Justine, ou les Malheurs de la vertu/seconde partie

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« en Hollande chez les Libraires associés » [Girouard, Paris] (p. 1-62).
JUSTINE,
OU
LES MALHEURS
DE LA VERTU.



J’étais à ma ſeconde journée parfaitement calme ſur les craintes que j’avais eues d’abord d’être pourſuivie ; il faiſait une extrême chaleur, & ſuivant ma coutume économique, je m’étais écartée du chemin pour trouver un abri où je pusse faire un léger repas qui me mît en état d’attendre le soir. Un petit bouquet de bois sur la droite du chemin, au milieu duquel serpentait un ruisseau limpide, me parut propre à me rafraîchir. Désaltérée de cette eau pure et fraîche, nourrie d’un peu de pain, le dos appuyé contre un arbre, je laissais circuler dans mes veines un air pur et serein qui me délassait, qui calmait mes ſens. Là, je réfléchiſſais à cette fatalité presque ſans exemple qui, malgré les épines dont j’étais entourée dans la carriere de la vertu, me ramenait toujours, quoi qu’il en pût être, au culte de cette Divinité, et à des actes d’amour et de réſignation envers l’Être-Suprême dont elle émane, et dont elle est l’image. Une sorte d’enthousiasme venait de s’emparer de moi ; hélas ! me disais-je, il ne m’abandonne pas, ce Dieu bon que j’adore, puisque je viens même dans cet instant de trouver les moyens de réparer mes forces. N’est-ce pas à lui que je dois cette faveur. Et n’y a-t-il pas sur la terre des êtres à qui elle est refusée ? Je ne suis donc pas tout-à-fait malheureuse, puisqu’il en est encore de plus à plaindre que moi… Ah ! ne le suis-je pas bien moins que les infortunées que je laisse dans ce repaire du vice dont la bonté de Dieu m’a fait ſortir comme par une eſpece de miracle ?… Et pleine de reconnaissance, je m’étais jettée à genoux, fixant le ſoleil comme le plus bel ouvrage de la Divinité, comme celui qui manifeste le mieux sa grandeur, je tirais de la sublimité de cet astre de nouveaux motifs de prieres & d’actions de graces, lorſque tout-à-coup je me ſens ſaiſie par deux hommes qui, m’ayant enveloppé la tête pour m’empêcher de voir & de crier, me garrottent comme une criminelle, & m’entraînent ſans prononcer une parole.

Nous marchons ainsi près de deux heures ſans qu’il me ſoit poſſible de voir quelle route nous tenons, lorsqu’un de mes conducteurs m’entendant respirer avec peine, propoſe à ſon camarade de me débarraſſer du voile qui gène ma tête ; il y conſent, je respire & j’apperçois enfin que nous ſommes au milieu d’une forêt dont nous ſuivons une route aſſez large, quoique peu fréquentée. Mille funeſtes idées se présentent alors à mon eſprit, je crains d’être repriſe par les agens de ces indignes Moines… je crains d’être ramenée à leur odieux couvent. Ah ! dis-je à l’un de mes guides : Monſieur, ne puis-je vous ſupplier de me dire où je ſuis conduite ? Ne puis-je vous demander ce qu’on prétend faire de moi ? — Tranquilliſez-vous, mon enfant, me dit cet homme, & que les précautions que nous ſommes obligés de prendre, ne vous cauſent aucune frayeur, nous vous menons chez un bon maître ; de fortes conſidérations l’engagent à ne prendre de femme-de-chambre pour son épouse, qu’avec cet appareil de myſtere, mais vous y serez bien. — Hélas ! Messieurs, répondis-je, ſi c’eſt mon bonheur que vous faites, il eſt inutile de me contraindre : je ſuis une pauvre orpheline, bien à plaindre ſans doute ; je ne demande qu’une place, ſitôt que vous me la donnez, pourquoi craignez-vous que je vous échappe ? — Elle a raison, dit l’un des guides, mettons-la plus à l’aise, ne contenons simplement que ses mains. Ils le font, & notre marche ſe continue. Me voyant tranquille, ils répondent même à mes demandes, & j’apprends enfin d’eux, que le maître auquel on me destine, ſe nomme le Comte de Gernande, né à Paris, mais poſſédant des biens conſidérables dans cette contrée, & riche en tout de plus de cinq cens mille livres de rentes, qu’il mange ſeul, me dit un de mes guides. — Seul ? — Oui, c’eſt un homme ſolitaire, un philoſophe : jamais il ne voit personne ; en revanche, c’eſt un des plus grands gourmands de l’Europe ; il n’y a pas un mangeur dans le monde qui ſoit en état de lui tenir tête. Je ne vous en dis rien, vous le verrez. — Mais ces précautions, que ſignifient-elles, Monſieur ? — Le voici. Notre maître a le malheur d’avoir une femme à qui la tête a tourné ; il faut la garder à vue, elle ne ſort pas de ſa chambre, perſonne ne veut la ſervir ; nous aurions eu beau vous le propoſer, ſi vous aviez été prévenue, vous n’auriez jamais accepté. Nous ſommes obligés d’enlever des filles de force, pour exercer ce funeſte emploi. — Comment ! je ſerai captive auprès de cette Dame ? — Vraiment oui, voilà pourquoi nous vous tenons de cette maniere : vous y ſerez bien… tranquilliſez-vous, parfaitement bien ; à cette gêne près, rien ne vous manquera. — Ah ! juſte ciel ! quelle contrainte ! — Allons, allons, mon enfant, courage, vous en ſortirez un jour, & votre fortune ſera faite. Mon conducteur n’avoit pas fini ces paroles, que nous apperçumes le château. C’était un ſuperbe & vaſte bâtiment iſolé au milieu de la forêt, mais il s’en fallait de beaucoup que ce grand édifice fût auſſi peuplé qu’il paraiſſait fait pour l’être. Je ne vis un peu de train, un peu d’affluence que vers les cuiſines ſituées dans des voûtes ſous le milieu du corps-de-logis. Tout le reſte était auſſi ſolitaire que la poſition du château : perſonne ne prit garde à nous quand nous entrames, un de mes guides alla dans les cuiſines, l’autre me présenta au Comte. Il était au fond d’un vaſte & ſuperbe appartement, enveloppé dans une robe-de-chambre de ſatin des Indes, couché ſur une ottomane, & ayant près de lui deux jeunes gens ſi indécemment, ou plutôt ſi ridiculement vêtus, coëffés avec tant d’élégance & tant d’art, que je les pris d’abord pour des filles un peu plus d’examen me les fit enfin reconnaître pour deux garçons, dont l’un pouvait avoir quinze ans, & l’autre ſeize. Ils me parurent d’une figure charmante, mais dans un tel état de molleſſe & d’abattement, que je crus d’abord qu’ils étaient malades.

Voilà une fille, Monſeigneur, dit mon guide, elle nous paraît être ce qui vous convient : elle eſt douce, elle eſt honnête, & ne demande qu’à ſe placer ; nous eſpérons que vous en ſerez content. — C’eſt bon, dit le Comte, en me regardant à peine : vous fermerez les portes en vous retirant, Saint-Louis, & vous direz que perſonne n’entre que je ne ſonne ; enſuite le Comte ſe leva, & vint m’examiner. Pendant qu’il me détaille, je puis vous le peindre : la ſingularité du portrait mérite un inſtant vos regards. Monſieur de Gernande était alors un homme de cinquante ans, ayant près de ſix pieds de haut, & d’une monſtrueuse groſſeur. Rien n’eſt effrayant comme ſa figure, la longueur de ſon nez, l’épaiſſe obſcurité de ſes ſourcils, ſes yeux noirs & méchans, ſa grande bouche mal meublée, ſon front ténébreux & chauve, le ſon de ſa voix effrayant & rauque, ſes bras & ſes mains énormes ; tout contribue à en faire un individu giganteſque, dont l’abord inſpire beaucoup plus de peur que d’aſſurance. Nous verrons bientôt ſi le moral & les actions de cette eſpece de Centaure répondaient à ſon effrayante caricature. Après un examen des plus bruſques & des plus cavaliers, le Comte me demanda mon age. — Vingt-trois ans, Monſieur, répondis-je, & il joignit à cette première demande quelques queſtions ſur mon perſonnel. Je le mis au fait de tout ce qui me concernait. Je n’oubliai même pas la flétriſſure que j’avais reçue de Rodin ; & quand je lui eus peint ma misere, quand je lui eus prouvé que le malheur m’avait conſtamment pourſuivie : — tant mieux, me dit durement le vilain homme, tant mieux, vous en ſerez plus ſouple chez moi ; c’eſt un très-petit inconvénient que le malheur pourſuive cette race abjecte du peuple que la Nature condamne à ramper près de nous ſur le même fol : elle en eſt plus active & moins inſolente, elle en remplit bien mieux ſes devoirs envers nous. — Mais, Monſieur, je vous ai dit ma naiſſance, elle n’eſt point abjecte. — Oui, oui, je connais tout cela, on ſe fait toujours paſſer pour tout plein de choſes quand on n’eſt rien, ou dans la misere. Il faut bien que les illuſions de l’orgueil viennent conſoler des torts de la fortune, c’eſt enſuite à nous de croire ce qui nous plaît de ces naiſſances abattues par les coups du ſort ; tout cela m’eſt égal, au reſte, je vous trouve ſous l’air, & à-peu-près ſous le coſtume d’une ſervante, je vous prendrai donc ſur ce pied, ſi vous le trouvez bon. Cependant, continua cet homme dur, il ne tient qu’à vous d’être heureuſe ; de la patience, de la diſcrétion, & dans quelques années je vous renverrai d’ici, en état de vous paſſer du ſervice.

Alors il prit mes bras l’un après l’autre, & retrouvant mes manches juſqu’au coude, il les examina avec attention en me demandant combien de fois j’avais été ſaignée ? — Deux fois, Monſieur, lui dis-je, aſſez ſurpriſe de cette queſtion, & je lui en citai les époques en le remettant aux circonſtances de ma vie où cela avait eu lieu. Il appuie ſes doigts ſur les veines comme lorſqu’on veut les gonfler pour procéder à cette opération, & quand elles ſont au point où il les déſire, il y applique ſa bouche en les ſuçant. Dès-lors je ne doutai plus que le libertinage ne ſe mêlât encore aux procédés de ce vilain homme, & les tourmens de l’inquiétude ſe réveillerent dans mon cœur. — Il faut que je ſache comme vous êtes faite, continua le Comte, en me fixant d’un air qui me fit trembler : il ne faut aucun défaut corporel pour la place que vous avez à remplir ; montrez donc tout ce que vous portez. Je me défendis ; mais le Comte diſpoſant à la colère tous les muſcles de ſon effrayante figure, m’annonce durement qu’il ne me conſeille pas de jouer la prude avec lui, parce qu’il a des moyens ſûrs de mettre les femmes à la raiſon. Ce que vous m’avez raconté, me dit-il, n’annonce pas une très-haute vertu, ainsi vos réſiſtances ſeraient aussi déplacées que ridicules.

