Ganimedes, leſquels étaient avec les mains excités de droite & de gauche par lui ; les miennes travaillaient pendant ce temps-là ſur ſon derriere : je le chatouillais, je le polluais dans tous les ſens ; cette attitude employée plus d’un quart-d’heure ne produiſant encore rien, il fallut la changer ; j’étendis la Comteſſe, par l’ordre de ſon mari, ſur une chaiſe longue, couchée ſur le dos, ſes cuiſſes dans le plus grand écartement. La vue de ce qu’elle entrouvrait alors mit le Comte dans une eſpece de rage, il conſidere… ſes regards lancent des feux, il blaſphême ; il ſe jette comme un furieux ſur ſa femme, la pique de ſa lancette en cinq ou ſix endroits du corps ; mais toutes ces plaies étaient légères, à peine en ſortait-il une ou deux gouttes de ſang. Ces premieres cruautés ceſſerent enfin pour faire place à d’autres. Le Comte ſe raſſeoit, il laiſſe un inſtant reſpirer ſa femme ; & s’occupant de ſes deux mignons, il les obligeait à ſe ſucer mutuellement, ou bien il les arrangeait de maniere que dans le temps qu’il en ſuçait un, un autre le ſuçait, & que celui qu’il ſuçait revenait de ſa bouche rendre le même ſervice à celui dont il était ſucé : le comte recevait beaucoup, mais il ne donnait rien. Sa ſatiété, ſon impuiſſance était telle, que les plus grands efforts ne parvenaient même pas à le tirer de ſon engourdiſſement : il paraiſſait reſſentir des titillations très-violentes, mais rien ne le manifeſtait ; quelquefois il m’ordonnait de ſucer moi-même ſes gitons, & de venir auſſitôt rapporter dans ſa bouche l’encens que je recueillerais. Enfin il les lance l’un après l’autre vers la malheureuſe Comteſſe. Ces jeunes gens l’approchent, ils l’inſultent, ils pouſſent l’inſolence juſqu’à la battre, juſqu’à la ſouffleter, & plus ils la moleſtent, plus ils ſont loués, plus ils ſont encouragés par le Comte.

Gernande alors s’occupait avec moi, j’étais devant lui, mes reins à hauteur de ſon viſage, & il rendait hommage à ſon Dieu ; mais il ne me moleſta point ; je ne ſais pourquoi il ne tourmenta point non plus ſes Ganimedes, il n’en voulait qu’à la ſeule Comteſſe. Peut-être l’honneur de lui appartenir devenait-il un titre pour être maltraitée par lui ; peut-être n’était-il vraiment ému de cruauté, qu’en raiſon des liens qui prêtaient de la force aux outrages. On peut tout ſuppoſer dans de telles têtes, & parier preſque toujours que ce qui aura le plus l’air du crime, ſera ce qui les enflammera davantage. Il nous place enfin, ſes jeunes-gens & moi, aux côtés de ſa femme, entremêlés les uns avec les autres : ici un homme, là une femme, & tous les quatre lui préſentant le derriere ; il examine d’abord en face un peu dans l’éloignement, puis il ſe rapproche, il touche, il compare, il careſſe ; les jeunes-gens & moi n’avions rien à ſouffrir, mais chaque fois qu’il arrivait à ſa femme, il la tracaſſait, la vexait d’une ou d’autre maniere. La ſcene change encore : il fait mettre à plat ventre la Comteſſe ſur un canapé, & prenant chacun des jeunes-gens l’un après l’autre, il les introduit lui-même dans la route étroite offerte par l’attitude de Madame de Gernande : il leur permet de s’y échauffer, mais ce n’eſt que dans ſa bouche que le ſacrifice doit ſe conſommer ; il les ſuce également à meſure qu’ils ſortent. Pendant que l’un agit, il ſe fait ſucer par l’autre, & ſa langue s’égare au trône de volupté que lui préſente l’agent. Cet acte eſt long, le Comte s’en irrite, il ſe releve, & veut que je remplace la Comteſſe, je le ſupplie inſtamment de ne point l’exiger, il n’y a pas moyen. Il place ſa femme ſur le dos le long du canapé, me fait coller ſur elle, les reins tournés vers lui, & là, il ordonne à ſes mignons de me ſonder par la route défendue : il me les préſente, ils ne s’introduiſent que guidés par ſes mains ; il faut qu’alors j’excite la Comteſſe de mes doigts, & que je la baiſe ſur la bouche : pour lui ſon offrande eſt la même ; comme chacun de ſes mignons ne peut agir qu’en lui montrant un des plus doux objets de ſon culte, il en profite de ſon mieux, & ainſi qu’avec la Comteſſe, il faut que celui qui me perfore, après quelques allées & venues, aille faire couler dans ſa bouche l’encens allumé pour moi. Quand les jeunes-gens ont fini, il ſe colle ſur mes reins, & ſemble vouloir les remplacer — Efforts ſuperflus, s’écrie-t-il… ce n’eſt pas là ce qu’il me faut… au fait… au fait… quelque piteux que paraiſſe mon état… je n’y tiens plus… allons, Comteſſe, vos bras ! Il la ſaiſit alors avec férocité, il la place comme il avait fait de moi, les bras ſoutenus au plancher par deux rubans noirs : je ſuis chargée du ſoin de poſer les bandes ; il viſite les ligatures : ne les trouvant pas aſſez comprimées, il les reſſerre, afin, dit-il, que le ſang ſorte avec plus de force : il tâte les veines, & les pique toutes deux preſqu’en même-temps. Le ſang jaillit très-loin : il s’extaſie ; & retournant ſe placer en face, pendant que ces deux fontaines coulent, il me fait mettre à genoux entre ſes jambes, afin que je le ſuce ; il en fait autant à chacun de ſes gitons, tour-à-tour, ſans ceſſer de porter ſes yeux ſur ces jets ce ſang qui l’enflamment. Pour moi, ſûre que l’inſtant où la criſe qu’il eſpere aura lieu, ſera l’époque de la ceſſation des tourmens de la Comteſſe, je mets tous mes ſoins à déterminer cette criſe, & je deviens, ainſi que vous le voyez, Madame, catin par bienfaiſance, & libertine par vertu. Il arrive enfin ce dénouement ſi attendu, je n’en connaiſſais ni les dangers ni la violence ; la derniere fois qu’il avait eu lieu, j’étais évanouie… Oh ! Madame, quel égarement ! Gernande était près de dix minutes dans le délire, en ſe débattant comme un homme qui tombe d’épilepſie, & pouſſant des cris qui ſe ſeraient entendus d’une lieue : ſes juremens étaient exceſſifs, & frappant tout ce qui l’entourait, il faiſait des efforts effrayans. Les deux mignons ſont culbutés, il veut ſe précipiter ſur ſa femme, je le contiens : j’acheve de le pomper, le beſoin qu’il a de moi fait qu’il me reſpecte ; je le mets enfin à la raiſon, en le dégageant de ce fluide embrâſé, dont la chaleur, dont l’épaiſſeur, & ſur-tout l’abondance, le mettent en un tel état de frénéſie, que je croyais qu’il allait expirer ; ſept ou huit cuillers euſſent à peine contenu la doſe, & la plus épaiſſe bouillie en peindrait mal la conſiſtance ; avec cela point d’érection, l’apparence même de l’épuiſement : voilà de ces contrariétés qu’expliqueront mieux que moi les gens de l’art. Le Comte mangeait exceſſivement, & ne diſſipait ainſi que chaque fois qu’il ſaignait ſa femme, c’eſt-à-dire, tous les quatre jours. Était-ce là la cauſe de ce phénomene ? Je l’ignore, & n’oſant pas rendre raiſon de ce que je n’entends pas, je me contenterai de dire ce que j’ai vu.

Cependant je vole à la Comteſſe, j’étanche ſon ſang, je la délie & la poſe ſur un canapé dans un grand état de faibleſſe ; mais le Comte, ſans s’en inquiéter, ſans daigner jetter même un regard ſur cette malheureuſe victime de ſa rage, ſort bruſquement avec ſes mignons, me laiſſant mettre ordre à tout comme je le voudrai. Telle eſt la fatale indifférence qui caractériſe, mieux que tout, l’ame d’un véritable libertin : n’eſt-il emporté que par la fougue des paſſions, le remords ſera peint ſur ſon viſage, quand il verra dans l’état du calme les funeſtes effets du délire : ſon ame eſt-elle entierement corrompue, de telles ſuites ne l’effrayeront point ; il les obſervera ſans peine comme ſans regret, peut-être même encore avec quelques émotions des voluptés infâmes qui les produiſirent.

Je fis coucher Madame de Gernande. Elle avait, à ce qu’elle me dit, perdu beaucoup plus cette fois-ci qu’à l’ordinaire ; mais tant de ſoins, tant de reſtaurans lui furent prodigués, qu’il n’y paraiſſait plus le ſurlendemain. Le même ſoir, dès que je n’eus plus rien à faire auprès de la Comteſſe, Gernande me fit dire de venir lui parler : il ſoupait ; à ce repas fait par lui avec bien plus d’intempérance encore que le dîner, il fallait que je le ſerviſſe : quatre de ſes mignons ſe mettaient à table avec lui, & là, régulierement tous les ſoirs, le libertin buvait juſqu’à l’ivreſſe ; mais vingt bouteilles des plus excellens vins ſuffiſaient à peine pour y réuſſir, & je lui en ai ſouvent vu vider trente. Soutenu par ſes mignons, le débauché allait enſuite ſe mettre au lit chaque ſoir avec deux d’entre eux. Mais il n’y mettait rien du ſien, & tout cela n’était plus que des véhicules qui le diſpoſaient à la grande ſcene.

Cependant j’avais trouvé le ſecret de me mettre on ne ſaurait mieux dans l’eſprit de cet homme : il avouait naturellement que peu de femmes lui avaient autant plu ; j’acquis de-là des droits à ſa confiance, dont je ne profitai que pour ſervir ma maitreſſe.

Un matin, que Gernande m’avait fait venir dans ſon cabinet pour me faire part de quelques nouveaux projets de libertinage ; après l’avoir bien écouté, bien applaudi, je voulus, le voyant aſſez calme, eſſayer de l’attendrir ſur le ſort de ſa malheureuſe épouſe ; eſt-il poſſible, Monſieur, lui diſais-je, qu’on puiſſe traiter une femme de cette maniere, indépendamment de tous ſes liens avec vous ? daignez donc réfléchir aux graces touchantes de ſon ſexe.

Oh ! Théreſe ! avec de l’eſprit, me répondit le Comte, eſt-il poſſible de m’apporter pour raiſons de calme, celles qui poſitivement m’irritent le mieux. Écoute-moi, chere fille, pourſuivit-il en me, faiſant placer auprès de lui, & quelles que ſoient les invectives que tu vas m’entendre proférer contre ton ſexe, point d’emportement ; des raiſons, je m’y rendrai, ſi elles ſont bonnes.

De quel droit, je te prie, prétends-tu, Théreſe, qu’un mari ſoit obligé, de faire le bonheur de ſa femme ? & quels titres oſe alléguer cette femme pour l’exiger de ſon mari ? La néceſſité de ſe rendre mutuellement tels, ne peut légalement exiſter qu’entre deux êtres également pourvus de la faculté de ſe nuire, & par conſéquent entre deux êtres d’une même force : une telle aſſociation ne ſaurait avoir lieu, qu’il ne ſe forme auſſitôt un pacte entre ces deux êtres de ne faire chacun vis-à-vis l’un de l’autre, que la ſorte d’uſage de leur force qui ne peut nuire à aucun des deux ; mais cette ridicule convention ne ſaurait aſſurément exiſter entre l’être fort & l’être faible. De quel droit ce dernier exigera-t-il que l’autre le ménage ? & par quelle imbécillité le premier s’y engagerait-il ? Je puis conſentir à ne pas faire uſage de mes forces avec celui qui peut ſe faire redouter par les ſiennes ; mais par quel motif en amoindrirai-je les effets avec l’être que m’aſſervit la Nature ? Me répondrez-vous par pitié ? Ce ſentiment n’eſt compatible qu’avec l’être qui me reſſemble, & comme il eſt égoïſte, ſon effet n’a lieu qu’aux conditions tacites que l’individu qui m’inſpirera de la commiſération, en aura de même à mon égard : mais ſi je l’emporte conſtamment ſur lui par ma ſupériorité, ſa commiſération me devenant inutile, je ne dois jamais, pour l’avoir, conſentir à aucun ſacrifice. Ne ſerais-je pas une dupe d’avoir pitié du poulet qu’on égorge pour mon dîner ? Cet individu trop au-deſſous de moi, privé d’aucune relation avec moi, ne put jamais m’inſpirer aucun ſentiment ; or, les rapports de l’épouſe avec le mari ne ſont pas d’une conſéquence différente que celle du poulet avec moi ; l’un & l’autre ſont des bêtes de ménage dont il faut ſe ſervir, qu’il faut employer à l’uſage indiqué par la Nature, ſans les différencier en quoi que ce puiſſe être. Mais, je le demande, ſi l’intention de la Nature était que votre ſexe fût créé pour le bonheur du nôtre, & vice verſâ, aurait-elle fait, cette Nature aveugle, tant d’inepties dans la conſtruction de l’un & de l’autre de ces ſexes ? Leur eût-elle mutuellement prêté des torts ſi graves, que l’éloignement & l’antipathie mutuelle en duſſent infailliblement réſulter ? Sans aller chercher plus loin des exemples, avec l’organiſation que tu me connais, dis-moi, je te prie, Théreſe, quelle eſt la femme que je pourrais rendre heureuſe, & réverſiblement quel homme pourra trouver douce la jouiſſance d’une femme, quand il ne ſera pas pourvu des giganteſques proportions néceſſaires à la contenter ? Seront-ce, à ton avis, les qualités morales qui le dédommageront des défauts phyſiques ? Et quel être raiſonnable, en connaiſſant une femme à fond, ne s’écriera pas avec Euripide : Celui des Dieux qui a mis la femme au monde, peut ſe vanter d’avoir produit la plus mauvaiſe de toutes les créatures, & la plus fâcheuſe pour l’homme. S’il eſt donc prouvé que les deux ſexes ne ſe conviennent point-du-tout mutuellement, & qu’il n’eſt pas une plainte fondée, faite par l’un qui ne convienne auſſitôt à l’autre, il eſt donc faux, de ce moment-là, que la Nature les ait créés pour leur réciproque bonheur. Elle peut leur avoir permis le déſir de ſe rapprocher pour concourir au but de la propagation, mais nullement celui de se lier à deſſein de trouver leur félicité l’un dans l’autre. Le plus faible n’ayant donc aucun titre à réclamer pour obtenir la pitié du plus fort, ne pouvant plus lui oppoſer qu’il peut trouver ſon bonheur en lui, n’a plus d’autre parti que la ſoumiſſion ; & comme malgré la difficulté de ce bonheur mutuel, il eſt dans les individus de l’un & de l’autre ſexe de ne travailler qu’à ſe la procurer, le plus faible doit réunir ſur lui, par cette ſoumiſſion, la ſeule doſe de félicité qu’il lui ſoit poſſible de recueillir, & le plus fort doit travailler à la ſienne, par telle voie d’oppreſſion qu’il lui plaira d’employer, puiſqu’il eſt prouvé que le ſeul bonheur de la force eſt dans l’exercice des facultés du fort, c’eſt-à-dire, dans la plus complette oppreſſion ; ainſi, ce bonheur que les deux ſexes ne peuvent trouver l’un avec l’autre, ils le trouveront, l’un par ſon obéiſſance aveugle, l’autre par la plus entiere énergie de ſa domination. Eh ! ſi ce n’était pas l’intention de la Nature que l’un de ces ſexes tyranniſât l’autre, ne les aurait-elle pas créés de force égale ? En rendant l’un inférieur à l’autre en tout point, n’a-t-elle pas ſuffiſamment indiqué que ſa volonté était que le plus fort uſât des droits qu’elle lui donnait : plus celui-ci étend ſon autorité, plus il rend malheureuſe, au moyen de cela, la femme liée à ſon ſort, & mieux il remplit les vues de la Nature ; ce n’eſt pas ſur les plaintes de l’être faible qu’il faut juger le procédé ; les jugemens ainſi ne pourraient être que vicieux, puiſque vous n’emprunteriez, en le faiſant, que les idées du faible : il faut juger l’action ſur la puiſſance du fort, ſur l’étendue qu’il a donnée à ſa puiſſance, & quand les effets de cette force ſe ſont répandus ſur une femme, examiner alors ce qu’eſt une femme, la maniere dont ce ſexe mépriſable a été vu, ſoit dans l’antiquité, ſoit de nos jours, par les trois quarts des Peuples de la Terre.

Or, que vois-je en procédant de ſang-froid à cet examen ? Une créature chétive, toujours inférieure à l’homme, infiniment moins belle que lui, moins ingénieuſe, moins ſage, conſtituée d’une maniere dégoûtante, entiérement oppoſée à ce qui peut plaire à l’homme, à ce qui doit le délecter… un être mal-ſain les trois quarts de ſa vie, hors d’état de ſatisfaire ſon époux tout le temps où la Nature le contraint à l’enfantement, d’une humeur aigre, acariâtre, impérieuſe ; tyran, ſi on lui laiſſe des droits, bas & rempant ſi on le captive ; mais toujours faux, toujours méchant, toujours dangereux ; une créature ſi perverſe enfin, qu’il fut très-ſérieuſement agité dans le Concile de Mâcon, pendant pluſieurs ſéances, ſi cet individu bizarre, auſſi diſtinct de l’homme, que l’eſt de l’homme le ſinge des bois, pouvait prétendre au titre de créature humaine, & ſi l’on pouvait raiſonnablement le lui accorder ; mais ceci ſeroit-il une erreur du ſiecle, & la femme eſt-elle mieux vue chez ceux qui précéderent ? Les Perſes, les Mèdes, les Babyloniens, les Grecs, les Romains, honoraient-ils ce ſexe odieux dont nous oſons aujourd’hui faire notre idole ? Hélas ! je le vois opprimé par-tout, par-tout rigoureuſement éloigné des affaires, par-tout mépriſé, avili, enfermé ; les femmes, en un mot, par-tout traitées comme des bêtes dont on ſe ſert à l’inſtant du beſoin, & qu’on recele auſſitôt dans le bercail. M’arrêté-je un moment à Rome, j’entends Caton le Sage, me crier du ſein de l’ancienne Capitale du Monde : Si les hommes étaient ſans femmes, ils converſeraient encore avec les Dieux. J’entends un Cenſeur Romain commencer ſa harangue par ces mots : Meſſieurs, s’il nous était possible de vivre ſans femme, nous connaîtrions dès-lors le vrai bonheur. J’entends les Poëtes chanter ſur les théâtres de la Grèce : Ô Jupiter ! quelle raiſon put t’obliger de créer les femmes, ne pouvais-tu donner l’être aux humains par des voies meilleures & plus ſages, par des moyens, en un mot, qui nous euſſent évité le fléau des femmes ? Je vois ces mêmes Peuples, les Grecs, tenir ce ſexe dans un tel mépris qu’il faut des loix pour obliger un Spartiate à la propagation, & qu’une des peines de ces ſages Républiques eſt de contraindre un malfaiteur à s’habiller en femme, c’eſt-à-dire, à ſe revêtir comme l’être le plus vil & le plus mépriſé qu’elles connaiſſent.

Mais ſans aller chercher des exemples dans des ſiecles ſi loin de nous, de quel œil ce malheureux ſexe eſt-il vu même encore ſur la ſurface du globe ? Comment y eſt-il traité ? Je le vois, enfermé dans toute l’Aſie, y ſervir en eſclave aux caprices barbares d’un deſpote qui le moleſte, qui le tourmente, & qui ſe fait un jeu de ſes douleurs. En Amérique, je vois des Peuples naturellement humains, les Eskimaux, pratiquer entre hommes tous les actes poſſibles de bienfaiſance, & traiter les femmes avec toute la dureté imaginable : je les vois humiliées, proſtituées aux étrangers dans une partie de l’Univers y ſervir de monnoie dans une autre. En Afrique, bien plus avilies ſans doute, je les vois exerçant le métier de bêtes-de-ſomme, labourer la terre, l’enſemencer, & ne ſervir leurs maris qu’à genoux. Suivrai-je le Capitaine Cook dans ſes nouvelles découvertes ? L’île charmante d’Otaïti, où la groſſeſſe eſt un crime qui vaut quelquefois la mort à la mere, & preſque toujours à l’enfant, m’offrira-t-elle des femmes plus heureuſes ? Dans d’autre Isles découvertes par ce même marin, je les vois battues, vexées par leurs propres enfans, & le mari lui-même ſe joindre à ſa famille pour les tourmenter avec plus de rigueur.

Oh ! Théreſe ! ne t’étonne point de tout cela, ne te ſurprends pas davantage du droit général qu’eurent, de tous les temps, les époux ſur leurs femmes : plus les Peuples ſont rapprochés de la Nature, mieux ils en ſuivent les loix ; la femme ne peut avoir avec ſon mari d’autres rapports que celui de l’eſclave avec ſon maître ; elle n’a décidément aucun droit pour prétendre à des titres plus chers. Il ne faut pas confondre avec des droits, de ridicules abus qui, dégradant notre ſexe, éleverent un inſtant le vôtre ; il faut rechercher la cauſe de ces abus, la dire, & n’en revenir que plus conſtamment après, aux ſages conſeils de la raiſon. Or la voici, Théreſe, cette cauſe du reſpect momentané qu’obtint autrefois votre ſexe, & qui abuſe encore aujourd’hui, ſans qu’ils s’en doutent, ceux qui prolongent ce reſpect.

Dans les Gaules jadis, c’eſt-à-dire, dans cette ſeule partie du Monde qui ne traitait pas totalement les femmes en eſclaves, elles étaient dans l’uſage de prophétiſer, de dire la bonne-aventure : le Peuple s’imagina qu’elles ne réuſſiſſaient à ce métier qu’en raiſon du commerce intime qu’elles avaient ſans doute avec les Dieux ; de-là elles furent, pour ainſi dire, aſſociées au ſacerdoce, & jouirent d’une partie de la conſidération attachée aux prêtres. La Chevalerie s’établit en France ſur ces préjugés, & les trouvant favorables à ſon eſprit, elle les adopta ; mais il en fut de cela comme de tout : les cauſes s’éteignirent & les effets ſe conſerverent ; la Chevalerie diſparut, & les préjugés qu’elle avait nourris s’accrurent. Cet ancien reſpect accordé à des titres chimériques, ne put pas même s’anéantir, quand ſe diſſipa ce qui fondait ces titres : on ne reſpecta plus des ſorcieres, mais on vénéra des catins, & ce qu’il y eut de pis, on continua de s’égorger pour elles. Que de telles platitudes ceſſent d’influer ſur l’eſprit des philoſophes, & remettant les femmes à leur véritable place, qu’ils ne voient en elles, ainſi que l’indique la Nature, ainſi que l’admettent les Peuples les plus ſages, que des individus créés pour leurs plaiſirs, ſoumis à leurs caprices, dont la faibleſſe & la méchanceté ne doivent mériter d’eux que des mépris.

Mais non-ſeulement, Théreſe, tous les Peuples de la terre jouirent des droits les plus étendus ſur leurs femmes, il s’en trouva même qui les condamnaient à la mort dès qu’elles venaient au monde, ne conſervant abſolument que le petit nombre néceſſaire à la reproduction de l’eſpece. Les Arabes, connus ſous le nom de Koreihs, enterraient leurs filles dès l’age de ſept ans, ſur une montagne auprès de la Mecque, parce qu’un ſexe auſſi vil leur paraiſſait, diſaient-ils, indigne de voir le jour ; dans le ſérail du Roi d’Achem, pour le ſeul ſoupçon d’infidélité, pour la plus légère déſobéiſſance dans le ſervice des voluptés du Prince, ou ſitôt qu’elles inſpirent le dégoût, les plus affreux ſupplices leur ſervent à l’inſtant de punition ; aux bords du Gange elles ſont obligées de s’immoler elles-mêmes ſur les cendres de leurs époux, comme inutiles au monde, dès que leurs maîtres n’en peuvent plus jouir ; ailleurs on les chaſſe comme des bêtes fauves, c’eſt un honneur que d’en tuer beaucoup ; en Égypte on les immole aux Dieux ; à Formoſe on les foule aux pieds, ſi elles deviennent enceintes ; les loix Germaines ne condamnaient qu’à dix écus d’amende celui qui tuait une femme étrangere, rien ſi c’était la ſienne, ou une courtiſane ; par-tout, en un mot, je le répete, par-tout je vois les femmes humiliées, moleſtées, par-tout ſacrifiées à la ſuperſtition des prêtres, à la barbarie des époux, ou aux caprices des libertins. Et parce que j’ai le malheur de vivre chez un Peuple encore aſſez groſſier pour n’oſer abolir le plus ridicule des préjugés, je me priverais des droits que la Nature m’accorde ſur ce ſexe ! je renoncerais à tous les plaiſirs qui naiſſent de ces droits !… Non, non, Théreſe, cela n’eſt pas juſte : je voilerai ma conduite puiſqu’il le faut, mais je me dédommagerai en ſilence dans la retraite où je m’exile, des chaînes abſurdes où la législation me condamne, & là, je traiterai ma femme comme il me conviendra, comme j’en trouve le droit dans tous les codes de l’Univers, dans mon cœur & dans la Nature.

— Oh ! Monſieur, lui dis-je, votre converſion eſt impoſſible. — Auſſi ne te conſeillé-je pas de l’entreprendre, Théreſe, me répondit Gernande : l’arbre eſt trop vieux pour être plié ; on peut faire à mon âge quelques pas de plus dans la carriere du mal, mais pas un ſeul dans celle du bien. Mes principes & mes goûts firent mon bonheur depuis mon enfance, ils furent toujours l’unique baſe de ma conduite & de mes actions : peut-être irai-je plus loin, je ſens que c’eſt poſſible, mais pour revenir, non ; j’ai trop d’horreur pour les préjugés des hommes, je hais trop ſincérement leur civiliſation, leurs vertus & leurs Dieux, pour y jamais ſacrifier mes penchans.

De ce moment je vis bien que je n’avais plus d’autre parti à prendre, ſoit pour me tirer de cette maiſon, ſoit pour délivrer la Comteſſe, que d’uſer de ruſe, & de me concerter avec elle.

Depuis un an que j’étais dans ſa maiſon je lui avais trop laiſſé lire dans mon cœur pour qu’elle ne ſe convainquit pas du déſir que j’avais de la ſervir, & pour qu’elle ne devinât pas ce qui m’avait fait d’abord agir différemment. Je m’ouvris davantage, elle ſe livra : nous convinmes de nos plans ; il s’agiſſait d’inſtruire ſa mere, de lui deſſiller les yeux ſur les infamies du Comte. Madame de Gernande ne doutait pas que cette Dame infortunée n’accourût auſſitôt briſer les chaînes de ſa fille ; mais comment réuſſir, nous étions ſi bien renfermées, tellement gardées à vue ! Accoutumée à franchir des remparts, je meſurai des yeux ceux de la terraſſe : à peine avaient-ils trente pieds ; aucune clôture ne parut à mes yeux, je crus qu’une fois au bas de ces murailles, on ſe trouvait dans les routes du bois ; mais la Comteſſe arrivée de nuit dans cet appartement, & n’en étant jamais ſortie, ne put rectifier mes idées. Je conſentis à eſſayer l’eſcalade : Madame de Gernande écrivit à ſa mere la lettre du monde la plus faite pour l’attendrir & la déterminer à venir au ſecours d’une fille auſſi malheureuſe ; je mis la lettre dans mon ſein, j’embraſſai cette chere & intéreſſante femme, puis aidée de nos draps, dès qu’il fut nuit, je me laiſſai gliſſer au bas de cette fortereſſe. Que devins-je, ô ciel ! quand je reconnus qu’il s’en fallait bien que je fuſſe dehors de l’enceinte, je n’étais que dans le parc, & dans un parc environné de murs dont la vue m’avait été dérobée par l’épaiſſeur des arbres & par leur quantité : ces murs avaient plus de quarante pieds de haut, tout garnis de verre ſur la crête, & d’une prodigieuſe épaiſſeur… Qu’allais-je devenir ? le jour était prêt à paraître : que penſerait-on de moi en me voyant dans un lieu où je ne pouvais me trouver qu’avec le projet ſûr d’une évaſion ? Pouvais-je me ſouſtraire à la fureur du Comte ? Quelle apparence y avait-il que cet Ogre ne s’abreuvât pas de mon ſang pour me punir d’une telle faute ? Revenir était impoſſible, la Comteſſe avait retiré les draps ; frapper aux portes, c’était ſe trahir encore plus ſurement, peu s’en fallut alors que la tête ne me tournât totalement, & que je ne cédaſſe avec violence aux effets de mon déſeſpoir. Si j’avais reconnu quelque pitié dans l’ame du Comte, l’eſpérance peut-être m’eût-elle un inſtant abuſée, mais un tyran, un barbare, un homme qui déteſtait les femmes, & qui, diſait-il, cherchait depuis long-tems l’occaſion d’en immoler une, en lui faiſant perdre ſon ſang, goutte à goutte, pour voir combien d’heures elle pourrait vivre ainſi… J’allais inconteſtablement ſervir à l’épreuve. Ne ſachant donc que devenir, trouvant des dangers par-tout, je me jetai au pied d’un arbre, décidée à attendre mon ſort, & me réſignant en ſilence aux volontés de l’Éternel… Le jour paraît enfin ; juſte Ciel ! le premier objet qui ſe préſente à moi… c’eſt le Comte lui-même : il avait fait une chaleur affreuſe pendant la nuit ; il était ſorti pour prendre l’air. Il croit ſe tromper, il croit voir un ſpectre, il recule, rarement le courage eſt la vertu des traîtres : je me leve tremblante, je me précipite à ſes genoux. — Que faites-vous là, Théreſe, me dit-il ? — Oh ! Monſieur, puniſſez-moi, répondis-je, je ſuis coupable, & n’ai rien à répondre, Malheureuſement j’avais dans mon effroi oublié de déchirer la lettre de la Comteſſe : il la ſoupçonne, il me la demande, je veux nier ; mais Gernande voyant cette fatale lettre dépaſſer le mouchoir de mon ſein, la ſaiſit, la dévore, & m’ordonne de le ſuivre,

Nous rentrons dans le château par un eſcalier dérobé donnant ſous les voûtes : le plus grand ſilence y régnait encore ; après quelques détours, le Comte ouvre un cachot, & m’y jette. — Fille imprudente, me dit-il alors, je vous avais prévenue que le crime que vous venez de commettre, ſe puniſſait ici de mort : préparez-vous donc à ſubir le châtiment qu’il vous a plu d’encourir. En ſortant de table, demain, je viendrai vous expédier : je me précipite de nouveau à ſes genoux, mais me ſaiſiſſant par les cheveux, il me traîne à terre, me fait faire ainſi deux ou trois fois le tour de ma priſon, & finit par me précipiter contre les murs de maniere à m’y écraſer. — Tu mériterais que je t’ouvriſſe à l’inſtant les quatre veines, dit-il en fermant la porte, & ſi je retarde ton ſupplice, ſois bien ſure que ce n’eſt que pour le rendre plus horrible.

Il eſt dehors, & moi dans la plus violente agitation : je ne vous peins point la nuit que je paſſai, les tourmens de l’imagination joints aux maux phyſiques que les premieres cruautés de ce monſtre venaient, de me faire éprouver, la rendirent une des plus affreuſes de ma vie. On ne ſe figure point les angoiſſes d’un malheureux qui attend ſon ſupplice à toute heure, à qui l’eſpoir eſt enlevé, & qui ne ſait pas ſi la minute où il reſpire, ne ſera pas la derniere de ſes jours. Incertain de ſon ſupplice, il ſe le repréſente ſous mille formes plus horribles les unes que les autres, le moindre bruit qu’il entend lui paraît être celui de ſes bourreaux ; ſon ſang s’arrête, ſon cœur s’éteint, & le glaive qui va terminer ſes jours, eſt moins cruel, que ces funeſtes inſtans où la mort le menace.