À ces mots, il fait un ſigne à ſes jeunes garçons, qui, s’approchant auſſitôt de moi, travaillent à me déshabiller. Avec des individus auſſi faibles, auſſi énervés que ceux qui m’entourent, la défenſe n’eſt pas aſſurément difficile ; mais de quoi ſervira-t-elle ? L’Antropophage qui me les lançait, m’aurait, s’il eût voulu, pulvériſée d’un coup de poing. Je compris donc qu’il fallait céder : je fus déshabillée en un inſtant, à peine cela eſt-il fait, que je m’apperçois que j’excite encore plus les ris de ces deux Ganimèdes. Mon ami, diſoit le plus jeune à l’autre, la belle chose qu’une fille… Mais quel dommage que ça ſoit vide-là. — Oh ! diſoit l’autre, il n’y a rien de plus infâme que ce vide, je ne toucherais pas une femme quand il s’agirait de ma fortune, & pendant que mon devant était auſſi ridiculement le ſujet de leurs ſarcaſmes, le Comte, intime partiſan du derriere, (malheureuſement, hélas ! comme tous les libertins) examinait le mien avec la plus grande attention, il le maniait durement, le paitriſſait avec force ; & prenant des pincées de chair dans ſes cinq doigts, il les amolliſſait juſqu’à les meurtrir. Enſuite il me fit faire quelques pas en avant, & revenir vers lui à reculons, afin de ne pas perdre de vue la perſpective qu’il s’était offerte. Quand j’étais de retour vers lui, il me faiſait courber, tenir droite, ſerrer, écarter. Souvent il s’agenouillait devant cette partie qui l’occupait ſeule. Il y appliquait des baiſers en pluſieurs endroits différens, pluſieurs même ſur l’orifice le plus ſecret ; mais tous ces baiſers étaient l’image de la ſuccion, il n’en faiſait pas un qui n’eût cette action pour but. Il avait l’air de téter chacune des parties où ſe portaient ſes lèvres : ce fut pendant cet examen qu’il me demanda beaucoup de détails ſur ce qui m’avait été fait au couvent de Sainte-Marie-des-Bois, & ſans prendre garde que je l’échauffais doublement par ces récits, j’eus la candeur de les lui faire tous avec naïveté. Il fit approcher un de ſes jeunes gens, & le plaçant à côté de moi, il lacha le nœud coulant d’un gros flot de ruban roſe, qui retenait une culotte de gaze blanche, & mit à découvert tous les attraits voilés par ce vêtement. Après quelques légères careſſes ſur le même autel où le Comte ſacrifiait avec moi, il changea tout-à-coup d’objet, & ſe mit à ſuccer cet enfant à la partie qui caractériſait ſon ſexe. Il continuait de me toucher : ſoit habitude chez le jeune homme, ſoit adreſſe de la part de ce ſatyre, en très-peu de minutes, la Nature vaincue fit couler dans la bouche de l’un, ce qu’elle lançait du membre de l’autre. Voilà comme ce libertin épuiſait les malheureux enfans qu’il avait chez lui, dont nous verrons bientôt le nombre ; c’eſt ainſi qu’il les énervait, & voilà la raiſon de l’état de langueur où je les avais trouvés. Voyons maintenant comme il s’y prenait pour mettre les femmes dans le même état, & quelle était la véritable raiſon de la retraite où il tenait la ſienne.

L’hommage que m’avait rendu le Comte, avait été long ; mais pas la moindre infidélité au temple qu’il s’était choiſi : ni ſes mains, ni ſes regards, ni ſes baiſers, ni ſes déſirs ne s’en écarterent un inſtant ; après avoir également ſuccé l’autre jeune homme, en avoir recueilli, dévoré de même la ſemence : venez, me dit-il, en m’attirant dans un cabinet voiſin, ſans me laiſſer reprendre mes vêtemens ; venez, je vais vous faire voir de quoi il s’agit. Je ne pus diſſimuler mon trouble, il fut affreux ; mais il n’y avait pas moyen de faire prendre une autre face à mon ſort, il fallait avaler juſqu’à la lie le calice qui m’était préſenté.

Deux autres jeunes garçons de ſeize ans, tout auſſi beaux, tout auſſi énervés que les deux premiers que nous avions laiſſés dans le ſallon, travaillaient à de la tapiſſerie dans ce cabinet. Ils ſe leverent quand nous entrames. Narciſſe, dit le Comte à l’un d’eux, voilà la nouvelle femme-de-chambre de la Comteſſe, il faut que je l’éprouve ; donne-moi mes lancettes. Narciſſe ouvre une armoire, & en ſort auſſitôt tout ce qu’il faut pour ſaigner. Je vous laiſſe à penſer ce que je devins ; mon bourreau vit mon embarras, il n’en fit que rire. Place-la, Zéphire, dit M. de Gernande à l’autre jeune homme, & cet enfant s’approchant de moi, me dit en ſouriant : n’ayez pas peur, Mademoiſelle, ça ne peut que vous faire le plus grand bien. Placez-vous ainſi. Il s’agiſſait d’être légèrement appuyée ſur les genoux, au bord d’un tabouret mis au milieu de la chambre, les bras ſoutenus par deux rubans noirs attachés au plafond.

À peine ſuis-je en poſture, que le Comte s’approche de moi la lancette à la main : il reſpirait à peine, ſes yeux étaient étincelans, ſa figure faiſait peur ; il bande mes deux bras, & en moins d’un clin-d’œil, il les pique tous deux. Il fait un cri accompagné de deux ou trois blaſphêmes, dès qu’il voit le ſang, il va s’aſſeoir à ſix pieds, vis-à-vis de moi. Le léger vêtement dont il eſt couvert ſe déploye bientôt : Zéphire ſe met à genoux entre ſes jambes, il le ſuce ; & Narciſſe, les deux pieds ſur le fauteuil de ſon maître, lui préſente à téter le même objet qu’il offre lui-même à pomper à l’autre. Gernande empoignait les reins de Zéphire, il le ſerrait, il le comprimait contre lui, mais le quittait néanmoins pour jetter des yeux enflammés ſur moi. Cependant mon ſang s’échappait à grands flots, & retombait dans deux jattes blanches placées au-deſſous de mes bras. Je me ſentis bientôt affoiblir ; Monſieur, Monſieur, m’écriai-je : ayez pitié de moi, je m’évanouis ; & je chancelai ; arrêtée par les rubans, je ne pus tomber ; mais mes bras variant, & ma tête flottant ſur mes épaules, mon viſage fut inondé de ſang. Le Comte était dans l’ivreſſe… Je ne vis pourtant pas la fin de ſon opération, je m’évanouis avant qu’il ne touchât au but ; peut-être ne devait-il l’atteindre qu’en me voyant dans cet état, peut-être ſon extaſe ſuprême dépendait-elle de ce tableau de mort ? Quoi qu’il en fut, quand je repris mes ſens, je me trouvai dans un excellent lit, & deux vieilles femmes auprès de moi. Dès qu’elles me virent les yeux ouverts, elles me préſenterent un bouillon, & de trois heures en trois heures d’excellens potages juſqu’au ſurlendemain. À cette époque, M. de Gernande me fit dire de me lever, & de venir lui parler dans le même ſallon où il m’avait reçue en arrivant. On m’y conduiſit : j’étais un peu faible encore, mais d’ailleurs aſſez bien portante ; j’arrivai.

Thérèſe me dit le Comte, en me faiſant aſſeoir, je renouvellerai peu ſouvent avec vous de ſemblables épreuves, votre perſonne m’eſt utile pour d’autres objets ; mais il était eſſentiel que je vous fiſſe connaître mes goûts, & la manière dont vous finirez un jour dans cette maiſon, ſi vous me trahiſſez, ſi malheureuſement vous vous laiſſez ſuborner par la femme auprès de laquelle vous allez être miſe.

Cette femme eſt la mienne, Thérèſe, & ce titre eſt ſans doute le plus funeſte qu’elle puiſſe avoir, puiſqu’il l’oblige à ſe prêter à la paſſion bizarre dont vous venez d’être la victime ; n’imaginez pas que je la traite ainſi par vengeance, par mépris, par aucun ſentiment de haine ; c’eſt la ſeule hiſtoire des paſſions. Rien n’égale le plaiſir que j’éprouve à répandre ſon ſang… je ſuis dans l’ivreſſe quand il coule ; je n’ai jamais joui de cette femme d’une autre maniere. Il y a trois ans que je l’ai épouſée, & qu’elle ſubit exactement tous les quatre jours le traitement que vous avez éprouvé. Sa grande jeuneſſe, (elle n’a pas vingt ans) les ſoins particuliers qu’on en a, tout cela la ſoutient ; & comme on répare en elle en raiſon de ce qu’on la contraint à perdre, elle s’eſt aſſez bien portée depuis cette époque. Avec une ſujétion ſemblable vous ſentez bien que je ne puis ni la laiſſer ſortir, ni la laiſſer voir à perſonne. Je la fais donc paſſer pour folle, & ſa mere, ſeule parente qui lui reſte, demeurant dans ſon château à ſix lieues d’ici, en eſt tellement convaincue, qu’elle n’oſe pas même la venir voir. La Comteſſe implore bien ſouvent ſa grace, il n’eſt rien qu’elle ne faſſe pour m’attendrir ; mais elle n’y réuſſira jamais. Ma luxure a dicté ſon arrêt, il eſt invariable, elle ira de cette manière tant qu’elle pourra : rien ne lui manquera pendant ſa vie, & comme j’aime à l’épuiſer, je la ſoutiendrai le plus long-tems poſſible ; quand elle n’y pourra plus tenir, à la bonne-heure. C’eſt ma quatrième ; j’en aurai bientôt une cinquième, rien ne m’inquiette auſſi peu que le ſort d’une femme ; il y en a tant dans le monde, & il eſt ſi doux d’en changer.

Quoi qu’il en ſoit, Thérese, votre emploi eſt de la ſoigner : elle perd régulierement deux palettes de ſang tous les quatre jours, elle ne s’évanouit plus maintenant ; l’habitude lui prête des forces, ſon épuiſement dure vingt-quatre heures, elle eſt bien les trois autres jours. Mais vous comprenez facilement que cette vie lui déplaît, il n’y a rien qu’elle ne faſſe pour s’en délivrer, rien qu’elle n’entreprenne pour faire ſavoir ſon véritable état à ſa mere : elle a déjà ſéduit deux de ſes femmes, dont les manœuvres ont été découvertes aſſez à tems pour en rompre le ſuccès : elle a été la cauſe de la perte de ces deux malheureuſes, elle s’en repent aujourd’hui, & reconnoiſſant l’invariabilité de ſon ſort, elle prend ſon parti, & promet de ne plus chercher à ſéduire les gens dont je l’entourerai. Mais ce ſecret, ce que l’on devient, ſi l’on me trahit, tout cela, Théreſe, m’engage à ne placer près d’elle que des perſonnes enlevées comme vous l’avez été, afin d’éviter par-là les pourſuites. Ne vous ayant priſe chez perſonne, n’ayant à répondre de vous à qui que ce ſoit, je ſuis plus à même de vous punir, ſi vous le méritez, d’une maniere qui, quoiqu’elle vous raviſſe le jour, ne puiſſe néanmoins m’attirer à moi, ni recherches, ni aucune ſorte de mauvaiſes affaires. De ce moment, vous n’êtes donc plus de ce monde, puiſque vous en pouvez diſparaître au plus léger acte de ma volonté : tel eſt votre ſort, mon enfant, vous le voyez ; heureuſe ſi vous vous conduiſez bien, morte ſi vous cherchiez à me trahir. Dans tout autre cas, je vous demanderais votre réponſe : je n’en ai nul beſoin dans la ſituation où vous voilà ; je vous tiens, il faut m’obéir, Thérese… Paſſons chez ma femme.

N’ayant rien à objecter à un diſcours auſſi précis, je ſuivis mon maître : nous traverſames une longue galerie, auſſi ſombre, auſſi ſolitaire que le reſte de ce château ; une porte s’ouvre, nous entrons dans une antichambre où je reconnais les deux vieilles qui m’avoient ſervie pendant ma défaillance. Elles ſe leverent & nous introduiſirent dans un appartement ſuperbe où nous trouvames la malheureuſe Comteſſe brodant au tambour ſur une chaiſe longue : elle ſe leva quand elle apperçut ſon mari : — aſſeyez-vous, lui dit le Comte, je vous permets de m’écouter ainſi. Voilà, enfin une femme-de-chambre que je vous ai trouvée, Madame, continua-t-il, j’eſpere que vous vous ſouviendrez du ſort que vous avez fait éprouver aux autres, & que vous ne chercherez pas à plonger celle-ci dans les mêmes malheurs. — Cela ſerait inutile, dis-je alors, pleine d’envie de ſervir cette infortunée, & voulant déguiſer mes deſſeins ; oui, Madame, j’ose le certifier devant vous, cela ſerait inutile, vous ne me direz pas une parole que je ne la rende auſſitôt à Monſieur votre époux, & certainement je ne riſquerai pas ma vie pour vous ſervir. — Je n’entreprendrai rien, qui puiſſe vous mettre dans ce cas-là, Mademoiſelle, dit cette pauvre femme, qui ne comprenait pas encore les motifs qui me faiſaient parler ainſi, ſoyez tranquille : je ne vous demande que vos ſoins. — Ils ſeront à vous tout-entiers, Madame, répondis-je, mais rien au-delà ; & le Comte enchanté de moi me ſerra la main en me diſant à l’oreille : bien, Théreſe, ta fortune eſt faite, ſi tu te conduis comme tu le dis. Enſuite le Comte me montra ma chambre attenant à celle de la Comteſſe, & il me fit obſerver que l’enſemble de cet appartement fermé par d’excellentes portes, & entouré de doubles grilles à toutes ſes ouvertures, ne laiſſait aucun eſpoir d’évaſion : voilà bien une terraſſe, pourſuivit M. de Gernande, en me menant dans un petit jardin qui ſe trouvait de plein-pied à cet appartement, mais ſa hauteur ne vous donne pas, je penſe, envie d’en meſurer les murs : la Comteſſe peut y venir reſpirer le frais tant qu’elle veut, vous lui tiendrez compagnie… adieu.