Il eſt vraiſemblable que le Comte commença par ſe venger ſur ſa femme ; l’événement qui me ſauva va vous en convaincre comme moi : il y avoit trente ſix heures que j’étais dans la criſe que je viens de vous peindre, ſans qu’on m’eût apporté aucun ſecours, lorſque ma porte s’ouvrit & que le Comte parut ; il était ſeul, la fureur étincelait dans ſes yeux. — Vous devez bien vous douter, me dit-il, du genre de mort que vous allez ſubir : il faut que ce ſang pervers s’écoule en détail ; vous ſerez ſaignée trois fois par jour, je veux voir combien de temps vous pourrez vivre de cette façon. C’eſt une expérience que je brûlais de faire, vous le ſavez, je vous remercie de m’en fournir les moyens ; & le monſtre ſans s’occuper pour lors, d’autres paſſions que de ſa vengeance, me fait tendre un bras, me pique, & bande la plaie après deux palettes de ſang. Il avait à peine fini, que des cris ſe font entendre. — Monſieur… Monſieur, lui dit en accourant une des vieilles qui nous ſervaient… venez au plus vîte, Madame ſe meurt, elle veut vous parler avant de rendre l’ame, & la vieille revole auprès de ſa maîtreſſe.

Quelqu’accoutumé que l’on ſoit au crime, il eſt rare que la nouvelle de ſon accompliſſement n’effraye celui qui vient de le commettre. Cette terreur venge la Vertu : tel eſt l’inſtant où ſes droits ſe reprennent : Gernande fort égaré, il oublie de fermer les portes, je profite de la circonſtance, quelqu’affaiblie que je ſois par une diete de plus de quarante heures, & par une ſaignée ; je m’élance hors de mon cachot, tout eſt ouvert, je traverſe les cours, & me voilà dans la forêt ſans qu’on m’ait apperçue. Marchons, me dis-je, marchons avec courage ; ſi le fort mépriſe le faible, il eſt un Dieu puiſſant qui protege celui-ci, & qui ne l’abandonne jamais. Pleine de ces idées, j’avance avec ardeur, & avant que la nuit ne ſoit cloſe, je me trouve dans une chaumiere à quatre lieues du château. Il m’était reſté quelqu’argent, je me fis ſoigner de mon mieux : quelques heures me rétablirent. Je partis dès le point du jour, & m’étant fait montrer la route, renonçant à tous projets de plaintes, ſoit anciennes, ſoit nouvelles, je me fis diriger vers Lyon où j’arrivai le huitieme jour, bien faible, bien ſouffrante, mais heureuſement ſans être pourſuivie ; là, je ne ſongeai qu’à me rétablir avant de gagner Grenoble où j’avais toujours dans l’idée que le bonheur m’attendait.

Un jour que je jetais par haſard les yeux ſur une gazette étrangere, quelle fut ma ſurpriſe d’y reconnaître encore le crime couronné, & d’y voir au pinacle un des principaux auteurs de mes maux. Rodin, ce chirurgien de Saint-Marcel, cet infâme qui m’avait ſi cruellement punie d’avoir voulu lui épargner le meurtre de ſa fille, venait, diſait ce Journal, d’être nommé Premier Chirurgien de l’Impératrice de Ruſſie, avec des appointemens conſidérables. Qu’il ſoit fortuné le ſcélérat, me dis-je, qu’il le ſoit, dès que la Providence le veut ; & toi, ſouffre, malheureuſe créature, ſouffre ſans te plaindre, puiſqu’il eſt dit que les tribulations & les peines doivent être l’affreux partage de la Vertu ; n’importe, je ne m’en dégoûterai jamais.

Je n’étais point au bout de ces exemples frappans du triomphe des vices, exemples ſi décourageans pour la Vertu, & la proſpérité du perſonnage que j’allais retrouver devait me dépiter & me ſurprendre plus qu’aucune autre, ſans doute, puiſque c’était celle d’un des hommes dont j’avais reçu les plus ſanglans outrages. Je ne m’occupais que de mon départ, lorſque je reçus un ſoir un billet qui me fut rendu par un laquais vêtu de gris, abſolument inconnu de moi ; en me le remettant il me dit qu’il était chargé de la part de ſon maître d’obtenir ſans faute une réponſe de moi. Tels étaient les mots de ce billet.

« Un homme qui a quelques torts avec vous, qui croit vous avoir reconnue dans la place de Bellecour, brûle de vous voir, & de réparer ſa conduite : hâtez-vous de le venir trouver ; il a des choſes à vous apprendre, qui peut-être l’acquitteront de tout ce qu’il vous doit ».

Ce billet n’était point ſigné, & le laquais ne s’expliquait pas. Lui ayant déclaré que j’étais décidée à ne point répondre que je ne ſçuſſe quel était ſon maître : — c’eſt M. de Saint-Florent, Mademoiſelle, me dit-il ; il a eu l’honneur de vous connaître autrefois aux environs de Paris, vous lui avez, prétend-il, rendu des ſervices dont il brûle de s’acquitter. Maintenant à la tête du commerce de cette ville, il y jouit à-la-fois d’une conſidération & d’un bien qui le mettent à même de vous prouver ſa reconnaiſſance. Il vous attend.

Mes réflexions furent bientôt faites. Si cet homme n’avait pas pour moi de bonnes intentions, me diſais-je, ſerait-il vraiſemblable qu’il m’écrivît, qu’il me fît parler de cette maniere ? Il a des remords de ſes infamies paſſées, il ſe rappelle avec effroi de m’avoir arraché ce que j’avais de plus cher, & de m’avoir réduite, par l’enchaînement de ſes horreurs, au plus cruel état où puiſſe être une femme… Oui, oui, n’en doutons pas, ce ſont des remords, je ſerais coupable envers l’Être-Suprême ſi je ne me prêtais à les appaiſer. Suis-je en ſituation d’ailleurs de rejetter l’appui qui ſe préſente ? Ne dois-je pas bien plutôt ſaiſir avec empreſſement tout ce qui s’offre pour me ſoulager ? C’eſt dans ſon hôtel que cet homme veut me voir : ſa fortune doit l’entourer de gens devant leſquels il ſe reſpectera trop pour oſer me manquer encore, & dans l’état où je ſuis, grand Dieu ! puis-je inſpirer autre choſe que de la commiſération ? J’aſſurai donc le laquais de Saint-Florent que le lendemain, ſur les onze heures, j’aurais l’avantage d’aller ſaluer ſon maître ; que je le félicitais des faveurs qu’il avait reçues de la fortune, & qu’il s’en fallait bien qu’elle m’eût traitée comme lui.

Je rentrai chez moi, mais ſi occupée de ce que voulait me dire cet homme, que je ne fermai pas l’œil de la nuit : j’arrive enfin à l’adreſſe indiquée, un hôtel ſuperbe, une foule de valets, les regards humilians de cette riche canaille ſur l’infortune qu’elle mépriſe, tout m’en impoſe, & je ſuis au moment de me retirer, lorſque le même laquais qui m’avait parlé la veille, m’aborde, & me conduit, en me raſſurant, dans un cabinet ſomptueux où je reconnais fort-bien mon bourreau, quoiqu’agé pour lors de quarante-cinq ans, & qu’il y en eût près de neuf que je ne l’euſſe vu. Il ne ſe leve point, mais il ordonne qu’on nous laiſſe ſeuls, & me fait ſigne d’un geſte, de venir me placer ſur une chaiſe à côté du vaſte fauteuil qui le contient.

— J’ai voulu vous voir, mon enfant, dit-il avec le ton humiliant de la ſupériorité, non que je croye avoir de grands torts avec vous, non qu’une fâcheuſe réminiſcence me contraigne à des réparations au-deſſus deſquelles je me crois ; mais je me ſouviens que dans le peu de temps que nous nous ſommes connus, vous m’avez montré de l’eſprit : il en faut pour ce que j’ai à vous propoſer, & ſi vous l’acceptez, le beſoin que j’aurai alors de vous, vous fera trouver dans ma fortune les reſſources qui vous ſont néceſſaires, & ſur leſquelles vous compteriez envain ſans cela. Je voulus répondre par quelques reproches à la légéreté de ce début, Saint-Florent m’impoſa ſilence. — Laiſſons ce qui s’eſt paſſé, me dit-il, c’eſt l’hiſtoire des paſſions, & mes principes me portent à croire qu’aucun frein n’en doit arrêter la fougue ; quand elles parlent, il faut les ſervir, c’eſt ma loi. Lorſque je fus pris par les voleurs avec qui vous étiez, me vites-vous me plaindre de mon ſort ? Se conſoler & agir d’induſtrie, ſi l’on eſt le plus faible, jouir de tous ſes droits, ſi l’on eſt le plus fort, voilà mon ſyſtême : vous étiez jeune & jolie, Théreſe, nous nous trouvions au fond d’une forêt, il n’eſt point de volupté dans le monde qui allume mes ſens comme le viol d’une fille vierge ; vous l’étiez, je vous ai violée ; peut-être vous euſſé-je fait pis, ſi ce que je haſardais n’eût pas eu de ſuccès, & que vous m’euſſiez oppoſé des réſiſtances ; mais je vous volai, je vous laiſſai ſans reſſources au milieu de la nuit, dans une route dangereuſe : deux motifs occaſionnerent ce nouveau, délit ; il me fallait de l’argent, je n’en avais pas ; quant à l’autre raiſon qui put me porter à ce procédé, je vous l’expliquerais vainement, Théreſe, vous ne l’entendriez point. Les ſeuls êtres qui connaiſſent le cœur de l’homme, qui en ont étudié les replis, qui ont démêlé les coins les plus impénétrables de ce dédale obſcur, pourraient vous expliquer cette ſuite d’égarement. — Quoi ! Monſieur, de l’argent que je vous avais offert… le ſervice que je venais de vous rendre… être payée de ce que j’avais fait pour vous par une auſſi noire trahiſon… cela peut, dites-vous, ſe comprendre, cela peut ſe légitimer ? — Eh ! oui, Théreſe, eh ! oui, la preuve que cela peut s’expliquer, c’eſt qu’en venant de vous piller, de vous moleſter… (car je vous battis, Théreſe,) eh bien ! à vingt pas de là, ſongeant à l’état où je vous laiſſais, je retrouvai ſur-le-champ dans ces idées des forces pour de nouveaux outrages, que je ne vous euſſe peut-être jamais faits ſans cela : vous n’aviez perdu qu’une de vos prémices… je m’en allais, je revins ſur mes pas, & je vous fis perdre l’autre… Il eſt donc vrai que dans de certaines ames la volupté peut naître au ſein du crime ! Que dis-je, il eſt donc vrai que le crime ſeul l’éveille & la décide, & qu’il n’eſt pas une ſeule volupté dans le monde qu’il n’enflamme & qu’il n’améliore… — Oh ! Monſieur, quelle horreur ! — N’en pouvais-je pas commettre une plus grande ?… Peu s’en fallut, je vous l’avoue, mais je me doutais bien que vous alliez être réduite aux dernieres extrémités : cette idée me ſatisfit, je vous quittai. Laiſſons cela, Théreſe, & venons à l’objet qui m’a fait déſirer de vous voir.

Cet incroyable goût que j’ai pour l’un & l’autre pucelage d’une petite fille, ne m’a point quitté, Théreſe, pourſuivit Saint-Florent : il en eſt de celui-là comme de tous les autres écarts du libertinage, plus on vieillit, & plus ils prennent de forces ; des anciens délits naiſſent de nouveaux déſirs, & de nouveaux crimes de ces déſirs. Tout cela ne ſerait rien, ma chere, ſi ce qu’on emploie pour réuſſir n’était pas ſoi-même très-coupable. Mais comme le beſoin du mal eſt le premier mobile de nos caprices, plus ce qui nous conduit eſt criminel, & mieux nous ſommes irrités. Arrivé là, on ne ſe plaint plus que de la médiocrité des moyens : plus leur atrocité s’étend, plus notre volupté devient piquante, & l’on s’enfonce ainſi dans le bourbier ſans la plus légère envie d’en ſortir.

C’eſt mon hiſtoire, Théreſe, chaque jour deux jeunes enfans ſont néceſſaires à mes ſacrifices ; ai-je joui, non ſeulement je n’en revois plus les objets, mais il devient même eſſentiel à l’entiere ſatisfaction de mes fantaiſies, que ces objets ſortent auſſitôt de la ville : je goûterais mal les plaiſirs du lendemain, ſi j’imaginais que les victimes de la veille reſpiraſſent encore le même air que moi ; la moyen de m’en débarraſſer eſt facile. Le croirais-tu, Théreſe ? Ce ſont mes débauches qui peuplent le Languedoc & la Provence de la multitude d’objets de libertinage que renferme leur ſein[5] : une heure après que ces petites filles m’ont ſervi, des émiſſaires ſûrs les embarquent & les vendent aux appareilleuſes de Niſmes, de Montpellier, de Toulouſe, d’Aix & de Marſeille : ce commerce dont j’ai deux tiers de bénéfice, me dédommage amplement de ce que les ſujets me coûtent, & je ſatisfais ainſi deux de mes plus cheres paſſions, & ma luxure, & ma cupidité ; mais les découvertes, les ſéductions me donnent de la peine. D’ailleurs l’eſpece de ſujets importe infiniment à ma lubricité : je veux qu’ils ſoient tous pris dans ces aſyles de la miſere, où le beſoin de vivre & l’impoſſibilité d’y réuſſir abſorbant le courage, la fierté, la délicateſſe, énervant l’ame enfin, décide, dans l’eſpoir d’une ſubſiſtance indiſpenſable, à tout ce qui paraît devoir l’aſſurer. Je fais impitoyablement fouiller tous ces réduits : on n’imagine pas ce qu’ils me rendent ; je vais plus loin, Théreſe : l’activité, l’induſtrie, un peu d’aiſance, en luttant contre mes ſubornations, me raviraient une grande partie des ſujets : j’oppoſe à ces écueils le crédit dont je jouis dans cette ville, j’excite des oſcillations dans le commerce, ou des chertés dans les vivres, qui, multipliant les claſſes du pauvre, lui enlevant d’un côté les moyens du travail, & lui rendant difficile de l’autre ceux de la vie, augmentent en raiſon égale la ſomme des ſujets que la miſere me livre. La ruſe eſt connue, Théreſe : ces diſettes de bois, de bled, & d’autres comeſtibles, dont Paris a frémi tant d’années, n’avaient d’autres objets que ceux qui m’animent ; l’avarice, le libertinage, voilà les paſſions qui, du ſein des lambris dorés, tendent une multitude de filets juſques ſur l’humble toit du pauvre. Mais, quelque habileté que je mette en uſage pour preſſer d’un côté, ſi des mains adroites n’enlevent pas leſtement de l’autre, j’en ſuis pour mes peines, & la machine va tout auſſi mal que ſi je n’épuiſais pas mon imagination en reſſources, & mon crédit en opérations. J’ai donc beſoin d’une femme leſte, jeune, intelligente, qui, ayant elle-même paſſé par les épineux ſentiers de la miſere, connaiſſe mieux que qui que ce ſoit les moyens de débaucher celles qui y sont ; une femme dont les yeux pénétrans devinent l’adverſité dans ſes greniers les plus ténébreux, & dont l’eſprit ſuborneur en détermine les victimes à ſe tirer de l’oppreſſion par les moyens que je préſente ; une femme ſpirituelle enfin, ſans ſcrupule comme ſans pitié, qui ne néglige rien pour réuſſir, juſqu’à couper même le peu de reſſources qui, ſoutenant encore l’eſpoir de ces infortunées, les empêche de ſe réſoudre. J’en avais une excellente, & sûre, elle vient de mourir : on n’imagine pas juſqu’où cette intelligente créature portait l’effronterie ; non-ſeulement elle iſolait ces miſérables au point de les contraindre à venir l’implorer à genoux, mais ſi ces moyens ne lui ſuccédaient pas aſſez tôt pour accélérer leur chûte, la ſcélérate allait juſqu’à les voler. C’était un tréſor, il ne me faut que deux ſujets par jour, elle m’en eût donné dix, ſi je les euſſe voulu. Il réſultait de là que je faiſais des choix meilleurs, & que la ſurabondance de la matiere premiere de mes opérations me dédommageait de la main-d’œuvre. C’eſt cette femme qu’il faut remplacer, ma chere, tu en auras quatre à tes ordres, & deux mille écus d’appointemens : j’ai dit, réponds, Théreſe, & ſur-tout que des chimeres ne t’empêchent pas d’accepter ton bonheur, quand le haſard & ma main te l’offrent.

Oh ! Monſieur, dis-je à ce malhonnête homme, en frémiſſant de ſes diſcours, eſt-il poſſible, & que vous puiſſiez concevoir de telles voluptés, & que vous oſiez me propoſer de les ſervir ! Que d’horreurs vous venez de me faire entendre ! Homme cruel, ſi vous étiez malheureux ſeulement deux jours, vous verriez comme ces ſyſtêmes d’inhumanité s’anéantiraient bientôt dans votre cœur : c’eſt la proſpérité qui vous aveugle & qui vous endurcit : vous vous blaſez ſur le ſpectacle de maux dont vous vous croyez à l’abri, & parce que vous eſpérez ne les jamais ſentir, vous vous ſuppoſez en droit de les infliger ; puiſſe le bonheur ne jamais approcher de moi, dès qu’il peut corrompre à tel point ! Ô juſte ciel ! ne ſe pas contenter d’abuſer de l’infortune ! pouſſer l’audace & la férocité juſqu’à l’accroître, juſqu’à la prolonger pour l’unique ſatisfaction de ſes déſirs ! Quelle cruauté, Monſieur ! les bêtes les plus féroces ne nous donnent pas d’exemples d’une barbarie ſemblable. — Tu te trompes, Théreſe, il n’y a pas de fourberies que le loup n’invente pour attirer l’agneau dans ſes piéges : ces ruſes ſont dans la Nature, & la bienfaiſance n’y eſt pas : elle n’eſt qu’un caractere de la faibleſſe préconiſé par l’eſclave pour attendrir ſon maître & le diſpoſer à plus de douceur ; elle ne s’annonce jamais chez l’homme que dans deux cas, ou s’il eſt le plus faible, ou s’il craint de le devenir ; la preuve que cette prétendue vertu n’eſt pas dans la Nature, c’eſt qu’elle eſt ignorée de l’homme le plus rapproché d’elle. Le ſauvage, en la mépriſant, tue ſans pitié ſon ſemblable, ou par vengeance ou par avidité… ne la reſpecterait-il pas cette vertu, ſi elle était écrite dans ſon cœur ? mais elle n’y parut jamais, jamais elle ne ſe trouvera par-tout où les hommes ſeront égaux. La civiliſation, en épurant les individus, en diſtinguant des rangs, en offrant un pauvre aux yeux du riche, en faiſant craindre à celui-ci une variation d’état qui pouvait le précipiter dans le néant de l’autre, mit auſſitôt dans ſon eſprit le déſir de ſoulager l’infortuné pour être ſoulagé à ſon tour, s’il perdait ſes richeſſes ; alors naquit la bienfaiſance, fruit de la civiliſation & de la crainte : elle n’eſt donc qu’une vertu de circonſtances, mais nullement un ſentiment de la Nature qui ne plaça jamais dans nous d’autre déſir que celui de nous ſatisfaire, à quelque prix que ce pût être. C’eſt en confondant ainſi tous les ſentimens, c’eſt en n’analyſant jamais rien, qu’on s’aveugle ſur tout, & qu’on ſe prive de toutes les jouiſſances. — Ah ! Monſieur, interrompis-je avec chaleur, peut-il en être une plus douce que celle de ſoulager l’infortune ! Laiſſons à part la frayeur de ſouffrir ſoi-même, y a-t-il une ſatisfaction plus vraie que celle d’obliger ?… jouir des larmes de la reconnaiſſance, partager le bien-être qu’on vient de répandre chez des malheureux qui, ſemblables à vous, manquaient néanmoins des choſes dont vous formez vos premiers beſoins, les entendre chanter vos louanges & vous appeller leur pere, replacer la ſérénité ſur des fronts obſcurcis par la défaillance, par l’abandon & le déſeſpoir ; non, Monſieur, nulle volupté dans le monde ne peut égaler celle-là : c’eſt celle de la Divinité même, & le bonheur qu’elle promet à ceux qui l’auront ſervie ſur la Terre, ne ſera que la poſſibilité de voir ou de faire des heureux dans le Ciel. Toutes les vertus naiſſent de celle-là, Monſieur ; on eſt meilleur pere, meilleur fils, meilleur époux, quand on connaît le charme d’adoucir l’infortune. Ainſi que les rayons du ſoleil, on dirait que la préſence de l’homme charitable répand ſur tout ce qui l’entoure la fertilité, la douceur & la joie, & le miracle de la Nature, après ce foyer de la lumiere céleſte, eſt l’ame honnête, délicate & ſenſible dont la félicité ſuprême eſt de travailler à celle des autres.

Phœbus que tout cela, Théreſe ; les jouiſſances de l’homme ſont en raiſon de la ſorte d’organes qu’il a reçus de la Nature ; celles de l’individu faible, & par conſéquent de toutes les femmes, doivent porter à des voluptés morales, plus piquantes, pour de tels êtres, que celles qui n’influeraient que ſur un phyſique entiérement dénué d’énergie : le contraire eſt l’hiſtoire des ames fortes, qui, bien mieux délectées des chocs vigoureux imprimés ſur ce qui les entoure, qu’elles ne le ſeraient des impreſſions délicates reſſenties par ces mêmes êtres exiſtans auprès d’eux, préferent inévitablement, d’après cette conſtitution, ce qui affecte les autres en ſens douloureux, à ce qui ne toucherait que d’une maniere plus douce : telle eſt l’unique différence des gens cruels aux gens débonnaires ; les uns & les autres ſont doués de ſenſibilité, mais ils le ſont chacun à leur maniere. Je ne nie pas qu’il n’y ait des jouiſſances dans l’une & l’autre claſſe, mais je ſoutiens avec beaucoup de philoſophes, ſans doute, que celles de l’individu organiſé de la maniere la plus vigoureuſe, ſeront inconteſtablement plus vives que toutes celles de ſon adverſaire ; & ces ſyſtêmes établis, il peut & il doit ſe trouver une ſorte d’hommes qui trouve autant de plaiſir dans tout ce qu’inſpire la cruauté, que les autres en goûtent dans la bienfaiſance ; mais ceux-ci ſeront des plaiſirs doux, & les autres des plaiſirs fort-vifs : les uns ſeront les plus ſûrs, les plus vrais ſans doute, puiſqu’ils caractériſent les penchans de tous les hommes encore au berceau de la Nature, & des enfans mêmes, avant qu’ils n’aient connu l’empire de la civiliſation ; les autres ne ſeront que l’effet de cette civiliſation, & par conſéquent des voluptés trompeuſes & ſans aucun ſel. Au reſte, mon enfant, comme nous ſommes moins ici pour philoſopher que pour conſolider une détermination, ayez pour agréable de me donner votre dernier mot… Acceptez-vous, ou non, le parti que je vous propoſe ? — Aſſurément je le refuſe, Monſieur, répondis-je en me levant… je ſuis bien pauvre… oh ! oui, bien pauvre, Monſieur ; mais plus riche des ſentimens de mon cœur que de tous les dons de la fortune, jamais je ne ſacrifierai les uns pour poſſéder les autres : je ſaurai mourir dans l’indigence, mais je ne trahirai pas la vertu. — Sortez, me dit froidement cet homme déteſtable, & que je n’aye pas ſur-tout à craindre de vous des indiſcrétions, vous ſeriez bientôt miſe en un lieu d’où je n’aurais plus à les redouter. Rien n’encourage la vertu comme les craintes du vice ; bien moins timide que je ne l’aurais cru, j’oſai, en lui promettant qu’il n’aurait rien à redouter de moi, lui rappeller le vol qu’il m’avait fait dans la forêt de Bondy, & lui faire ſentir que dans la circonſtance où j’étais, cet argent me devenait indiſpenſable. Le monſtre me répondit durement alors qu’il ne tenait qu’à moi d’en gagner, & que je m’y refuſais. — Non, Monſieur, répondis-je avec fermeté, non, je vous le répete, je périrais mille fois plutôt que de ſauver mes jours à ce prix. — Et moi, dit Saint-Florent, il n’y a de même rien que je ne préféraſſe au chagrin de donner mon argent ſans qu’on le gagne : malgré le refus que vous avez l’inſolence de me faire, je veux bien encore paſſer un quart-d’heure avec vous ; allons donc dans ce boudoir, & quelques inſtans d’obéiſſance mettront vos fonds dans un meilleur ordre. — Je n’ai pas plus d’envie de ſervir vos débauches dans un ſens que dans un autre, Monſieur, répondis-je fierement : ce n’eſt pas la charité que je demande, homme cruel ; non, je ne vous procure pas cette jouiſſance ; ce que je réclame n’eſt que ce qui m’eſt dû ; c’eſt ce que vous m’avez volé de la plus indigne maniere… Garde-le, cruel, garde-le, ſi bon te ſemble : vois ſans pitié mes larmes ; entends ſi tu peux, ſans t’émouvoir, les triſtes accens du beſoin, mais ſouviens-toi que ſi tu commets cette nouvelle infamie, j’aurai au prix de ce qu’elle me coûte acheté le droit de te mépriſer à jamais.

Saint-Florent furieux m’ordonna de ſortir, & je pus lire ſur ſon affreux viſage, que ſans les confidences qu’il m’avait faites, & dont il redoutait l’éclat, j’euſſe peut-être payé par quelques brutalités de ſa part la hardieſſe de lui avoir parlé trop vrai… je ſortis. On amenait au même inſtant à ce débauché une de ces malheureuſes victimes de ſa ſordide crapule. Une des femmes dont il me propoſait de partager l’horrible état conduiſait chez lui une pauvre petite fille d’environ neuf ans, dans tous les attributs de l’infortune & de la langueur : elle paraiſſait avoir à peine la force de ſe ſoutenir… Oh ciel ! penſai-je en voyant cela, ſe peut-il que de tels objets puiſſent inſpirer d’autres ſentimens que ceux de la pitié ! Malheur à l’être dépravé qui pourra ſoupçonner des plaiſirs ſur un ſein que le beſoin conſume ; qui voudra cueillir des baiſers ſur une bouche que la faim deſſeche, & qui ne s’ouvre que pour le maudire !

Mes larmes coulerent : j’aurais voulu ravir cette victime au tigre qui l’attendait, je ne l’oſai pas. L’aurais-je pu ? Je regagnai promptement mon auberge, auſſi humiliée d’une infortune qui m’attirait de telles propoſitions, que révoltée contre l’opulence qui ſe haſardait à les faire.

Je partis de Lyon le lendemain pour prendre la route du Dauphiné toujours remplie du fol eſpoir qu’un peu de bonheur m’attendait dans cette Province. À peine fus-je à deux lieues de Lyon, à pied comme à mon ordinaire, avec une couple de chemiſes & quelques mouchoirs dans mes poches, que je rencontrai une vieille femme qui m’aborda avec l’air de la douleur, & qui me conjura de lui faire l’aumone. Loin de la dureté dont je venais de recevoir d’auſſi cruels exemples, ne connaiſſant de bonheur au monde que celui d’obliger un malheureux, je ſors à l’inſtant ma bourſe à deſſein d’en tirer un écu, & de le donner à cette femme ; mais l’indigne créature bien plus prompte que moi, quoique je l’euſſe d’abord jugée vieille & caſſée, ſaute leſtement ſur ma bourſe, la ſaiſit, me renverſe d’un vigoureux coup de poing dans l’eſtomac, & ne reparaît plus à mes yeux qu’à cent pas de là, entourée de quatre coquins qui me menacent, ſi j’oſe avancer.

Grand Dieu ! m’écriai-je avec amertume, il eſt donc impoſſible que mon ame s’ouvre à aucun mouvement vertueux ſans que j’en ſois à l’inſtant punie par les châtimens les plus ſéveres ! En ce moment fatal tout mon courage m’abandonna : j’en demande aujourd’hui bien ſincerement pardon au Ciel ; mais je fus aveuglée par le déſeſpoir. Je me ſentis prête à quitter la carriere où s’offraient tant d’épines : deux partis ſe préſentaient, celui de m’aller joindre aux fripons qui venaient de me voler, ou celui de retourner à Lyon pour y accepter la propoſition de Saint-Florent. Dieu me fit la grace de ne pas ſuccomber, & quoique l’eſpoir qu’il alluma de nouveau dans moi fût trompeur, puiſque tant d’adverſités m’attendaient encore, je le remercie pourtant de m’avoir ſoutenue : la fatale étoile qui me conduit, quoiqu’innocente, à l’échafaud, ne me vaudra jamais que la mort ; d’autres partis m’euſſent valu l’infamie, & l’un eſt bien moins cruel que le reſte.

Je continue de diriger mes pas vers la ville de Vienne, décidée à y vendre ce qui me reſtait, pour arriver à Grenoble : je marchais triſtement, lorſqu’à un quart-de-lieue de cette ville, j’aperçois dans la plaine, à droite du chemin, deux cavaliers qui foulaient un homme aux pieds de leurs chevaux, & qui, après l’avoir laiſſé comme mort, ſe ſauverent à bride abattue ; ce ſpectacle affreux m’attendrit juſqu’aux larmes. Hélas ! me dis-je, voilà un homme plus à plaindre que moi ; il me reſte au moins la ſanté & la force, je puis gagner ma vie, & ſi ce malheureux n’eſt pas riche, que va-t-il devenir ?

À quelque point que j’euſſe dû me défendre des mouvemens de la commisération : quelque funeſte qu’il fût pour moi de m’y livrer, je ne pus vaincre l’extrême déſir que j’éprouvais de me rapprocher de cet homme, & de lui prodiguer mes ſecours ; je vole à lui, il reſpire par mes ſoins un peu d’eau ſpiritueuſe que je conſervais ſur moi : il ouvre enfin les yeux, & ſes premiers accens ſont ceux de la reconnaiſſance ; encore plus empreſſée de lui être utile, je mets en piece une de mes chemiſes pour panſer ſes bleſſures, pour étancher ſon ſang : un des ſeuls effets qui me reſte, je le ſacrifie pour ce malheureux. Ces premiers ſoins remplis, je lui donne à boire un peu de vin : cet infortuné a tout-à-fait repris ſes ſens ; je l’obſerve & je le diſtingue mieux. Quoiqu’à pied, & dans un équipage aſſez leſte, il ne paraiſſait pourtant pas dans la médiocrité, il avait quelques effets de prix, des bagues, une montre, des boîtes, mais tout cela fort endommagé de ſon aventure. Il me demande, dès qu’il peut parler, quel eſt l’ange bienfaiſant qui lui apporte des ſecours, & ce qu’il peut faire pour lui en témoigner ſa gratitude. Ayant encore la ſimplicité de croire qu’une ame enchaînée par la reconnaiſſance devait être à moi ſans retour, je crois pouvoir jouir en ſûreté du doux plaiſir de faire partager mes pleurs à celui qui vient d’en verſer dans mes bras : je l’inſtruis de mes revers, il les écoute avec intérêt, & quand j’ai fini par la derniere cataſtrophe qui vient de m’arriver, dont le récit lui fait voir l’état de miſere où je me trouve : — que je ſuis heureux, s’écrie-t-il, de pouvoir au moins reconnaître tout ce que vous venez de faire pour moi : je m’appelle Roland, continue cet aventurier, je poſſede un fort beau château dans la montagne, à quinze lieues d’ici, je vous invite à m’y ſuivre ; & pour que cette propoſition n’alarme point votre délicateſſe, je vais vous expliquer tout de ſuite à quoi vous me ſerez utile. Je ſuis garçon, mais j’ai une ſœur que j’aime paſſionnément, qui s’eſt vouée à ma ſolitude, & qui la partage avec moi : j’ai beſoin d’un ſujet pour la ſervir ; nous venons de perdre celle qui rempliſſait cet emploi, je vous offre ſa place. Je remerciai mon protecteur, & pris la liberté de lui demander par quel haſard un homme comme lui s’expoſait à voyager ſans ſuite, & ainſi que cela venait de lui arriver, à être moleſté par des fripons. — Un peu replet, jeune & vigoureux, je ſuis depuis pluſieurs années, me dit Roland, dans l’habitude de venir de chez moi à Vienne de cette maniere. Ma ſanté & ma bourſe y gagnent : ce n’eſt pas que je ſois dans le cas de prendre garde à la dépenſe, car je ſuis riche ; vous en verrez bientôt la preuve, ſi vous me faites l’amitié de venir chez moi ; mais l’économie ne gâte jamais rien. Quant aux deux hommes qui viennent de m’inſulter, ce ſont deux gentillâtres du canton, à qui je gagnai cent louis la ſemaine paſſée, dans une maiſon à Vienne ; je me contentai de leur parole, je les rencontre aujourd’hui, je leur demande mon dû, & voilà comme ils me traitent.

Je déplorais avec cet homme le double malheur dont il était victime, lorſqu’il me propoſa de nous remettre en route : je me ſens un peu mieux, grâce à vos ſoins, me dit Roland ; la nuit s’approche, gagnons une maiſon qui doit être à deux lieues d’ici ; moyennant les chevaux que nous y prendrons demain, nous pourrons arriver chez moi le même ſoir.