Je revins auprès de ma maîtreſſe, & comme nous nous examinames d’abord toutes les deux ſans parler, je la ſaiſis aſſez bien dans ce premier inſtant pour pouvoir vous la peindre.

Madame de Gernande, âgée de dix-neuf ans & demi, avait la plus belle taille, la plus noble, la plus majeſtueuſe qu’il fût poſſible de voir, pas un de ſes geſtes, pas un de ſes mouvemens qui ne fût une grace, pas un de ſes regards qui ne fût un ſentiment : ſes yeux étaient du plus beau noir, quoiqu’elle fût blonde, rien n’égalait leur expreſſion ; mais une ſorte de langueur, ſuite de ſes infortunes, en en adouciſſant l’éclat, les rendait mille fois plus intéreſſans ; elle avait la peau très-blanche, & les plus beaux cheveux, la bouche très-petite, trop peut-être, j’euſſe été peu ſurpriſe qu’on lui eût trouvé ce défaut. C’était une jolie roſe pas aſſez épanouie : mais les dents d’une fraîcheur… les levres d’un incarnat… on eût dit que l’Amour l’eût colorée des teintes empruntées à la Déeſſe des fleurs : ſon nez était aquilin, étroit, ſerré du haut, & couronné de deux ſourcils d’ébene, le menton parfaitement joli, un viſage, en un mot ; du plus bel ovale, dans l’enſemble duquel il régnait une ſorte d’agrément, de naïveté, de candeur, qui euſſent bien plutôt fait prendre cette figure enchantereſſe pour celle d’un Ange que pour la phyſionomie d’une mortelle. Ses bras, ſa gorge, ſa croupe, étaient d’un éclat… d’une rondeur faits pour ſervir de modèle aux artiſtes ; une mouſſe légère & noire couvrait le temple de Vénus, ſoutenu par deux cuiſſes moulées ; & ce qui m’étonna, malgré la légèreté de la taille de la Comteſſe, malgré ſes malheurs, rien n’altérait ſon embonpoint : ſes feſſes rondes & potelées étaient auſſi charnues, auſſi graſſes, auſſi fermes, que ſi ſa taille eût été plus marquée & qu’elle eût toujours vécu au ſein du bonheur. Il y avait pourtant ſur tout cela d’affreux veſtiges du libertinage de ſon époux, mais, je le répete, rien d’altéré… l’image d’un beau lys où l’abeille a fait quelques taches. À tant de dons, Madame de Gernande joignait un caractere doux, un eſprit romaneſque & tendre, un cœur d’une ſenſibilité !… inſtruite, des talens… un art naturel pour la ſéduction contre lequel il ne pouvait y avoir que ſon infâme époux qui pût réſiſter, un ſon de voix charmant & beaucoup de piété : telle était la malheureuſe épouſe du Comte de Gernande, telle était la créature angélique contre laquelle il avait comploté ; il ſemblait que plus elle inſpirait de choſes, plus elle enflammait ſa férocité, & que l’affluence des dons qu’elle avait reçus de la Nature, ne devenait que des motifs de plus aux cruautés de ce ſcélérat.

Quel jour avez-vous été ſaignée, Madame, lui dis-je, afin de lui faire voir que j’étais au fait de tout ? — Il y a trois jours, me dit-elle, & c’eſt demain… puis avec un ſoupir, oui demain… Mademoiſelle, demain… vous ſerez témoin de cette belle ſcene. — Et Madame ne s’affaiblit point ? — Oh ! juſte ciel ! je n’ai pas vingt ans, & je ſuis ſûre qu’on n’eſt pas plus faible à ſoixante-dix. Mais cela finira, je me flatte, il eſt parfaitement impoſſible que je vive long-tems ainſi : j’irai retrouver mon pere, j’irai chercher dans les bras de l’Être-Suprême un repos que les hommes m’ont auſſi cruellement refuſé dans le monde. — Ces mots me fendirent le cœur : voulant ſoutenir mon perſonnage, je déguiſai mon trouble, mais je me promis bien intérieurement dès-lors, de perdre plutôt mille fois la vie, s’il le fallait, que de ne pas arracher à l’infortune cette malheureuſe victime de la débauche d’un monſtre.

C’était l’inſtant du dîner de la Comteſſe. Les deux vieilles vinrent m’avertir de la faire paſſer dans ſon cabinet : je l’en prévins ; elle était accoutumée à tout cela, elle ſortit auſſitôt, & les deux vieilles, aidées des deux valets qui m’avaient arrêtée, ſervirent un repas ſomptueux ſur une table où mon couvert fut placé en face de celui de ma maîtreſſe. Les valets ſe retirerent, & les deux vieilles me prévinrent qu’elles ne bougeraient pas de l’antichambre afin d’être à portée de recevoir les ordres de Madame ſur tout ce qu’elle pourrait déſirer. J’avertis la Comteſſe, elle ſe plaça, & m’invita d’en faire de même avec un air d’amitié, d’affabilité, qui acheva de me gagner l’ame. Il y avait au moins vingt plats ſur la table.

Relativement à cette partie-ci, vous voyez qu’on a ſoin de moi, Mademoiſelle, me dit-elle. — Oui, Madame, répondis-je, & je ſais que la volonté de M. le Comte eſt que rien ne vous manque. — Oh ! oui, mais comme les motifs de ces attentions ne ſont que des cruautés, elles me touchent peu.

Madame de Gernande épuiſée, & vivement ſollicitée par la Nature à des réparations perpétuelles, mangea beaucoup. Elle déſira des perdreaux & un canneton de Rouen qui lui furent auſſitôt apportés. Après le repas, elle alla prendre l’air ſur la terraſſe, mais en me donnant la main : il lui eût été impoſſible de faire dix pas ſans ce ſecours. Ce fut dans ce moment qu’elle me fit voir toutes les parties de ſon corps que je viens de vous peindre ; elle me montra ſes bras, ils étaient pleins de cicatrices. — Ah ! il n’en reſte pas là, me dit-elle, il n’y a pas un endroit de mon malheureux individu dont il ne ſe plaiſe à voir couler le ſang ; & elle me fit voir ſes pieds, ſon cou, le bas de ſon ſein & pluſieurs autres parties charnues également couvertes de cicatrices. Je m’en tins le premier jour à quelques plaintes légères, & nous nous couchames.

Le lendemain était le jour fatal de la Comteſſe. Monſieur de Gernande, qui ne procédait à cette opération qu’au ſortir de ſon dîner, toujours fait avant celui de ſa femme, me fit dire de venir me mettre à table avec lui ; & ce fut là, Madame, que je vis cet Ogre opérer d’une maniere ſi effrayante, que j’eus, malgré mes yeux, de la peine à le concevoir. Quatre valets parmi leſquels étaient les deux qui m’avaient conduite au château, ſervaient cet étonnant repas. Il mérite d’être détaillé : je vais le faire ſans exagération ; on n’avait ſûrement rien mis de plus pour moi. Ce que je vis était donc l’hiſtoire de tous les jours.

On ſervit deux potages, l’un de pâte au ſaffran, l’autre une biſque au coulis de jambon : au milieu un aloyau de bœuf à l’Anglaiſe, huit hors-d’œuvres, cinq groſſes entrées, cinq déguiſées & plus légeres, une hure de ſanglier au milieu de huit plats de rôti, qu’on releva par deux ſervices d’entremets, & ſeize plats de fruits ; des glaces, ſix ſortes de vins, quatre eſpeces de liqueurs & du café. Monſieur de Gernande entama tous les plats ; quelques-uns furent entiérement vidés par lui : il but douze bouteilles de vin, quatre de Bourgogne, en commençant, quatre de Champagne au rôti ; le Tokai, le Mulſeau, l’Hermitage & le Madere furent avalés au fruit. Il termina par deux bouteilles de liqueurs des Isles, & dix taſſes de café.

Auſſi frais en ſortant de là, que s’il fût venu de s’éveiller, Monſieur de Gernande me dit : — allons ſaigner ta maîtreſſe ; tu me diras, je te prie, ſi je m’y prends auſſi bien avec elle qu’avec toi. Deux jeunes garçons que je n’avais pas encore vus, du même âge que les précédens, nous attendaient à la porte de l’appartement de la Comteſſe : ce fut là que le Comte m’apprit qu’il en avait douze que l’on lui changeait tous les ans. Ceux-ci me parurent encore plus jolis qu’aucun de ceux que j’euſſe vus précédemment : ils étaient moins énervés que les autres ; nous entrâmes… Toutes les cérémonies que je vais vous détailler ici, Madame, étaient celles exigées par le Comte : elles s’obſervaient réguliérement tous les jours, on n’y changeait au plus que le local des ſaignées.

La Comteſſe, ſimplement entourée d’une robe de mouſſeline flottante, ſe mit à genoux dès que le Comte entra. — Êtes-vous prête, lui demanda ſon époux ? — À tout, Monſieur, répondit-elle humblement : vous ſavez bien que je ſuis votre victime, & qu’il ne tient qu’à vous d’ordonner. Alors Monſieur de Gernande me dit de déshabiller ſa femme & de la lui conduire. Quelque répugnance que j’éprouvaſſe à toutes ces horreurs, vous le ſavez, Madame, je n’avais d’autre parti que la plus entiere réſignation. Ne me regardez jamais, je vous en conjure, que comme une eſclave dans tout ce que j’ai raconté, & tout ce qui me reſte à vous dire ; je ne me prêtais que lorſque je ne pouvais faire autrement, mais je n’agiſſais de bon gré dans quoi que ce pût être.

J’enlevai donc la ſimarre de ma maîtreſſe, & la conduiſis nue auprès de ſon époux, déjà placé dans un grand fauteuil : au fait du cérémonial, elle s’éleva ſur ce fauteuil, & alla d’elle-même lui préſenter à baiſer cette partie favorite qu’il avait tant fêtée dans moi, & qui me paraiſſait l’affecter également avec tous les êtres & avec tous les ſexes. — Écartez donc, Madame, lui dit brutalement le Comte… & il fêta long-temps ce qu’il déſirait voir en faiſant prendre ſucceſſivement différentes poſitions, il entr’ouvrait, il reſſerrait ; du bout du doigt, ou de la langue, il chatouillait l’étroit orifice ; & bientôt entraîné par la férocité de ſes paſſions, il prenait une pincée de chair, la comprimait & l’égratignait. À meſure que la légere bleſſure était faite, ſa bouche, ſe portait auſſitôt ſur elle. Pendant ces cruels préliminaires, je contenais ſa malheureuſe victime, & les deux jeunes garçons tout nuds ſe relayaient auprès de lui ; à genoux tour-à-tour entre ſes jambes, ils ſe ſervaient de leur bouche pour l’exciter. Ce fut alors que je vis, non ſans une étonnante ſurpriſe, que ce géant, cette eſpece de monſtre, dont le ſeul aſpect effrayait, était cependant à peine un homme ; la plus mince, la plus légère excroiſſance de chair, ou, pour que la comparaiſon ſoit plus juſte, ce qu’on verrait à un enfant de trois ans était au plus ce qu’on appercevait chez cet individu ſi énorme & ſi corpulé de par-tout ailleurs ; mais ſes ſenſations n’en étaient pas moins vives, & chaque vibration du plaiſir était en lui une attaque de ſpaſme. Après cette premiere ſéance, il s’étendit ſur le canapé, & voulut que ſa femme, à cheval ſur lui, continuât d’avoir le derriere poſé ſur ſon viſage, pendant qu’avec ſa bouche elle lui rendrait, par le moyen de la ſuccion, les mêmes ſervices qu’il venait de recevoir des jeunes Ganimedes, leſquels étaient avec les mains excités de droite & de gauche par lui ; les miennes travaillaient pendant ce temps-là ſur ſon derriere : je le chatouillais, je le polluais dans tous les ſens ; cette attitude employée plus d’un quart-d’heure ne produiſant encore rien, il fallut la changer ; j’étendis la Comteſſe, par l’ordre de ſon mari, ſur une chaiſe longue, couchée ſur le dos, ſes cuiſſes dans le plus grand écartement. La vue de ce qu’elle entrouvrait alors mit le Comte dans une eſpece de rage, il conſidere… ſes regards lancent des feux, il blaſphême ; il ſe jette comme un furieux ſur ſa femme, la pique de ſa lancette en cinq ou ſix endroits du corps ; mais toutes ces plaies étaient légères, à peine en ſortait-il une ou deux gouttes de ſang. Ces premieres cruautés ceſſerent enfin pour faire place à d’autres. Le Comte ſe raſſeoit, il laiſſe un inſtant reſpirer ſa femme ; & s’occupant de ſes deux mignons, il les obligeait à ſe ſucer mutuellement, ou bien il les arrangeait de maniere que dans le temps qu’il en ſuçait un, un autre le ſuçait, & que celui qu’il ſuçait revenait de ſa bouche rendre le même ſervice à celui dont il était ſucé : le comte recevait beaucoup, mais il ne donnait rien. Sa ſatiété, ſon impuiſſance était telle, que les plus grands efforts ne parvenaient même pas à le tirer de ſon engourdiſſement : il paraiſſait reſſentir des titillations très-violentes, mais rien ne le manifeſtait ; quelquefois il m’ordonnait de ſucer moi-même ſes gitons, & de venir auſſitôt rapporter dans ſa bouche l’encens que je recueillerais. Enfin il les lance l’un après l’autre vers la malheureuſe Comteſſe. Ces jeunes gens l’approchent, ils l’inſultent, ils pouſſent l’inſolence juſqu’à la battre, juſqu’à la ſouffleter, & plus ils la moleſtent, plus ils ſont loués, plus ils ſont encouragés par le Comte.

Gernande alors s’occupait avec moi, j’étais devant lui, mes reins à hauteur de ſon viſage, & il rendait hommage à ſon Dieu ; mais il ne me moleſta point ; je ne ſais pourquoi il ne tourmenta point non plus ſes Ganimedes, il n’en voulait qu’à la ſeule Comteſſe. Peut-être l’honneur de lui appartenir devenait-il un titre pour être maltraitée par lui ; peut-être n’était-il vraiment ému de cruauté, qu’en raiſon des liens qui prêtaient de la force aux outrages. On peut tout ſuppoſer dans de telles têtes, & parier preſque toujours que ce qui aura le plus l’air du crime, ſera ce qui les enflammera davantage. Il nous place enfin, ſes jeunes-gens & moi, aux côtés de ſa femme, entremêlés les uns avec les autres : ici un homme, là une femme, & tous les quatre lui préſentant le derriere ; il examine d’abord en face un peu dans l’éloignement, puis il ſe rapproche, il touche, il compare, il careſſe ; les jeunes-gens & moi n’avions rien à ſouffrir, mais chaque fois qu’il arrivait à ſa femme, il la tracaſſait, la vexait d’une ou d’autre maniere. La ſcene change encore : il fait mettre à plat ventre la Comteſſe ſur un canapé, & prenant chacun des jeunes-gens l’un après l’autre, il les introduit lui-même dans la route étroite offerte par l’attitude de Madame de Gernande : il leur permet de s’y échauffer, mais ce n’eſt que dans ſa bouche que le ſacrifice doit ſe conſommer ; il les ſuce également à meſure qu’ils ſortent. Pendant que l’un agit, il ſe fait ſucer par l’autre, & ſa langue s’égare au trône de volupté que lui préſente l’agent. Cet acte eſt long, le Comte s’en irrite, il ſe releve, & veut que je remplace la Comteſſe, je le ſupplie inſtamment de ne point l’exiger, il n’y a pas moyen. Il place ſa femme ſur le dos le long du canapé, me fait coller ſur elle, les reins tournés vers lui, & là, il ordonne à ſes mignons de me ſonder par la route défendue : il me les préſente, ils ne s’introduiſent que guidés par ſes mains ; il faut qu’alors j’excite la Comteſſe de mes doigts, & que je la baiſe ſur la bouche : pour lui ſon offrande eſt la même ; comme chacun de ſes mignons ne peut agir qu’en lui montrant un des plus doux objets de ſon culte, il en profite de ſon mieux, & ainſi qu’avec la Comteſſe, il faut que celui qui me perfore, après quelques allées & venues, aille faire couler dans ſa bouche l’encens allumé pour moi. Quand les jeunes-gens ont fini, il ſe colle ſur mes reins, & ſemble vouloir les remplacer — Efforts ſuperflus, s’écrie-t-il… ce n’eſt pas là ce qu’il me faut… au fait… au fait… quelque piteux que paraiſſe mon état… je n’y tiens plus… allons, Comteſſe, vos bras ! Il la ſaiſit alors avec férocité, il la place comme il avait fait de moi, les bras ſoutenus au plancher par deux rubans noirs : je ſuis chargée du ſoin de poſer les bandes ; il viſite les ligatures : ne les trouvant pas aſſez comprimées, il les reſſerre, afin, dit-il, que le ſang ſorte avec plus de force : il tâte les veines, & les pique toutes deux preſqu’en même-temps. Le ſang jaillit très-loin : il s’extaſie ; & retournant ſe placer en face, pendant que ces deux fontaines coulent, il me fait mettre à genoux entre ſes jambes, afin que je le ſuce ; il en fait autant à chacun de ſes gitons, tour-à-tour, ſans ceſſer de porter ſes yeux ſur ces jets ce ſang qui l’enflamment. Pour moi, ſûre que l’inſtant où la criſe qu’il eſpere aura lieu, ſera l’époque de la ceſſation des tourmens de la Comteſſe, je mets tous mes ſoins à déterminer cette criſe, & je deviens, ainſi que vous le voyez, Madame, catin par bienfaiſance, & libertine par vertu. Il arrive enfin ce dénouement ſi attendu, je n’en connaiſſais ni les dangers ni la violence ; la derniere fois qu’il avait eu lieu, j’étais évanouie… Oh ! Madame, quel égarement ! Gernande était près de dix minutes dans le délire, en ſe débattant comme un homme qui tombe d’épilepſie, & pouſſant des cris qui ſe ſeraient entendus d’une lieue : ſes juremens étaient exceſſifs, & frappant tout ce qui l’entourait, il faiſait des efforts effrayans. Les deux mignons ſont culbutés, il veut ſe précipiter ſur ſa femme, je le contiens : j’acheve de le pomper, le beſoin qu’il a de moi fait qu’il me reſpecte ; je le mets enfin à la raiſon, en le dégageant de ce fluide embrâſé, dont la chaleur, dont l’épaiſſeur, & ſur-tout l’abondance, le mettent en un tel état de frénéſie, que je croyais qu’il allait expirer ; ſept ou huit cuillers euſſent à peine contenu la doſe, & la plus épaiſſe bouillie en peindrait mal la conſiſtance ; avec cela point d’érection, l’apparence même de l’épuiſement : voilà de ces contrariétés qu’expliqueront mieux que moi les gens de l’art. Le Comte mangeait exceſſivement, & ne diſſipait ainſi que chaque fois qu’il ſaignait ſa femme, c’eſt-à-dire, tous les quatre jours. Était-ce là la cauſe de ce phénomene ? Je l’ignore, & n’oſant pas rendre raiſon de ce que je n’entends pas, je me contenterai de dire ce que j’ai vu.

Cependant je vole à la Comteſſe, j’étanche ſon ſang, je la délie & la poſe ſur un canapé dans un grand état de faibleſſe ; mais le Comte, ſans s’en inquiéter, ſans daigner jetter même un regard ſur cette malheureuſe victime de ſa rage, ſort bruſquement avec ſes mignons, me laiſſant mettre ordre à tout comme je le voudrai. Telle eſt la fatale indifférence qui caractériſe, mieux que tout, l’ame d’un véritable libertin : n’eſt-il emporté que par la fougue des paſſions, le remords ſera peint ſur ſon viſage, quand il verra dans l’état du calme les funeſtes effets du délire : ſon ame eſt-elle entierement corrompue, de telles ſuites ne l’effrayeront point ; il les obſervera ſans peine comme ſans regret, peut-être même encore avec quelques émotions des voluptés infâmes qui les produiſirent.

Je fis coucher Madame de Gernande. Elle avait, à ce qu’elle me dit, perdu beaucoup plus cette fois-ci qu’à l’ordinaire ; mais tant de ſoins, tant de reſtaurans lui furent prodigués, qu’il n’y paraiſſait plus le ſurlendemain. Le même ſoir, dès que je n’eus plus rien à faire auprès de la Comteſſe, Gernande me fit dire de venir lui parler : il ſoupait ; à ce repas fait par lui avec bien plus d’intempérance encore que le dîner, il fallait que je le ſerviſſe : quatre de ſes mignons ſe mettaient à table avec lui, & là, régulierement tous les ſoirs, le libertin buvait juſqu’à l’ivreſſe ; mais vingt bouteilles des plus excellens vins ſuffiſaient à peine pour y réuſſir, & je lui en ai ſouvent vu vider trente. Soutenu par ſes mignons, le débauché allait enſuite ſe mettre au lit chaque ſoir avec deux d’entre eux. Mais il n’y mettait rien du ſien, & tout cela n’était plus que des véhicules qui le diſpoſaient à la grande ſcene.

Cependant j’avais trouvé le ſecret de me mettre on ne ſaurait mieux dans l’eſprit de cet homme : il avouait naturellement que peu de femmes lui avaient autant plu ; j’acquis de-là des droits à ſa confiance, dont je ne profitai que pour ſervir ma maitreſſe.

Un matin, que Gernande m’avait fait venir dans ſon cabinet pour me faire part de quelques nouveaux projets de libertinage ; après l’avoir bien écouté, bien applaudi, je voulus, le voyant aſſez calme, eſſayer de l’attendrir ſur le ſort de ſa malheureuſe épouſe ; eſt-il poſſible, Monſieur, lui diſais-je, qu’on puiſſe traiter une femme de cette maniere, indépendamment de tous ſes liens avec vous ? daignez donc réfléchir aux graces touchantes de ſon ſexe.

Oh ! Théreſe ! avec de l’eſprit, me répondit le Comte, eſt-il poſſible de m’apporter pour raiſons de calme, celles qui poſitivement m’irritent le mieux. Écoute-moi, chere fille, pourſuivit-il en me, faiſant placer auprès de lui, & quelles que ſoient les invectives que tu vas m’entendre proférer contre ton ſexe, point d’emportement ; des raiſons, je m’y rendrai, ſi elles ſont bonnes.