Abſolument décidée à profiter des ſecours que le Ciel ſemblait m’envoyer, j’aide Roland à ſe mettre en marche, je le ſoutiens pendant la route, & nous trouvons effectivement à deux lieues de là, l’auberge qu’il avait indiquée. Nous y ſoupons honnêtement enſemble ; après le repas, Roland me recommande à la maitreſſe du logis, & le lendemain ſur deux mules de louage qu’eſcortait un valet de l’auberge, nous gagnons la frontiere du Dauphiné, nous dirigeant toujours vers les montagnes. La traite étant trop longue pour la faire en un jour, nous nous arrêtâmes à Virieu, où j’éprouvai les mêmes ſoins, les mêmes égards de mon patron, & le jour d’enſuite nous continuames notre marche toujours dans la même direction. Sur les quatre heures du ſoir, nous arrivames au pied des montagnes : là, le chemin devenant preſqu’impratiquable, Roland recommanda au muletier de ne pas me quitter de peur d’accident, & nous pénétrames dans les gorges. Nous ne fimes que tourner, monter & deſcendre pendant plus de quatre lieues, & nous avions alors tellement quitté toute habitation & tout chemin frayé, que je me crus au bout de l’univers : un peu d’inquiétude vint me ſaiſir malgré moi ; Roland ne put s’empêcher de le voir, mais il ne diſait mot, & ſon ſilence m’effrayait encore plus. Enfin nous vimes un château perché ſur la crête d’une montagne au bord d’un précipice affreux, dans lequel il ſemblait prêt à s’abîmer : aucune route ne paraiſſait y tenir ; celle que nous ſuivions, ſeulement pratiquée par des chevres, remplie de cailloux de tous côtés, arrivait cependant à cet effrayant repaire, reſſemblant bien plutôt à un aſyle de voleurs qu’à l’habitation de gens vertueux.

Voilà, ma maiſon, me dit Roland, dès qu’il crut que le château avait frappé mes regards, & ſur ce que je lui témoignais mon étonnement de le voir habiter une telle ſolitude ; — c’eſt ce qui me convient, me répondit-il avec bruſquerie : cette réponſe redoubla mes craintes, rien n’échappe dans le malheur ; un mot, une inflexion plus ou moins prononcée chez ceux de qui nous dépendons, étouffe ou ranime l’eſpoir ; mais n’étant plus à même de prendre un parti différent, je me contins. À force de tourner, cette antique mazure ſe trouva tout-à-coup en face de nous : un quart-de-lieue tout au plus, nous en ſéparait encore ; Roland deſcendit de sa mule, & m’ayant dit d’en faire autant, il les rendit toutes deux au valet, le paya & lui ordonna de s’en retourner. Ce nouveau procédé me déplut encore ; Roland s’en aperçut. — Qu’avez-vous, Théreſe, me dit-il, en nous acheminant vers ſon habitation : vous n’êtes point hors de France ; ce château eſt ſur les frontieres du Dauphiné, il dépend de Grenoble. — Soit, Monſieur, répondis-je ; mais comment vous eſt-il venu dans l’eſprit de vous fixer dans un tel coupe-gorge ? — C’eſt que ceux qui l’habitent ne ſont pas des gens très-honnêtes, dit Roland ; il ſerait fort-poſſible que tu ne fuſſes pas édifiée de leur conduite. — Ah ! Monſieur, lui dis-je en tremblant, vous me faites frémir, où me menez-vous donc ? — Je te mene ſervir des faux-monnoyeurs dont je ſuis le chef, me dit Roland, en me ſaiſiſſant par le bras, & me faiſant traverſer de force un petit pont qui s’abaiſſa à notre arrivée, & ſe releva tout de ſuite après ; vois-tu ce puits, continua-t-il, dès que nous fumes entrés, en me montrant une grande & profonde grotte ſituée au fond de la cour, où quatre femmes nues & enchaînées faiſaient mouvoir une roue ; voilà tes compagnes, & voilà ta beſogne, moyennant que tu travailleras journellement dix heures à tourner cette roue, & que tu ſatisferas comme ces femmes tous les caprices auxquels il me plaira de te ſoumettre, il te ſera accordé ſix onces de pain noir & un plat de feves par jour ; pour ta liberté renonces-y ; tu ne l’auras jamais. Quand tu ſeras morte à la peine, on te jettera dans ce trou que tu vois à côté du puits, avec ſoixante ou quatre-vingts autres coquines de ton eſpece qui t’y attendent, & l’on te remplacera par une nouvelle.

Oh ! grand Dieu m’écriai-je en me jettant aux pieds de Roland, daignez vous rappeller, Monſieur, que je vous ai ſauvé la vie ; qu’un inſtant ému par la reconnoiſſance, vous ſemblates m’offrir le bonheur, & que c’eſt en me précipitant dans un abîme éternel de maux que vous acquittez mes ſervices. Ce que vous faites eſt-il juſte, & le remords ne vient-il pas déjà me venger au fond de votre cœur ? — Qu’entends-tu, je te prie, par ce ſentiment de reconnaiſſance dont tu t’imagines m’avoir captivé, dit Roland ? Raiſonne mieux, chetive créature ; que faiſais-tu quand tu vins à mon ſecours ? Entre la poſſibilité de ſuivre ton chemin & celle de venir à moi, n’as-tu pas choiſi le dernier comme un mouvement inſpiré par ton cœur ? Tu te livrais donc à une jouiſſance ? Par où diable prétends-tu que je ſois obligé de te récompenſer des plaiſirs que tu te donnes ? Et comment te vint-il jamais dans l’eſprit, qu’un homme qui, comme moi, nage dans l’or & dans l’opulence, daigne s’abaiſſer à devoir quelque choſe à une miſérable de ton eſpece ? M’euſſes-tu rendu la vie, je ne te devrais rien, dès que tu n’as agi que pour toi : au travail, eſclave, au travail ; apprends que la civiliſation, en bouleverſant les principes de la Nature, ne lui enleve pourtant point ſes droits ; elle créa dans l’origine des êtres forts & des êtres faibles, avec l’intention que ceux-ci fuſſent toujours ſubordonnés aux autres ; l’adreſſe, l’intelligence de l’homme varierent la poſition des individus, ce ne fut plus la force physique qui détermina les rangs, ce fut celle de l’or ; l’homme le plus riche devint le plus fort, le plus pauvre devint le plus faible ; à cela près des motifs qui fondaient la puiſſance, la priorité du fort fut toujours dans les lois de la Nature, à qui il devenait égal que la chaîne qui captivait le faible fût tenue par le plus riche ou par le plus vigoureux, & qu’elle écraſât le plus faible ou bien le plus pauvre ; mais ces mouvemens de reconnaiſſance dont tu veux me compoſer des liens, elle les méconnaît, Théreſe ; il ne fut jamais dans ſes loix que le plaiſir où l’un ſe livrait en obligeant, devint un motif pour celui qui recevait, de ſe relâcher de ſes droits ſur l’autre : vois-tu chez les animaux qui nous ſervent d’exemples, ces ſentimens que tu réclames ? Lorſque je te domine par mes richeſſes ou par ma force, eſt-il naturel que je t’abandonne mes droits, ou parce que tu as joui en m’obligeant, ou parce qu’étant malheureuſe tu t’es imaginée de gagner quelque choſe par ton procédé ? Le ſervice fût-il même rendu d’égal à égal, jamais l’orgueil d’une ame élevée ne ſe laiſſera courber par la reconnaiſſance ; n’eſt-il pas toujours humilié celui qui reçoit ? Et cette humiliation qu’il éprouve ne paye-t-elle pas ſuffiſamment le bienfaiteur, qui par cela ſeul, ſe trouve au-deſſus de l’autre ? N’eſt-ce pas une jouiſſance pour l’orgueil, que de s’élever au-deſſus de ſon ſemblable ? En faut-il d’autre à celui qui oblige ? Et ſi l’obligation, en humiliant celui qui reçoit, devient un fardeau pour lui, de quel droit le contraindre à le garder ? Pourquoi faut-il que je conſente à me laiſſer humilier chaque fois que me frappent les regards de celui qui m’a obligé ? L’ingratitude, au lieu d’être un vice, eſt donc la vertu des ames fieres, auſſi certainement que la reconnaiſſance n’eſt que celle des ames faibles : qu’on m’oblige tant qu’on voudra, ſi l’on y trouve une jouiſſance, mais qu’on n’exige rien pour avoir joui.

À ces mots, auxquels Roland ne me donna pas le temps de répondre, deux valets me ſaiſiſſent par ſes ordres, me dépouillent, & m’enchaînent avec mes compagnes, que je ſuis obligée d’aider tout de ſuite, ſans qu’on me permette ſeulement de me repoſer de la marche fatigante que je viens de faire. Roland m’approche alors, il me manie brutalement ſur toutes les parties que la pudeur défend de nommer, m’accable de ſarcaſmes & d’impertinences relativement à la marque flétriſſante & peu méritée que Rodin avoit empreinte ſur moi, puis s’armant d’un nerf de bœuf toujours là, il m’en applique vingt coups ſur le derriere. — Voilà comme tu ſeras traitée, coquine, me dit-il, lorſque tu manqueras à ton devoir ; je ne te fais pas ceci pour aucune faute déjà commiſe par toi, mais ſeulement pour te montrer comme j’agis avec celles qui en font. Je jette les hauts cris en me débattant ſous mes fers ; mes contorſions, mes hurlemens, mes larmes, les cruelles expreſſions de ma douleur ne ſervent que d’amuſement à mon bourreau… — Ah ! je t’en ferai voir d’autres, Catin, dit Roland, tu n’es pas au bout de tes peines, & je veux que tu connaiſſes juſques aux plus barbares raffinemens du malheur. Il me laiſſe.

Six réduits obſcurs ſitués ſous une grotte autour de ce vaſte puits, & qui ſe fermaient comme des cachots, nous ſervaient de retraite pendant la nuit. Comme elle arriva peu après que je fus à cette funeſte chaîne, on vint me détacher ainſi que mes compagnes, & l’on nous renferma après nous avoir donné la portion d’eau, de feve & de pain dont Roland m’avait parlé.

À peine fus-je ſeule, que je m’abandonnai tout-à-l’aiſe à l’horreur de ma ſituation. Eſt-il poſſible, me diſais-je, qu’il y ait des hommes aſſez durs pour étouffer en eux le ſentiment de la reconnaiſſance ?… Cette vertu où je me livrerais avec tant de charmes, ſi jamais une ame honnête me mettait dans le cas de la ſentir, peut-elle donc être méconnue de certains êtres, & ceux qui l’étouffent avec autant d’inhumanité, doivent-ils être autre choſe que des monſtres ?

J’étais plongée dans ces réflexions, lorſque tout-à-coup j’entends ouvrir la porte de mon cachot ; c’eſt Roland : le ſcélérat vient achever de m’outrager en me faiſant ſervir à ſes odieux caprices : vous ſuppoſez aiſément, Madame, qu’ils devaient être auſſi féroces que ses procédés, & que les plaiſirs de l’amour dans un tel homme, portaient néceſſairement les teintes de ſon odieux caractere. Mais comment abuſer de votre patience pour vous raconter ces nouvelles horreurs ? N’ai-je pas déjà trop ſouillé votre imagination par d’infames récits ? Dois-je en haſarder de nouveaux ? — Oui, Théreſe, dit Monſieur de Corville, oui, nous exigeons de vous ces détails, vous les gazez avec une décence qui en émouſſe toute l’horreur, il n’en reſte que ce qui eſt utile à qui veut connaître l’homme ; on n’imagine point combien ces tableaux ſont utiles au développement de ſon ame ; peut-être ne ſommes-nous encore auſſi ignorans dans cette ſcience, que par la ſtupide retenue de ceux qui voulurent écrire ſur ces matieres. Enchaînés par d’abſurdes craintes, ils ne nous parlent que de ces puérilités connues de tous les ſots, & n’oſent, portant une main hardie dans le cœur humain, en offrir à nos yeux les giganteſques égaremens. — Eh bien ! Monſieur, je vais vous obéir, reprit Théreſe émue, & me comportant comme je l’ai déjà fait, je tâcherai d’offrir mes eſquiſſes ſous les couleurs les moins révoltantes.

Roland, qu’il faut d’abord vous peindre, était un homme petit, replet, âgé de trente-cinq ans, d’une vigueur incompréhenſible, velu comme un ours, la mine ſombre, le regard féroce, fort brun, des traits mâles, un nez long, la barbe juſqu’aux yeux, des ſourcils noirs & épais, & cette partie qui différencie les hommes de notre ſexe, d’une telle longueur & d’une groſſeur ſi démeſurée, que non-ſeulement jamais rien de pareil ne s’était offert à mes yeux, mais qu’il était même abſolument certain que jamais la Nature n’avait rien fait d’auſſi prodigieux ; mes deux mains l’enlaçaient à peine, & ſa longueur était celle de mon avant-bras. À ce phyſique, Roland joignait tous les vices qui peuvent être les fruits d’un tempérament de feu, de beaucoup d’imagination, & d’une aiſance toujours trop conſidérable pour ne l’avoir pas plongé dans de grands travers. Roland achevait ſa fortune, ſon pere qui l’avait commencée l’avait laiſſé fort-riche, moyennant quoi ce jeune homme avait déjà beaucoup vécu : blaſé ſur les plaiſirs ordinaires, il n’avait plus recours qu’à des horreurs ; elles ſeules parvenaient à lui rendre des déſirs épuiſés par trop de jouiſſances ; les femmes qui le ſervaient étaient toutes employées à ſes débauches ſecrettes, & pour ſatisfaire à des plaiſirs un peu moins malhonnêtes dans leſquels ce libertin pût néanmoins trouver le ſel du crime qui le délectait mieux que tout ; Roland avait ſa propre ſœur pour maîtreſſe, & c’était avec elle qu’il achevait d’éteindre les paſſions qu’il venait allumer près de nous.

Il était preſque nud quand il entra ; ſon viſage très-enflammé portait à-la-fois des preuves de l’intempérance de table où il venait de ſe livrer, & de l’abominable luxure qui le dévorait ; il me conſidere un inſtant avec des yeux qui me font frémir. — Quitte ces vêtemens, me dit-il, en arrachant lui-même ceux que j’avais repris pour me couvrir pendant la nuit… oui, quitte tout cela & ſuis-moi ; je t’ai fait ſentir tantôt ce que tu riſquerais en te livrant à la pareſſe ; mais s’il te prenait envie de nous trahir, comme le crime ſerait bien plus grand, il faudrait que la punition s’y proportionnât ; viens donc voir de quelle eſpece elle ſerait. J’étais dans un état difficile à peindre, mais Roland ne donnant point à mon ame le temps d’éclater, me ſaiſit auſſitôt par le bras, & m’entraîne ; il me conduiſait de la main droite, de la gauche il tenait une petite lanterne dont nous étions faiblement éclairés ; après pluſieurs détours nous nous trouvons à la porte d’une cave ; il l’ouvre, & me faiſant paſſer la premiere, il me dit de deſcendre pendant qu’il referme cette premiere clôture ; j’obéis : à cent marches nous en trouvons une ſeconde qui s’ouvre & ſe referme de la même maniere ; mais après celle-ci il n’y avait plus d’eſcalier, c’était un petit chemin taillé dans le roc ; rempli de ſinuoſités, & dont la pente était extrêmement roide ; Roland ne diſait mot ; ce ſilence m’effrayait encore plus, il nous éclairait de ſa lanterne ; nous voyageames ainſi près d’un quart d’heure : l’état dans lequel j’étais me faiſait reſſentir encore plus vivement l’horrible humidité de ces ſouterrains ; nous étions enfin ſi fort deſcendus, que je ne crains pas d’exagérer en aſſurant que l’endroit où nous arrivâmes devait être à plus de huit cens pieds dans les entrailles de la terre ; de droite & de gauche du ſentier que nous parcourions, étaient pluſieurs niches où je vis des coffres qui renfermaient les richeſſes de ces malfaiteurs : une derniere porte de bronze ſe préſente enfin, Roland l’ouvre, & je penſai tomber à la renverſe, en apercevant l’affreux local où me conduiſait ce mal-honnête homme ; me voyant fléchir, il me pouſſe rudement, & je me trouve ainſi, ſans le vouloir, au milieu de cet affreux ſépulcre, Repréſentez-vous, Madame, un caveau rond, de vingt-cinq pieds de diametre, dont les murs tapiſſés de noir n’étaient décorés que des plus lugubres objets, des ſquélettes de toute ſorte de tailles, des oſſemens en ſautoir, des têtes de morts, des faiſceaux de verges & de fouets, des ſabres, des poignards, des piſtolets : telles étaient les horreurs qu’on voyait ſur les murs qu’éclairait une lampe à trois méches, ſuſpendue à l’un des coins de la voûte ; du ceintre partait une longue corde qui tombait à huit ou dix pieds de terre au milieu de ce cachot, & qui, comme vous allez bientôt le voir, n’était là que pour ſervir à d’affreuſes expéditions : à droite était un cercueil qu’entr’ouvrait le ſpectre de la mort armé d’une faulx menaçante ; un prie-dieu était à côté ; on voyait un crucifix au-deſſus, placé entre deux cierges noirs ; à gauche l’effigie en cire d’une femme nue, ſi naturelle que j’en fus long-temps la dupe ; elle était attachée à une croix, elle y était poſée ſur la poitrine, de façon qu’on voyait amplement toutes ſes parties poſtérieures, mais cruellement moleſtées ; le ſang paraiſſait ſortir de pluſieurs plaies, & couler le long de ſes cuiſſes ; elle avait les plus beaux cheveux du monde, ſa belle tête était tournée vers nous, & ſemblait implorer ſa grâce : on diſtinguait toutes les contorſions de la douleur imprimées ſur ſon beau viſage, & juſqu’aux larmes qui l’inondaient : à l’aſpect de cette terrible image, je penſai perdre une ſeconde fois mes forces ; le fond du caveau était occupé par un vaſte canapé noir, duquel ſe développaient aux regards toutes les atrocités de ce lugubre lieu.

Voilà où vous périrez, Théreſe, me dit Roland, ſi vous concevez jamais la fatale idée de quitter ma maiſon ; oui, c’eſt ici que je viendrai moi-même vous donner la mort, que je vous en ferai ſentir les angoiſſes par tout ce qu’il me ſera poſſible d’inventer de plus dur. En prononçant cette menace, Roland s’enflamma ; ſon agitation, ſon déſordre le rendaient ſemblable au tigre prêt à dévorer ſa proie : ce fut alors qu’il mit au jour le redoutable membre dont il était pourvu ; il me le fit toucher, me demanda ſi j’en avais vu de ſemblable. — Tel que le voilà, Catin, me dit-il en fureur, il faudra pourtant bien qu’il s’introduiſe dans la partie la plus étroite de ton corps, duſſé-je te fendre en deux ; ma ſœur bien plus jeune que toi le ſoutient dans cette même partie ; jamais je ne jouis différemment des femmes : il faudra donc qu’il te pourfende auſſi, & pour ne pas me laiſſer de doute ſur le local qu’il voulait dire, il y introduiſait trois doigts armés d’ongles fort-longs, en me diſant : — oui, c’eſt là, Théreſe, c’eſt là que j’enfoncerai tout-à-l’heure ce membre qui t’effraie ; il y entrera de toute ſa longueur, il te déchirera, il te mettra en ſang & je ſerai dans l’ivreſſe. Il écumait en diſant ces mots entremêlés de juremens & de blaſphêmes odieux. La main dont il effleurait le temple qu’il paraiſſait vouloir attaquer, s’égara alors ſur toutes les parties adjacentes ; il les égratignait, il en fit autant à ma gorge, il me la meurtrit tellement que j’en ſouffris quinze jours des douleurs horribles. Enſuite il me plaça ſur le bord du canapé, frotta d’eſprit de vin cette mouſſe dont la Nature orna l’autel où notre eſpece ſe régénere ; il y mit le feu & la brûla. Ses doigts ſaiſirent l’excroiſſance de chair qui couronne ce même autel, il le froiſſa rudement, il introduiſit de-là ſes doigts dans l’intérieur, & ſes ongles moleſtaient la membrane qui le tapiſſe. Ne ſe contenant plus, il me dit que puiſqu’il me tenait dans ſon repaire, il valait tout autant que je n’en ſortiſſe plus, que cela lui éviterait la peine de m’y redeſcendre ; je me précipitai à ſes genoux, j’oſai lui rappeler encore les ſervices que je lui avais rendus… Je m’aperçus que je l’irritais davantage en reparlant des droits que je me ſuppoſais à ſa pitié ; il me dit de me taire, en me renverſant ſur le carreau d’un coup de genou appuyé de toute ſa force dans le creux de mon eſtomac. — Allons ! me dit-il, en me relevant par les cheveux, allons ! prépare-toi, il eſt certain que je vais t’immoler… — Oh Monſieur ! — Non, non, il faut que tu périſſes ; je ne veux plus m’entendre reprocher tes petits bienfaits ; j’aime à ne rien devoir à perſonne, c’eſt aux autres à tenir tout de moi… Tu vas mourir, te dis-je, place-toi dans ce cercueil, que je voie ſi tu pourras y tenir. Il m’y porte, il m’y enferme, puis ſort du caveau, & fait ſemblant de me laiſſer là. Je ne m’étais jamais crue ſi près de la mort ; hélas ! elle allait pourtant s’offrir à moi ſous un aſpect encore plus réel. Roland revient, il me ſort du cercueil ; — tu ſeras au mieux là-dedans, me dit-il, on dirait qu’il eſt fait pour toi ; mais t’y laiſſer finir tranquillement, ce ſerait une trop belle mort ; je vais t’en faire ſentir une d’un genre différent & qui ne laiſſe pas que d’avoir auſſi ſes douceurs : allons ! implore ton Dieu, Catin, prie-le d’accourir te venger, s’il en a vraiment la puiſſance… Je me jette ſur le prie-dieu, & pendant que j’ouvre à haute voix mon cœur à l’Éternel, Roland redouble ſur les parties poſtérieures que je lui expoſe, ſes vexations & ſes ſupplices, d’une maniere plus cruelle encore ; il flagellait ces parties de toute ſa force avec un martinet armé de pointes d’acier, dont chaque coup faiſait jaillir mon ſang juſqu’à la voûte. — Eh bien ! continuait-il en blaſphémant, il ne te ſecoure pas ton Dieu, il laiſſe ainſi ſouffrir la vertu malheureuſe, il l’abandonne aux mains de la ſcélérateſſe ; ah ! quel Dieu, Théreſe, quel Dieu que ce Dieu-là ; viens, me dit-il enſuite, viens, Catin, ta priere doit être faite ; & en même temps il me place ſur l’eſtomac, au bord du canapé qui faiſait le fond de ce cabinet ; je te l’ai dit, Théreſe, il faut que tu meures ! Il ſe ſaiſit de mes bras, il les lie ſur mes reins, puis il paſſe autour de mon cou, un cordon de ſoie noire dont les deux extrémités, toujours tenues par lui, peuvent, en ſe ſerrant à ſa volonté, comprimer ma reſpiration & m’envoyer en l’autre monde, dans le plus ou le moins de temps qu’il lui plaira.

Ce tourment eſt plus doux que tu ne penſes, Théreſe, me dit Roland ; tu ne ſentiras la mort que par d’inexprimables ſenſations de plaiſir ; la compreſſion que cette corde opérera ſur la maſſe de tes nerfs va mettre en feu les organes de la volupté ; c’eſt un effet certain ; ſi tous les gens condamnés à ce ſupplice ſavaient dans quelle ivreſſe il fait mourir, moins effrayés de cette punition de leurs crimes, ils les commettraient plus ſouvent & avec bien plus d’aſſurance ; cette délicieuſe opération, Théreſe, comprimant de même le local où je vais me placer (ajoute-t-il en ſe préſentant à une route criminelle, ſi digne d’un tel ſcélérat) va doubler auſſi mes plaiſirs. Mais c’eſt envain qu’il cherche à la frayer ; il a beau préparer les voies, trop monſtrueuſement proportionné pour réuſſir, ſes entrepriſes ſont toujours repouſſées ; c’eſt alors que ſa fureur n’a plus de bornes ; ſes ongles, ſes mains, ſes pieds ſervent à le venger des réſiſtances que lui oppoſe la Nature : il ſe préſente de nouveau, le glaive en feu gliſſe aux bords du canal voiſin, & de la vigueur de la ſecouſſe y pénétre de près de moitié ; je jette un cri ; Roland furieux de l’erreur ſe retire avec rage, & pour cette fois frappe l’autre porte avec tant de vigueur, que le dard humecté s’y plonge en me déchirant. Roland profite des ſuccès de cette premiere ſecouſſe ; ſes efforts deviennent plus violens ; il gagne du terrain ; à meſure qu’il avance, le fatal cordon qu’il m’a paſſé autour du cou ſe reſſerre, je pouſſe des hurlemens épouvantables ; le feroce Roland qu’ils amuſent m’engage à les redoubler, trop sûr de leur inſuffiſance trop maître de les arrêter quand il le voudra ; il s’enflamme à leurs ſons aigus ; cependant l’ivreſſe eſt prête à s’emparer de lui, les compreſſions du cordon ſe modulent ſur les degrés de ſon plaiſir ; peu-à-peu mon organe s’éteint ; les ſerremens alors deviennent ſi vifs que mes ſens s’affaibliſſent ſans perdre néanmoins la ſenſibilité ; rudement ſecouée par le membre énorme dont Roland déchire, mes entrailles, malgré l’affreux état dans lequel je ſuis, je me ſens inondée des jets de ſa luxure ; j’entends encore les cris qu’il pouſſe en les verſant ; un inſtant de ſtupidité ſuccéda, je ne ſais ce que je devins, mais bientôt mes yeux ſe r’ouvrent à la lumiere, je me trouve libre, dégagée, & mes organes ſemblent renaître. — Eh bien ! Théreſe, me dit mon bourreau, je gage que ſi tu veux être vraie, tu n’as ſenti que du plaiſir ? — Que de l’horreur, Monſieur, que des dégoûts, que des angoiſſes & du déſeſpoir. — Tu me trompes, je connais les effets que tu viens d’éprouver, mais quels qu’ils ayent été, que m’importe, tu dois, je l’imagine, me connaître aſſez pour être bien ſûre que ta volupté m’inquiéte infiniment moins que la mienne dans ce que j’entreprends avec toi, & cette volupté que je recherche a été ſi vive, que je vais m’en procurer encore les inſtans.

C’eſt de toi maintenant, Théreſe, me dit cet inſigne libertin, c’eſt de toi ſeule que tes jours vont dépendre. Il paſſe alors autour de mon cou, cette corde qui pendait au plafond ; dès qu’elle y eſt fortement arrêtée, il lie au tabouret ſur lequel je poſais les pieds & qui m’avait élevée juſques-là, une ficelle dont il tient le bout, & va ſe placer ſur un fauteuil en face de moi : dans mes mains eſt une ſerpe tranchante dont je dois me ſervir pour couper la corde au moment où par le moyen de la ficelle qu’il tient, il fera trébucher le tabouret ſous mes pieds. — Tu le vois, Théreſe, me dit-il alors, ſi tu manques ton coup, je ne manquerai pas le mien ; je n’ai donc pas tort de te dire que tes jours dépendent de toi. Il s’excite ; c’eſt au moment de l’on ivreſſe qu’il doit tirer le tabouret dont la fuite me laiſſe pendue au plafond ; il fait tout ce qu’il peut pour feindre cet inſtant ; il ſerait aux nues, ſi je manquais d’adreſſe ; mais il a beau faire, je le devine, la violence de ſon extaſe le trahit, je lui vois faire le fatal mouvement, le tabouret s’échappe, je coupe la corde, & tombe à terre ; entièrement dégagée, là, quoiqu’à plus de douze pieds de lui, le croiriez-vous, Madame, je ſens tout mon corps inondé des preuves de ſon délire & de ſa frénéſie.

Une autre que moi, profitant de l’arme qu’elle ſe trouvait entre les mains, ſe fût ſans doute jetée ſur ce monſtre ; mais à quoi m’eût ſervi ce trait de courage, n’ayant pas les clefs de ces ſouterrains, en ignorant les détours, je ſerais morte avant que d’en avoir pu ſortir ; d’ailleurs Roland était armé ; je me relevai donc, laiſſant l’arme à terre afin qu’il ne conçût même pas ſur moi le plus léger ſoupçon, il n’en eut point ; il avait ſavouré le plaiſir dans toute ſon étendue, & content de ma douceur, de ma réſignation bien plus peut-être que de mon adreſſe, il me fit ſigne de ſortir, & nous remontames.

Le lendemain j’examinai mieux mes compagnes, ces quatre filles étaient de vingt-cinq à trente ans ; quoiqu’abruties par la miſere & déformées par l’excès des travaux, elles avaient encore des reſtes de beautés ; leur taille était belle, & la plus jeune appellée Suzanne, avec des yeux charmans, avait encore de très-beaux cheveux ; Roland l’avait priſe à Lyon, il avait eu ſes prémices, & après l’avoir enlevée à ſa famille, ſous les ſermens de l’épouſer, il l’avait conduite dans cet affreux château ; elle y était depuis trois ans, & plus particulierement encore que ſes compagnes, l’objet des férocités de ce monſtre : à force de coups de nerf de bœuf, ſes feſſes étoient devenues calleuſes & dures comme le ſerait une peau de vache deſſéchée au ſoleil ; elle avait un cancer au ſein gauche, & un abcès dans la matrice, qui lui cauſait des douleurs inouies, tout cela était l’ouvrage du perfide Roland ; chacune de ces horreurs était le fruit de ſes lubricités.

Ce fut elle qui m’apprit que Roland était à la veille de ſe rendre à Veniſe, ſi les ſommes conſidérables qu’il venait de faire dernierement paſſer en Eſpagne lui rapportaient les lettres de change qu’il attendait pour l’Italie, parce qu’il ne voulait point porter ſon or au-delà des monts ; il n’y en envoyait jamais : c’était dans un pays différent de celui où il ſe propoſait d’habiter, qu’il faiſait paſſer les fauſſes eſpeces ; par ce moyen ne ſe trouvant riche dans le lieu où il voulait ſe fixer, que des papiers d’un autre royaume, ſes friponneries ne pouvaient jamais ſe découvrir. Mais tout pouvait manquer dans un inſtant, & la retraite qu’il méditait, dépendait abſolument de cette derniere négociation, où la plus grande partie de ſes tréſors était compromiſe. Si Cadix acceptait ſes piaſtres, ſes ſequins, ſes louis faux, & lui envoyait ſur cela des lettres ſur Veniſe, Roland était heureux le reſte de ſa vie ; ſi la fraude était découverte, un ſeul jour ſuffiſait à culbuter le frêle édifice de ſa fortune.

— Hélas ! dis-je en apprenant ces particularités, la providence ſera juſte une fois, elle ne permettra pas les ſuccès d’un tel monſtre, & nous ſerons toutes vengées… Grand Dieu ! Après l’experience que j’avais acquiſe, était-ce à moi de raiſonner ainſi !

Vers midi on nous donnait deux heures de repos dont nous profitions pour aller toujours ſéparément reſpirer & dîner dans nos chambres ; à deux heures on nous rattachait & l’on nous faiſait travailler juſqu’à la nuit ; ſans qu’il nous fût jamais permis d’entrer dans le château ; ſi nous étions nues, c’était non-ſeulement à cauſe de la chaleur, mais plus encore afin d’être mieux à même de recevoir les coups de nerf de bœuf que venait de temps en temps nous appliquer notre farouche maître : l’hiver, on nous donnait un pantalon & un gilet tellement ſerrés ſur la peau, que nos corps n’en étaient pas moins expoſés aux coups d’un ſcélérat dont l’unique plaiſir était de nous rouer.

Huit jours ſe paſſerent ſans que je viſſe Roland ; le neuvieme, il parut à notre travail, & prétendant que Suzanne & moi tournions la roue avec trop de moleſſe, il nous diſtribua trente coups de nerf de bœuf à chacune depuis le milieu des reins juſqu’aux gras de jambes.

À minuit de ce même jour, le vilain homme vint me trouver dans mon cachot, & s’enflammant du ſpectacle de ſes cruautés, il introduiſit encore ſa terrible maſſue dans l’antre ténébreux que je lui expoſais par la poſture où il me tenait en conſidérant les veſtiges de ſa rage. Quand ſes paſſions furent aſſouvies, je voulus profiter de l’inſtant de calme pour le ſupplier d’adoucir mon ſort. Hélas ! j’ignorais que ſi dans de telles ames le moment du délire rend plus actif le penchant qu’elles ont à la cruauté, le calme ne les en ramene pas davantage pour cela aux douces vertus de l’honnête homme ; c’eſt un feu plus ou moins embraſé par les alimens dont on le nourrit, mais qui ne brûle pas moins quoique ſous la cendre,

— Et de quel droit, me répondit Roland, prétends-tu que j’allege tes chaînes ? Eſt-ce en raiſon des fantaiſies que je veux bien me paſſer avec toi ? Mais vais-je à tes pieds demander des faveurs de l’accord deſquelles tu puiſſes implorer quelques dédommagemens ? Je ne te demande rien, je prends, & je ne vois pas que, de ce que j’uſe d’un droit ſur toi, il doive en réſulter qu’il me faille abſtenir d’en exiger un ſecond ; il n’y a point d’amour dans mon fait : l’amour eſt un ſentiment chevalereſque ſouverainement mépriſé par moi, & dont mon cœur ne ſentit jamais les atteintes ; je me ſers d’une femme par néceſſité, comme on ſe ſert d’un vaſe rond & creux dans un beſoin différent ; mais n’accordant jamais à cet individu, que mon argent & mon autorité ſoumettent à mes déſirs, ni eſtime ni tendreſſe ; ne devant ce que j’enleve qu’à moi-même, & n’exigeant jamais de lui que de la ſoumiſſion, je ne puis être tenu d’après cela à lui accorder aucune gratitude. Je demande à ceux qui voudraient m’y contraindre, ſi un voleur qui arrache la bourſe d’un homme dans un bois, parcequ’il ſe trouve plus fort que lui, doit quelque reconnaiſſance à cet homme du tort qu’il vient de lui cauſer ; il en eſt de même de l’outrage fait à une femme, ce peut être un titre pour lui en faire un ſecond ; mais jamais une raiſon ſuffiſante pour lui accorder des dédommagemens. — Oh ! Monſieur, lui dis-je, à quel point vous portez la ſcélérateſſe ! — Au dernier période, me répondit Roland ; il n’eſt pas un ſeul écart dans le monde où je ne me ſois livré, pas un crime que je n’aie commis, & pas un que mes principes n’excuſent ou ne légitiment ; j’ai reſſenti ſans ceſſe au mal une ſorte d’attrait qui tournait toujours au profit de ma volupté ; le crime allume ma luxure ; plus il eſt affreux, plus il m’irrite ; je jouis en le commettant de la même ſorte de plaiſir que les gens ordinaires ne goûtent que dans la lubricité, & je me ſuis trouvé cent fois, penſant au crime, m’y livrant, ou venant de le commettre, abſolument dans le même état qu’on eſt auprès d’une belle femme nue ; il irritait mes ſens dans le même genre, & je le commettais pour m’enflammer, comme on s’approche d’un bel objet dans les intentions de l’impudicité. — Oh ! Monſieur, ce que vous dites eſt affreux, mais j’en ai vu des exemples. — Il en eſt mille, Théreſe.

Il ne faut pas s’imaginer que ce ſoit la beauté d’une femme qui irrite le mieux l’eſprit d’un libertin, c’eſt bien plutôt l’eſpece de crime qu’ont attaché les loix à ſa poſſeſſion : la preuve en eſt que plus cette poſſeſſion eſt criminelle & plus on en eſt enflammé ; l’homme qui jouit d’une femme qu’il dérobe à ſon mari, d’une fille qu’il enleve à ſes parens, eſt bien plus délecté ſans doute, que le mari qui ne jouit que de ſa femme, & plus les liens qu’on briſe paraiſſent reſpectables, plus la volupté s’agrandit. Si c’eſt ſa mere, ſi c’eſt ſa ſœur, ſi c’eſt ſa fille, nouveaux attraits aux plaiſirs éprouvés ; a-t-on goûté tout cela, on voudroit que les digues s’accruſſent encore pour donner plus de peines & plus de charmes à les franchir : or, ſi le crime aſſaiſonne une jouiſſance, détaché de cette jouiſſance, il peut donc en être une lui-même ; il y aura donc alors une jouiſſance certaine dans le crime ſeul ? Car il eſt impoſſible que ce qui prête du ſel, n’en ſoit pas très-pourvu ſoi-même. Ainſi, je le ſuppoſe, le rapt d’une fille pour ſon propre compte donnera un plaiſir très-vif, mais le rapt pour le compte d’un autre donnera tout le plaiſir dont la jouiſſance de cette fille ſe trouvait améliorée par le rapt ; le rapt d’une montre, d’une bourſe en donneront également, & ſi j’ai accoutumé mes ſens à ſe trouver émus de quelque volupté au rapt d’une fille, en tant que rapt, ce même plaiſir, cette même volupté ſe retrouvera au rapt de la montre, à celui de la bourſe, &c. ; & voilà ce qui explique la fantaiſie de tant d’honnêtes gens qui volaient ſans en avoir beſoin. Rien de plus ſimple, de ce moment-là, & que l’on goûte les plus grands plaiſirs à tout ce qui ſera criminel, & que l’on rende par tout ce que l’on pourra imaginer, les jouiſſances ſimples auſſi criminelles qu’il ſera poſſible de les rendre ; on ne fait en ſe conduiſant ainſi, que prêter à cette jouiſſance la doſe de ſel qui lui manquait & qui devenait indiſpenſable à la perfection du bonheur : ces ſyſtêmes mènent loin, je le ſais, peut-être même te le prouverai-je avant peu, Théreſe, mais qu’importe pourvu qu’on jouiſſe. Y avait-il, par exemple, chere fille, quelque choſe de plus ſimple & de plus naturel que de me voir jouir de toi ? Mais tu t’y oppoſes, tu me demandes que cela ne ſoit pas ; il ſemblerait par les obligations que je t’ai, que je duſſe t’accorder ce que tu exiges ; cependant je ne me rends à rien, je n’écoute rien, je briſe tous les nœuds qui captivent les ſots, je te ſoumets à mes déſirs, & de la plus ſimple, de la plus monotone jouiſſance, j’en fais une vraiment délicieuſe ; ſoumets-toi donc, Théreſe, ſoumets-toi ; & ſi jamais tu reviens au monde ſous le caractere du plus fort, abuſe de même de tes droits, & tu connaîtras de tous les plaiſirs le plus vif & le plus piquant.

Roland, ſortit en diſant ces mots, & me laiſſa dans des réflexions qui, comme vous croyez bien, n’étaient pas à ſon avantage.

Il y avait ſix mois que j’étais dans cette maiſon ſervant de temps en temps aux inſignes débauches de ce ſcélérat, lorſque je le vis entrer un ſoir dans ma priſon avec Suzanne. — Viens, Théreſe, me dit-il, il y a long-temps, ce me ſemble, que je ne t’ai fait deſcendre dans ce caveau qui t’a tant effrayée, ſuivez-y-moi toutes les deux, mais ne vous attendez pas à remonter de même, il faut abſolument que j’en laiſſe une, nous verrons ſur laquelle tombera le ſort ; je me leve, je jette des yeux alarmés ſur ma compagne, je vois des pleurs rouler dans les ſiens,… nous marchons.

Dès que nous fumes enfermées dans le ſouterrain, Roland nous examina toutes deux avec des yeux féroces, il ſe plaiſait à nous redire notre arrêt, & à nous bien convaincre l’une & l’autre qu’il en reſterait aſſurément une des deux. — Allons, dit-il en s’aſſeyant, & nous faiſant tenir droites devant lui, travaillez chacune à votre tour au déſenchantement de ce perclus, & malheur à celle qui lui rendra ſon énergie. — C’eſt une injuſtice, dit Suzanne, celle qui vous irritera le mieux doit être celle qui doit obtenir ſa grâce. — Point du tout, dit Roland, dès qu’il ſera prouvé que c’eſt elle qui m’enflamme le mieux, il devient conſtant que c’eſt elle dont la mort me donnera le plus de plaiſir… & je ne viſe qu’au plaiſir. D’ailleurs en accordant la grâce à celle qui va m’enflammer le plutôt, vous y procéderiez l’une & l’autre avec une telle ardeur, que vous plongeriez peut-être mes ſens dans l’extaſe avant que le ſacrifice ne fût conſommé, & c’eſt ce qu’il ne faut pas. — C’eſt vouloir le mal pour le mal, Monſieur, dis-je à Roland, le complément de votre extaſe doit être la ſeule choſe que vous deviez déſirer, & ſi vous y arrivez ſans crime, pourquoi voulez-vous en commettre ? — Parce que je n’y parviendrai délicieuſement qu’ainſi, & parceque je ne deſcends dans ce caveau que pour en commettre un. Je ſais parfaitement bien que j’y réuſſirais ſans cela, mais je veux ça pour y réuſſir ; & pendant ce dialogue m’ayant choiſie pour commencer, je l’excite d’une main par devant, de l’autre par derriere, tandis qu’il touche à loiſir toutes les parties de mon corps qui lui ſont offertes au moyen de ma nudité. — Il s’en faut encore de beaucoup, Théreſe, me dit-il en touchant mes feſſes, que ces belles chairs-là ſoient dans l’état de calloſité, de mortification où voilà celles de Suzanne ; on brûlerait celles de cette chere fille, qu’elle ne le ſentirait pas ; mais toi, Théreſe, mais toi… ce ſont encore des roſes qu’entrelacent des lis : nous y viendrons, nous y viendrons.

Vous n’imaginez pas, Madame, combien cette menace me tranquilliſa : Roland ne ſe doutait pas ſans doute, en la faiſant, du calme qu’il répandait dans moi, mais n’était-il pas clair que puiſqu’il projettait de me ſoumettre à de nouvelles cruautés, il n’avait pas envie de m’immoler encore : je vous l’ai dit, Madame, tout frappe dans le malheur, & dès-lors je me raſſurai. Autre ſurcroît de bonheur ! Je n’opérais rien, & cette maſſe énorme mollement repliée ſous elle-même réſiſtait à toutes mes ſecouſſes ; Suzanne dans la même attitude était palpée dans les mêmes endroits ; mais comme les chairs étaient bien autrement endurcies, Roland ménageait beaucoup moins ; Suzanne était pourtant plus jeune. — Je ſuis perſuadé, diſait notre perſécuteur, que les fouets les plus effrayans ne parviendraient pas maintenant à tirer une goutte de ſang de ce cul-là. Il nous fit courber l’une & l’autre, & s’offrant par notre inclination les quatre routes du plaiſir, ſa langue frétilla dans les deux plus étroites ; le vilain cracha dans les autres ; il nous reprit par devant, nous fit mettre à genoux entre ſes cuiſſes, de façon que nos deux gorges ſe trouvaſſent à hauteur de ce que nous excitions en lui. — Oh ! pour la gorge, dit Roland, il faut que tu le cèdes à Suzanne ; jamais tu n’eus d’auſſi beaux tétons ; tiens, vois comme c’eſt fourni, & il preſſait, en diſant cela, le ſein de cette malheureuſe juſqu’à le meurtrir dans ſes doigts. Ici, ce n’était plus moi qui l’excitais, Suzanne m’avait remplacée ; à peine s’était-il trouvé dans ſes mains que le dard s’élançant du carquois menaçait déjà vivement tout ce qui l’entourait. — Suzanne, dit Roland, voilà d’effrayans ſuccès… C’eſt ton arrêt, Suzanne ; je le crains, continuait cet homme féroce en lui pinçant, en lui égratignant les mamelles. Quant aux miennes il les ſuçait & les morcillait ſeulement. Il place enfin Suzanne à genoux ſur le bord du ſopha, il lui fait courber la tête, & jouit d’elle en cette attitude, de la maniere affreuſe qui lui eſt naturelle : réveillée par de nouvelles douleurs, Suzanne ſe débat, & Roland qui ne veut qu’eſcarmoucher, content de quelques courſes, vient ſe réfugier dans moi au même temple où il a ſacrifié chez ma compagne qu’il ne ceſſe de vexer, de moleſter pendant ce temps-là. — Voilà une Catin qui m’excite cruellement, me dit-il, je ne ſçais ce que je voudrais lui faire. — Oh ! Monſieur, dis-je, ayez pitié d’elle ; il eſt ; impoſſible que ſes douleurs ſoient plus vives. — Oh ! que ſi, dit le ſcélérat… On pourrait… Ah ! ſi j’avais ici ce fameux Empereur Kié l’un des grands ſcélérats que la Chine ait vus ſur ſon trône[6], nous ferions bien autre choſe vraiment. Entre ſa femme & lui, immolant chaque jour des victimes, tous deux, dit-on, les faiſaient vivre vingt-quatre heures, dans les plus cruelles angoiſſes de la mort, & dans un tel état de douleur qu’elles étaient toujours prêtes à rendre l’ame ſans pouvoir y réuſſir par les ſoins cruels de ces monſtres qui les faiſant flotter de ſecours en tourmens, ne les rappellaient cette minute-ci à la lumiere, que pour leur offrir la mort celle d’après… Moi, je ſuis trop doux, Théreſe, je n’entends rien à tout cela, je ne ſuis qu’un écolier. Roland ſe retire ſans terminer le ſacrifice, & me fait preſqu’autant de mal par cette retraite précipitée, qu’il m’en avait fait en s’introduiſant. Il ſe jette dans les bras de Suzanne, & joignant le ſarcaſme à l’outrage : — aimable créature, lui dit-il, comme je me rappelle avec délices les premiers inſtans de notre union ; jamais femme ne me donna des plaiſirs plus vifs ; jamais je n’en aimai comme toi… Embraſſons-nous, Suzanne, nous allons nous quitter, pour bien longtemps peut-être. — Monſtre, lui dit ma compagne en le repouſſant avec horreur, éloigne-toi ; ne joins pas aux tourmens que tu m’infliges le déſeſpoir d’entendre tes horribles propos ; tigre, aſſouvis ta rage, mais reſpecte au moins mes malheurs. Roland la prit, il la coucha ſur le canapé les cuiſſes très-ouvertes, & l’atelier de la génération abſolument à ſa portée. — Temple de mes anciens plaiſirs, s’écria cet infâme, vous qui m’en procurâtes de ſi doux quand je cueuillis vos premieres roſes, il faut bien que je vous faſſe auſſi mes adieux… Le ſcélérat ! il y introduiſit ſes ongles, & farfouillant avec, pluſieurs minutes, dans l’intérieur, pendant leſquelles Suzanne jettait les hauts cris, il ne les retira que couverts de ſang. Raſſaſié de ces horreurs, & ſentant bien qu’il ne lui était plus poſſible de ſe contenir, — allons, Théreſe, me dit-il, allons, chere fille, dénouons tout ceci par une petite ſcène du jeu de coupe-corde[7] ; tel était le nom de cette funeſte plaiſanterie, dont je vous ai fait la deſcription, la premiere fois que je vous parlai du caveau de Roland. Je monte ſur le trépied, le vilain homme m’attache la corde au col, il ſe place en face de moi ; Suzanne, quoique dans un état affreux, l’excite de ſes mains ; au bout d’un inſtant, il tire le tabouret ſur lequel mes pieds poſent, mais armée de la cerpe, la corde eſt auſſitôt coupée & je tombe à terre ſans nul mal. — Bien, bien, dit Roland toi, Suzanne, tout eſt dit, & je te fais grâce ſi tu t’en tires avec autant d’adreſſe.

Suzanne eſt miſe à ma place. Oh, Madame, permettez que je vous déguiſe les détails de cette affreuſe ſcène… La malheureuſe n’en revint pas.

— Sortons, Théreſe, me dit Roland ; tu ne rentreras plus dans ces lieux que ce ne ſoit ton tour. — Quand vous voudrez, Monſieur, quand vous voudrez, répondis-je ; je préfere la mort à l’affreuſe vie que vous me faites mener. Sont-ce des malheureuſes comme nous à qui la vie peut encore être chere… & Roland me renferma dans mon cachot. Mes compagnes me demanderent le lendemain ce qu’était devenue Suzanne, je le leur appris ; elles ne s’en étonnerent point ; toutes s’attendaient au même ſort, & toutes, à mon exemple, y voyant le terme de leurs maux, le déſiraient avec empreſſement.

Deux ans ſe paſſerent ainſi, Roland dans ſes débauches ordinaires, moi dans l’horrible perſpective d’une mort cruelle, lorſque la nouvelle ſe répandit enfin dans le château, que non-ſeulement les déſirs de notre maître étaient ſatisfaits, que non-ſeulement il recevait pour Veniſe la quantité immenſe de papier qu’il en avait déſiré, mais qu’on lui redemandait même encore six millions de fauſſes eſpeces dont on lui ferait paſſer les fonds à ſa volonté pour l’Italie ; il était impoſſible que ce ſcélérat fit une plus belle fortune, il partait avec plus de deux millions de rentes, ſans les eſpérances qu’il pouvait concevoir : tel étoit le nouvel exemple que la Providence me préparait. Telle était la nouvelle maniere dont elle voulait encore me convaincre que la proſpérité n’était que pour le Crime, & l’infortune pour la Vertu.

Les choſes étaient dans cet état lorſque Roland vint me chercher pour deſcendre une troiſieme fois dans le caveau. Je frémis en me rappellant les menaces qu’il m’avait faites la derniere fois que nous y étions allés. — Raſſure-toi, me dit-il, tu n’as rien à craindre, il s’agit de quelque choſe qui ne concerne que moi… Une volupté ſinguliere dont je veux jouir & qui ne te fera courir nuls riſques. Je le ſuis. Dès que toutes les portes ſont fermées, — Théreſe, me dit Roland, il n’y a que toi dans la maiſon à qui j’oſe me confier pour ce dont il s’agir ; il me fallait une très-honnête femme… je n’ai vu que toi, je l’avoue, je te préfère même à ma ſœur… pleine de ſurpriſe, je le conjure de s’expliquer. — Écoute-moi, me dit-il ; ma fortune eſt faite, mais quelques faveurs que j’aie reçues du ſort, il peut m’abandonner d’un inſtant à l’autre ; je puis être guété, je puis être ſaiſi dans le tranſport que je vais faire de mes richeſſes, & ſi ce malheur m’arrive, ce qui m’attend, Théreſe, c’eſt la corde ; c’eſt le même plaiſir que je me plais à faire goûter aux femmes, qui me ſervira de punition ; je ſuis convaincu, autant qu’il eſt poſſible de l’être, que cette mort eſt infiniment plus douce qu’elle n’eſt cruelle ; mais comme les femmes à qui j’en ai fait éprouver les premieres angoiſſes n’ont jamais voulu être vraies avec moi, c’eſt ſur mon propre individu que j’en veux connaître la ſenſation. Je veux ſavoir par mon expérience même, s’il n’eſt pas très-certain que cette compreſſion détermine dans celui qui l’éprouve le nerf érecteur à l’éjaculation ; une fois perſuadé que cette mort n’eſt qu’un jeu, je la braverai bien plus courageuſement, car ce n’eſt pas la ceſſation de mon exiſtence qui m’effraie : mes principes ſont faits ſur cela, & bien perſuadé que la matiere ne peut jamais redevenir que matiere, je ne crains pas plus l’enfer que je n’attends le paradis ; mais j’appréhende les tourmens d’une mort cruelle ; je ne voudrais pas ſouffrir en mourant : eſſayons donc. Tu me feras tout ce que je t’ai fait ; je vais me mettre nu ; je monterai ſur le tabouret, tu lieras la corde, je m’exciterai un moment, puis dès que tu verras les choſes prendre une ſorte de conſiſtance, tu retireras le tabouret, & je reſterai pendu ; tu m’y laiſſeras juſqu’à ce que tu voyes ou l’émiſſion de ma ſemence ou des ſimptômes de douleur ; dans ce ſecond cas, tu me détacheras ſur-le-champ ; dans l’autre tu laiſſeras agir la Nature, & tu ne me détacheras qu’après. Tu le vois, Théreſe, je vais mettre ma vie dans tes mains, ta liberté, ta fortune tel ſera le prix de ta bonne conduite. — Ah, Monſieur, répondis-je, il y a de l’extravagance à cette propoſition. — Non, Théreſe, je l’exige, répondit-il en ſe déshabillant, mais conduis-toi bien ; vois quelle preuve je te donne de ma confiance & de mon eſtime ! — À quoi m’eût-il ſervi de balancer ? N’était-il pas maître de moi ! D’ailleurs il me paraiſſait que le mal que j’allais faire ſerait auſſitôt réparé par l’extrême ſoin que je prendrais pour lui conſerver la vie ; j’en allais être maîtreſſe de cette vie, mais quelles que puſſent être ſes intentions vis-à-vis de moi, ce ne ſerait aſſurément que pour la lui rendre.

Nous nous diſpoſons ; Roland s’échauffe par quelques-unes de ſes careſſes ordinaires ; il monte ſur le tabouret, je l’accroche ; il veut que je l’invective pendant ce temps-là, que je lui reproche toutes les horreurs de ſa vie, je le fais ; bientôt ſon dard menace le Ciel, lui même me fait ſigne de retirer le tabouret, j’obéis ; le croirez-vous, Madame, rien de ſi vrai que ce qu’avait cru Roland : ce ne furent que des ſymptômes de plaiſir qui ſe peignirent ſur ſon viſage, & preſqu’au même inſtant des jets rapides de ſemence s’élancerent à la voûte. Quand tout eſt répandu, ſans que je l’aie aidé en quoi que ce pût être, je vole le dégager, il tombe évanoui, mais à force de ſoins je lui ai bientôt fait reprendre ſes ſens. — Oh, Théreſe, me dit-il en r’ouvrant les yeux, on ne ſe figure point ces ſenſations ; elles ſont au-deſſus de tout ce qu’on peut dire : qu’on faſſe maintenant de moi ce que l’on voudra, je brave le glaive de Thémis. Tu vas me trouver encore bien coupable envers la reconnaiſſance, Théreſe, me dit Roland en m’attachant les mains derriere le dos, mais que veux-tu, ma chere, on ne ſe corrige point à mon âge… Chere créature, tu viens de me rendre à la vie, & je n’ai jamais ſi fortement conſpiré contre la tienne ; tu as plaint le ſort de Suzanne, eh bien ! je vais te réunir à elle ; je vais te plonger vive dans le caveau où elle expira. Je ne vous peindrai point mon état, Madame, vous le concevez ; j’ai beau pleurer, beau gémir, on ne m’écoute plus. Roland ouvre le caveau fatal, il y deſcend une lampe afin que j’en puiſſe encore mieux diſcerner la multitude de cadavres dont il eſt rempli, il paſſe enſuite une corde ſous mes bras, liés, comme je vous l’ai dit, derriere mon dos, & par le moyen de cette corde, il me deſcend à vingt pieds du fond de ce caveau & à environ trente de celui où il était : je ſouffrois horriblement dans cette poſition, il ſemblait que l’on m’arrachât les bras. De quelle frayeur ne devais-je pas être ſaiſie, & quelle perſpective s’offrait à moi ! Des monceaux de corps morts au milieu deſquels j’allais finir mes jours & dont l’odeur m’infectait déjà. Roland arrête la corde à un bâton fixé en travers du trou, puis armé d’un couteau, je l’entends qui s’excite. — Allons, Théreſe, me dit-il, recommande ton ame à Dieu, l’inſtant de mon délire ſera celui où je te jetterai dans ce ſépulchre, où je te plongerai dans l’éternel abîme qui t’attend ; ah… ah… Théreſe, ah… & je ſentis ma tête couverte des preuves de ſon extaze ſans qu’il eût heureuſement coupé la corde : il me retire. — Eh bien ! me dit-il, as-tu eu peur ? — Ah, Monſieur ! — C’eſt ainſi que tu mourras, Théreſe, ſois-en ſûre, & j’étais bien aiſe de t’y accoutumer. Nous remontâmes… Devais-je me plaindre, devais-je me louer ? Quelle récompenſe de ce que je venais encore de faire pour lui ! Mais le monſtre n’en pouvait-il pas faire davantage ? Ne pouvait-il pas me faire perdre la vie ? Oh quel homme !

Roland enfin prépara ſon départ, il vint me voir la veille à minuit ; je me jette à ſes pieds, je le conjure avec les plus vives inſtances de me rendre la liberté, & d’y joindre le peu qu’il voudrait d’argent pour me conduire juſqu’à Grenoble. — À Grenoble ! Aſſurément non, Théreſe, tu nous y dénoncerais. — Eh bien, Monſieur, lui dis-je en arroſant ſes genoux de mes larmes, je vous fais ſerment de n’y jamais aller, & pour vous en convaincre, daignez me conduire avec vous juſqu’à Veniſe ; peut-être n’y trouverai-je pas des cœurs auſſi durs que dans ma patrie, & une fois que vous aurez bien voulu m’y rendre, je vous jure ſur tout ce qu’il y a de plus ſaint, de ne vous y jamais importuner.

Je ne te donnerai pas un ſecours, pas un ſou, me répondit durement cet inſigne Coquin ; tout ce qui tient à la pitié, à la commiſération, à la reconnaiſſance, eſt ſi loin de mon cœur, que fuſſé-je trois fois plus riche que je ne le ſuis, on ne me verrait pas donner un écu à un pauvre ; le ſpectacle de l’infortune m’irrite, il m’amuſe, & quand je ne peux pas faire de mal moi-même, je jouis avec délices de celui que fait la main du ſort. J’ai des principes ſur cela dont je ne m’écarterai point, Théreſe ; le pauvre eſt dans l’ordre de la Nature ; en créant les hommes de forces inégales, elle nous a convaincus du déſir qu’elle avait que cette inégalité ſe conſervât même dans les changemens que notre civiliſation apporterait à ſes loix : ; ſoulager l’indigent eſt anéantir l’ordre établi ; c’eſt s’oppoſer à celui de la Nature, c’eſt renverſer l’équilibre qui eſt la baſe de ſes plus ſublimes arrangemens ; c’eſt travailler à une égalité dangereuſe pour la ſociété ; c’eſt encourager l’indolence & la fainéantiſe, c’eſt apprendre au pauvre à voler l’homme riche, quand il plaira à celui-ci de refuſer ſon ſecours, & cela par l’habitude où ces ſecours auront mis le pauvre de les obtenir ſans travail. — Oh ! Monſieur, que ces principes ſont durs ! Parleriez-vous de cette maniere, ſi vous n’aviez pas toujours été riche ? — Cela ſe peut, Théreſe, chacun a ſa façon de voir, telle eſt la mienne, & je n’en changerai pas. On ſe plaint des mendians en France : ſi l’on voulait il n’y en aurait bientôt plus ; on n’en aurait pas pendu ſept ou huit mille que cette infâme engeance diſparaîtrait bientôt. Le Corps politique doit avoir ſur cela les mêmes régles que le Corps phyſique. Un homme dévoré de vermine la laiſſerait-il ſubſiſter ſur lui par commiſération ? Ne déracinons-nous pas dans nos jardins la plante paraſite qui nuit au végétal utile ? Pourquoi donc dans ce cas-ci vouloir agir différemment ? — Mais la religion, m’écriai-je, Monſieur, la bienfaiſance, l’humanité… — ſont les pierres d’achoppement de tout ce qui prétend au bonheur, dit Roland ; ſi j’ai conſolidé le mien, ce n’eſt que ſur les débris de tous ces infâmes préjugés de l’homme ; c’eſt en me moquant des loix divines & humaines ; c’eſt en ſacrifiant toujours le faible quand je le trouvais dans mon chemin ; c’eſt en abuſant de la bonne-foi publique ; c’eſt en ruinant le pauvre & volant le riche, que je ſuis parvenu au temple eſcarpé de la divinité que j’encenſais ; que ne m’imitais-tu ? La route étroite de ce temple s’offrait à tes yeux comme aux miens ; les vertus chimériques que tu leur as préférées t’ont-elles conſolée de tes ſacrifices ! Il n’eſt plus temps, malheureuſe, il n’eſt plus temps, pleure ſur tes fautes, ſouffre & tâche de trouver, ſi tu peux, dans le ſein des phantômes que tu réveres, ce que le culte que tu leur as rendu t’a fait perdre. Le cruel Roland à ces mots ſe précipite ſur moi, & je ſuis encore obligée de ſervir aux indignes voluptés d’un monſtre que j’abhorrais avec tant de raiſon ; je crus cette fois qu’il m’étranglerait : quand ſa paſſion fut ſatisfaite, il prit le nerf de bœuf & m’en donna plus de cent coups ſur tout le corps, m’aſſurant que j’étais bien heureuſe de ce qu’il n’avait pas le temps d’en faire davantage.

Le lendemain, avant de partir, ce malheureux nous donna une nouvelle ſcène de cruauté & de barbarie, dont les annales des Andronic, des Néron, des Tibere, des Venceſlas ne fourniſſent aucun exemple. Tout le monde croyait au château que la ſœur de Roland partirait avec lui, il l’avait fait habiller en conſéquence ; au moment de monter à cheval, il la conduit vers nous, voilà ton poſte, vile créature, lui dit-il, en lui ordonnant de ſe mettre nue, je veux que mes camarades ſe ſouviennent de moi en leur laiſſant pour gage, la femme dont ils me croyent le plus épris ; mais comme il n’en faut qu’un certain nombre ici, que je vais faire une route dangereuſe dans laquelle mes armes me ſeront peut-être utiles, il faut que j’eſſaie mes piſtolets ſur l’une de ces coquines ; en diſant cela, il en arme un, le préſente ſur la poitrine de chacune de nous, & revenant enfin à ſa ſœur, — va, lui dit-il, Catin, en lui brûlant la cervelle, va dire au diable que Roland le plus riche des ſcélérats de la terre eſt celui qui brave le plus inſolemment & la main du Ciel & la ſienne ! Cette infortunée qui n’expira pas tout de ſuite ſe débattit long-temps ſous ſes fers : ſpectacle horrible que cet infâme Coquin conſidere de ſang-froid & dont il ne s’arrache enfin qu’en s’éloignant pour toujours de nous.

Tout changea dès le lendemain du départ de Roland. Son ſucceſſeur homme doux & plein de raiſon nous fit à l’inſtant relâcher. — Ce n’eſt point là l’ouvrage d’un ſexe faible & délicat, nous dit-il avec bonté ; c’eſt à des animaux à ſervir cette machine ; le métier que nous faiſons eſt aſſez criminel, ſans offenſer encore l’Être ſuprême par des atrocités gratuites. Il nous établit dans le château, & me mit, ſans rien exiger de moi, en poſſeſſion des ſoins que rempliſſait la ſœur de Roland ; les autres femmes furent occupées à la taille des piéces de monnoie, métier bien moins fatigant ſans doute & dont elles étaient pourtant récompenſées, ainſi que moi, par de bonnes chambres & une excellente nourriture.

Au bout de deux mois, Dalville ſucceſſeur de Roland nous apprit l’heureuſe arrivée de ſon confrere à Veniſe ; il y était établi, il y avait réaliſé ſa fortune, & y jouiſſait de tout le repos, de tout le bonheur dont il avait pu ſe flatter. Il s’en fallut bien que le ſort de celui qui le remplaçait fût le même. Le malheureux Dalville était honnête dans ſa profeſſion, c’en était plus qu’il ne fallait pour être promptement écraſé.

Un jour que tout était tranquille au château, que ſous les loix de ce bon maître, le travail, quoique criminel, s’y faiſait pourtant avec gaieté, les portes ſont enfoncées, les foſſés eſcaladés, & la maiſon, avant que nos gens aient le temps de ſonger à leur défenſe, ſe trouve remplie de plus de ſoixante cavaliers de Maréchauſſée. Il fallut ſe rendre ; il n’y avait pas moyen de faire autrement. On nous enchaîne comme des bêtes ; on nous attache ſur des chevaux & l’on nous conduit à Grenoble. Oh Ciel ! me dis-je en y entrant, c’eſt donc l’échafaud qui va faire mon ſort dans cette ville où j’avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi… Ô preſſentimens de l’homme, comme vous êtes trompeurs !

Le procès des faux-monnoyeurs fut bientôt jugé ; tous furent condamnés à être pendus ; lorſqu’on vit la marque que je portais, on s’évita preſque la peine de m’interroger, & j’allais être traitée comme les autres, quand j’eſſayai d’obtenir enfin quelque pitié du Magiſtrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intégre, citoyen chéri, philoſophe éclairé, dont la ſageſſe & la bienfaiſance graveront à jamais au temple de Thémis le nom célebre en lettres d’or. Il m’écouta ; convaincu de ma bonne-foi & de la vérité de mes malheurs, il daigna mettre à mon procès un peu plus d’attention que ſes confrères… Ô grand homme, je te dois mon hommage, la reconnaiſſance d’une infortunée ne ſera point onéreuſe pour toi, & le tribut qu’elle t’offre, en faiſant connaître ton cœur, ſera toujours la plus douce jouiſſance du ſien.