De quel droit, je te prie, prétends-tu, Théreſe, qu’un mari ſoit obligé, de faire le bonheur de ſa femme ? & quels titres oſe alléguer cette femme pour l’exiger de ſon mari ? La néceſſité de ſe rendre mutuellement tels, ne peut légalement exiſter qu’entre deux êtres également pourvus de la faculté de ſe nuire, & par conſéquent entre deux êtres d’une même force : une telle aſſociation ne ſaurait avoir lieu, qu’il ne ſe forme auſſitôt un pacte entre ces deux êtres de ne faire chacun vis-à-vis l’un de l’autre, que la ſorte d’uſage de leur force qui ne peut nuire à aucun des deux ; mais cette ridicule convention ne ſaurait aſſurément exiſter entre l’être fort & l’être faible. De quel droit ce dernier exigera-t-il que l’autre le ménage ? & par quelle imbécillité le premier s’y engagerait-il ? Je puis conſentir à ne pas faire uſage de mes forces avec celui qui peut ſe faire redouter par les ſiennes ; mais par quel motif en amoindrirai-je les effets avec l’être que m’aſſervit la Nature ? Me répondrez-vous par pitié ? Ce ſentiment n’eſt compatible qu’avec l’être qui me reſſemble, & comme il eſt égoïſte, ſon effet n’a lieu qu’aux conditions tacites que l’individu qui m’inſpirera de la commiſération, en aura de même à mon égard : mais ſi je l’emporte conſtamment ſur lui par ma ſupériorité, ſa commiſération me devenant inutile, je ne dois jamais, pour l’avoir, conſentir à aucun ſacrifice. Ne ſerais-je pas une dupe d’avoir pitié du poulet qu’on égorge pour mon dîner ? Cet individu trop au-deſſous de moi, privé d’aucune relation avec moi, ne put jamais m’inſpirer aucun ſentiment ; or, les rapports de l’épouſe avec le mari ne ſont pas d’une conſéquence différente que celle du poulet avec moi ; l’un & l’autre ſont des bêtes de ménage dont il faut ſe ſervir, qu’il faut employer à l’uſage indiqué par la Nature, ſans les différencier en quoi que ce puiſſe être. Mais, je le demande, ſi l’intention de la Nature était que votre ſexe fût créé pour le bonheur du nôtre, & vice verſâ, aurait-elle fait, cette Nature aveugle, tant d’inepties dans la conſtruction de l’un & de l’autre de ces ſexes ? Leur eût-elle mutuellement prêté des torts ſi graves, que l’éloignement & l’antipathie mutuelle en duſſent infailliblement réſulter ? Sans aller chercher plus loin des exemples, avec l’organiſation que tu me connais, dis-moi, je te prie, Théreſe, quelle eſt la femme que je pourrais rendre heureuſe, & réverſiblement quel homme pourra trouver douce la jouiſſance d’une femme, quand il ne ſera pas pourvu des giganteſques proportions néceſſaires à la contenter ? Seront-ce, à ton avis, les qualités morales qui le dédommageront des défauts phyſiques ? Et quel être raiſonnable, en connaiſſant une femme à fond, ne s’écriera pas avec Euripide : Celui des Dieux qui a mis la femme au monde, peut ſe vanter d’avoir produit la plus mauvaiſe de toutes les créatures, & la plus fâcheuſe pour l’homme. S’il eſt donc prouvé que les deux ſexes ne ſe conviennent point-du-tout mutuellement, & qu’il n’eſt pas une plainte fondée, faite par l’un qui ne convienne auſſitôt à l’autre, il eſt donc faux, de ce moment-là, que la Nature les ait créés pour leur réciproque bonheur. Elle peut leur avoir permis le déſir de ſe rapprocher pour concourir au but de la propagation, mais nullement celui de se lier à deſſein de trouver leur félicité l’un dans l’autre. Le plus faible n’ayant donc aucun titre à réclamer pour obtenir la pitié du plus fort, ne pouvant plus lui oppoſer qu’il peut trouver ſon bonheur en lui, n’a plus d’autre parti que la ſoumiſſion ; & comme malgré la difficulté de ce bonheur mutuel, il eſt dans les individus de l’un & de l’autre ſexe de ne travailler qu’à ſe la procurer, le plus faible doit réunir ſur lui, par cette ſoumiſſion, la ſeule doſe de félicité qu’il lui ſoit poſſible de recueillir, & le plus fort doit travailler à la ſienne, par telle voie d’oppreſſion qu’il lui plaira d’employer, puiſqu’il eſt prouvé que le ſeul bonheur de la force eſt dans l’exercice des facultés du fort, c’eſt-à-dire, dans la plus complette oppreſſion ; ainſi, ce bonheur que les deux ſexes ne peuvent trouver l’un avec l’autre, ils le trouveront, l’un par ſon obéiſſance aveugle, l’autre par la plus entiere énergie de ſa domination. Eh ! ſi ce n’était pas l’intention de la Nature que l’un de ces ſexes tyranniſât l’autre, ne les aurait-elle pas créés de force égale ? En rendant l’un inférieur à l’autre en tout point, n’a-t-elle pas ſuffiſamment indiqué que ſa volonté était que le plus fort uſât des droits qu’elle lui donnait : plus celui-ci étend ſon autorité, plus il rend malheureuſe, au moyen de cela, la femme liée à ſon ſort, & mieux il remplit les vues de la Nature ; ce n’eſt pas ſur les plaintes de l’être faible qu’il faut juger le procédé ; les jugemens ainſi ne pourraient être que vicieux, puiſque vous n’emprunteriez, en le faiſant, que les idées du faible : il faut juger l’action ſur la puiſſance du fort, ſur l’étendue qu’il a donnée à ſa puiſſance, & quand les effets de cette force ſe ſont répandus ſur une femme, examiner alors ce qu’eſt une femme, la maniere dont ce ſexe mépriſable a été vu, ſoit dans l’antiquité, ſoit de nos jours, par les trois quarts des Peuples de la Terre.

Or, que vois-je en procédant de ſang-froid à cet examen ? Une créature chétive, toujours inférieure à l’homme, infiniment moins belle que lui, moins ingénieuſe, moins ſage, conſtituée d’une maniere dégoûtante, entiérement oppoſée à ce qui peut plaire à l’homme, à ce qui doit le délecter… un être mal-ſain les trois quarts de ſa vie, hors d’état de ſatisfaire ſon époux tout le temps où la Nature le contraint à l’enfantement, d’une humeur aigre, acariâtre, impérieuſe ; tyran, ſi on lui laiſſe des droits, bas & rempant ſi on le captive ; mais toujours faux, toujours méchant, toujours dangereux ; une créature ſi perverſe enfin, qu’il fut très-ſérieuſement agité dans le Concile de Mâcon, pendant pluſieurs ſéances, ſi cet individu bizarre, auſſi diſtinct de l’homme, que l’eſt de l’homme le ſinge des bois, pouvait prétendre au titre de créature humaine, & ſi l’on pouvait raiſonnablement le lui accorder ; mais ceci ſeroit-il une erreur du ſiecle, & la femme eſt-elle mieux vue chez ceux qui précéderent ? Les Perſes, les Mèdes, les Babyloniens, les Grecs, les Romains, honoraient-ils ce ſexe odieux dont nous oſons aujourd’hui faire notre idole ? Hélas ! je le vois opprimé par-tout, par-tout rigoureuſement éloigné des affaires, par-tout mépriſé, avili, enfermé ; les femmes, en un mot, par-tout traitées comme des bêtes dont on ſe ſert à l’inſtant du beſoin, & qu’on recele auſſitôt dans le bercail. M’arrêté-je un moment à Rome, j’entends Caton le Sage, me crier du ſein de l’ancienne Capitale du Monde : Si les hommes étaient ſans femmes, ils converſeraient encore avec les Dieux. J’entends un Cenſeur Romain commencer ſa harangue par ces mots : Meſſieurs, s’il nous était possible de vivre ſans femme, nous connaîtrions dès-lors le vrai bonheur. J’entends les Poëtes chanter ſur les théâtres de la Grèce : Ô Jupiter ! quelle raiſon put t’obliger de créer les femmes, ne pouvais-tu donner l’être aux humains par des voies meilleures & plus ſages, par des moyens, en un mot, qui nous euſſent évité le fléau des femmes ? Je vois ces mêmes Peuples, les Grecs, tenir ce ſexe dans un tel mépris qu’il faut des loix pour obliger un Spartiate à la propagation, & qu’une des peines de ces ſages Républiques eſt de contraindre un malfaiteur à s’habiller en femme, c’eſt-à-dire, à ſe revêtir comme l’être le plus vil & le plus mépriſé qu’elles connaiſſent.

Mais ſans aller chercher des exemples dans des ſiecles ſi loin de nous, de quel œil ce malheureux ſexe eſt-il vu même encore ſur la ſurface du globe ? Comment y eſt-il traité ? Je le vois, enfermé dans toute l’Aſie, y ſervir en eſclave aux caprices barbares d’un deſpote qui le moleſte, qui le tourmente, & qui ſe fait un jeu de ſes douleurs. En Amérique, je vois des Peuples naturellement humains, les Eskimaux, pratiquer entre hommes tous les actes poſſibles de bienfaiſance, & traiter les femmes avec toute la dureté imaginable : je les vois humiliées, proſtituées aux étrangers dans une partie de l’Univers y ſervir de monnoie dans une autre. En Afrique, bien plus avilies ſans doute, je les vois exerçant le métier de bêtes-de-ſomme, labourer la terre, l’enſemencer, & ne ſervir leurs maris qu’à genoux. Suivrai-je le Capitaine Cook dans ſes nouvelles découvertes ? L’île charmante d’Otaïti, où la groſſeſſe eſt un crime qui vaut quelquefois la mort à la mere, & preſque toujours à l’enfant, m’offrira-t-elle des femmes plus heureuſes ? Dans d’autre Isles découvertes par ce même marin, je les vois battues, vexées par leurs propres enfans, & le mari lui-même ſe joindre à ſa famille pour les tourmenter avec plus de rigueur.

Oh ! Théreſe ! ne t’étonne point de tout cela, ne te ſurprends pas davantage du droit général qu’eurent, de tous les temps, les époux ſur leurs femmes : plus les Peuples ſont rapprochés de la Nature, mieux ils en ſuivent les loix ; la femme ne peut avoir avec ſon mari d’autres rapports que celui de l’eſclave avec ſon maître ; elle n’a décidément aucun droit pour prétendre à des titres plus chers. Il ne faut pas confondre avec des droits, de ridicules abus qui, dégradant notre ſexe, éleverent un inſtant le vôtre ; il faut rechercher la cauſe de ces abus, la dire, & n’en revenir que plus conſtamment après, aux ſages conſeils de la raiſon. Or la voici, Théreſe, cette cauſe du reſpect momentané qu’obtint autrefois votre ſexe, & qui abuſe encore aujourd’hui, ſans qu’ils s’en doutent, ceux qui prolongent ce reſpect.

Dans les Gaules jadis, c’eſt-à-dire, dans cette ſeule partie du Monde qui ne traitait pas totalement les femmes en eſclaves, elles étaient dans l’uſage de prophétiſer, de dire la bonne-aventure : le Peuple s’imagina qu’elles ne réuſſiſſaient à ce métier qu’en raiſon du commerce intime qu’elles avaient ſans doute avec les Dieux ; de-là elles furent, pour ainſi dire, aſſociées au ſacerdoce, & jouirent d’une partie de la conſidération attachée aux prêtres. La Chevalerie s’établit en France ſur ces préjugés, & les trouvant favorables à ſon eſprit, elle les adopta ; mais il en fut de cela comme de tout : les cauſes s’éteignirent & les effets ſe conſerverent ; la Chevalerie diſparut, & les préjugés qu’elle avait nourris s’accrurent. Cet ancien reſpect accordé à des titres chimériques, ne put pas même s’anéantir, quand ſe diſſipa ce qui fondait ces titres : on ne reſpecta plus des ſorcieres, mais on vénéra des catins, & ce qu’il y eut de pis, on continua de s’égorger pour elles. Que de telles platitudes ceſſent d’influer ſur l’eſprit des philoſophes, & remettant les femmes à leur véritable place, qu’ils ne voient en elles, ainſi que l’indique la Nature, ainſi que l’admettent les Peuples les plus ſages, que des individus créés pour leurs plaiſirs, ſoumis à leurs caprices, dont la faibleſſe & la méchanceté ne doivent mériter d’eux que des mépris.