Monſieur S*** devint mon Avocat lui-même ; mes plaintes furent entendues, & ſa mâle éloquence éclaira les eſprits. Les dépoſitions générales des faux-monnoyeurs qu’on allait exécuter, vinrent appuyer le zèle de celui qui voulait bien s’intéreſſer à moi : je fus déclarée ſéduite, innocente, pleinement déchargée d’accuſation, avec une entière liberté de devenir ce que je voudrais ; mon protecteur joignit à ces ſervices, celui de me faire obtenir une quête qui me valut plus de cinquante louis ; enfin je voyais luire à mes yeux l’aurore du bonheur ; enfin mes preſſentimens ſemblaient ſe réaliſer, & je me croyais au terme de mes maux, quand il plut à la Providence de me convaincre que j’en étais encore bien loin.

Au ſortir de priſon je m’étais logée dans une auberge en face du pont de l’Iſere, du côté des Faubourgs, où l’on m’avait aſſurée que je ſerais honnêtement. Mon intention d’après le conſeil de Monſieur S*** était d’y reſter quelque tems pour eſſayer de me placer dans la ville, ou m’en retourner à Lyon, ſi je ne réuſſiſſais pas avec des lettres de recommandation que Monſieur S*** avait la bonté de m’offrir. Je mangeais dans cette auberge à ce qu’on appelle la table d’hôte, lorſque je m’aperçus le ſecond jour que j’étais extrêmement obſervée par une groſſe Dame fort-bien miſe, qui ſe faiſait donner le titre de Baronne : à force de l’examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmes mutuellement l’une vers l’autre ; nous nous embraſſames comme deux perſonnes qui ſe ſont connues, mais qui ne peuvent ſe rappeller où.

Enfin la Baronne me tirant à l’écart. — Théreſe, me dit-elle, me trompé-je ? n’êtes-vous pas celle que je ſauvai il y a dix ans de la conciergerie, & ne remettez-vous point la Dubois ? Peu flattée de cette découverte, j’y réponds pourtant avec politeſſe, mais j’avais affaire à la femme la plus fine & la plus adroite qu’il y eût en France, il n’y eut pas moyen d’échapper. La Dubois me combla de politeſſes, elle me dit qu’elle s’était intéreſſée à mon ſort avec toute la ville, mais que ſi elle avait ſu que cela m’eût regardée, il n’y eût ſorte de démarches qu’elle n’eût faites auprès des Magiſtrats parmi leſquels pluſieurs étaient, prétendait-elle, de ſes amis. Faible à mon ordinaire, je me laiſſai conduire dans la chambre de cette femme, & lui racontai mes malheurs. — Ma chere amie, me dit-elle en m’embraſſant encore, ſi j’ai déſiré de te voir plus intimement, c’eſt pour t’apprendre que ma fortune eſt faite, & que tout ce que j’ai eſt à ton ſervice ; regarde, me dit-elle en m’ouvrant des caſſettes pleines d’or & de diamans, voilà les fruits de mon induſtrie ; ſi j’euſſe encenſé la Vertu comme toi, je ſerais aujourd’hui enfermée ou pendue. — Ô Madame, lui dis-je, ſi vous ne devez tout cela qu’à des crimes, la Providence qui finit toujours par être juſte, ne vous en laiſſera pas jouir long-temps. — Erreur, me dit la Dubois, ne t’imagine pas que la Providence favoriſe toujours la Vertu ; qu’un court inſtant de proſpérité ne t’aveugle pas à ce point. Il eſt égal au maintien des loix de la Providence que Paul ſuive le mal, pendant que Pierre ſe livre au bien ; il faut à la Nature une ſomme égale de l’un & de l’autre, & l’exercice du crime plutôt que celui de la vertu eſt la choſe du monde qui lui eſt le plus indifférente ; écoute, Théreſe, écoute-moi avec un peu d’attention, continua cette corruptrice en s’aſſeyant & me faiſant placer à ſes côtés ; tu as de l’eſprit, mon enfant, & je voudrois enfin te convaincre.

Ce n’eſt pas le choix que l’homme fait de la Vertu, qui lui fait trouver le bonheur, chere fille, car la vertu n’eſt, comme le vice, qu’une des manieres de ſe conduire dans le monde ; il ne s’agit donc pas de ſuivre plutôt l’un que l’autre ; il n’eſt queſtion que de marcher dans la route générale ; celui qui s’en écarte a toujours tort ; dans un monde entierement vertueux, je te conſeillerais la vertu, parce que les récompenſes y étant attachées, le bonheur y tiendrait infailliblement : dans un monde totalement corrompu, je ne te conſeillerai jamais que le vice. Celui qui ne ſuit pas la route des autres, périt inévitablement ; tout ce qu’il rencontre le heurte, & comme il eſt le plus faible, il faut néceſſairement qu’il ſoit briſé. C’eſt envain que les loix veulent rétablir l’ordre & ramener les hommes à la vertu ; trop prévaricatrices pour l’entreprendre, trop inſuffiſantes pour y réuſſir, elles écarteront un inſtant du chemin battu, mais elles ne le feront jamais quitter. Quand l’intérêt général des hommes les portera à la corruption, celui qui ne voudra pas ſe corrompre avec eux, luttera donc contre l’intérêt général ; or, quel bonheur peut attendre celui qui contrarie perpétuellement l’intérêt des autres ? Me diras-tu que c’eſt le vice qui contrarie l’intérêt des hommes ? Je te l’accorderais dans un monde compoſé d’une égale partie de bons & de méchants, parce qu’alors l’intérêt des uns choque viſiblement celui des autres ; mais ce n’eſt plus cela dans une ſociété toute corrompue ; mes vices alors, n’outrageant que le vicieux, déterminent dans lui d’autres vices qui le dédommagent, & nous nous trouvons tous les deux heureux. La vibration devient générale ; c’eſt une multitude de chocs & de léſions mutuelles où chacun regagnant auſſitôt ce qu’il vient de perdre, ſe retrouve ſans ceſſe dans une poſition heureuſe. Le vice n’eſt dangereux qu’à la Vertu qui, faible & timide, n’oſe jamais rien entreprendre ; mais quand elle n’exiſte plus ſur la terre, quand ſon faſtidieux règne eſt fini, le vice alors n’outrageant plus que le vicieux, fera éclore d’autres vices, mais n’altérera plus de vertus. Comment n’aurais-tu pas échoué mille fois dans ta vie, Théreſe, en prenant ſans ceſſe à contre-ſens la route que ſuivait tout le monde ? Si tu t’étais livrée au torrent, tu aurais trouvé le port comme moi. Celui qui veut remonter un fleuve, parcourra-t-il dans un même jour autant de chemin que celui qui le deſcend ? Tu me parles toujours de la Providence ; eh ! qui te prouve que cette Providence aime l’ordre, & par conſéquent la vertu ? Ne te donne-t-elle pas ſans ceſſe des exemples de ſes injuſtices & de ſes irrégularités ? Eſt-ce en envoyant aux hommes la guerre, la peſte & la famine, eſt-ce en ayant formé un univers vicieux dans toutes ſes parties, qu’elle manifeſte à tes yeux ſon amour extrême pour le bien ? Pourquoi veux-tu que les individus vicieux lui déplaiſent, puiſqu’elle n’agit elle-même que par des vices ; que tout eſt vice & corruption dans ſes œuvres ; que tout eſt crime & déſordre dans ſes volontés ? Mais de qui tenons-nous d’ailleurs ces mouvemens qui nous entraînent au mal ? n’eſt-ce pas ſa main qui nous les donne ? eſt-il une ſeule de nos ſenſations qui ne vienne d’elle ? un ſeul de nos deſirs qui ne ſoit ſon ouvrage ? eſt-il donc raiſonnable de dire qu’elle nous laiſſerait, ou nous donnerait des penchans pour une choſe qui lui nuirait, ou qui lui ſerait inutile ? ſi donc les vices lui ſervent, pourquoi voudrions-nous y réſiſter ? de quel droit travaillerions-nous à les détruire ? & d’où vient étoufferions-nous leur voix ? Un peu plus de philoſophie dans le monde remettrait bientôt tout dans l’ordre, & ferait voir aux Magiſtrats, aux Légiſlateurs, que les crimes qu’ils blâment & puniſſent avec tant de rigueur, ont quelquefois un degré d’utilité bien plus grand que ces vertus qu’ils prêchent, ſans les pratiquer eux-mêmes & ſans jamais les récompenſer.

— Mais quand je ſerais aſſez faible, Madame, répondis-je, pour embraſſer vos affreux ſyſtêmes, comment parviendriez-vous à étouffer le remords qu’ils feraient à tout inſtant naître dans mon cœur ? — Le remords eſt une chimere, me dit la Dubois ; il n’eſt, ma chere Théreſe, que le murmure imbécille de l’ame aſſez timide pour n’oſer pas l’anéantir. — L’anéantir ! le peut-on ? — Rien de plus aiſé ; on ne ſe repent que de ce qu’on n’eſt pas dans l’uſage de faire ; renouvelez ſouvent ce qui vous donne des remords, & vous les éteindrez bientôt ; oppoſez-leur le flambeau des paſſions, les loix puiſſantes de l’intérêt, vous les aurez bientôt diſſipés. Le remords ne prouve pas le crime, il dénote ſeulement une ame facile à ſubjuguer ; qu’il vienne un ordre abſurde de t’empêcher de ſortir à l’inſtant de cette chambre, tu n’en ſortiras pas ſans remords, quelque certain qu’il ſoit que tu ne feras pourtant aucun mal à en ſortir. Il n’eſt donc pas vrai qu’il n’y ait que le crime qui donne des remords. En ſe convainquant du néant des crimes, de la néceſſité dont ils ſont, eu égard au plan général de la Nature, il ſerait donc poſſible de vaincre auſſi facilement le remords qu’on ſentirait après les avoir commis, comme il te le deviendrait d’étouffer celui qui naîtrait de ta ſortie de cette chambre après l’ordre illégal que tu aurais reçu d’y reſter. Il faut commencer par une analyſe exacte de tout ce que les hommes appellent crime ; par ſe convaincre que ce n’eſt que l’infraction à leurs loix & à leurs mœurs nationales, qu’ils caractériſent ainſi ; que ce qu’on appelle crime en France, ceſſe de l’être à deux cents lieues de-là ; qu’il n’eſt aucune action qui ſoit réellement conſidérée comme crime univerſellement ſur la terre ; aucune qui, vicieuſe ou criminelle ici, ne ſoit louable & vertueuſe à quelques milles de-là ; que tout eſt affaire d’opinion, de géographie, & qu’il eſt donc abſurde de vouloir s’aſtreindre à pratiquer des vertus qui ne ſont que des vices ailleurs, & à fuir des crimes qui ſont d’excellentes actions dans un autre climat. Je te demande maintenant ſi je peux d’après ces réflexions, conſerver encore des remords, pour avoir par plaiſir, ou par intérêt, commis en France un crime qui n’eſt qu’une vertu à la Chine ; ſi je dois me rendre très-malheureuſe, me gêner prodigieuſement afin de pratiquer en France des actions qui me feraient brûler à Siam ? Or, ſi le remords n’eſt qu’en raiſon de la défenſe, s’il ne naît que des débris du frein & nullement de l’action commiſe, eſt-ce un mouvement bien ſage à laiſſer ſubſiſter en ſoi ? n’eſt-il pas ſtupide de ne pas l’étouffer auſſitôt ? Qu’on s’accoutume à conſidérer comme indifférente l’action qui vient de donner des remords ; qu’on la juge telle par l’étude réfléchie des mœurs & coutumes de toutes les Nations de la terre ; en conſéquence de ce travail, qu’on renouvelle cette action, telle qu’elle ſoit, auſſi ſouvent que cela ſera poſſible ; ou mieux encore, qu’on en faſſe de plus fortes que celle que l’on combine, afin de ſe mieux accoutumer à celle-là, & l’habitude & la raiſon détruiront bientôt le remords ; ils anéantiront bientôt ce mouvement ténébreux ſeul fruit de l’ignorance & de l’éducation. On ſentira dès-lors, que dès qu’il n’eſt de crime réel à rien, il y a de la ſtupidité à ſe repentir, & de la puſillanimité à n’oſer faire tout ce qui peut nous être utile ou agréable, quelles que ſoient les digues qu’il faille culbuter pour y parvenir. J’ai quarante-cinq ans, Théreſe, j’ai commis mon premier crime à quatorze. Celui-là m’affranchit de tous les liens qui me gênaient ; je n’ai ceſſé depuis de courir à la fortune par une carriere qui en fut ſemée, il n’en eſt pas un ſeul que je n’aie fait, ou fait faire… & je n’ai jamais connu de remords. Quoi qu’il en ſoit, je touche au but, encore deux ou trois coups heureux & je paſſe de l’état de médiocrité où je devais finir mes jours, à plus de cinquante mille livres de rentes. Je te le répete, ma chere, jamais dans cette route heureuſement parcourue, le remords ne m’a fait ſentir ſes épines, un revers affreux me plongerait à l’inſtant du pinacle dans l’abyme, je ne l’éprouverais pas davantage, je me plaindrais des hommes ou de ma mal-adreſſe, mais je ſerais toujours en paix avec ma conſcience. — Soit, répondis-je, Madame, mais raiſonnons un inſtant d’après vos principes même ; de quel droit prétendez-vous exiger que ma conſcience ſoit auſſi ferme que la vôtre, dès qu’elle n’a pas été accoutumée dès l’enfance à vaincre les mêmes préjugés ? À quel titre exigez-vous que mon eſprit, qui n’eſt pas organiſé comme le vôtre, puiſſe adopter les mêmes ſyſtêmes ? Vous admettez qu’il y a une ſomme de bien & de mal dans la Nature, & qu’il faut en conſéquence une certaine quantité d’êtres qui pratiquent le bien, & une autre qui ſe livre au mal ; le parti que je prends eſt donc dans la Nature, & d’où vient exigeriez-vous d’après cela que je m’écartaſſe des régles qu’elles me preſcrit ? Vous trouvez, dites-vous, le bonheur dans la carriere que vous parcourez : eh bien, Madame, d’où vient que je ne le trouverais pas également dans celle que je ſuis. N’imaginez pas d’ailleurs que la vigilance des loix laiſſe en repos longtemps celui qui les enfreint, vous venez d’en voir un exemple frappant ; de quinze fripons parmi leſquels j’habitais, un ſe ſauve, quatorze périſſent ignominieuſement… — Et voilà donc ce que tu appelles un malheur, reprit la Dubois ? Mais que fait cette ignominie à celui qui n’a plus de principes ? Quand on a tout franchi, quand l’honneur à nos yeux n’eſt plus qu’un préjugé, la réputation une choſe indifférente, la religion une chimere, la mort un anéantiſſement total ; n’eſt-ce donc pas la même choſe alors de périr ſur un échafaud ou dans ſon lit ? Il y a deux eſpeces de ſcélérats dans le monde, Théreſe, celui qu’une fortune puiſſante, un crédit prodigieux met à l’abri de cette fin tragique, & celui qui ne l’évitera pas s’il eſt pris. Ce dernier, né ſans bien, ne doit avoir qu’un ſeul déſir s’il a de l’eſprit, devenir riche à quelque prix que ce puiſſe être ; s’il réuſſit, il a ce qu’il a voulu, il doit être content ; s’il eſt roué, que regrettera-t-il puiſqu’il n’a rien à perdre ? Les loix ſont donc nulles vis-à-vis de tous les ſcélérats, dès qu’elles n’atteignent pas celui qui eſt puiſſant, & qu’il eſt impoſſible au malheureux de les craindre, puiſque leur glaive eſt ſa ſeule reſſource. — Eh croyez-vous, repris-je, que la Juſtice céleſte n’attende pas dans un autre monde celui que le crime n’a pas effrayé dans celui-ci ? — Je crois, reprit cette femme dangereuſe, que s’il y avait un Dieu, il y aurait moins de mal ſur la terre ; je crois que ſi ce mal y exiſte, ou ces déſordres ſont ordonnés par ce Dieu, & alors voilà un être barbare ; ou il eſt hors d’état de les empêcher, de ce moment, voilà un Dieu faible, & dans tous les cas, un être abominable, un être dont je dois braver la foudre & mépriſer les loix. Ah ! Théreſe, l’athéiſme ne vaut-il pas mieux que l’une ou l’autre de ces extrémités ; voilà mon ſyſtême, chere fille, il eſt en moi depuis l’enfance, & je n’y renoncerai ſurement de la vie. — Vous me faites frémir, Madame, dis-je en me levant, pardonnez-moi de ne pouvoir écouter davantage & vos ſophiſmes & vos blaſphêmes. — Un moment, Théreſe, dit la Dubois en me retenant, ſi je ne peux vaincre ta raiſon, que je captive au moins ton cœur. J’ai beſoin de toi, ne me refuſes pas ton ſecours, voilà mille louis, ils t’appartiennent dès que le coup ſera fait. N’écoutant ici que mon penchant à faire le bien, je demandai tout de ſuite à la Dubois ce dont il s’agiſſait, afin de prévenir, ſi je le pouvais, le crime qu’elle s’apprêtait à commettre. — Le voilà, me dit-elle, as-tu remarqué ce jeune Négociant de Lyon, qui mange ici depuis quatre ou cinq jours. — Qui ? Dubreuil ! — Préciſément. — Eh bien ? — Il eſt amoureux de toi, il m’en a fait la confidence, ton air modeſte & doux lui plaît infiniment, il aime ta candeur, & ta vertu l’enchante, cet amant romaneſque a huit cents mille francs en or ou en papier dans une petite caſſette auprès de ſon lit, laiſſe-moi faire croire à cet homme que tu conſens à l’écouter, que cela ſoit ou non, que t’importe ? je l’engagerai à te propoſer une promenade hors de la Ville, je lui perſuaderai qu’il avancera ſes affaires avec toi pendant cette promenade ; tu l’amuſeras, tu le tiendras dehors le plus longtemps poſſible, je le volerai dans cet intervalle, mais je ne fuirai pas ; ſes effets ſeront déjà à Turin, que je ſerai encore dans Grenoble, nous emploîrons tout l’art poſſible pour le diſſuader de jetter les yeux ſur nous, nous aurons l’air de l’aider dans ſes recherches, cependant mon départ ſera annoncé, il n’étonnera point, tu me ſuivras, & les mille louis te ſeront comptés en touchant les terres du Piémont.

J’accepte, Madame, dis-je à la Dubois, bien décidée à prévenir Dubreuil du vol que l’on voulait lui faire, mais réfléchiſſez-vous, ajoutai-je pour mieux tromper cette ſcélérate, que ſi Dubreuil eſt amoureux de moi, je puis en le prévenant, ou me rendant à lui, en tirer bien plus que vous ne m’offrez pour le trahir. — Bravo, me dit la Dubois, voilà ce que j’appelle une bonne écoliere, je commence à croire que le Ciel t’a donné plus d’art qu’à moi pour le crime : hé bien, continua-t-elle en écrivant, voilà mon billet de vingt mille écus, oſe me refuſer maintenant. — Je m’en garderai bien, Madame, dis-je en prenant le billet, mais n’attribuez au moins qu’à mon malheureux état, & ma faibleſſe & le tort que j’ai de me rendre à vos ſéductions. — Je voulais en faire un mérite à ton eſprit, me dit la Dubois, tu aimes mieux que j’en accuſe ton malheur, ce ſera comme tu le voudras, ſers-moi toujours, & tu ſeras contente. Tout s’arrangea ; dès le même ſoir je commençai à faire un peu plus beau jeu à Dubreuil, & je reconnus effectivement qu’il avait quelque goût pour moi.

Rien de plus embarraſſant que ma ſituation : j’étais bien éloignée ſans doute de me prêter au crime propoſé, eût-il dû s’agir de dix mille fois plus d’or ; mais dénoncer cette femme était un autre chagrin pour moi, il me répugnait extrêmement d’expoſer à périr une créature à qui j’avais dû ma liberté dix ans auparavant. J’aurais voulu trouver le moyen d’empêcher le crime ſans le faire punir, & avec tout autre qu’une ſcélérate conſommée comme la Dubois, j’y ſerais parvenue : voici donc à quoi je me déterminai, ignorant que les manœuvres ſourdes de cette femme horrible non-ſeulement dérangeraient tout l’édifice de mes projets honnêtes, mais me puniraient même de les avoir conçus.

Au jour preſcrit pour la promenade projetée, la Dubois nous invite l’un & l’autre à dîner dans ſa chambre, nous acceptons, & le repas fait, Dubreuil & moi deſcendons pour preſſer la voiture qu’on nous préparait ; la Dubois ne nous accompagnant point, je me trouvai ſeule un inſtant avec Dubreuil avant que de partir. — Monſieur, lui dis-je fort-vite, écoutez-moi avec attention, point d’éclat, & obſervez ſur-tout rigoureuſement ce que je vais vous preſcrire ; avez-vous un ami ſûr dans cette auberge ? — Oui, j’ai un jeune aſſocié ſur lequel je puis compter comme ſur moi-même. — Eh bien, Monſieur, allez promptement lui ordonner de ne pas quitter votre chambre une minute de tout le tems que nous ſerons à la promenade. — Mais j’ai la clé de cette chambre, que ſignifie ce ſurplus de précaution ? — Il eſt plus eſſentiel que vous ne croyez, Monſieur, uſez-en, je vous en conjure, ou je ne ſors point avec vous ; la femme chez qui nous avons dîné eſt une ſcélérate, elle n’arrange la partie que nous allons faire enſemble, que pour vous voler plus à l’aiſe pendant ce temps-là ; preſſez-vous, Monſieur, elle nous obſerve, elle eſt dangereuſe ; remettez vîte votre clé à votre ami, qu’il aille s’établir dans votre chambre & qu’il n’en bouge que nous ne ſoyions revenus. Je vous expliquerai tout le reſte dès que nous ſerons en voiture. Dubreuil m’entend, il me ſerre la main pour me remercier ; vole donner des ordres relatifs à l’avis qu’il reçoit, & revient, nous partons ; chemin faiſant, je lui dénoue toute l’avanture, je lui raconte les miennes, & l’inſtruis des malheureuſes circonſtances de ma vie qui m’ont fait connaître une telle femme. Ce jeune homme honnête & ſenſible me témoigne la plus vive reconnaiſſance du ſervice que je veux bien lui rendre, il s’intéreſſe à mes malheurs, & me propoſe de les adoucir par le don de ſa main. — Je ſuis trop heureux de pouvoir réparer les torts que la fortune a envers vous, Mademoiſelle, me dit-il ; je ſuis mon maître, je ne dépends de perſonne, je paſſe à Genêve pour un placement conſidérable des ſommes que vos bons avis me ſauvent, vous m’y ſuivrez ; en y arrivant je deviens votre époux, & vous ne paraiſſez à Lyon que ſous ce titre, ou ſi vous l’aimez mieux, Mademoiſelle, ſi vous avez quelque défiance, ce ne ſera que dans ma patrie même que je vous donnerai mon nom.

Une telle offre me flattait trop pour que j’oſaſſe la refuſer ; mais il ne me convenait pas non plus de l’accepter ſans faire ſentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l’en faire repentir ; il me ſçut gré de ma délicateſſe, & ne me preſſa qu’avec plus d’inſtance… Malheureuſe créature que j’étais ! fallait-il que le bonheur ne s’offrit à moi que pour me pénétrer plus vivement du chagrin de ne jamais pouvoir le ſaiſir ! fallait-il donc qu’aucune vertu ne pût naître en mon cœur ſans me préparer des tourmens !

Notre converſation nous avait déjà conduits à deux lieues de la ville, & nous allions deſcendre pour jouir de la fraîcheur de quelques avenues ſur le bord de l’Iſere où nous avions deſſein de nous promener, lorſque tout-à-coup Dubreuil me dit qu’il ſe trouvait fort mal… Il deſcend, d’affreux vomiſſemens le ſurprennent ; je le fais auſſitôt remettre dans la voiture, & nous revolons en hâte à la ville. Dubreuil eſt ſi mal qu’il faut le porter dans ſa chambre ; ſon état ſurprend ſon aſſocié que nous y trouvons, & qui, ſelon ſes ordres, n’en était pas ſorti ; un médecin arrive, juſte Ciel ! Dubreuil eſt empoiſonné ! À peine apprends-je cette fatale nouvelle, que je cours à l’appartement de la Dubois ; l’infâme ! elle était partie ; je paſſe chez moi, mon armoire eſt forcée, le peu d’argent & de hardes que je poſſede eſt enlevé ; la Dubois, m’aſſure-t-on, court depuis trois heures du côté de Turin. Il n’était pas douteux qu’elle ne fût l’auteur de cette multitude de crimes ; elle s’était préſentée chez Dubreuil ; piquée d’y trouver du monde, elle s’était vengée ſur moi, & elle avait empoiſonné Dubreuil, en dînant, pour qu’au retour, ſi elle avait réuſſi à le voler, ce malheureux jeune-homme, plus occupé de ſa vie que de pourſuivre celle qui dérobait ſa fortune, la laiſſât fuir en ſûreté, & pour que l’accident de ſa mort arrivant pour-ainſi-dire dans mes bras, je puſſe en être plus vraiſemblablement ſoupçonnée qu’elle ; rien ne nous apprit ſes combinaiſons, mais était-il poſſible qu’elles fuſſent différentes ?

Je revolai chez Dubreuil ; on ne me laiſſe plus approcher de lui ; je me plains de ces refus, on m’en dit la cauſe. Le malheureux expire, & ne s’occupe plus que de Dieu. Cependant il m’a diſculpée, je ſuis innocente, aſſure-t-il ; il défend expreſſément que l’on me pourſuive ; il meurt. À peine a-t-il fermé les yeux, que ſon aſſocié ſe hâte de venir me donner ces nouvelles, en me conjurant d’être tranquille. Hélas ! pouvais-je l’être ? pouvais-je ne pas pleurer amerement la perte d’un homme qui s’était ſi généreuſement offert à me tirer de l’infortune ! pouvais-je ne pas déplorer un vol qui me remettait dans la miſere, dont je ne faiſais que de ſortir ! Effroyable créature ! m’écriai-je ; ſi c’eſt là que conduiſent tes principes, faut-il s’étonner qu’on les abhorre, & que les honnêtes gens les puniſſent ! Mais je raiſonnais, en partie léſée, & la Dubois qui ne voyait que ſon bonheur, ſon intérêt dans ce qu’elle avait entrepris, concluait ſans doute bien différemment.

Je confiai tout à l’aſſocié de Dubreuil qui ſe nommait Valbois, & ce qu’on avait combiné contre celui qu’il perdait, & ce qui m’était arrivé à moi-même. Il me plaignit, regretta bien ſincerement Dubreuil & blâma l’excès de délicateſſe qui m’avait empêchée de m’aller plaindre auſſitôt que j’avais été inſtruite des projets de la Dubois ; nous combinames que ce monſtre auquel il ne fallait que quatre heures pour ſe mettre en pays de ſûreté, y ſerait plutôt que nous n’aurions aviſé à la faire pourſuivre ; qu’il nous en coûterait beaucoup de frais ; que le maître de l’auberge vivement compromis dans la plainte que nous ferions, & ſe défendant avec éclat, finirait peut-être par m’écraſer moi-même, moi… qui ne ſemblais reſpirer à Grenoble qu’en échappée de la potence. Ces raiſons me convainquirent & m’effrayerent même tellement que je me réſolus de partir de cette ville ſans prendre congé de M. S*** mon protecteur. L’ami de Dubreuil approuva ce parti ; il ne me cacha point que ſi toute cette aventure ſe réveillait, les dépoſitions qu’il ſerait obligé de faire, me compromettraient, quelles que fuſſent ſes précautions, tant à cauſe de mon intimité avec la Dubois, qu’en raiſon de ma derniere promenade avec ſon ami ; qu’il me conſeillait donc d’après cela de partir tout-de-ſuite ſans voir perſonne, bien ſûre que de ſon côté il n’agirait jamais contre moi qu’il croyait innocente, & qu’il ne pouvait accuſer que de faibleſſe, dans tout ce qui venait d’arriver.

En réfléchiſſant aux avis de Valbois, je reconnus qu’ils étaient d’autant meilleurs, qu’il paraiſſait auſſi certain que j’avais l’air coupable, comme il était ſûr que je ne l’étais pas ; que la ſeule choſe qui parlât en ma faveur, la recommandation faite à Dubreuil à l’inſtant de la promenade, mal expliquée, m’avait-on dit, par lui à l’article de la mort, ne deviendrait pas une preuve auſſi triomphante que je devais y compter ; moyennant quoi je me décidai promptement ; j’en fis part à Valbois. — Je voudrais, me dit-il, que mon ami m’eût chargé de quelques diſpoſitions favorables pour vous, je les remplirais avec le plus grand plaiſir ; je voudrais même qu’il m’eût dit que c’était à vous qu’il devait le conſeil de garder ſa chambre ; mais il n’a rien fait de tout cela ; je ſuis donc contraint à me borner à la ſeule exécution de ſes ordres. Les malheurs que vous avez éprouvés pour lui, me décideraient à faire quelque choſe de moi-même, ſi je le pouvais, Mademoiſelle ; mais je commence le commerce, je ſuis jeune, ma fortune eſt bornée, je ſuis obligé de rendre à l’inſtant les comptes de Dubreuil à ſa famille ; permettez donc que je me reſtreigne au ſeul petit ſervice que je vous conjure d’accepter ; voilà cinq louis, & voilà une honnête marchande de Châlons-ſur-Saone, ma patrie ; elle y retourne après s’être arrêtée vingt-quatre heures à Lyon où l’appellent quelques affaires ; je vous remets entre ſes mains ; Madame Bertrand, continua Valbois, en me conduiſant à cette femme, voici la jeune perſonne dont je vous ai parlé ; je vous la recommande, elle déſire de ſe placer. Je vous prie avec les mêmes inſtances que s’il s’agiſſait de ma propre ſœur, de vous donner tous les mouvemens poſſibles pour lui trouver dans notre ville quelque choſe qui convienne à ſon perſonnel, à ſa naiſſance & à ſon éducation ; qu’il ne lui en coûte rien juſques là, je vous tiendrai compte de tout à la premiere vue. Adieu, Mademoiſelle, continua Valbois en me demandant la permiſſion de m’embraſſer ; Madame Bertrand part demain à la pointe du jour : ſuivez-la, & qu’un peu plus de bonheur puiſſe vous accompagner dans une ville où j’aurai peut-être la ſatisfaction de vous revoir bientôt.

L’honnêteté de ce jeune-homme, qui fonciérement ne me devait rien, me fit verſer des larmes. Les bons procédés ſont bien doux, quand on en éprouve depuis ſi longtemps d’odieux. J’acceptai ſes dons en lui jurant que je n’allais travailler qu’à me mettre en état de pouvoir les lui rendre un jour. Hélas ! penſai-je en me retirant, ſi l’exercice d’une nouvelle vertu vient de me précipiter dans l’infortune, au moins pour la premiere fois de ma vie l’eſpérance d’une conſolation s’offre-t-elle dans ce gouffre épouvantable de maux, où la vertu me précipite encore.