Mais non-ſeulement, Théreſe, tous les Peuples de la terre jouirent des droits les plus étendus ſur leurs femmes, il s’en trouva même qui les condamnaient à la mort dès qu’elles venaient au monde, ne conſervant abſolument que le petit nombre néceſſaire à la reproduction de l’eſpece. Les Arabes, connus ſous le nom de Koreihs, enterraient leurs filles dès l’age de ſept ans, ſur une montagne auprès de la Mecque, parce qu’un ſexe auſſi vil leur paraiſſait, diſaient-ils, indigne de voir le jour ; dans le ſérail du Roi d’Achem, pour le ſeul ſoupçon d’infidélité, pour la plus légère déſobéiſſance dans le ſervice des voluptés du Prince, ou ſitôt qu’elles inſpirent le dégoût, les plus affreux ſupplices leur ſervent à l’inſtant de punition ; aux bords du Gange elles ſont obligées de s’immoler elles-mêmes ſur les cendres de leurs époux, comme inutiles au monde, dès que leurs maîtres n’en peuvent plus jouir ; ailleurs on les chaſſe comme des bêtes fauves, c’eſt un honneur que d’en tuer beaucoup ; en Égypte on les immole aux Dieux ; à Formoſe on les foule aux pieds, ſi elles deviennent enceintes ; les loix Germaines ne condamnaient qu’à dix écus d’amende celui qui tuait une femme étrangere, rien ſi c’était la ſienne, ou une courtiſane ; par-tout, en un mot, je le répete, par-tout je vois les femmes humiliées, moleſtées, par-tout ſacrifiées à la ſuperſtition des prêtres, à la barbarie des époux, ou aux caprices des libertins. Et parce que j’ai le malheur de vivre chez un Peuple encore aſſez groſſier pour n’oſer abolir le plus ridicule des préjugés, je me priverais des droits que la Nature m’accorde ſur ce ſexe ! je renoncerais à tous les plaiſirs qui naiſſent de ces droits !… Non, non, Théreſe, cela n’eſt pas juſte : je voilerai ma conduite puiſqu’il le faut, mais je me dédommagerai en ſilence dans la retraite où je m’exile, des chaînes abſurdes où la législation me condamne, & là, je traiterai ma femme comme il me conviendra, comme j’en trouve le droit dans tous les codes de l’Univers, dans mon cœur & dans la Nature.

— Oh ! Monſieur, lui dis-je, votre converſion eſt impoſſible. — Auſſi ne te conſeillé-je pas de l’entreprendre, Théreſe, me répondit Gernande : l’arbre eſt trop vieux pour être plié ; on peut faire à mon âge quelques pas de plus dans la carriere du mal, mais pas un ſeul dans celle du bien. Mes principes & mes goûts firent mon bonheur depuis mon enfance, ils furent toujours l’unique baſe de ma conduite & de mes actions : peut-être irai-je plus loin, je ſens que c’eſt poſſible, mais pour revenir, non ; j’ai trop d’horreur pour les préjugés des hommes, je hais trop ſincérement leur civiliſation, leurs vertus & leurs Dieux, pour y jamais ſacrifier mes penchans.

De ce moment je vis bien que je n’avais plus d’autre parti à prendre, ſoit pour me tirer de cette maiſon, ſoit pour délivrer la Comteſſe, que d’uſer de ruſe, & de me concerter avec elle.

Depuis un an que j’étais dans ſa maiſon je lui avais trop laiſſé lire dans mon cœur pour qu’elle ne ſe convainquit pas du déſir que j’avais de la ſervir, & pour qu’elle ne devinât pas ce qui m’avait fait d’abord agir différemment. Je m’ouvris davantage, elle ſe livra : nous convinmes de nos plans ; il s’agiſſait d’inſtruire ſa mere, de lui deſſiller les yeux ſur les infamies du Comte. Madame de Gernande ne doutait pas que cette Dame infortunée n’accourût auſſitôt briſer les chaînes de ſa fille ; mais comment réuſſir, nous étions ſi bien renfermées, tellement gardées à vue ! Accoutumée à franchir des remparts, je meſurai des yeux ceux de la terraſſe : à peine avaient-ils trente pieds ; aucune clôture ne parut à mes yeux, je crus qu’une fois au bas de ces murailles, on ſe trouvait dans les routes du bois ; mais la Comteſſe arrivée de nuit dans cet appartement, & n’en étant jamais ſortie, ne put rectifier mes idées. Je conſentis à eſſayer l’eſcalade : Madame de Gernande écrivit à ſa mere la lettre du monde la plus faite pour l’attendrir & la déterminer à venir au ſecours d’une fille auſſi malheureuſe ; je mis la lettre dans mon ſein, j’embraſſai cette chere & intéreſſante femme, puis aidée de nos draps, dès qu’il fut nuit, je me laiſſai gliſſer au bas de cette fortereſſe. Que devins-je, ô ciel ! quand je reconnus qu’il s’en fallait bien que je fuſſe dehors de l’enceinte, je n’étais que dans le parc, & dans un parc environné de murs dont la vue m’avait été dérobée par l’épaiſſeur des arbres & par leur quantité : ces murs avaient plus de quarante pieds de haut, tout garnis de verre ſur la crête, & d’une prodigieuſe épaiſſeur… Qu’allais-je devenir ? le jour était prêt à paraître : que penſerait-on de moi en me voyant dans un lieu où je ne pouvais me trouver qu’avec le projet ſûr d’une évaſion ? Pouvais-je me ſouſtraire à la fureur du Comte ? Quelle apparence y avait-il que cet Ogre ne s’abreuvât pas de mon ſang pour me punir d’une telle faute ? Revenir était impoſſible, la Comteſſe avait retiré les draps ; frapper aux portes, c’était ſe trahir encore plus ſurement, peu s’en fallut alors que la tête ne me tournât totalement, & que je ne cédaſſe avec violence aux effets de mon déſeſpoir. Si j’avais reconnu quelque pitié dans l’ame du Comte, l’eſpérance peut-être m’eût-elle un inſtant abuſée, mais un tyran, un barbare, un homme qui déteſtait les femmes, & qui, diſait-il, cherchait depuis long-tems l’occaſion d’en immoler une, en lui faiſant perdre ſon ſang, goutte à goutte, pour voir combien d’heures elle pourrait vivre ainſi… J’allais inconteſtablement ſervir à l’épreuve. Ne ſachant donc que devenir, trouvant des dangers par-tout, je me jetai au pied d’un arbre, décidée à attendre mon ſort, & me réſignant en ſilence aux volontés de l’Éternel… Le jour paraît enfin ; juſte Ciel ! le premier objet qui ſe préſente à moi… c’eſt le Comte lui-même : il avait fait une chaleur affreuſe pendant la nuit ; il était ſorti pour prendre l’air. Il croit ſe tromper, il croit voir un ſpectre, il recule, rarement le courage eſt la vertu des traîtres : je me leve tremblante, je me précipite à ſes genoux. — Que faites-vous là, Théreſe, me dit-il ? — Oh ! Monſieur, puniſſez-moi, répondis-je, je ſuis coupable, & n’ai rien à répondre, Malheureuſement j’avais dans mon effroi oublié de déchirer la lettre de la Comteſſe : il la ſoupçonne, il me la demande, je veux nier ; mais Gernande voyant cette fatale lettre dépaſſer le mouchoir de mon ſein, la ſaiſit, la dévore, & m’ordonne de le ſuivre,

Nous rentrons dans le château par un eſcalier dérobé donnant ſous les voûtes : le plus grand ſilence y régnait encore ; après quelques détours, le Comte ouvre un cachot, & m’y jette. — Fille imprudente, me dit-il alors, je vous avais prévenue que le crime que vous venez de commettre, ſe puniſſait ici de mort : préparez-vous donc à ſubir le châtiment qu’il vous a plu d’encourir. En ſortant de table, demain, je viendrai vous expédier : je me précipite de nouveau à ſes genoux, mais me ſaiſiſſant par les cheveux, il me traîne à terre, me fait faire ainſi deux ou trois fois le tour de ma priſon, & finit par me précipiter contre les murs de maniere à m’y écraſer. — Tu mériterais que je t’ouvriſſe à l’inſtant les quatre veines, dit-il en fermant la porte, & ſi je retarde ton ſupplice, ſois bien ſure que ce n’eſt que pour le rendre plus horrible.

Il eſt dehors, & moi dans la plus violente agitation : je ne vous peins point la nuit que je paſſai, les tourmens de l’imagination joints aux maux phyſiques que les premieres cruautés de ce monſtre venaient, de me faire éprouver, la rendirent une des plus affreuſes de ma vie. On ne ſe figure point les angoiſſes d’un malheureux qui attend ſon ſupplice à toute heure, à qui l’eſpoir eſt enlevé, & qui ne ſait pas ſi la minute où il reſpire, ne ſera pas la derniere de ſes jours. Incertain de ſon ſupplice, il ſe le repréſente ſous mille formes plus horribles les unes que les autres, le moindre bruit qu’il entend lui paraît être celui de ſes bourreaux ; ſon ſang s’arrête, ſon cœur s’éteint, & le glaive qui va terminer ſes jours, eſt moins cruel, que ces funeſtes inſtans où la mort le menace.

Il eſt vraiſemblable que le Comte commença par ſe venger ſur ſa femme ; l’événement qui me ſauva va vous en convaincre comme moi : il y avoit trente ſix heures que j’étais dans la criſe que je viens de vous peindre, ſans qu’on m’eût apporté aucun ſecours, lorſque ma porte s’ouvrit & que le Comte parut ; il était ſeul, la fureur étincelait dans ſes yeux. — Vous devez bien vous douter, me dit-il, du genre de mort que vous allez ſubir : il faut que ce ſang pervers s’écoule en détail ; vous ſerez ſaignée trois fois par jour, je veux voir combien de temps vous pourrez vivre de cette façon. C’eſt une expérience que je brûlais de faire, vous le ſavez, je vous remercie de m’en fournir les moyens ; & le monſtre ſans s’occuper pour lors, d’autres paſſions que de ſa vengeance, me fait tendre un bras, me pique, & bande la plaie après deux palettes de ſang. Il avait à peine fini, que des cris ſe font entendre. — Monſieur… Monſieur, lui dit en accourant une des vieilles qui nous ſervaient… venez au plus vîte, Madame ſe meurt, elle veut vous parler avant de rendre l’ame, & la vieille revole auprès de ſa maîtreſſe.

Quelqu’accoutumé que l’on ſoit au crime, il eſt rare que la nouvelle de ſon accompliſſement n’effraye celui qui vient de le commettre. Cette terreur venge la Vertu : tel eſt l’inſtant où ſes droits ſe reprennent : Gernande fort égaré, il oublie de fermer les portes, je profite de la circonſtance, quelqu’affaiblie que je ſois par une diete de plus de quarante heures, & par une ſaignée ; je m’élance hors de mon cachot, tout eſt ouvert, je traverſe les cours, & me voilà dans la forêt ſans qu’on m’ait apperçue. Marchons, me dis-je, marchons avec courage ; ſi le fort mépriſe le faible, il eſt un Dieu puiſſant qui protege celui-ci, & qui ne l’abandonne jamais. Pleine de ces idées, j’avance avec ardeur, & avant que la nuit ne ſoit cloſe, je me trouve dans une chaumiere à quatre lieues du château. Il m’était reſté quelqu’argent, je me fis ſoigner de mon mieux : quelques heures me rétablirent. Je partis dès le point du jour, & m’étant fait montrer la route, renonçant à tous projets de plaintes, ſoit anciennes, ſoit nouvelles, je me fis diriger vers Lyon où j’arrivai le huitieme jour, bien faible, bien ſouffrante, mais heureuſement ſans être pourſuivie ; là, je ne ſongeai qu’à me rétablir avant de gagner Grenoble où j’avais toujours dans l’idée que le bonheur m’attendait.

Un jour que je jetais par haſard les yeux ſur une gazette étrangere, quelle fut ma ſurpriſe d’y reconnaître encore le crime couronné, & d’y voir au pinacle un des principaux auteurs de mes maux. Rodin, ce chirurgien de Saint-Marcel, cet infâme qui m’avait ſi cruellement punie d’avoir voulu lui épargner le meurtre de ſa fille, venait, diſait ce Journal, d’être nommé Premier Chirurgien de l’Impératrice de Ruſſie, avec des appointemens conſidérables. Qu’il ſoit fortuné le ſcélérat, me dis-je, qu’il le ſoit, dès que la Providence le veut ; & toi, ſouffre, malheureuſe créature, ſouffre ſans te plaindre, puiſqu’il eſt dit que les tribulations & les peines doivent être l’affreux partage de la Vertu ; n’importe, je ne m’en dégoûterai jamais.

Je n’étais point au bout de ces exemples frappans du triomphe des vices, exemples ſi décourageans pour la Vertu, & la proſpérité du perſonnage que j’allais retrouver devait me dépiter & me ſurprendre plus qu’aucune autre, ſans doute, puiſque c’était celle d’un des hommes dont j’avais reçu les plus ſanglans outrages. Je ne m’occupais que de mon départ, lorſque je reçus un ſoir un billet qui me fut rendu par un laquais vêtu de gris, abſolument inconnu de moi ; en me le remettant il me dit qu’il était chargé de la part de ſon maître d’obtenir ſans faute une réponſe de moi. Tels étaient les mots de ce billet.

« Un homme qui a quelques torts avec vous, qui croit vous avoir reconnue dans la place de Bellecour, brûle de vous voir, & de réparer ſa conduite : hâtez-vous de le venir trouver ; il a des choſes à vous apprendre, qui peut-être l’acquitteront de tout ce qu’il vous doit ».

Ce billet n’était point ſigné, & le laquais ne s’expliquait pas. Lui ayant déclaré que j’étais décidée à ne point répondre que je ne ſçuſſe quel était ſon maître : — c’eſt M. de Saint-Florent, Mademoiſelle, me dit-il ; il a eu l’honneur de vous connaître autrefois aux environs de Paris, vous lui avez, prétend-il, rendu des ſervices dont il brûle de s’acquitter. Maintenant à la tête du commerce de cette ville, il y jouit à-la-fois d’une conſidération & d’un bien qui le mettent à même de vous prouver ſa reconnaiſſance. Il vous attend.

Mes réflexions furent bientôt faites. Si cet homme n’avait pas pour moi de bonnes intentions, me diſais-je, ſerait-il vraiſemblable qu’il m’écrivît, qu’il me fît parler de cette maniere ? Il a des remords de ſes infamies paſſées, il ſe rappelle avec effroi de m’avoir arraché ce que j’avais de plus cher, & de m’avoir réduite, par l’enchaînement de ſes horreurs, au plus cruel état où puiſſe être une femme… Oui, oui, n’en doutons pas, ce ſont des remords, je ſerais coupable envers l’Être-Suprême ſi je ne me prêtais à les appaiſer. Suis-je en ſituation d’ailleurs de rejetter l’appui qui ſe préſente ? Ne dois-je pas bien plutôt ſaiſir avec empreſſement tout ce qui s’offre pour me ſoulager ? C’eſt dans ſon hôtel que cet homme veut me voir : ſa fortune doit l’entourer de gens devant leſquels il ſe reſpectera trop pour oſer me manquer encore, & dans l’état où je ſuis, grand Dieu ! puis-je inſpirer autre choſe que de la commiſération ? J’aſſurai donc le laquais de Saint-Florent que le lendemain, ſur les onze heures, j’aurais l’avantage d’aller ſaluer ſon maître ; que je le félicitais des faveurs qu’il avait reçues de la fortune, & qu’il s’en fallait bien qu’elle m’eût traitée comme lui.

Je rentrai chez moi, mais ſi occupée de ce que voulait me dire cet homme, que je ne fermai pas l’œil de la nuit : j’arrive enfin à l’adreſſe indiquée, un hôtel ſuperbe, une foule de valets, les regards humilians de cette riche canaille ſur l’infortune qu’elle mépriſe, tout m’en impoſe, & je ſuis au moment de me retirer, lorſque le même laquais qui m’avait parlé la veille, m’aborde, & me conduit, en me raſſurant, dans un cabinet ſomptueux où je reconnais fort-bien mon bourreau, quoiqu’agé pour lors de quarante-cinq ans, & qu’il y en eût près de neuf que je ne l’euſſe vu. Il ne ſe leve point, mais il ordonne qu’on nous laiſſe ſeuls, & me fait ſigne d’un geſte, de venir me placer ſur une chaiſe à côté du vaſte fauteuil qui le contient.

— J’ai voulu vous voir, mon enfant, dit-il avec le ton humiliant de la ſupériorité, non que je croye avoir de grands torts avec vous, non qu’une fâcheuſe réminiſcence me contraigne à des réparations au-deſſus deſquelles je me crois ; mais je me ſouviens que dans le peu de temps que nous nous ſommes connus, vous m’avez montré de l’eſprit : il en faut pour ce que j’ai à vous propoſer, & ſi vous l’acceptez, le beſoin que j’aurai alors de vous, vous fera trouver dans ma fortune les reſſources qui vous ſont néceſſaires, & ſur leſquelles vous compteriez envain ſans cela. Je voulus répondre par quelques reproches à la légéreté de ce début, Saint-Florent m’impoſa ſilence. — Laiſſons ce qui s’eſt paſſé, me dit-il, c’eſt l’hiſtoire des paſſions, & mes principes me portent à croire qu’aucun frein n’en doit arrêter la fougue ; quand elles parlent, il faut les ſervir, c’eſt ma loi. Lorſque je fus pris par les voleurs avec qui vous étiez, me vites-vous me plaindre de mon ſort ? Se conſoler & agir d’induſtrie, ſi l’on eſt le plus faible, jouir de tous ſes droits, ſi l’on eſt le plus fort, voilà mon ſyſtême : vous étiez jeune & jolie, Théreſe, nous nous trouvions au fond d’une forêt, il n’eſt point de volupté dans le monde qui allume mes ſens comme le viol d’une fille vierge ; vous l’étiez, je vous ai violée ; peut-être vous euſſé-je fait pis, ſi ce que je haſardais n’eût pas eu de ſuccès, & que vous m’euſſiez oppoſé des réſiſtances ; mais je vous volai, je vous laiſſai ſans reſſources au milieu de la nuit, dans une route dangereuſe : deux motifs occaſionnerent ce nouveau, délit ; il me fallait de l’argent, je n’en avais pas ; quant à l’autre raiſon qui put me porter à ce procédé, je vous l’expliquerais vainement, Théreſe, vous ne l’entendriez point. Les ſeuls êtres qui connaiſſent le cœur de l’homme, qui en ont étudié les replis, qui ont démêlé les coins les plus impénétrables de ce dédale obſcur, pourraient vous expliquer cette ſuite d’égarement. — Quoi ! Monſieur, de l’argent que je vous avais offert… le ſervice que je venais de vous rendre… être payée de ce que j’avais fait pour vous par une auſſi noire trahiſon… cela peut, dites-vous, ſe comprendre, cela peut ſe légitimer ? — Eh ! oui, Théreſe, eh ! oui, la preuve que cela peut s’expliquer, c’eſt qu’en venant de vous piller, de vous moleſter… (car je vous battis, Théreſe,) eh bien ! à vingt pas de là, ſongeant à l’état où je vous laiſſais, je retrouvai ſur-le-champ dans ces idées des forces pour de nouveaux outrages, que je ne vous euſſe peut-être jamais faits ſans cela : vous n’aviez perdu qu’une de vos prémices… je m’en allais, je revins ſur mes pas, & je vous fis perdre l’autre… Il eſt donc vrai que dans de certaines ames la volupté peut naître au ſein du crime ! Que dis-je, il eſt donc vrai que le crime ſeul l’éveille & la décide, & qu’il n’eſt pas une ſeule volupté dans le monde qu’il n’enflamme & qu’il n’améliore… — Oh ! Monſieur, quelle horreur ! — N’en pouvais-je pas commettre une plus grande ?… Peu s’en fallut, je vous l’avoue, mais je me doutais bien que vous alliez être réduite aux dernieres extrémités : cette idée me ſatisfit, je vous quittai. Laiſſons cela, Théreſe, & venons à l’objet qui m’a fait déſirer de vous voir.

Cet incroyable goût que j’ai pour l’un & l’autre pucelage d’une petite fille, ne m’a point quitté, Théreſe, pourſuivit Saint-Florent : il en eſt de celui-là comme de tous les autres écarts du libertinage, plus on vieillit, & plus ils prennent de forces ; des anciens délits naiſſent de nouveaux déſirs, & de nouveaux crimes de ces déſirs. Tout cela ne ſerait rien, ma chere, ſi ce qu’on emploie pour réuſſir n’était pas ſoi-même très-coupable. Mais comme le beſoin du mal eſt le premier mobile de nos caprices, plus ce qui nous conduit eſt criminel, & mieux nous ſommes irrités. Arrivé là, on ne ſe plaint plus que de la médiocrité des moyens : plus leur atrocité s’étend, plus notre volupté devient piquante, & l’on s’enfonce ainſi dans le bourbier ſans la plus légère envie d’en ſortir.

C’eſt mon hiſtoire, Théreſe, chaque jour deux jeunes enfans ſont néceſſaires à mes ſacrifices ; ai-je joui, non ſeulement je n’en revois plus les objets, mais il devient même eſſentiel à l’entiere ſatisfaction de mes fantaiſies, que ces objets ſortent auſſitôt de la ville : je goûterais mal les plaiſirs du lendemain, ſi j’imaginais que les victimes de la veille reſpiraſſent encore le même air que moi ; la moyen de m’en débarraſſer eſt facile. Le croirais-tu, Théreſe ? Ce ſont mes débauches qui peuplent le Languedoc & la Provence de la multitude d’objets de libertinage que renferme leur ſein[1] : une heure après que ces petites filles m’ont ſervi, des émiſſaires ſûrs les embarquent & les vendent aux appareilleuſes de Niſmes, de Montpellier, de Toulouſe, d’Aix & de Marſeille : ce commerce dont j’ai deux tiers de bénéfice, me dédommage amplement de ce que les ſujets me coûtent, & je ſatisfais ainſi deux de mes plus cheres paſſions, & ma luxure, & ma cupidité ; mais les découvertes, les ſéductions me donnent de la peine. D’ailleurs l’eſpece de ſujets importe infiniment à ma lubricité : je veux qu’ils ſoient tous pris dans ces aſyles de la miſere, où le beſoin de vivre & l’impoſſibilité d’y réuſſir abſorbant le courage, la fierté, la délicateſſe, énervant l’ame enfin, décide, dans l’eſpoir d’une ſubſiſtance indiſpenſable, à tout ce qui paraît devoir l’aſſurer. Je fais impitoyablement fouiller tous ces réduits : on n’imagine pas ce qu’ils me rendent ; je vais plus loin, Théreſe : l’activité, l’induſtrie, un peu d’aiſance, en luttant contre mes ſubornations, me raviraient une grande partie des ſujets : j’oppoſe à ces écueils le crédit dont je jouis dans cette ville, j’excite des oſcillations dans le commerce, ou des chertés dans les vivres, qui, multipliant les claſſes du pauvre, lui enlevant d’un côté les moyens du travail, & lui rendant difficile de l’autre ceux de la vie, augmentent en raiſon égale la ſomme des ſujets que la miſere me livre. La ruſe eſt connue, Théreſe : ces diſettes de bois, de bled, & d’autres comeſtibles, dont Paris a frémi tant d’années, n’avaient d’autres objets que ceux qui m’animent ; l’avarice, le libertinage, voilà les paſſions qui, du ſein des lambris dorés, tendent une multitude de filets juſques ſur l’humble toit du pauvre. Mais, quelque habileté que je mette en uſage pour preſſer d’un côté, ſi des mains adroites n’enlevent pas leſtement de l’autre, j’en ſuis pour mes peines, & la machine va tout auſſi mal que ſi je n’épuiſais pas mon imagination en reſſources, & mon crédit en opérations. J’ai donc beſoin d’une femme leſte, jeune, intelligente, qui, ayant elle-même paſſé par les épineux ſentiers de la miſere, connaiſſe mieux que qui que ce ſoit les moyens de débaucher celles qui y sont ; une femme dont les yeux pénétrans devinent l’adverſité dans ſes greniers les plus ténébreux, & dont l’eſprit ſuborneur en détermine les victimes à ſe tirer de l’oppreſſion par les moyens que je préſente ; une femme ſpirituelle enfin, ſans ſcrupule comme ſans pitié, qui ne néglige rien pour réuſſir, juſqu’à couper même le peu de reſſources qui, ſoutenant encore l’eſpoir de ces infortunées, les empêche de ſe réſoudre. J’en avais une excellente, & sûre, elle vient de mourir : on n’imagine pas juſqu’où cette intelligente créature portait l’effronterie ; non-ſeulement elle iſolait ces miſérables au point de les contraindre à venir l’implorer à genoux, mais ſi ces moyens ne lui ſuccédaient pas aſſez tôt pour accélérer leur chûte, la ſcélérate allait juſqu’à les voler. C’était un tréſor, il ne me faut que deux ſujets par jour, elle m’en eût donné dix, ſi je les euſſe voulu. Il réſultait de là que je faiſais des choix meilleurs, & que la ſurabondance de la matiere premiere de mes opérations me dédommageait de la main-d’œuvre. C’eſt cette femme qu’il faut remplacer, ma chere, tu en auras quatre à tes ordres, & deux mille écus d’appointemens : j’ai dit, réponds, Théreſe, & ſur-tout que des chimeres ne t’empêchent pas d’accepter ton bonheur, quand le haſard & ma main te l’offrent.