Il était de bonne heure : le beſoin de reſpirer me fit deſcendre ſur le quai de l’Iſere, à deſſein de m’y promener quelques inſtans ; &, comme il arrive preſque toujours en pareil cas, mes réflexions me conduiſirent fort loin. Me trouvant dans un endroit iſolé, je m’y aſſis pour penſer avec plus de loiſir ; cependant la nuit vint ſans que je penſaſſe à me retirer, lorſque tout-à-coup je me ſentis ſaiſie par trois hommes. L’un me met une main ſur la bouche, & les deux autres me jettent précipitamment dans une voiture, y montent avec moi, & nous fendons les airs pendant trois grandes heures, ſans qu’aucun de ces brigands daignât ni me dire une parole, ni répondre à aucune de mes queſtions. Les ſtores étaient baiſſés, je ne voyais rien : la voiture arrive près d’une maiſon, des portes s’ouvrent pour la recevoir, & ſe referment auſſitôt. Mes guides m’emportent, me font traverſer ainſi pluſieurs appartemens très-ſombres, & me laiſſent enfin dans un, près du quel eſt une pièce où j’aperçois de la lumiere. — Reſte-là, me dit un de mes raviſſeurs en ſe retirant avec ſes camarades, tu vas bientôt voir des gens de connaiſſance ; & ils diſparaiſſent, refermant avec ſoin toutes les portes. Preſqu’en même temps, celle de la chambre où j’apercevais de la clarté s’ouvre, & j’en vois ſortir, une bougie à la main … oh, Madame, devinez qui ce pouvait être… la Dubois… la Dubois elle-même, ce monſtre épouvantable dévoré ſans doute du plus ardent déſir de la vengeance. — Venez, charmante fille, me dit-elle arrogamment, venez recevoir la récompenſe des vertus où vous vous êtes livrée à mes dépens… & me ſerrant la main avec colere… ah ! ſcélérate, je t’apprendrai à me trahir ! — Non, non, Madame, lui dis-je précipitamment, non, je ne vous ai point trahie : informez-vous, je n’ai pas fait la moindre plainte qui puiſſe vous donner de l’inquiétude, je n’ai pas dit le moindre mot qui puiſſe vous compromettre. — Mais ne t’es-tu pas oppoſée au crime que je méditais ? ne l’as-tu pas empêché, indigne créature ! Il faut que tu en ſois punie… & comme nous entrions, elle n’eut pas le temps d’en dire davantage. L’appartement où l’on me faiſait paſſer était auſſi ſomptueux que magnifiquement éclairé ; au fond, ſur une ottomane, était un homme en robe de chambre de taffetas flottante, d’environ quarante ans, & que je vous peindrai bientôt. — Monſeigneur, dit la Dubois en me préſentant à lui, voilà la jeune perſonne que vous avez voulue, celle à laquelle tout Grenoble s’intéreſſe… la célebre Théreſe en un mot, condamnée à être pendue avec des faux-monnoyeurs ; & depuis délivrée à cauſe de ſon innocence & de ſa vertu. Reconnaiſſez mon adreſſe à vous ſervir, Monſeigneur ; vous me témoignates, il y a quatre jours l’extrême déſir que vous aviez de l’immoler à vos paſſions ; & je vous la livre aujourd’hui ; peut-être la préférerez-vous à cette jolie penſionnaire du couvent des Bénédictines de Lyon, que vous avez déſirée de même, & qui va nous arriver dans l’inſtant : cette derniere a ſa vertu phyſique & morale, celle-ci n’a que celle des ſentimens ; mais elle fait partie de ſon exiſtence, & vous ne trouverez nulle part une créature plus remplie de candeur & d’honnêteté. Elles ſont l’une & l’autre à vous, Monſeigneur : ou vous les expédierez toutes deux ce ſoir, ou l’une aujourd’hui, l’autre demain. Pour moi, je vous quitte : les bontés que vous avez pour moi m’ont engagée à vous faire part de mon aventure de Grenoble. Un homme mort, Monſeigneur, un homme mort, je me ſauve. — Eh ! non ; non, femme charmante, s’écria le maître du lieu, non, reſte, & ne crains rien quand je te protege : tu es l’ame de mes plaiſirs ; toi ſeule poſſedes l’art de les exciter & de les ſatisfaire, & plus tu redoubles tes crimes, plus ma tête s’échauffe pour toi… Mais elle eſt jolie cette Théreſe… & s’adreſſant à moi : — quel age avez-vous, mon enfant ? — Vingt-ſix ans, Monſeigneur, répondis-je, & beaucoup de chagrins. — Oui, des chagrins, des malheurs ; je ſais tout cela, c’eſt ce qui m’amuſe, c’eſt ce que j’ai voulu ; nous allons y mettre ordre, nous allons terminer tous vos revers ; je vous réponds que dans vingt-quatre heures vous ne ſerez plus malheureuſe… Et avec d’affreux éclats de rire… — n’eſt-il pas vrai, Dubois, que j’ai un moyen ſûr pour terminer les malheurs d’une jeune fille ? — Aſſurément, dit cette odieuſe créature ; & ſi Théreſe n’était pas de mes amies, je ne vous l’aurais pas amenée ; mais il eſt juſte que je la récompenſe de ce qu’elle a fait pour moi. Vous n’imagineriez jamais, Monſeigneur, combien cette chere créature m’a été utile dans ma derniere entrepriſe de Grenoble ; vous avez bien voulu vous charger de ma reconnaiſſance, & je vous conjure de m’acquitter amplement.

L’obſcurité de ces propos, ceux que la Dubois m’avait tenus en entrant, l’eſpece d’homme à qui j’avais affaire, cette jeune fille qu’on annonçait encore, tout remplit à l’inſtant mon imagination d’un trouble qu’il ſerait difficile de vous peindre. Une ſueur froide s’exhale de mes pores, & je ſuis prête à tomber en défaillance : tel eſt l’inſtant où les procédés de cet homme finirent enfin par m’éclairer. Il m’appelle, il débute par deux ou trois baiſers où nos bouches ſont forcées de s’unir ; il attire ma langue, il la ſuce, & la ſienne au fond de mon gozier ſemble y pomper juſqu’à ma reſpiration. Il me fait pencher la tête ſur ſa poitrine, & relevant mes cheveux, il obſerve attentivement la nuque de mon cou. — Oh ! c’eſt délicieux, s’écrie-t-il en preſſant fortement cette partie, je n’ai jamais rien vu de ſi bien attaché ; ce ſera divin à faire ſauter. Ce dernier propos fixa tous mes doutes ; je vis bien que j’étais encore chez un de ces libertins à paſſions cruelles, dont les plus cheres voluptés conſiſtent à jouir des douleurs ou de la mort des malheureuſes victimes qu’on leur procure à force d’argent, & que je courais riſque d’y perdre la vie.

En cet inſtant on frappe à la porte ; la Dubois ſort, & ramene auſſitôt la jeune Lyonnaiſe dont elle venait de parler.

Tâchons de vous eſquiſſer maintenant les deux nouveaux perſonnages avec lesquels vous allez me voir. Le Monſeigneur dont je n’ai jamais ſçu le nom ni l’état, était, comme je vous l’ai dit, un homme de quarante ans, mince, maigre, mais vigoureuſement conſtitué ; des muſcles preſque toujours gonflés, s’élevant ſur ſes bras couverts d un poil rude & noir, annonçaient en lui la force avec la ſanté : ſa figure était pleine de feu, ſes yeux petits, noirs & méchants, ſes dents belles, & de l’eſprit dans tous ſes traits ; ſa taille bien priſe était audeſſus de la médiocre, & l’éguillon de l’amour, que je n’eus que trop d’occaſion de voir & de ſentir, joignait à la longueur d’un pied, plus de huit pouces de circonférence. Cet inſtrument ſec, nerveux, toujours écumant, & ſur lequel ſe voyaient de groſſes veines qui le rendaient encore plus redoutable, fut en l’air pendant les cinq ou ſix heures que dura cette ſéance, ſans s’abaiſſer une minute. Je n’avais point encore trouvé d’homme ſi velu : il reſſemblait à ces Faunes que la Fable nous peint. Ses mains ſéches & dures étaient terminées par des doigts dont la force était celle d’un étau ; quant à ſon caractère, il me parut dur, bruſque, cruel, ſon eſprit tourné à une ſorte de ſarcaſmes & de taquinerie faits pour redoubler les maux où l’on voyait bien qu’il fallait s’attendre avec un tel homme.

Eulalie était le nom de la petite Lyonnaiſe, Il ſuffiſait de la voir pour juger de ſa naiſſance & de ſa vertu : elle était fille d’une des meilleures maiſons de la ville où les ſcélérateſſes de la Dubois l’avaient enlevée, ſous le prétexte de la réunir à un amant qu’elle idolâtrait ; elle poſſédait avec une candeur & une naïveté enchantereſſes, une des plus délicieuſes phyſionomies qu’il ſoit poſſible d’imaginer. Eulalie à peine âgée de ſeize ans avait une vraie figure de Vierge ; ſon innocence & ſa pudeur embéliſſaient à l’envi ſes traits : elle avait peu de couleur, mais elle n’en était que plus intéreſſante ; & l’éclat de ſes beaux yeux noirs rendait à ſa jolie mine tout le feu dont cette pâleur ſemblait la priver d’abord ; ſa bouche un peu grande était garnie des plus belles dents, ſa gorge déjà très-formée ſemblait encore plus blanche que ſon teint : elle était faite à peindre, mais rien n’était aux dépens de l’embompoint ; ſes formes étaient rondes & fournies, toutes ſes chairs fermes, douces & potelées. La Dubois prétendit qu’il était impoſſible de voir un plus beau cul : peu connaiſſeuſe en cette partie, vous me permettrez de ne pas décider. Une mouſſe légère ombrageait le devant ; des cheveux blonds, ſuperbes, flottant ſur tous ces charmes, les rendaient plus piquans encore ; & pour compléter ſon chef-d’œuvre, la Nature qui ſemblait la former à plaiſir, l’avait douée du caractere le plus doux & le plus aimable. Tendre & délicate fleur, ne deviez-vous donc embellir un inſtant la terre, que pour être auſſitôt flétrie !

Oh, Madame, dit-elle à la Dubois en la reconnaiſſant, eſt-ce donc ainſi que vous m’avez trompée !… Juſte-Ciel ! où m’avez-vous conduite ? — Vous l’allez voir, mon enfant, lui dit le maître de la maiſon en l’attirant bruſquement vers lui, & commençant déjà ſes baiſers, pendant qu’une de mes mains l’excitait par ſon ordre, Eulalie voulut ſe défendre ; mais la Dubois la preſſant ſur ce libertin, lui enleve toute poſſibilité de ſe ſouſtraire. La ſéance fut longue ; plus la fleur était fraîche, plus ce frêlon impur aimait à la pomper. À ſes ſuçons multipliés ſuccéda l’examen du cou ; & je ſentis qu’en le palpant, le membre que j’excitais prenait encore plus d’énergie. — Allons, dit Monſeigneur, voilà deux victimes qui vont me combler d’aiſe : tu ſeras bien payée, Dubois, car je ſuis bien ſervi. Paſſons dans mon boudoir : ſuis-nous, chere femme, ſuis-nous, continue-t-il en nous emmenant : tu partiras cette nuit, mais j’ai beſoin de toi pour la ſoirée. La Dubois ſe réſigne, & nous paſſons dans le cabinet des plaiſirs de ce débauché, où l’on nous fait mettre toutes nues.

Oh, Madame, je n’entreprendrai pas de vous repréſenter les infamies dont je fus à-la-fois & témoin & victime. Les plaiſirs de ce monſtre étaient ceux d’un bourreau. Ses uniques voluptés conſiſtaient à trancher des têtes. Ma malheureuſe compagne… Oh ! non, Madame… Oh ! non, n’exigez pas que je finiſſe… J’allais avoir le même ſort ; encouragé par la Dubois, ce monſtre ſe décidait à rendre mon ſupplice plus horrible encore, lorſqu’un beſoin de réparer, tous deux, leurs forces les engage à ſe mettre à table… Quelle débauche ! Mais dois-je m’en plaindre, puiſqu’elle me ſauva la vie ; excédés de vin & de nourriture, tous deux tomberent ivres morts avec les débris de leur ſouper. À peine les vois-je là, que je ſaute ſur un jupon & un mantelet que la Dubois venait de quitter pour être encore plus immodeſte aux yeux de ſon patron, je prends une bougie, je m’élance vers l’eſcalier : cette maiſon dégarnie de valets n’offre rien qui s’oppoſe à mon évaſion, un ſe rencontre, je lui dis avec l’air de l’effroi de voler vers ſon maître qui ſe meurt, & je gagne la porte ſans plus trouver de réſiſtance. J’ignorais les chemins, on ne me les avait pas laiſſé voir, je prends le premier qui s’offre à moi… C’eſt celui de Grenoble ; tout nous ſert quand la fortune daigne nous rire un moment ; on était encore couché dans l’auberge, je m’y introduis ſecrétement & vole en hâte à la chambre de Valbois ; je frappe, Valbois s’éveille & me reconnaît à peine en l’état où je ſuis ; il me demande ce qui m’arrive, je lui raconte les horreurs dont je viens d’être à-la-fois, la victime & le témoin ; vous pouvez faire arrêter la Dubois, lui-dis-je, elle n’eſt pas loin d’ici, peut-être me ſera-t-il poſſible d’indiquer le chemin… La malheureuſe indépendamment de tous ſes crimes, elle m’a pris encore, & mes hardes & les cinq louis que vous m’avez donnés. — Ô Théreſe, me dit Valbois, vous êtes aſſurément la fille la plus infortunée qu’il y ait au monde, mais vous le voyez pourtant, honnête créature, au milieu des maux qui vous accablent, une main céleſte vous conſerve ; que ce ſoit pour vous un motif de plus d’être toujours vertueuſe, jamais les bonnes actions ne ſont ſans récompenſe. Nous ne pourſuivrons point la Dubois, mes raiſons de la laiſſer en paix ſont les mêmes que celles que je vous expoſais hier, réparons ſeulement les maux qu’elle vous a faits, voilà d’abord l’argent qu’elle vous a pris. Une heure après une couturiere m’apporta deux vêtemens complets & du linge ; … mais il faut partir, Théreſe, me dit Valbois, il faut partir dans cette journée même, la Bertrand y compte, je l’ai engagée à retarder de quelques heures pour vous, rejoignez-là… Ô vertueux jeune homme, m’écriai-je en tombant dans les bras de mon bienfaiteur, puiſſe le Ciel vous rendre un jour tous les biens que vous me faites. — Allez, Théreſe, me répondit Valbois en m’embraſſant, le bonheur que vous me ſouhaitez… j’en jouis déjà, puiſque le vôtre eſt mon ouvrage… Adieu.

Voilà comme je quittai Grenoble, Madame, & ſi je ne trouvai pas dans cette ville toute la félicité que j’y avais ſuppoſée, au moins ne rencontrai-je dans aucune, comme dans celle-là, tant d’honnêtes-gens réunis pour plaindre ou calmer mes maux.

Nous étions ma conductrice & moi, dans un petit chariot couvert attelé d’un cheval que nous conduiſions du fond de cette voiture ; là étaient les marchandiſes de Madame Bertrand, & une petite fille de quinze mois qu’elle nourriſſait encore, & que je ne tardai pas pour mon malheur de prendre bientôt dans une auſſi grande amitié que pouvait le faire celle qui lui avait donné le jour.

C’était d’ailleurs une aſſez vilaine femme que cette Bertrand, ſoupçonneuſe, bavarde, commere, ennuyeuſe & bornée. Nous deſcendions régulierement chaque ſoir tous ſes effets dans l’auberge, & nous couchions dans la même chambre. Juſqu’à Lyon, tout ſe paſſa fort bien, mais pendant les trois jours dont cette femme avait beſoin pour ſes affaires, je fis dans cette ville une rencontre à laquelle j’étais loin de m’attendre.

Je me promenais l’après-midi ſur le Quai du Rhône avec une des filles de l’auberge que j’avais priée de m’accompagner, lorſque j’aperçus tout-à-coup le Révérend pere Antonin de Sainte-Marie-des-Bois, maintenant Supérieur de la maiſon de ſon Ordre ſituée en cette ville. Ce Moine m’aborde, & après m’avoir tout-bas aigrement reproché ma fuite, & m’avoir fait entendre que je courais de grands riſques d’être repriſe, s’il en donnait avis au Couvent de Bourgogne, il m’ajouta en ſe radouciſſant, qu’il ne parlerait de rien ſi je voulais à l’inſtant même le venir voir dans ſa nouvelle habitation avec la fille qui m’accompagnait, & qui lui paraiſſait de bonne priſe ; puis faiſant haut la même propoſition à cette créature, nous vous payerons bien l’une & l’autre, dit le monſtre, nous ſommes dix dans notre maiſon, & je vous promets au moins un louis de chaque, ſi votre complaiſance eſt ſans bornes ; je rougis prodigieuſement de ces propos ; un moment, je veux faire croire au Moine qu’il ſe trompe, n’y réuſſiſſant pas, j’eſſaie des ſignes pour le contenir, mais rien n’en impoſe à cet inſolent, & ſes ſollicitations n’en deviennent que plus chaudes ; enfin ſur nos refus réitérés de le ſuivre, il ſe borne à nous demander inſtamment notre adreſſe ; pour me débarraſſer de lui, je lui en donne une fauſſe, il l’écrit dans ſon porte-feuille, & nous quitte en nous aſſurant qu’il nous reverra bientôt.

En nous en retournant à l’auberge j’expliquai comme je pus l’hiſtoire de cette malheureuſe connaiſſance à la fille qui m’accompagnait, mais ſoit que ce que je lui dis ne la ſatisfit point, ſoit qu’elle eût peut-être été très-fachée d’un acte de vertu de ma part, qui la privait d’une aventure, où elle aurait autant gagné, elle bavarda, je n’eus que trop lieu de m’en apercevoir aux propos de la Bertrand, lors de la malheureuſe cataſtrophe que je vais bientôt vous raconter ; cependant le Moine ne parut point, & nous partimes.

Sorties tard de Lyon, nous ne pumes ce premier jour coucher qu’à Villefranche, & ce fut là, Madame, que m’arriva le malheur affreux qui me fait aujourd’hui paraître devant vous comme une criminelle, ſans que je l’aie été davantage dans cette funeſte circonſtance de ma vie, que dans aucune de celles où vous m’avez vue ſi injuſtement accablée des coups du ſort, & ſans qu’autre choſe m’ait conduite dans l’abîme, que la bonté de mon cœur & la méchanceté des hommes.

Arrivées ſur les ſix heures du ſoir à Villefranche, nous nous étions preſſées de ſouper & de nous coucher, afin d’entreprendre une plus forte marche le lendemain ; il n’y avait pas deux heures que nous repoſions, lorſque nous fumes réveillées par une fumée affreuſe ; perſuadées que le feu n’eſt pas loin, nous nous levons en hâte. Juſte Ciel ! les progrès de l’incendie n’étaient déjà que trop effrayans, nous ouvrons notre porte à moitié nues, & n’entendons autour de nous que le fracas des murs qui s’écroulent, le bruit des charpentes qui ſe briſent, & les hurlemens épouvantables de ceux qui tombent dans les flammes ; entourées de ces flammes dévorantes, nous ne ſavons déjà plus où fuir ; pour échapper à leur violence nous nous précipitons dans leur foyer, & nous nous trouvons bientôt confondues dans la foule des malheureux qui cherchent, comme nous, leur ſalut dans la fuite ; je me ſouviens alors que ma conductrice, plus occupée d’elle que de ſa fille, n’a pas ſongé à la garantir de la mort ; ſans l’en prévenir, je vole dans notre chambre au travers des flammes qui m’atteignent & me brûlent en pluſieurs endroits ; je ſaiſis la pauvre petite créature ; je m’élance pour la rapporter à ſa mere, m’appuyant ſur une poutre à moitié conſumée : le pied me manque, mon premier mouvement eſt de mettre mes mains au-devant de moi ; cette impulſion de la Nature me force à lâcher le précieux fardeau que je tiens… Il m’échappe, & la malheureuſe enfant tombe dans le feu ſous les yeux de ſa mere ; en cet inſtant je ſuis ſaiſie moi-même… on m’entraîne ; trop émue pour rien diſtinguer, j’ignore ſi ce ſont des ſecours ou des périls qui m’environnent ; mais je ne ſuis pour mon malheur que trop tôt éclaircie, lorſque jettée dans une chaiſe de poſte, je m’y trouve à côté de la Dubois qui me mettant un piſtolet ſur la tempe, me menace de me brûler la cervelle ſi je prononce un mot… — Ah ! ſcélérate, me dit-elle, je te tiens pour le coup, & cette fois tu ne m’échapperas plus. — Oh ! Madame, vous ici, m’écriai-je ! — Tout ce qui vient de ſe paſſer eſt mon ouvrage, me répondit ce monſtre ; c’eſt par un incendie que je t’ai ſauvé le jour ; c’eſt par un incendie que tu vas le perdre ; je t’aurais pourſuivie juſqu’aux enfers, s’il l’eût fallu pour te r’avoir. Monſeigneur devint furieux quand il apprit ton évaſion ; j’ai deux cents louis par fille que je lui procure, & non-ſeulement il ne voulut pas me payer Eulalie, mais il me menaça de toute ſa colere ſi je ne te ramenais pas. Je t’ai découverte, je t’ai manquée de deux heures à Lyon ; hier j’arrivai à Villefranche une heure après toi, j’ai mis le feu à l’auberge par le moyen des ſatellites que j’ai toujours à mes gages, je voulais te brûler ou t’avoir ; je t’ai, je te reconduis dans une maiſon que ta fuite a précipitée dans le trouble & dans l’inquiétude, & t’y ramene, Théreſe, pour y être traitée d’une cruelle maniere. Monſeigneur a juré qu’il n’aurait pas de ſupplices aſſez effrayans pour toi, & nous ne deſcendons pas de la voiture que nous ne ſoyions chez lui. Eh bien, Théreſe, que penſes-tu maintenant de la Vertu ? — Oh Madame ! qu’elle eſt bien ſouvent la proie du crime ; qu’elle eſt heureuſe quand elle triomphe ; mais qu’elle doit être l’unique objet des récompenſes de Dieu dans le Ciel, ſi les forfaits de l’homme parviennent à l’écraſer ſur la terre. — Tu ne ſeras pas longtems ſans ſavoir, Théreſe, s’il eſt vraiment un Dieu qui puniſſe ou qui récompenſe les actions des hommes… Ah ! ſi dans le néant éternel où tu vas rentrer tout-à-l’heure, il t’était permis de penſer, combien tu regretterais les ſacrifices infructueux que ton entêtement t’a forcée de faire à des phantômes qui ne t’ont jamais payée qu’avec des malheurs… Théreſe, il en eſt encore temps, veux-tu être ma complice, je te ſauve, il eſt plus fort que moi de te voir échouer ſans ceſſe dans les routes dangereuſes de la Vertu. Quoi ! tu n’es pas encore aſſez punie de ta ſageſſe & de tes faux principes ? Quelles infortunes veux-tu donc pour te corriger ? Quels exemples te ſont néceſſaires pour te convaincre que le parti que tu prends eſt le plus mauvais de tous, & qu’ainſi que je te l’ai dit cent fois, on ne doit s’attendre qu’à des revers quand, prenant la foule à rebours, on veut être ſeule vertueuſe dans une Société tout-à-fait corrompue. Tu comptes ſur un Dieu vengeur, détrompe-toi, Théreſe, détrompe-toi, le Dieu que tu te forges n’eſt qu’une chimere dont la ſotte exiſtence ne ſe trouva jamais que dans la tête des fous ; c’eſt un phantôme inventé par la méchanceté des hommes, qui n’a pour but que de les tromper, ou de les armer les uns contre les autres. Le plus important ſervice qu’on eût pu leur rendre, eût été d’égorger ſur-le-champ le premier impoſteur qui s’aviſa de leur parler d’un Dieu. Que de ſang un ſeul meurtre eût épargné dans l’Univers ! Va, va, Théreſe, la Nature toujours agiſſante, toujours active n’a nullement beſoin d’un maître pour la diriger. Et ſi ce maître exiſtait effectivement, après tous les défauts dont il a rempli ſes œuvres, mériterait-il de nous autre choſe que des mépris & des outrages ? Ah ! s’il exiſte ton Dieu, que je le hais ! Théreſe, que je l’abhorre ! Oui, ſi cette exiſtence était vraie, je l’avoue, le ſeul plaiſir d’irriter perpétuellement celui qui en ſerait revêtu, deviendrait le plus précieux dédommagement de la néceſſité où je me trouverais alors d’ajouter quelque croyance en lui… Encore une fois, Théreſe, veux-tu devenir ma complice ? Un coup ſuperbe ſe préſente, nous l’exécuterons avec du courage ; je te ſauve la vie ſi tu l’entreprends. Le Seigneur chez qui nous allons, & que tu connaîs, s’iſole dans la maiſon de campagne où il fait ſes parties ; le genre dont tu vois qu’elles ſont, l’exige ; un ſeul valet l’habite avec lui, quand il y va pour ſes plaiſirs : l’homme qui court devant cette chaiſe, toi & moi, chere fille, nous voilà trois contre deux ; quand ce libertin ſera dans le feu de ſes voluptés, je me ſaiſirai du ſabre dont il tranche la vie de ſes victimes, tu le tiendras, nous le tuerons, & mon homme pendant ce temps-là aſſommera ſon valet. Il y a de l’argent caché dans cette maiſon ; plus de huit cens mille francs, Théreſe, j’en ſuis ſûre, le coup en vaut la peine… Choiſis, ſage créature, choiſis, la mort, ou me ſervir ; ſi tu me trahis, ſi tu lui fais part de mon projet, je t’accuſerai ſeule, & ne doutes pas que je ne l’emporte par la confiance qu’il eut toujours en moi… Réfléchis bien avant que de me répondre, cet homme eſt un ſcélérat, donc en l’aſſaſſinant lui-même, nous ne faiſons qu’aider aux loix deſquelles il a mérité la rigueur. Il n’y a pas de jour, Théreſe, où ce coquin n’aſſaſſine une fille, eſt-ce donc outrager la Vertu, que de punir le Crime ? Et la propoſition raiſonnable que je te fais, alarmera-t-elle encore tes farouches principes ? — N’en doutez pas, Madame, répondis-je, ce n’eſt pas dans la vue de corriger le crime que vous me propoſez cette action, c’eſt dans le ſeul motif d’en commettre un vous-même : il ne peut donc y avoir qu’un très-grand mal à faire ce que vous dites, & nulle apparence de légitimité ; il y a mieux, n’euſſiez-vous même pour deſſein que de venger l’Humanité des horreurs de cet homme, vous feriez encore mal de l’entreprendre, ce ſoin ne vous regarde pas : les loix ſont faites pour punir les coupables, laiſſons-les agir, ce n’eſt pas à nos faibles mains que l’Être ſuprême a confié leur glaive ; nous ne nous en ſervirions pas ſans les outrager elles-mêmes. — Eh bien, tu mourras, indigne créature, reprit la Dubois en fureur, tu mourras, ne te flattes plus d’échapper à ton ſort.

— Que m’importe, répondis-je avec tranquillité, je ſerai délivrée de tous mes maux, le trépas n’a rien qui m’effraie, c’eſt le dernier ſommeil de la vie, c’eſt le repos du malheureux… Et cette bête féroce s’élançant à ces mots ſur moi, je crus qu’elle allait m’étrangler ; elle me donna pluſieurs coups dans le ſein, mais me lâcha pourtant auſſitôt que je criai, dans la crainte que le poſtillon ne m’entendît.

Cependant nous avancions fort vîte ; l’homme qui courait devant faiſait préparer nos chevaux, & nous n’arrêtions à aucune poſte. À l’inſtant des relais, la Dubois reprenait ſon arme, & me la tenait contre le cœur… Qu’entreprendre ?… En vérité ma faibleſſe & ma ſituation m’abattaient au point de préférer la mort aux peines de m’en garantir.

Nous étions prêtes d’entrer dans le Dauphiné, lorsque ſix hommes à cheval, galopant à toute bride derriere notre voiture, l’atteignirent & forcerent, le ſabre à la main, notre poſtillon à s’arrêter. Il y avait à trente pas du chemin une chaumiere où ces cavaliers que nous reconnûmes bientôt pour être de la maréchauſſée, ordonnent au poſtillon d’amener la voiture : quand elle y eſt, ils nous font deſcendre, & nous entrons tous chez le payſan. La Dubois, avec une effronterie inimaginable dans une femme couverte de crimes, & qui ſe trouve arrêtée, demanda avec hauteur à ces cavaliers ſi elle était connue d’eux, & de quel droit ils en uſaient de cette maniere avec une femme de ſon rang ? — Nous n’avons pas l’honneur de vous connaître, Madame, dit l’Exempt ; mais nous ſommes certains que vous avez dans votre voiture une malheureuſe qui mit hier le feu à la principale auberge de Villefranche ; puis me conſidérant : voilà ſon ſignalement, Madame, nous ne nous trompons pas ; ayez la bonté de nous la remettre, & de nous apprendre comment une perſonne auſſi reſpectable que vous paraiſſez l’être, a pu ſe charger d’une telle femme ?

Rien que de ſimple à cet événement, répondit la Dubois plus inſolente encore, & je ne prétends ni vous le cacher, ni prendre le parti de cette fille, s’il eſt certain qu’elle ſoit coupable du crime affreux dont vous parlez. Je logeais comme elle hier à cette auberge de Villefranche, j’en partis au milieu de ce trouble, & comme je montais dans la voiture, cette fille s’élança vers moi en implorant ma compaſſion, en me diſant qu’elle venait de tout perdre dans cet incendie, qu’elle me ſuppliait de la prendre avec moi juſqu’à Lyon où elle eſpérait de ſe placer. Écoutant bien moins ma raiſon que mon cœur, j’acquieſçai à ſes demandes ; une fois dans ma chaiſe, elle s’offrit à me ſervir ; imprudemment encore je conſentis à tout, & je la menais en Dauphiné où ſont mes biens & ma famille : aſſurément c’eſt une leçon, je reconnais bien à préſent tous les inconvéniens de la pitié ; je m’en corrigerai. La voilà, Meſſieurs, la voilà, Dieu me garde de m’intéreſſer à un tel monſtre, je l’abandonne à la ſévérité des loix, & vous ſupplie de cacher avec ſoin le malheur que j’ai eu de la croire un inſtant.

Je voulus me défendre, je voulus dénoncer la vraie coupable ; mes diſcours furent traités de récriminations calomniatrices dont la Dubois ne ſe défendait qu’avec un ſouris mépriſant. Ô funeſtes effets de la miſere & de la prévention, de la richeſſe & de l’inſolence ! Était-il poſſible qu’une femme qui ſe faiſait appeler Madame la Baronne de Fulconis, qui affichait le luxe, qui ſe donnait des terres, une famille ; ſe pouvait-il qu’une telle femme pût ſe trouver coupable d’un crime où elle ne paraiſſait pas avoir le plus mince intérêt ? Tout ne me condamnait-il pas au contraire ? J’étais ſans protection, j’étais pauvre, il était bien certain que j’avais tort.

L’Exempt me lut les plaintes de la Bertrand. C’était elle qui m’avait accuſée ; j’avais mis le feu dans l’auberge pour la voler plus à mon aiſe elle l’avait été juſqu’au dernier ſou : j’avais jeté ſon enfant dans le feu, pour que le déſeſpoir où cet événement allait la plonger, en l’aveuglant ſur le reſte ; ne lui permît pas de voir mes manœuvres : j’étais d’ailleurs, avait ajouté la Bertrand, une fille de mauvaiſe vie échappée du gibet à Grenoble, & dont elle ne s’était ſottement chargée que par excès de complaiſance pour un jeune homme de ſon pays, mon amant ſans doute. J’avais publiquement & en plein jour raccroché des Moines à Lyon : en un mot, il n’était rien dont cette indigne créature n’eût profité pour me perdre, rien que la calomnie aigrie par le déſeſpoir n’eût inventé pour m’avilir. À la ſollicitation de cette femme, on avait fait un examen juridique ſur les lieux mêmes. Le feu avait commencé dans un grenier à foin où pluſieurs personnes avaient dépoſé que j’étais entrée le ſoir de ce jour funeſte, & cela était vrai. Déſirant un cabinet d’aiſance mal indiqué par la ſervante à qui je m’adreſſai, j’étais entrée dans ce galetas, ne trouvant pas l’endroit cherché, & j’y étais reſtée aſſez de temps pour faire ſoupçonner ce dont on m’accuſait, ou pour fournir au moins des probabilités ; & on le fait ; ce ſont des preuves dans ce ſiécle-ci. J’eus donc beau me défendre, l’Exempt ne me répondit qu’en m’apprêtant des fers : mais, Monſieur, dis-je encore avant que de me laiſſer enchaîner, ſi j’avais volé ma compagne de route à Villefranche, l’argent devrait ſe trouver ſur moi : qu’on me fouille. Cette défenſe ingénue n’excita que des rires ; on m’aſſura que je n’étais pas ſeule, qu’on était ſûr que j’avais des complices auxquels j’avais remis les ſommes volées, en me ſauvant. Alors la méchante Dubois qui connaiſſait la flétriſſure que j’avais eu le malheur de recevoir autrefois chez Rodin, contrefit un inſtant la commiſération. Monſieur, dit-elle à l’Exempt, on commet chaque jour tant d’erreurs ſur toutes ces choſes-ci, que vous me pardonnerez l’idée qui me vient : ſi cette fille eſt coupable de l’action dont on l’accuſe, aſſurément ce n’eſt pas ſon premier forfait ; on ne parvient pas en un jour à des délits de cette nature : viſitez cette fille, Monſieur, je vous en prie… ſi par haſard vous trouviez ſur ſon malheureux corps… mais ſi rien ne l’accuſe, permettez-moi de la défendre & de la protéger. L’Exempt conſentit à la vérification… elle allait ſe faire… un moment, Monſieur, dis-je en m’y oppoſant, cette recherche eſt inutile ; Madame ſait bien que j’ai cette affreuſe marque ; elle ſait bien auſſi quel malheur en eſt la cauſe : ce ſubterfuge de ſa part eſt un ſurcroît d’horreurs qui ſe dévoileront, ainſi que le reſte, au temple même de Thémis. Conduiſez-y-moi, Meſſieurs : voilà mes mains, couvrez-les de chaînes ; le Crime ſeul rougit de les porter, la Vertu malheureuſe en gémit, & ne s’en effraie pas. — En vérité, je n’aurais pas cru, dit la Dubois, que mon idée eût un tel ſuccès ; mais comme cette créature me récompenſe de mes bontés pour elle par d’inſidieuſes inculpations, j’offre de retourner avec elle, s’il le faut. — Cette démarche eſt parfaitement inutile, Madame la Baronne, dit l’Exempt, nos recherches n’ont que cette fille pour objet : ſes aveux, la marque dont elle eſt flétrie, tout la condamne ; nous n’avons beſoin que d’elle, & nous vous demandons mille excuſes de vous avoir dérangée ſi long-temps. Je fus auſſitôt enchaînée, jetée en croupe derriere un de ces cavaliers, & la Dubois partit en achevant de m’inſulter par le don de quelques écus laiſſés par commiſération à mes gardes pour aider à ma ſituation dans le triſte ſéjour que, allais habiter en attendant mon jugement.

Ô Vertu ! m’écriai-je, quand je me vis dans cette affreuſe humiliation, pouvais-tu recevoir un plus ſenſible outrage ! Était-il poſſible que le Crime oſât t’affronter & te vaincre avec autant d’inſolence & d’impunité !

Nous fumes bientôt à Lyon ; on me précipita dès en arrivant dans le cachot des criminels, & j’y fus écrouée comme incendiaire, fille de mauvaiſe vie, meurtriere d’enfant & voleuſe.

Il y avait eu ſept perſonnes de brûlées dans l’auberge ; j’avais penſé l’être moi-même ; j’avais voulu ſauver un enfant ; j’allais périr, mais celle qui était cauſe de cette horreur échappait à la vigilance des loix, à la juſtice du ciel : elle triomphait, elle retournait à de nouveaux crimes, tandis qu’innocente & malheureuſe, je n’avais pour perſpective que le déshonneur, que la flétriſſure & la mort.

Accoutumée depuis ſi long-temps à la calomnie, à l’injuſtice & au malheur ; faite depuis mon enfance à ne me livrer à un ſentiment de vertu, qu’aſſurée d’y trouver des épines, ma douleur fut plus ſtupide que déchirante, & je pleurai moins que je ne l’aurais cru : cependant comme il eſt naturel à la créature ſouffrante de chercher tous les moyens poſſibles de ſe tirer de l’abîme où ſon infortune l’a plongée ; le pere Antonin me vint à l’eſprit ; quelque médiocre ſecours que j’en eſpéraſſe, je ne me refuſai point à l’envie de le voir : je le demandai, il parut. On ne lui avait pas dit par quelle perſonne il était déſiré ; il affecta de ne pas me reconnaître : alors je dis au concierge qu’il était effectivement poſſible qu’il ne ſe reſſouvint pas de moi, n’ayant dirigé ma conſcience que fort jeune, mais qu’à ce titre je demandais un entretien ſecret avec lui. On y conſentit de part & d’autre. Dès que je fus ſeule avec ce Religieux, je me précipitai à ſes genoux, je les arroſai de mes larmes, en le conjurant de me ſauver de la cruelle poſition où j’étais ; je lui prouvai mon innocence ; je ne lui cachai pas que les mauvais propos qu’il m’avait tenus quelques jours auparavant avaient indiſpoſé contre moi la perſonne à laquelle j’étais recommandée, & qui ſe trouvait maintenant mon accuſatrice. Le Moine m’écouta très-attentivement. — Théreſe, me dit-il enſuite, ne t’emportes pas à ton ordinaire, ſitôt qu’on enfreint tes maudits préjugés ; tu vois où ils t’ont conduite, & tu peux facilement te convaincre à préſent qu’il vaut cent fois mieux être coquine & heureuſe, que ſage & dans l’infortune ; ton affaire eſt auſſi mauvaiſe qu’elle peut l’être, chere fille, il eſt inutile de te le déguiſer : cette Dubois dont tu me parles ayant le plus grand intérêt à ta perte y travaillera ſûrement ſous main ; la Bertrand pourſuivra, toutes les apparences ſont contre toi, & il ne faut que des apparences aujourd’hui pour faire condamner à la mort : tu es donc une fille perdue, cela eſt clair ; un ſeul moyen peut te ſauver ; je ſuis bien avec l’intendant, il peut beaucoup ſur les juges de cette ville ; je vais lui dire que tu es ma niece, & te réclamer à ce titre : il anéantira toute la procédure : je demanderai à te renvoyer dans ma famille ; je te ferai enlever, mais ce ſera pour t’enfermer dans notre couvent d’où tu ne ſortiras de ta vie… & là, je ne te le cache pas, Théreſe, eſclave aſſervie de mes caprices, tu les aſſouviras tous ſans réflexion ; tu te livreras de même à ceux de mes confreres : tu ſeras en un mot à moi comme la plus ſoumiſe des victimes… tu m’entends ; la beſogne eſt rude ; tu ſais quelles ſont les paſſions des libertins de notre eſpece : détermine-toi donc, & ne fais pas attendre ta réponſe. — Allez, mon pere, répondis-je avec horreur, allez, vous êtes un monſtre d’oſer abuſer auſſi cruellement de ma ſituation, pour me placer entre la mort & l’infamie ; je ſaurai mourir s’il le faut, mais ce ſera du moins ſans remords. — À votre volonté, me dit ce cruel homme en ſe retirant ; je n’ai jamais ſçu forcer les gens pour les rendre heureux. — La vertu vous a ſi bien réuſſi juſqu’à préſent, Théreſe, que vous avez raiſon d’encenſer ſes autels… Adieu : ne vous aviſez pas ſur-tout de me redemander davantage. Il ſortait ; un mouvement plus fort que moi me rentraîne à ſes genoux. — Tigre, m’écriai-je en larmes, ouvre ton cœur de roc à mes affreux revers, & ne m’impoſe pas pour les finir des conditions plus affreuſes pour moi que la mort… La violence de mes mouvemens avoit fait diſparaître les voiles qui couvraient mon ſein, il était nud, mes cheveux y flottaient en déſordre, il était inondé de mes larmes ; j’inſpire des déſirs à ce malhonnête homme… des déſirs qu’il veut ſatisfaire à l’inſtant ; il oſe me montrer à quel point mon état les irrite ; il oſe concevoir des plaiſirs au milieu des chaînes qui m’entourent, ſous le glaive qui m’attend pour me frapper… J’étais à genoux… il me renverſe, il ſe précipite avec moi ſur la malheureuſe paille qui me ſert de lit ; je veux crier, il enfonce de rage un mouchoir dans ma bouche ; il attache mes bras : maître de moi, l’infâme m’examine par-tout… tout devient la proie de ſes regards, de ſes attouchemens & de ſes perfides careſſes ; il aſſouvit enfin ſes déſirs.

Écoutez, me dit-il en me détachant & ſe rajuſtant lui-même, vous ne voulez pas que je vous ſois utile, à la bonne-heure ; je vous laiſſe ; je ne vous ſervirai ni ne vous nuirai, mais ſi vous vous aviſez de dire un ſeul mot de ce qui vient de ſe paſſer, en vous chargeant des crimes les plus énormes, je vous ôte à l’inſtant tout moyen de pouvoir vous défendre ; réfléchiſſez bien avant que de parler. On me croit maître de votre confeſſion… vous m’entendez : il nous eſt permis de tout révéler quand il s’agit d’un criminel ; ſaiſiſſez donc bien l’eſprit de ce que je vais dire au concierge, ou j’acheve à l’inſtant de vous écraſer. Il frappe, le geolier paraît : — Monſieur, lui dit ce traître, cette bonne fille ſe trompe, elle a voulu parler d’un pere Antonin qui eſt à Bordeaux ; je ne la connais nullement, je ne l’ai même jamais vue : elle m’a prié d’entendre ſa confeſſion, je l’ai fait, je vous ſalue l’un & l’autre, & ſerai toujours prêt à me repréſenter quand on jugera mon miniſtere important.

Antonin ſort en diſant ces mots, & me laiſſe auſſi confondue de ſa fourberie, que révoltée de ſon inſolence & de ſon libertinage.

Quoi qu’il en fût, mon état était trop horrible pour ne pas faire uſage de tout ; je me reſſouvins de M. de Saint-Florent : il m’était impoſſible de croire que cet homme pût me méſeſtimer par rapport à la conduite que j’avais obſervée avec lui ; je lui avais rendu autrefois un ſervice aſſez important, il m’avait traitée d’une maniere aſſez cruelle, pour imaginer qu’il ne refuſerait pas & de réparer ſes torts envers moi dans une circonſtance auſſi eſſentielle, & de reconnaître, en ce qu’il pourrait, au moins ce que j’avais fait de ſi honnête pour lui ; le feu des paſſions pouvait l’avoir aveuglé aux deux époques où je l’avais connu ; ſes horreurs avaient une ſorte d’excuſe, mais dans ce cas-ci nul ſentiment ne devait, ſelon moi, l’empêcher de me ſecourir… Me renouvellerait-il ſes dernieres propoſitions ? mettrait-il les ſecours que j’allais exiger de lui au prix des affreux ſervices qu’il m’avait expliqués ? eh bien ! j’accepterais, & une fois libre, je trouverais bien le moyen de me ſouſtraire au genre de vie abominable auquel il aurait eu la baſſeſſe de m’engager. Pleine de ces réflexions, je lui écris, je lui peins mes malheurs, je le ſupplie de me venir voir ; mais je n’avais pas aſſez réfléchi ſur l’ame de cet homme, quand j’avais ſoupçonné la bienfaiſance capable d’y pénétrer ; je ne m’étais pas aſſez ſouvenue de ſes maximes horribles, ou, ma malheureuſe faibleſſe m’engageant toujours à juger les autres d’après mon cœur, j’avais mal-à-propos ſuppoſé que cet homme devait ſe conduire avec moi comme je l’euſſe certainement fait avec lui.

Il arrive : & comme j’avais demandé à le voir ſeul, on le laiſſe en liberté dans ma chambre. Il m’avait été facile de voir aux marques de reſpect qu’on lui avait prodiguées, quelle était ſa prépondérance dans Lyon. — Quoi ! c’eſt vous, me dit-il en jetant ſur moi des yeux de mépris, je m’étais trompé ſur la lettre ; je la croyais d’une femme plus honnête que vous, & que j’aurais ſervie de tout mon cœur ; mais que voulez-vous que je faſſe pour une imbécille de votre eſpece ? Comment, vous êtes coupable de cent crimes tous plus affreux les uns que les autres, & quand on vous propoſe un moyen de gagner honnêtement votre vie, vous vous y refuſez opiniâtrement ? On ne porta jamais la bêtiſe plus loin. — Oh ! Monſieur, m’écriai-je, je ne ſuis point coupable. — Que faut-il donc faire pour l’être, reprit aigrement cet homme dur ? La premiere fois de ma vie que je vous vois, c’eſt au milieu d’une troupe de voleurs qui veulent m’aſſaſſiner ; maintenant c’eſt dans les priſons de cette ville accuſée de trois ou quatre nouveaux crimes, & portant, dit-on, ſur vos épaules la marque aſſurée des anciens. Si vous appelez cela être honnête, apprenez-moi donc ce qu’il faut pour ne l’être pas ? — Juſte Ciel ! Monſieur, répondis-je, pouvez-vous me reprocher l’époque de ma vie où je vous ai connu, & ne ſerait-ce pas bien plutôt à moi de vous en faire rougir ? J’étais de force, vous le ſavez, Monſieur, parmi les bandits qui vous arrêterent ; ils voulaient vous arracher la vie, je vous la ſauvai, en facilitant votre évaſion, en nous échappant tous les deux ; que fîtes-vous, homme cruel, pour me rendre graces de ce ſervice ? eſt-il poſſible que vous puiſſiez vous le rappeler ſans horreur ? Vous voulûtes m’aſſaſſiner moi-même vous m’étourdîtes par des coups affreux, & profitant de l’état où vous m’aviez miſe, vous m’arrachâtes ce que j’avais de plus cher ; par un rafinement de cruauté ſans exemple, vous me dérobâtes le peu d’argent que je poſſédais, comme ſi vous euſſiez déſiré que l’humiliation & la miſere vinſſent achever d’écraſer votre victime ! Vous avez bien réuſſi, homme barbare ; aſſurément vos ſuccès ſont entiers ; c’eſt vous qui m’avez plongée dans le malheur ; c’eſt vous qui avez entr’ouvert l’abîme où je n’ai ceſſé de tomber depuis ce malheureux inſtant.

J’oublie tout néanmoins, Monſieur, oui, tout s’efface de ma mémoire, je vous demande même pardon d’oſer vous en faire des reproches, mais pourriez-vous vous diſſimuler qu’il me ſoit dû quelques dédommagemens, quelque reconnaiſſance de votre part ? Ah ! daignez n’y pas fermer votre cœur, quand le voile de la mort s’étend ſur mes triſtes jours ; ce n’eſt pas elle que je crains, c’eſt l’ignominie ; ſauvez-moi de l’horreur de mourir comme une criminelle : tout ce que j’exige de vous ſe borne à cette ſeule grace, ne me la refuſez pas, Monſieur, ne me la refuſez pas, & le Ciel & mon cœur vous en récompenſeront un jour.

J’étais en larmes, j’étais à genoux devant cet homme féroce, & loin de lire ſur ſa figure l’effet que je devais attendre des ſecouſſes dont je me flattais d’ébranler ſon ame, je n’y diſtinguais qu’une altération de muſcles cauſée par cette ſorte de luxure dont le germe eſt la cruauté. Saint-Florent était aſſis devant moi ; ſes yeux noirs & méchans me conſidéraient d’une maniere affreuſe, & je voyais ſa main faire ſur lui-même des attouchemens qui prouvaient qu’il s’en fallait bien que l’état où je le mettais fût de la pitié ; il ſe déguiſa néanmoins, & ſe levant, — Écoutez, me dit-il, toute votre procédure eſt ici dans les mains de Monſieur de Cardoville ; je n’ai pas beſoin de vous dire la place qu’il occupe ; qu’il vous ſuffiſe de ſavoir que de lui ſeul dépend votre ſort : il eſt mon ami intime depuis l’enfance, je vais lui parler ; s’il conſent à quelques arrangemens, on viendra vous prendre à l’entrée de la nuit, afin qu’il vous voie ou chez lui ou chez moi ; dans le ſecret d’une pareille interrogation, il lui ſera bien plus facile de tourner tout en votre faveur, qu’il ne le pourrait faire ici. Si cette grâce s’obtient, juſtifiez-vous quand vous le verrez, prouvez-lui votre innocence d’une maniere qui le perſuade ; c’eſt tout ce que je puis pour vous : adieu, Théreſe, tenez-vous prête à tout événement, & ſur-tout ne me faites pas faire de fauſſes démarches. Saint-Florent ſortit.

Rien n’égalait ma perplexité ; il y avait ſi peu d’accord entre les propos de cet homme, le caractere que je lui connaiſſais, & ſa conduite actuelle, que je craignis encore quelques pieges ; mais daignez me juger, Madame ; m’appartenais-il de balancer dans la cruelle poſition où j’étais ; & ne devais-je pas ſaiſir avec empreſſement tout ce qui avait l’apparence du ſecours ? Je me déterminai donc à ſuivre ceux qui viendraient me prendre : faudrait-il me proſtituer, je me défendrais de mon mieux ; eſt-ce à la mort qu’on me conduirait ? à la bonne heure, elle ne ſerait pas du moins ignominieuſe, & je ſerais débarraſſée de tous mes maux. Neuf heures ſonnent, le Geolier paraît ; je tremble. — Suivez-moi, me dit ce Cerbere ; c’eſt de la part de Meſſieurs de Saint-Florent & de Cardoville : ſongez à profiter, comme il convient, de la faveur que le Ciel vous offre ; nous en avons beaucoup ici qui déſireraient une telle grâce & qui ne l’obtiendront jamais.

Parée du mieux qu’il m’eſt poſſible, je ſuis le concierge qui me remet entre les mains de deux grands drôles dont le farouche aſpect redouble ma frayeur ; ils ne me diſent mot : le fiacre avance, & nous deſcendons dans un vaſte hôtel que je reconnais bientôt pour être celui de Saint-Florent. La ſolitude dans laquelle tout m’y paraît ne ſert qu’à redoubler ma crainte : cependant mes conducteurs me prennent par le bras, & nous montons au quatrième dans de petits appartemens qui me ſemblerent auſſi décorés que myſtérieux. À meſure que nous avancions, toutes les portes ſe fermaient ſur nous, & nous parvinmes ainſi dans un ſalon reculé où je n’aperçus aucunes fenêtres : là ſe trouvaient Saint-Florent & l’homme qu’on me dit être Monſieur de Cardoville, de qui dépendait mon affaire ; ce personnage gros & replet, d’une figure ſombre & farouche, pouvait avoir environ cinquante ans ; quoiqu’il fût en déshabillé, il était facile de voir que c’était un robin. Un grand air de ſévérité paraiſſait répandu ſur tout ſon enſemble ; il m’en impoſa. Cruelle injuſtice de la Providence, il eſt donc poſſible que le Crime effraie la Vertu. Les deux hommes qui m’avaient amenée, & que je diſtinguai mieux à la lueur des vingt bougies dont cette piece était éclairée, n’avaient pas plus de vingt-cinq à trente ans. Le premier, qu’on appelait la Roſe, était un beau brun, taillé comme Hercule ; il me parut l’aîné ; le cadet avait des traits plus efféminés, les plus beaux cheveux châtains & de très-grands yeux noirs ; il avait au moins cinq pieds dix pouces, fait à peindre, & la plus belle peau du monde, on le nommait Julien. Pour Saint-Florent vous le connaiſſez ; autant de rudeſſe dans les traits que dans le caractere, & cependant quelques beautés. — Tout eſt-il fermé, dit Saint-Florent à Julien ? — Oui, Monſieur, répondit le jeune homme : vos gens sont en débauche par vos ordres, & le portier qui veille ſeul, aura ſoin de n’ouvrir à qui que ce ſoit. Ce peu de mots m’éclaira, je frémis, mais qu’euſſai-je fait avec quatre hommes devant moi ! — Aſſeyez-vous là, mes amis, dit Cardoville en baiſant ces deux jeunes gens, nous vous emploierons au beſoin. — Théreſe, dit alors Saint-Florent en me montrant Cardoville, voilà votre juge, voilà l’homme dont vous dépendez ; nous avons raiſonné de votre affaire ; mais il me ſemble que vos crimes ſont d’une nature à ce que l’accommodement ſoit bien difficile. — Elle a quarante-deux témoins contre elle, dit Cardoville aſſis ſur les genoux de Julien, le baiſant ſur la bouche, & permettant à ſes doigts ſur ce jeune homme les attouchemens les plus immodeſtes ; nous n’avons condamné perſonne à mort depuis long-temps, dont les crimes ſoient mieux conſtatés ! — Moi, des crimes conſtatés ? — Conſtatés ou non, dit Cardoville en ſe levant & venant effrontément me parler ſous le nez, tu ſeras brûlée p… ſi par une entiere réſignation, par une obéiſſance aveugle, tu ne te prêtes à l’inſtant à tout ce que nous allons exiger de toi. — Encore des horreurs, m’écriai-je ; eh quoi ! ce ne ſera donc qu’en cédant à des infamies, que l’innocence pourra triompher des piéges que lui tendent les méchans ! — Cela eſt dans l’ordre, reprit Saint-Florent ; il faut que le plus faible céde aux déſirs du plus fort, ou qu’il ſoit victime de ſa méchanceté : c’eſt votre hiſtoire, Théreſe, obéiſſez donc, & en même temps ce libertin retrouſſa leſtement mes jupes. Je me reculai, je le repouſſai avec horreur, mais étant tombée par mon mouvement dans les bras de Cardoville, celui-ci s’emparant de mes mains, m’expoſa dès-lors ſans défenſe aux attentats de ſon confrere. On coupa les rubans de mes jupes, on déchira mon corſet, mon mouchoir de cou, ma chemiſe, & dans l’inſtant je me trouvai ſous les yeux de ces monſtres auſſi nue qu’en arrivant au monde. — De la réſiſtance, diſoient-ils l’un & l’autre en procédant à me dépouiller… de la réſiſtance… cette catin imagine pouvoir nous réſiſter… & pas un vêtement ne s’arrachait qu’il ne fût ſuivi de quelques coups.

Dès que je fus dans l’état qu’ils voulaient, aſſis tous deux ſur des fauteuils ceintrés, & qui s’accrochant l’un à l’autre reſſerraient, au milieu de leur eſpace vide, le malheureux individu qu’on y plaçait, ils m’examinerent à loiſir : pendant que l’un obſervant le devant, l’autre conſidérait le derriere ; puis ils changeaient & rechangeaient encore. Je fus ainſi lorgnée, maniée, baiſée plus d’une demi-heure, ſans qu’aucun épiſode lubrique fût négligé dans cet examen, & je crus voir qu’en ce qui s’agiſſait de préliminaires, tous deux avaient à-peu-près les mêmes fantaiſies.

Eh bien ! dit Saint-Florent à ſon ami, ne t’avais-je pas dit qu’elle avait un beau cul ! — Oui, parbleu ! ſon derriere eſt ſublime, dit le robin qui le baiſait pour-lors ; j’ai fort peu vu de reins moulés comme ceux-là ; c’eſt que c’eſt dur, c’eſt que c’eſt frais !… comment cela s’arrange-t-il avec une vie ſi débordée ? — Mais c’eſt qu’elle ne s’eſt jamais livrée d’elle-même ; je te l’ai dit, rien de plaiſant comme les aventures de cette fille ! On ne l’a jamais eue qu’en la violant ; (& alors il enfonce ſes cinq doigts réunis dans le périſtile du temple de l’Amour,) mais on l’a eue… malheureuſement, car c’eſt beaucoup trop large pour moi : accoutumé à des prémices, je ne pourrais jamais m’arranger de cela. Puis me retournant il fit la même cérémonie à mon derriere auquel il trouva le même inconvénient. — Eh bien ! dit Cardoville, tu ſais le ſecret. — Auſſi m’en ſervirai-je, répondit Saint-Florent ; & toi qui n’as pas beſoin de cette même reſſource, toi qui te contente d’une activité factice qui, quelque douloureuſe qu’elle ſoit pour une femme, perfectionne pourtant auſſi-bien la jouiſſance, tu ne l’auras qu’après moi, j’eſpere. — Cela eſt juſte, dit Cardoville, je m’occuperai, en t’obſervant, de ces préludes ſi doux à ma volupté ; je ferai la fille avec Julien & la Roſe, pendant que tu maſculiniſeras Théreſe, & l’un vaut bien l’autre, je penſe. — Mille fois mieux ſans doute ; je ſuis ſi dégoûté des femmes !… t’imagines-tu qu’il me fût poſſible de jouir de ces catins-là, ſans les épiſodes qui nous aiguillonnent ſi bien l’un & l’autre ? À ces mots, ces impudiques m’ayant fait voir que leur état exigeait des plaiſirs plus ſolides, ils ſe leverent, & me firent placer debout ſur un large fauteuil, les coudes appuyés ſur le dos de ce ſiege, les genoux ſur les bras, & tout le train de derriere abſolument penché vers eux. À peine fus-je placée qu’ils quitterent leur culotte, retrouſſerent leur chemiſe, & ſe trouverent ainſi, à la chauſſure près, parfaitement nuds de la ceinture en bas ; ils ſe montrerent en cet état à mes yeux, paſſerent & repaſſerent pluſieurs fois devant moi en affectant de me faire voir leur cul, m’aſſurant que c’était bien autre choſe que ce que je pouvais leur offrir ; tous deux étaient effectivement formés comme des femmes dans cette partie : Cardoville ſur-tout en offrait la blancheur & la coupe, l’élégance & le potelé ; ils ſe polluerent un inſtant devant moi, mais ſans émiſſion : rien que de très-ordinaire dans Cardoville ; pour Saint-Florent, c’était un monſtre ; je frémis quand je penſai que tel était le dard qui m’avait immolée. — Oh juſte Ciel ! comment un homme de cette taille avait-il beſoin de prémices ? Pouvait-ce être autre choſe que la férocité qui dirigeât de telles fantaiſies ? Mais quelles nouvelles armes allaient, hélas ! ſe préſenter à moi ! Julien & la Roſe qu’échauffait tout cela ſans doute, également débarraſſés de leur culotte, s’avancent la pique à la main… Oh ! Madame, jamais rien de pareil n’avait encore ſouillé ma vue, & quelles que ſoient mes deſcriptions antérieures, ceci ſurpaſſait tout ce que j’ai pu peindre, comme l’aigle impérieux l’emporte ſur la colombe. Nos deux débauchés s’emparerent bientôt de ces dards menaçans ; ils les careſſent, ils les polluent, ils les approchent de leur bouche, & le combat bientôt devient plus ſérieux. Saint-Florent ſe penche ſur le fauteuil où je ſuis, en telle ſorte que mes feſſes écartées ſe trouvent poſitivement à la hauteur de ſa bouche ; il les baiſe, ſa langue s’introduit en l’un & l’autre temple. Cardoville jouit de lui, s’offrant lui-même aux plaiſirs de la Roſe dont l’affreux membre s’engloutit auſſitôt dans le réduit qu’on lui préſente, & Julien placé ſous Saint-Florent l’excite de ſa bouche en ſaiſiſſant les hanches, & les modulant aux ſecouſſes de Cardoville qui traitant ton ami de Turc-à-Maure ne le quitte pas que l’encens n’ait humecté le ſanctuaire. Rien n’égalait les tranſports de Cardoville quand cette criſe s’emparait de ſes ſens : s’abandonnant avec moleſſe à celui qui lui ſert d’époux, mais preſſant avec force l’individu dont il fait ſa femme, cet inſigne libertin, avec des râlemens ſemblables à ceux d’un homme qui expire, prononçait alors des blaſphêmes affreux. Pour Saint-Florent il ſe contint, & le tableau ſe dérangea ſans qu’il eût encore mis du ſien.

En vérité, dit Cardoville à ſon ami, tu me donnes toujours autant de plaiſir que lorſque tu n’avais que quinze ans… Il eſt vrai, continua-t-il en ſe retournant & baiſant la Roſe, que ce beau garçon ſait bien m’exciter… Ne m’as-tu pas trouvé bien large aujourd’hui, cher ange ?… le croirais-tu, Saint-Florent, c’eſt la trente-ſixième fois que je le ſuis du jour… il fallait bien que cela partit : à toi, cher ami, continua cet homme abominable en ſe plaçant dans la bouche de Julien, le nez colé dans mon derriere, & le ſien offert à Saint-Florent, à toi pour la trente-ſeptième. Saint-Florent jouit de Cardoville, la Roſe jouit de Saint-Florent, & celui-ci au bout d’une courte carriere brûle avec ſon ami le même encens qu’il en avait reçu. Si l’extaſe de Saint-Florent était plus concentrée, elle n’en était pas moins vive, moins bruyante, moins criminelle que celle de Cardoville ; l’un prononçait en hurlant tout ce qui lui venait à la bouche, l’autre contenait ſes tranſports ſans qu’ils en fuſſent moins actifs ; il choiſiſſait ſes paroles, mais elles n’en étaient que plus ſales & plus impures encore : l’égarement & la rage en un mot paraiſſaient être les caractères du délire de l’un, la méchanceté, la férocité ſe trouvaient peints dans l’autre. — Allons, Théreſe, ranime-nous, dit Cardoville ; tu vois ces flambeaux éteints, il faut les rallumer de nouveau. Pendant que Julien allait jouir de Cardoville, & la Roſe de Saint-Florent, les deux libertins penchés ſur moi devaient alternativement placer dans ma bouche leurs dards émouſſés ; lorſque j’en pompais un, il fallait de mes mains ſecouer & polluer l’autre, puis d’une liqueur ſpiritueuſe que l’on m’avait donnée je devais humecter & le membre même & toutes les parties adjacentes ; mais je ne devais pas ſeulement m’en tenir à ſucer, il fallait que ma langue tournât autour des têtes, & que mes dents les mordillaſſent en même temps que mes levres les prenaient. Cependant nos deux patiens étaient vigoureuſement ſecoués ; Julien & la Roſe changeaient afin de multiplier les ſenſations produites par la fréquence des entrées & des ſorties. Quand deux ou trois hommages eurent enfin coulé dans ces temples impurs, je m’aperçus de quelque conſiſtance ; Cardoville quoique le plus âgé fut le premier qui l’annonça ; une claque de toute la force de ſa main ſur l’un de mes tétons en fut la récompenſe. Saint-Florent ſuivit de près ; une de mes oreilles preſqu’arrachée fut le prix de mes peines. On ſe remit, & peu après on m’avertit de me préparer à être traitée comme je le méritais. Au fait de l’affreux langage de ces libertins, je vis bien que les vexations allaient fondre ſur moi. Les implorer dans l’état où ils venaient de ſe mettre l’un & l’autre n’aurait ſervi qu’à les enflammer davantage : ils me placerent donc, nue comme je l’étais, au milieu d’un cercle qu’ils formerent en s’aſſeyant tous quatre autour de moi. J’étais obligée de paſſer tour-à-tour devant chacun d’eux, & de recevoir de lui la pénitence qu’il lui plaiſait de m’ordonner ; les jeunes ne furent pas plus compatiſſans que les vieux, mais Cardoville ſur-tout ſe diſtingua par des rafinemens de taquineries dont Saint-Florent tout cruel qu’il était n’approcha qu’avec peine.

Un peu de repos ſuccéda à ces cruelles orgies ; on me laiſſa reſpirer quelques inſtans ; j’étais moulue, mais ce qui me ſurprit, ils guérirent mes plaies en moins de temps qu’ils n’en avaient mis à les faire ; il n’en demeura pas la plus légère trace. Les lubricités ſe reprirent.

Il y avait des inſtans où tous ces corps ſemblaient n’en faire qu’un, & où Saint-Florent amant & maîtreſſe recevait avec profuſion ce que l’impuiſſant Cardoville ne prêtait qu’avec économie : le moment d’après n’agiſſant plus, mais ſe prêtant de toutes les manieres, & ſa bouche & ſon cul ſervaient d’autels à d’affreux hommages. Cardoville ne peut tenir à tant de tableaux libertins. Voyant ſon ami déjà tout en l’air, il vient s’offrir à ſa luxure : Saint-Florent en jouit ; j’aiguiſe les fleches, je les préſente aux lieux où elles doivent s’enfoncer, & mes feſſes expoſées ſervent de perſpective à la lubricité des uns, de plaſtron à la cruauté des autres : enfin nos deux libertins devenus plus ſages par la peine qu’ils ont à réparer, ſortent delà ſans aucune perte, & dans un état propre à m’effrayer plus que jamais. Allons, la Roſe, dit Saint-Florent, prends cette gueuſe, & rétrécis-la-moi ; je n’entendais pas cette expreſſion : une cruelle expérience m’en découvrit bientôt le ſens. La Roſe me ſaiſit, il me place les reins, ſur une ſellette ronde qui n’a pas un pied de diamètre ; là, ſans autre point d’appui, mes jambes tombent d’un côté, ma tête & mes bras de l’autre ; on fixe mes quatre membres à terre dans le plus grand écart poſſible ; le bourreau qui va rétrécir les voies s’arme d’une longue aiguille au bout de laquelle eſt un fil ciré, & ſans s’inquiéter ni du ſang qu’il va répandre, ni des douleurs qu’il va m’occaſionner, le monſtre, en face des deux amis que ce ſpectacle amuſe, ferme, au moyen d’une couture, l’entrée du temple de l’Amour ; il me retourne dès qu’il a fini, mon ventre porte ſur la ſellette ; mes membres pendent, on les fixe de même, & l’autel indécent de Sodôme ſe barricade de la même maniere : je ne vous parle point de mes douleurs, Madame, vous devez vous les peindre, je fus prête à m’en évanouir. — Voilà comme il me les faut, dit Saint-Florent, quand on m’eût replacée ſur les reins, & qu’il vit bien à ſa portée la fortereſſe qu’il voulait envahir. Accoutumé à ne cueillir que des prémices, comment ſans cette cérémonie pourrais-je recevoir quelques plaiſirs de cette créature. Saint-Florent était dans la plus violente érection, on l’étrillait pour la ſoutenir ; il s’avance la pique à la main ; ſous ſes regards, pour l’exciter encore, Julien jouit de Cardoville ; Saint-Florent m’attaque, enflammé par les réſiſtances qu’il trouve, il pouſſe avec une incroyable vigueur, les fils ſe rompent, les tourmens de l’enfer n’égalent pas les miens ; plus mes douleurs ſont vives, plus paraiſſent piquans les plaiſirs de mon perſécuteur. Tout cède enfin à ſes efforts, je ſuis déchirée, le dard étincelant a touché le fond, mais Saint-Florent qui veut ménager ſes forces ne fait que l’atteindre ; on me retourne, mêmes obſtacles, le cruel les obſerve en ſe polluant, & ſes mains féroces moleſtent les environs pour être mieux en état d’attaquer la place. Il s’y préſente, la petiteſſe naturelle du local rend les attaques bien plus vives, mon redoutable vainqueur a bientôt briſé tous les freins ; je ſuis en ſang ; mais qu’importe au triomphateur ? Deux vigoureux coups de reins le placent au ſanctuaire, & le ſcélérat y conſomme un ſacrifice affreux dont je n’aurais pas ſupporté, un inſtant de plus, les douleurs.