Oh ! Monſieur, dis-je à ce malhonnête homme, en frémiſſant de ſes diſcours, eſt-il poſſible, & que vous puiſſiez concevoir de telles voluptés, & que vous oſiez me propoſer de les ſervir ! Que d’horreurs vous venez de me faire entendre ! Homme cruel, ſi vous étiez malheureux ſeulement deux jours, vous verriez comme ces ſyſtêmes d’inhumanité s’anéantiraient bientôt dans votre cœur : c’eſt la proſpérité qui vous aveugle & qui vous endurcit : vous vous blaſez ſur le ſpectacle de maux dont vous vous croyez à l’abri, & parce que vous eſpérez ne les jamais ſentir, vous vous ſuppoſez en droit de les infliger ; puiſſe le bonheur ne jamais approcher de moi, dès qu’il peut corrompre à tel point ! Ô juſte ciel ! ne ſe pas contenter d’abuſer de l’infortune ! pouſſer l’audace & la férocité juſqu’à l’accroître, juſqu’à la prolonger pour l’unique ſatisfaction de ſes déſirs ! Quelle cruauté, Monſieur ! les bêtes les plus féroces ne nous donnent pas d’exemples d’une barbarie ſemblable. — Tu te trompes, Théreſe, il n’y a pas de fourberies que le loup n’invente pour attirer l’agneau dans ſes piéges : ces ruſes ſont dans la Nature, & la bienfaiſance n’y eſt pas : elle n’eſt qu’un caractere de la faibleſſe préconiſé par l’eſclave pour attendrir ſon maître & le diſpoſer à plus de douceur ; elle ne s’annonce jamais chez l’homme que dans deux cas, ou s’il eſt le plus faible, ou s’il craint de le devenir ; la preuve que cette prétendue vertu n’eſt pas dans la Nature, c’eſt qu’elle eſt ignorée de l’homme le plus rapproché d’elle. Le ſauvage, en la mépriſant, tue ſans pitié ſon ſemblable, ou par vengeance ou par avidité… ne la reſpecterait-il pas cette vertu, ſi elle était écrite dans ſon cœur ? mais elle n’y parut jamais, jamais elle ne ſe trouvera par-tout où les hommes ſeront égaux. La civiliſation, en épurant les individus, en diſtinguant des rangs, en offrant un pauvre aux yeux du riche, en faiſant craindre à celui-ci une variation d’état qui pouvait le précipiter dans le néant de l’autre, mit auſſitôt dans ſon eſprit le déſir de ſoulager l’infortuné pour être ſoulagé à ſon tour, s’il perdait ſes richeſſes ; alors naquit la bienfaiſance, fruit de la civiliſation & de la crainte : elle n’eſt donc qu’une vertu de circonſtances, mais nullement un ſentiment de la Nature qui ne plaça jamais dans nous d’autre déſir que celui de nous ſatisfaire, à quelque prix que ce pût être. C’eſt en confondant ainſi tous les ſentimens, c’eſt en n’analyſant jamais rien, qu’on s’aveugle ſur tout, & qu’on ſe prive de toutes les jouiſſances. — Ah ! Monſieur, interrompis-je avec chaleur, peut-il en être une plus douce que celle de ſoulager l’infortune ! Laiſſons à part la frayeur de ſouffrir ſoi-même, y a-t-il une ſatisfaction plus vraie que celle d’obliger ?… jouir des larmes de la reconnaiſſance, partager le bien-être qu’on vient de répandre chez des malheureux qui, ſemblables à vous, manquaient néanmoins des choſes dont vous formez vos premiers beſoins, les entendre chanter vos louanges & vous appeller leur pere, replacer la ſérénité ſur des fronts obſcurcis par la défaillance, par l’abandon & le déſeſpoir ; non, Monſieur, nulle volupté dans le monde ne peut égaler celle-là : c’eſt celle de la Divinité même, & le bonheur qu’elle promet à ceux qui l’auront ſervie ſur la Terre, ne ſera que la poſſibilité de voir ou de faire des heureux dans le Ciel. Toutes les vertus naiſſent de celle-là, Monſieur ; on eſt meilleur pere, meilleur fils, meilleur époux, quand on connaît le charme d’adoucir l’infortune. Ainſi que les rayons du ſoleil, on dirait que la préſence de l’homme charitable répand ſur tout ce qui l’entoure la fertilité, la douceur & la joie, & le miracle de la Nature, après ce foyer de la lumiere céleſte, eſt l’ame honnête, délicate & ſenſible dont la félicité ſuprême eſt de travailler à celle des autres.

Phœbus que tout cela, Théreſe ; les jouiſſances de l’homme ſont en raiſon de la ſorte d’organes qu’il a reçus de la Nature ; celles de l’individu faible, & par conſéquent de toutes les femmes, doivent porter à des voluptés morales, plus piquantes, pour de tels êtres, que celles qui n’influeraient que ſur un phyſique entiérement dénué d’énergie : le contraire eſt l’hiſtoire des ames fortes, qui, bien mieux délectées des chocs vigoureux imprimés ſur ce qui les entoure, qu’elles ne le ſeraient des impreſſions délicates reſſenties par ces mêmes êtres exiſtans auprès d’eux, préferent inévitablement, d’après cette conſtitution, ce qui affecte les autres en ſens douloureux, à ce qui ne toucherait que d’une maniere plus douce : telle eſt l’unique différence des gens cruels aux gens débonnaires ; les uns & les autres ſont doués de ſenſibilité, mais ils le ſont chacun à leur maniere. Je ne nie pas qu’il n’y ait des jouiſſances dans l’une & l’autre claſſe, mais je ſoutiens avec beaucoup de philoſophes, ſans doute, que celles de l’individu organiſé de la maniere la plus vigoureuſe, ſeront inconteſtablement plus vives que toutes celles de ſon adverſaire ; & ces ſyſtêmes établis, il peut & il doit ſe trouver une ſorte d’hommes qui trouve autant de plaiſir dans tout ce qu’inſpire la cruauté, que les autres en goûtent dans la bienfaiſance ; mais ceux-ci ſeront des plaiſirs doux, & les autres des plaiſirs fort-vifs : les uns ſeront les plus ſûrs, les plus vrais ſans doute, puiſqu’ils caractériſent les penchans de tous les hommes encore au berceau de la Nature, & des enfans mêmes, avant qu’ils n’aient connu l’empire de la civiliſation ; les autres ne ſeront que l’effet de cette civiliſation, & par conſéquent des voluptés trompeuſes & ſans aucun ſel. Au reſte, mon enfant, comme nous ſommes moins ici pour philoſopher que pour conſolider une détermination, ayez pour agréable de me donner votre dernier mot… Acceptez-vous, ou non, le parti que je vous propoſe ? — Aſſurément je le refuſe, Monſieur, répondis-je en me levant… je ſuis bien pauvre… oh ! oui, bien pauvre, Monſieur ; mais plus riche des ſentimens de mon cœur que de tous les dons de la fortune, jamais je ne ſacrifierai les uns pour poſſéder les autres : je ſaurai mourir dans l’indigence, mais je ne trahirai pas la vertu. — Sortez, me dit froidement cet homme déteſtable, & que je n’aye pas ſur-tout à craindre de vous des indiſcrétions, vous ſeriez bientôt miſe en un lieu d’où je n’aurais plus à les redouter. Rien n’encourage la vertu comme les craintes du vice ; bien moins timide que je ne l’aurais cru, j’oſai, en lui promettant qu’il n’aurait rien à redouter de moi, lui rappeller le vol qu’il m’avait fait dans la forêt de Bondy, & lui faire ſentir que dans la circonſtance où j’étais, cet argent me devenait indiſpenſable. Le monſtre me répondit durement alors qu’il ne tenait qu’à moi d’en gagner, & que je m’y refuſais. — Non, Monſieur, répondis-je avec fermeté, non, je vous le répete, je périrais mille fois plutôt que de ſauver mes jours à ce prix. — Et moi, dit Saint-Florent, il n’y a de même rien que je ne préféraſſe au chagrin de donner mon argent ſans qu’on le gagne : malgré le refus que vous avez l’inſolence de me faire, je veux bien encore paſſer un quart-d’heure avec vous ; allons donc dans ce boudoir, & quelques inſtans d’obéiſſance mettront vos fonds dans un meilleur ordre. — Je n’ai pas plus d’envie de ſervir vos débauches dans un ſens que dans un autre, Monſieur, répondis-je fierement : ce n’eſt pas la charité que je demande, homme cruel ; non, je ne vous procure pas cette jouiſſance ; ce que je réclame n’eſt que ce qui m’eſt dû ; c’eſt ce que vous m’avez volé de la plus indigne maniere… Garde-le, cruel, garde-le, ſi bon te ſemble : vois ſans pitié mes larmes ; entends ſi tu peux, ſans t’émouvoir, les triſtes accens du beſoin, mais ſouviens-toi que ſi tu commets cette nouvelle infamie, j’aurai au prix de ce qu’elle me coûte acheté le droit de te mépriſer à jamais.

Saint-Florent furieux m’ordonna de ſortir, & je pus lire ſur ſon affreux viſage, que ſans les confidences qu’il m’avait faites, & dont il redoutait l’éclat, j’euſſe peut-être payé par quelques brutalités de ſa part la hardieſſe de lui avoir parlé trop vrai… je ſortis. On amenait au même inſtant à ce débauché une de ces malheureuſes victimes de ſa ſordide crapule. Une des femmes dont il me propoſait de partager l’horrible état conduiſait chez lui une pauvre petite fille d’environ neuf ans, dans tous les attributs de l’infortune & de la langueur : elle paraiſſait avoir à peine la force de ſe ſoutenir… Oh ciel ! penſai-je en voyant cela, ſe peut-il que de tels objets puiſſent inſpirer d’autres ſentimens que ceux de la pitié ! Malheur à l’être dépravé qui pourra ſoupçonner des plaiſirs ſur un ſein que le beſoin conſume ; qui voudra cueillir des baiſers ſur une bouche que la faim deſſeche, & qui ne s’ouvre que pour le maudire !

Mes larmes coulerent : j’aurais voulu ravir cette victime au tigre qui l’attendait, je ne l’oſai pas. L’aurais-je pu ? Je regagnai promptement mon auberge, auſſi humiliée d’une infortune qui m’attirait de telles propoſitions, que révoltée contre l’opulence qui ſe haſardait à les faire.

  1. Qu’on ne prenne pas ceci pour une fable : ce malheureux perſonnage a exiſté dans Lyon même. Ce que l’on dit ici de ſes manœuvres eſt exact : il a coûté l’honneur à quinze ou vingt mille petites malheureuſes ; ſon opération faite, on les embarquait ſur le Rhône, & les villes dont il s’agit n’ont été trente ans peuplées d’objets de débauches, que par les victimes de ce ſcélérat. Dans cet épiſode-ci, il n’y a de romaneſque que le nom.