À moi, dit Cardoville, en me faiſant détacher, je ne la coudrai pas, la chere fille, mais je vais la placer ſur un lit de camp qui lui rendra toute la chaleur, toute l’élaſticité que ſon tempérament ou ſa vertu nous refuſe. La Roſe ſort auſſitôt d’une grande armoire, une croix diagonale d’un bois très-épineux. C’eſt là-deſſus que cet inſigne débauché veut qu’on me place, mais par quel épiſode va-t-il améliorer ſa cruelle jouiſſance ? Avant de m’attacher, Cardoville fait pénétrer lui-même, dans mon derriere une boule argentée de la groſſeur d’un œuf ; il l’y enfonce à force de pommade ; elle diſparaît. À peine eſt-elle dans mon corps que je la ſens gonfler & devenir brûlante ; ſans écouter mes plaintes, je ſuis fortement garrotée ſur ce chevalet aigu ; Cardoville pénétre en ſe collant à moi ; il preſſe mon dos, mes reins & mes feſſes ſur les pointes qui les ſupportent. Julien ſe place également dans lui ; obligée ſeule à ſupporter le poids de ces deux corps, & n’ayant d’autre appui que ces maudits nœuds qui me diſloquent, vous vous peignez, facilement mes douleurs ; plus je repouſſe ceux qui me preſſent, plus ils me rejettent ſur les inégalités qui me lacerent. Pendant ce tems, la terrible boule remontée juſqu’à mes entrailles les criſpe, les brûle & les déchire ; je jette les hauts cris : il n’eſt point d’expreſſions dans le monde qui puiſſent peindre ce que j’éprouve ; cependant mon bourreau jouit, ſa bouche imprimée ſur la mienne, ſemble reſpirer ma douleur pour en accroître ſes plaiſirs : on ne ſe repréſente point ſon ivreſſe ; mais à l’exemple de ſon ami, ſentant ſes forces prêtes à ſe perdre, il veut avoir tout goûté avant qu’elles ne l’abandonnent. On me retourne, la boule que l’on m’a fait rendre va produire au vagin le même incendie qu’elle alluma dans les lieux qu’elle quitte ; elle deſcend, elle brûle juſqu’au fond de la matrice : on ne m’en attache pas moins ſur le ventre à la perfide croix, & des parties bien plus délicates vont ſe moleſter ſur les nœuds qui les reçoivent. Cardoville pénétre au ſentier défendu ; il le perfore pendant qu’on jouit également de lui : le délire s’empare enfin de mon perſécuteur, ſes cris affreux annoncent le complément de ſon crime ; je ſuis inondée, l’on me détache.

Allons, mes amis, dit Cardoville aux deux jeunes gens, emparez-vous de cette Catin, & jouiſſez-en à votre caprice ; elle eſt à vous, nous vous l’abandonnons. Les deux libertins me ſaiſiſſent. Pendant que l’un jouit du devant, l’autre s’enfonce dans le derriere ; ils changent & rechangent encore ; je ſuis plus déchirée de leur prodigieuſe groſſeur, que je ne l’ai été du briſement des artificieuſes barricades de Saint-Florent ; & lui & Cardoville s’amuſent de ces jeunes gens pendant qu’ils s’occupent de moi. Saint-Florent, ſodomiſe la Roſe qui me traite de la même maniere, & Cardoville en fait autant à Julien qui s’excite chez moi dans un lieu plus décent. Je ſuis le centre de ces abominables orgies, j’en ſuis le point fixe, & le reſſort ; déjà quatre fois chacun, la Roſe & Julien ont rendu leur culte à mes autels, tandis que Cardoville & Saint-Florent, moins vigoureux ou plus énervés ſe contentent d’un ſacrifice à ceux de mes amans. — C’eſt le dernier, il était tems, j’étais prête à m’évanouir.

— Mon camarade vous a fait bien du mal, Théreſe, me dit Julien, & moi je vais tout réparer. Muni d’un flacon d’eſſence, il m’en frotte à pluſieurs repriſes. Les traces des atrocités de mes bourreaux s’évanouiſſent, mais rien n’appaiſe mes douleurs ; je n’en éprouvai jamais d’auſſi vives.

— Avec l’art que nous avons pour faire diſparaître les veſtiges de nos cruautés, celles qui voudraient ſe plaindre de nous n’auraient pas beau jeu, n’eſt-ce pas, Théreſe, me dit Cardoville ? Quelles preuves offriraient-elles de leurs accuſations ? — Oh ! dit Saint-Florent, la charmante Théreſe n’eſt pas dans le cas des plaintes ; à la veille d’être elle-même immolée, ce ſont des prieres que nous devons attendre d’elle, & non pas des accuſations. — Qu’elle n’entreprenne ni l’un ni l’autre, répliqua Cardoville ; elle nous inculperait ſans être entendue : la conſidération la prépondérance que nous avons dans cette ville, ne permettrait pas qu’on prît garde à des plaintes qui reviendraient toujours à nous, & dont nous ſerions en tout tems les maîtres. Son ſupplice n’en ſerait que plus cruel & plus long. Théreſe doit ſentir que nous nous ſommes amuſés de ſon individu par la raiſon naturelle & ſimple qui engage la force à abuſer de la faibleſſe ; elle doit ſentir qu’elle ne peut échapper à ſon jugement : qu’il doit être ſubi ; qu’elle le ſubira ; que ce ſerait envain qu’elle divulguerait ſa ſortie de priſon cette nuit ; on ne la croirait pas ; le geolier, tout à nous, la démentirait auſſitôt. Il faut donc que cette belle & douce fille, ſi pénétrée de la grandeur de la Providence, lui offre en paix : tout ce qu’elle vient de ſouffrir & tout ce qui l’attend encore ; ce ſeront comme autant d’expiations aux crimes affreux qui la livrent aux lois ; reprenez vos habits, Théreſe, il n’eſt pas encore jour, les deux hommes qui vous ont amenée vont vous reconduire dans votre priſon. Je voulus dire un mot, je voulus me jetter aux genoux de ces Ogres, ou pour les adoucir, ou pour leur demander la mort. Mais on m’entraîne & l’on me jette dans un fiacre où mes deux conducteurs s’enferment avec moi ; à peine y furent-ils que d’infâmes déſirs les enflammerent encore. — Tiens-la-moi, dit Julien à la Roſe, il faut que je la ſodomiſe ; je n’ai jamais vu de derriere où je fus plus voluptueuſement comprimé ; je te rendrai le même ſervice. Le projet s’exécute, j’ai beau vouloir me défendre, Julien triomphe, & ce n’eſt pas ſans d’affreuſes douleurs, que je ſubis cette nouvelle attaque : la groſſeur exceſſive de l’aſſaillant, le déchirement de ces parties, les feux dont cette maudite boule a dévoré mes inteſtins, tout contribue à me faire éprouver des tourmens, renouvellés par la Roſe dès que ſon camarade a fini. Avant que d’arriver je fus donc encore une fois victime du libertinage criminel de ces indignes valets ; nous entrâmes enfin. Le geolier nous reçut, il était ſeul, il faiſait encore nuit, perſonne ne me vit rentrer. — Couchez-vous, me dit-il, Théreſe, en me remettant dans ma chambre, & ſi jamais vous vouliez dire à qui que ce fût que vous êtes ſortie cette nuit de priſon, ſouvenez-vous que je vous démentirais, & que cette inutile accuſation ne vous tirerait pas d’affaire… Et je regretterais de quitter ce monde, me dis-je dès que je fus ſeule ! Je craindrais d’abandonner un Univers compoſé de tels monſtres ! Ah ! que la main de Dieu m’en arrache dès l’inſtant même de telle maniere que bon lui ſemblera, je ne m’en plaindrai plus ; la ſeule conſolation qui puiſſe reſter au malheureux né parmi tant de bêtes féroces, eſt l’eſpoir de les quitter bientôt.

Le lendemain je n’entendis parler de rien, & réſolue de m’abandonner à la Providence, je végétai ſans vouloir prendre aucune nourriture. Le jour d’enſuite Cardoville vint m’interroger, je ne pus m’empêcher de frémir en voyant avec quel ſang-froid ce Coquin venait exercer la juſtice, lui, le plus ſcélérat des hommes, lui qui, contre tous les droits de cette juſtice dont il ſe revêtiſſait, venait d’abuſer auſſi cruellement de mon innocence & de mon infortune ; j’eus beau plaider ma cauſe, l’art de ce malhonnête homme me compoſa des crimes de toutes mes défenſes : quand toutes les charges de mon procès furent bien établies ſelon ce juge inique, il eut l’impudence de me demander ſi je connaiſſais dans Lyon un riche particulier nommé Monſieur de Saint-Florent ; je répondis que je le connaiſſais. — Bon, dit Cardoville, il ne m’en faut pas davantage : ce Monſieur de Saint-Florent que vous avouez connaître, vous connaît parfaitement auſſi, il a dépoſé vous avoir vue dans une troupe de voleurs où vous fûtes la premiere à lui dérober ſon argent & ſon porte-feuille. Vos camarades voulaient lui ſauver la vie, vous conſeillâtes de la lui ôter ; il réuſſit néanmoins à fuir. Ce même Monſieur de Saint-Florent ajoute, que quelques années après, vous ayant reconnue dans Lyon, il vous avait permis de venir le ſaluer chez lui ſur vos inſtances, ſur votre parole d’une excellente conduite actuelle, & que là, pendant qu’il vous ſermonnait, pendant qu’il vous engageait à perſiſter dans la bonne route, vous aviez porté l’inſolence & le crime juſqu’à choiſir ces inſtans de ſa bienfaiſance pour lui dérober une montre & cent louis qu’il avait laiſſés ſur ſa cheminée… Et Cardoville profitant du dépit & de la colere où me portaient d’auſſi atroces calomnies, ordonna au Greffier d’écrire que j’avouais ces accuſations par mon ſilence & par les impreſſions de ma figure.

Je me précipite à terre ; je fais retentir la voûte de mes cris, je frappe ma tête contre les carreaux à deſſein d’y trouver une mort plus prompte, & ne rencontrant pas d’expreſſions à ma rage : ſcélérat, m’écriai-je, je m’en rapporte au Dieu juſte qui me vengera de tes crimes, il démêlera l’innocence, il te fera repentir de l’indigne abus que tu fais de ton autorité ! Cardoville ſonne ; il dit au geolier de me rentrer, attendu que troublée par mon déſeſpoir & par mes remords je ne ſuis pas en état de ſuivre

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l’interrogation ; mais qu’au ſurplus, elle eſt complette puiſque j’ai avoué tous mes crimes. Et le ſcélérat ſort en paix !… Et la foudre ne l’écraſe point !

L’affaire alla bon train ; conduite par la haine, la vengeance & la luxure, je fus promptement condamnée & conduite à Paris pour la confirmation de ma ſentence. C’eſt dans cette route fatale, & faite, quoiqu’innocente, comme la derniere des criminelles, que les réflexions les plus ameres & les plus douloureuſes vinrent achever de déchirer mon cœur ! Sous quel aſtre fatal faut-il que je ſois née, me diſais-je, pour qu’il me ſoit impoſſible de concevoir un ſeul ſentiment honnête qui ne me plonge auſſitôt dans un océan d’infortunes ! Et comment ſe peut-il que cette Providence éclairée dont je me plais d’adorer la juſtice, en me puniſſant de mes vertus, m’offre en même-tems au pinacle ceux qui m’écraſaient de leurs crimes !

Un uſurier dans mon enfance veut m’engager à commettre un vol, je le refuſe, il s’enrichit. Je tombe dans une bande de voleurs, je m’en échappe avec un homme à qui je ſauve la vie, pour ma récompenſe il me viole. J’arrive chez un ſeigneur débauché qui me fait dévorer par ſes chiens, pour n’avoir pas voulu empoiſonner ſa tante. Je vais delà chez un chirurgien inceſtueux & meurtrier à qui je tâche d’épargner une action horrible ; le bourreau me marque comme une criminelle : ſes forfaits ſe conſomment ſans doute, il fait ſa fortune, & je ſuis obligée de mendier mon pain. Je veux m’approcher des ſacremens, je veux implorer avec ferveur l’Être ſuprême dont je reçois néanmoins tant de maux, le tribunal auguſte où j’eſpere de me purifier dans l’un de nos plus ſaints myſteres, devient le théâtre ſanglant de mon ignominie : le monſtre qui m’abuſe & qui me ſouille s’élève aux plus grands honneurs de ſon Ordre, & je retombe dans l’abîme affreux de la miſere. J’eſſaie de ſauver une femme de la fureur de ſon mari, le cruel veut me faire mourir en perdant mon ſang goutte à goutte. Je veux ſoulager un pauvre, il me vole. Je donne des ſecours à un homme évanoui, l’ingrat me fait tourner une roue comme une bête ; il me pend pour ſe délecter ; les faveurs du ſort l’environnent, & je ſuis prête à mourir ſur un échafaud pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me ſéduire pour un nouveau forfait, je perds une ſeconde fois le peu de bien que je poſſéde, pour ſauver les tréſors de ſa victime. Un homme ſenſible veut me dédommager de tous mes maux par l’offre de ſa main, il expire dans mes bras, avant que de le pouvoir. Je m’expoſe dans un incendie pour ravir aux flammes un enfant qui ne m’appartient pas ; la mere de cet enfant m’accuſe & m’intente un procès criminel. Je tombe dans les mains de ma plus mortelle ennemie qui veut me ramener de force chez un homme dont la paſſion eſt de couper des têtes : ſi j’évite le glaive de ce ſcélérat, c’eſt pour retomber ſous celui de Thémis. J’implore la protection d’un homme à qui j’ai ſauvé la fortune & la vie ; j’oſe attendre de lui de la reconnaiſſance, il m’attire dans ſa maiſon, il me ſoumet à des horreurs, il y fait trouver le juge inique de qui mon affaire dépend, tous deux abuſent de moi, tous deux m’outragent, tous deux hâtent ma perte ; la fortune les comble de faveurs, & je cours à la mort.

Voilà ce que les hommes m’ont fait éprouver, voilà ce que m’a appris leur dangereux commerce ; eſt-il étonnant que mon ame aigrie par le malheur, révoltée d’outrages & d’injuſtices, n’aſpire plus qu’à briſer ſes liens ?

Mille excuſes, Madame, dit cette fille infortunée en terminant ici ſes aventures ; mille pardons d’avoir ſouillé votre eſprit de tant d’obſcénités, d’avoir ſi long-temps, en un mot, abuſé de votre patience. J’ai peut-être offenſé le Ciel par des récits impurs, j’ai renouvelé mes plaies, j’ai troublé votre repos ; adieu, Madame, adieu ; l’aſtre ſe leve, mes gardes m’appellent, laiſſez-moi courir à mon ſort, je ne le redoute plus, il abrégera mes tourmens : ce dernier inſtant de l’homme n’eſt terrible que pour l’être fortuné dont les jours ſe ſont écoulés ſans nuages ; mais la malheureuſe créature qui n’a reſpiré que le venin des couleuvres, dont les pas chancelans n’ont preſſé que des ronces, qui n’a vu le flambeau du jour que comme le voyageur égaré voit en tremblant les ſillons de la foudre ; celle à qui ſes cruels revers ont enlevé parens, amis, fortune, protection & ſecours ; celle qui n’a plus dans le monde que des pleurs pour s’abreuver, & des tribulations pour ſe nourrir, celle-la, dis-je, voit avancer la mort ſans la craindre, elle la ſouhaite même comme un port aſſuré où la tranquillité renaîtra, pour elle, dans le ſein d’un Dieu trop juſte pour permettre que l’innocence avilie ſur la terre ne trouve pas dans un autre monde le dédommagement de tant de maux.


L’honnête M. de Corville n’avait point entendu cette hiſtoire ſans en être profondément ému ; pour Madame de Lorſange en qui, comme nous l’avons dit, les monſtrueuſes erreurs de ſa jeuneſſe n’avaient point éteint la ſenſibilité, elle était prête à s’en évanouir.

— Mademoiſelle, dit-elle à Juſtine, il eſt difficile. de vous entendre ſans prendre à vous le plus vif intérêt ; mais faut-il l’avouer ! un ſentiment inexplicable bien plus tendre que je ne vous le peins m’entraîne invinciblement vers vous, & fait mes propres maux des vôtres. Vous m’avez déguiſé votre nom, vous m’avez caché votre naiſſance, je vous conjure de m’avouer votre ſecret ; ne vous imaginez pas que ce ſoit une vaine curioſité qui m’engage à vous parler ainſi… Grand Dieu ! ce que je ſoupçonne ſerait-il ?… Ô Théreſe ! ſi vous étiez Juſtine ?… ſi vous étiez ma ſœur ! — Juſtine ! Madame ! quel nom ! — Elle aurait aujourd’hui votre âge… — Juliette ! eſt-ce toi que j’entends, dit la malheureuſe priſonniere en ſe jetant dans les bras de Madame de Lorſange ?… toi, ma ſœur !… ah ! je mourrai bien moins malheureuſe puiſque j’ai pu t’embraſſer encore une fois !… Et les deux ſœurs étroitement ſerrées dans les bras l’une de l’autre ne s’entendaient plus que par leurs ſanglots, ne s’exprimaient plus que par leurs larmes.

Monſieur de Corville ne put retenir les ſiennes ; ſentant qu’il lui devient impoſſible de ne pas prendre à cette affaire le plus grand intérêt, il paſſe dans une autre chambre, il écrit au Chancelier, il peint en traits de feu l’horreur du ſort de la pauvre Juſtine que nous continuerons d’apeller Théreſe : il ſe rend garant de ſon innocence, il demande que, juſqu’à l’éclairciſſement du procès, la prétendue coupable n’ait d’autre priſon que ſon château, & s’engage à la repréſenter au premier ordre de ce chef ſouverain de la Juſtice ; il ſe fait connaître aux deux conducteurs de Théreſe, les charge de ſes lettres, leur répond de la priſonniere ; il eſt obéi, Théreſe lui eſt confiée ; une voiture s’avance ; approchez, créature trop infortunée, dit alors Monſieur de Corville à l’intéreſſante ſœur de Madame de Lorſange, approchez, tout va changer pour vous ; il ne ſera pas dit que vos vertus reſtent toujours ſans récompenſe, & que la belle ame que vous avez reçue de la Nature n’en rencontre jamais que de fer : ſuivez-nous, ce n’eſt plus que de moi que vous dépendez… Et Monſieur de Corville explique en peu de mots ce qu’il vient de faire.

Homme reſpectable & chéri, dit Madame de Lorſange en ſe précipitant aux genoux de ſon amant, voilà le plus beau trait que vous ayiez fait de vos jours, c’eſt à celui qui connaît véritablement le cœur de l’homme & l’eſprit de la loi, à venger l’innocence opprimée. La voilà, Monſieur, la voilà votre priſonniere : va, Théreſe, va, cours, vole à l’inſtant te jetter aux pieds de ce protecteur équitable qui ne t’abandonnera pas comme les autres. Ô Monſieur, ſi les liens de l’amour m’étaient chers avec vous, combien vont-ils me le devenir davantage, reſſerrés par la plus tendre eſtime… Et ces deux femmes embraſſaient tour-à-tour les genoux d’un ſi généreux ami ; & les arroſaient de leurs larmes.

On arriva en peu d’heures au château ; là, Monſieur de Corville & Madame de Lorſange s’occuperent à l’envi l’un de l’autre de faire paſſer Théreſe de l’excès du malheur au comble de l’aiſance. Ils la nouriſſaient avec délices des mets les plus ſucculens ; ils la couchaient dans les meilleurs lits, ils voulaient qu’elle ordonnât chez eux ; ils y mettaient enfin toute la délicateſſe qu’il était poſſible d’attendre de deux ames ſenſibles. On lui fit faire des remedes pendant quelques jours, on la baigna, on la para, on l’embellit, elle était l’idole des deux amans, c’était à qui des deux lui ferait le plutôt oublier ſes malheurs. Avec quelques ſoins un excellent chirurgien ſe chargea de faire diſparaître cette marque ignominieuſe, fruit cruel de la ſcélérateſſe de Rodin ; tout répondait aux ſoins des bienfaiteurs de Théreſe : déjà les traces de l’infortune s’effaçaient du front de cette aimable fille ; déjà les Grâces y rétabliſſaient leur empire. Aux teintes livides de ſes joues d’albâtre ſuccédaient les roſes de ſon âge, flétries par autant de chagrins. Le rire effacé de ſes levres depuis tant d’années y reparut enfin ſous l’aile des Plaiſirs. Les meilleures nouvelles venaient d’arriver de la Cour ; Monſieur de Corville avait mis toute la France en mouvement, il avait ranimé le zele de Monſieur S*** qui s’était joint à lui pour peindre les malheurs de Théreſe, & pour lui rendre une tranquillité qui lui était ſi bien dûe. Il arriva enfin des lettres du Roi qui purgeaient Théreſe de tous les procès injuſtement intentés contre elle, qui lui rendaient le titre d’honnête citoyenne, impoſaient à jamais ſilence à tous les tribunaux du royaume où l’on avait cherché à la diffamer, & lui accordaient mille écus de penſion ſur l’or ſaiſi dans l’atelier des faux-monnoyeurs du Dauphiné. On avait voulu s’emparer de Cardoville & de Saint-Florent, mais ſuivant la fatalité de l’étoile attachée à tous les perſécuteurs de Théreſe, l’un, Cardoville, venait, avant que ſes crimes ne fuſſent connus, d’être nommé à l’intendance de … l’autre à l’intendance générale du commerce des Colonies ; chacun était déja à ſa deſtination, les ordres ne rencontrerent que des familles puiſſantes qui trouverent bientôt les moyens d’appaiſer l’orage, & tranquilles au ſein de la fortune, les forfaits de ces monſtres furent bientôt oubliés[8].

À l’égard de Théreſe, ſitôt qu’elle apprit tant de choſes agréables pour elle, peu s’en fallut qu’elle n’expirât de joie ; elle en verſa pluſieurs jours de ſuite des larmes bien douces, dans le ſein de ſes protecteurs, lorſque tout-à-coup ſon humeur changea, ſans qu’il fût poſſible d’en deviner la cauſe, Elle devint ſombre, inquiete, rêveuſe, quelquefois elle pleurait au milieu de ſes amis, ſans pouvoir elle-même expliquer le ſujet de ſes peines. Je ne ſuis pas née pour tant de félicités, diſait-elle à Madame de Lorſange … oh, ma chere ſœur, il eſt impoſſible qu’elles ſoient longues. On avait beau l’aſſurer que toutes ſes affaires étant finies, elle ne devait plus avoir d’inquiétude ; rien ne parvenait à la calmer : on eût dit que cette triſte créature uniquement deſtinée au malheur, & ſentant la main de l’infortune toujours ſuſpendue ſur ſa tête prévît déjà les derniers coups dont elle allait être écraſée.

Monſieur de Corville habitait encore la campagne ; on était ſur la fin de l’Été, on projetait une promenade que l’approche d’un orage épouvantable paraiſſait devoir déranger ; l’excès de la chaleur avait contraint à laiſſer tout ouvert. L’éclair brille, la grêle tombe, les vents ſifflent, le feu du ciel agite les nues, il les ébranle d’une maniere horrible ; il ſemblait que la Nature ennuyée de ſes ouvrages, fût prête à confondre tous les élémens pour les contraindre à des formes nouvelles. Madame de Lorſange effrayée ſupplie ſa ſœur de fermer tout, le plus promptement poſſible. Monſieur de Corville rentrait en ce moment ; Théreſe empreſſée de calmer ſa ſœur vole aux fenêtres qui ſe briſent déjà ; elle veut lutter une minute contre le vent qui la repouſſe, à l’inſtant un éclat de foudre la renverſe au milieu du ſalon.

Madame de Lorſange jette un cri épouvantable & s’évanouit : Monſieur de Corville appelle au ſecours, les ſoins ſe diviſent, on rappelle Madame de Lorſange à la lumiere, mais la malheureuſe Théreſe eſt frappée de façon à ce que l’eſpoir même ne puiſſe plus ſubſiſter pour elle ; la foudre était entrée par le ſein droit ; après avoir conſumé ſa poitrine, ſon viſage, elle était reſſortie par le milieu du ventre. Cette miſérable créature faiſait horreur à regarder ; Monſieur de Corville ordonne qu’on l’emporte… — « Non, dit Madame de Lorſange, en ſe levant avec le plus grand calme ; non, laiſſez-là ſous mes regards, Monſieur, j’ai beſoin de la contempler pour m’affermir dans les réſolutions que je viens de prendre. Écoutez-moi, Corville, & ne vous oppoſez pas ſur-tout au parti que j’adopte, à des deſſeins dont rien au monde ne pourrait me diſtraire à préſent.

» Les malheurs inouis qu’éprouve cette infortunée, quoiqu’elle ait toujours reſpecté ſes devoirs, ont quelque choſe de trop extraordinaire, pour ne pas m’ouvrir les yeux ſur moi-même ; ne vous imaginez pas que je m’aveugle par ces fauſſes lueurs de félicité dont nous avons vu jouir dans le cours des aventures de Théreſe, les ſcélérats qui l’ont flétrie. Ces caprices de la main du Ciel ſont des énigmes qu’il ne nous appartient pas de dévoiler, mais qui ne doivent jamais nous ſéduire. Ô mon ami ! La proſpérité du Crime n’eſt qu’une épreuve où la Providence veut mettre la Vertu, elle eſt comme la foudre dont les feux trompeurs n’embéliſſent un inſtant l’atmoſphère, que pour précipiter dans les abîmes de la mort le malheureux qu’elles ont ébloui. En voilà l’exemple ſous nos yeux ; les calamités incroyables, les revers effrayans & ſans interruption, de cette fille charmante, ſont un avertiſſement que l’Éternel me donne d’écouter la voix de mes remords & de me jetter enfin dans ſes bras. Quelle punition dois-je craindre de lui, moi, dont le libertinage, l’irréligion, & l’abandon de tous principes ont marqué chaque inſtant de la vie. À quoi dois-je m’attendre, puiſque c’eſt ainſi qu’eſt traitée celle qui n’eut pas de ſes jours une ſeule erreur véritable à ſe reprocher. Séparons-nous, Corville, il en eſt temps, aucune chaîne ne nous lie, oubliez-moi, & trouvez bon que j’aille par un repentir éternel abjurer aux pieds de l’Être ſuprême, les infamies dont je me ſuis ſouillée. Ce coup affreux était néceſſaire à ma converſion dans cette vie, il l’était au bonheur que j’oſe eſpérer dans l’autre. Adieu, Monſieur ; la derniere marque que j’attends de votre amitié eſt de ne faire aucune ſorte de perquiſitions, pour ſavoir ce que je ſuis devenue. Ô Corville ! je vous attends dans un monde meilleur, vos vertus doivent vous y conduire ; puiſſent les macérations où je vais, pour expier mes crimes, paſſer les malheureuſes années qui me reſtent, me permettre de vous y revoir un jour ».

Madame de Lorſange quitte auſſitôt la maiſon : elle prend quelqu’argent avec elle, s’élance dans une voiture, abandonne à Monſieur de Corville le reſte de ſon bien en lui indiquant des legs pieux, & vole à Paris, où elle entre aux Carmélites, dont au bout de très-peu d’années, elle devient l’exemple & l’édification, autant par ſa haute piété, que par la ſageſſe de ſon eſprit, & la régularité de ſes mœurs.

M. de Corville, digne d’obtenir les premiers emplois de ſa patrie, y parvint, & n’en fut honoré que pour faire à la fois le bonheur des Peuples, la gloire de ſon Maître, qu’il ſervit bien, quoique miniſtre, & la fortune de ſes amis.

Ô vous, qui répandites des larmes ſur les malheurs de la Vertu ; vous, qui plaignites l’infortunée Justine ; en pardonnant les crayons, peut-être un peu forts que l’on s’eſt trouvé contraint d’employer, puiſſiez-vous tirer au moins de cette hiſtoire le même fruit que Madame de Lorſange ! Puiſſiez-vous vous convaincre avec elle, que le véritable bonheur n’eſt qu’au ſein de la Vertu, & que ſi dans des vues qu’il ne nous appartient pas d’approfondir, Dieu permet qu’elle ſoit perſécutée ſur la Terre, c’eſt pour l’en dédommager dans le Ciel par les plus flatteuſes récompenſes.



FIN.
  1. Siècles à venir ! vous ne verrez plus ce comble d’horreurs & d’infamie.
  2. Le Marquis de Bievre en fit-il jamais un qui valût celui du Nazaréen à ſon diſciple : « tu es Pierre & ſur cette pierre je bâtirai mon égliſe » ; & qu’on vienne nous dire que les calembours ſont de notre ſiécle.
  3. Voy. un petit ouvrage intitulé : les Jéſuites en belle humeur.
  4. Voyez l’hiſtoire de Bretagne par Dom Lobineau.
  5. Qu’on ne prenne pas ceci pour une fable : ce malheureux perſonnage a exiſté dans Lyon même. Ce que l’on dit ici de ſes manœuvres eſt exact : il a coûté l’honneur à quinze ou vingt mille petites malheureuſes ; ſon opération faite, on les embarquait ſur le Rhône, & les villes dont il s’agit n’ont été trente ans peuplées d’objets de débauches, que par les victimes de ce ſcélérat. Dans cet épiſode-ci, il n’y a de romaneſque que le nom.
  6. L’Empereur Chinois Kié avait une femme auſſi cruelle & auſſi débauchée que lui, le ſang ne leur coûtait rien à répandre, & pour leur ſeul plaiſir, ils en verſaient journellement des flots ; ils avaient dans l’intérieur de leur Palais, un cabinet ſecret où les victimes s’immolaient ſous leurs yeux pendant qu’ils jouiſſaient. Théo l’un des ſucceſſeurs de ce Prince eut comme lui une femme très-cruelle ; ils avaient inventé une colonne d’airain que l’on faiſait rougir, & ſur laquelle on attachait des infortunés ſous leurs yeux : « la Princeſſe, dit l’Hiſtorien dont nous empruntons ces traits, s’amuſait infiniment des contorſions & des cris de ces triſtes victimes ; elle n’était pas contente ſi ſon mari ne lui donnait fréquemment ce ſpectacle ». Hiſt. des Conj. page 43, tome 7.
  7. Ce jeu qui a été décrit plus haut, était fort en uſage chez les Celtes dont nous deſcendons (Voy. l’Hiſt. des Celtes par M. Peloutier), preſque tous ces écarts de débauches, ces paſſions ſingulieres du libertinage, en partie décrites dans ce livre, & qui éveillent ridiculement aujourd’hui l’attention des loix, étaient jadis, ou des jeux de nos ancêtres qui valaient mieux que nous, ou des coutumes légales, ou des cérémonies religieuſes : maintenant nous en faiſons des crimes. Dans combien de cérémonies pieuſes des Payens faiſait-on uſage de la fuſtigation ! Pluſieurs peuples employaient ces mêmes tourmens, ou paſſions, pour inſtaller leurs guerriers, cela s’appelait Huſcanaver. (Voy. les cérémonies religieuſes de tous les peuples de la terre.) Ces plaiſanteries dont tout l’inconvénient peut être au plus la mort d’une Catin, ſont des crimes capitaux à préſent ! Vive les progrès de la civiliſation ! Comme ils coopérent au bonheur de l’homme, & comme nous ſommes bien plus fortunés que nos ayeux !
  8. Quant aux Moines de Sainte-Marie-des-Bois, la ſuppreſſion des Ordres religieux découvrira les crimes atroces de cette horrible engeance.