Kéraban-le-Têtu/Deuxième partie/12

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Hetzel (tome 2p. 223-241).

X I I

DANS LEQUEL IL EST RAPPORTÉ QUELQUES PROPOS ÉCHANGÉS ENTRE LA NOBLE SARABOUL ET SON NOUVEAU FIANCÉ.

Lorsque Ahmet rejoignit ses compagnons, les dernières dispositions, pour souper d’abord, pour dormir ensuite, avaient été convenablement prises. La chambre à coucher, ou plutôt le dortoir commun, c’était la caverne, haute, spacieuse, avec des coins et recoins, où chacun pourrait se blottir à son gré et même à son aise. La salle à manger, c’était cette partie plane du campement, sur laquelle des roches éboulées, des fragments de pierre, pouvaient servir de sièges et de tables.

Quelques provisions avaient été tirées de la charrette traînée par le petit âne, — lequel comptait au nombre des convives, ayant été spécialement invité par son ami le seigneur Kéraban. Un peu de fourrage, dont on avait fait une bonne récolte, lui assurait une suffisante part du festin, et il en brayait de satisfaction.

« Soupons, s’écria Kéraban d’un ton joyeux, soupons, mes amis ! Mangeons et buvons à notre aise ! Ce sera autant de moins que ce brave âne aura à traîner jusqu’à Scutari ! »

Il va sans dire que, pour ce repas en plein air, au milieu de ce campement éclairé de quelques torches résineuses, chacun s’était placé à sa guise. Au fond, le seigneur Kéraban trônait sur une roche, véritable fauteuil d’honneur de cette réunion épulatoire. Amasia et Nedjeb, l’une près de l’autre, comme deux amies, — il n’y avait plus ni maîtresse ni servante, — assises sur de plus modestes pierres, avaient réservé une place à Ahmet, qui ne tarda pas à les rejoindre.

Quant au seigneur Van Mitten, il va de soi qu’il était flanqué, à droite de l’inévitable Yanar, à gauche de l’inséparable Saraboul, et, tous les trois, ils s’étaient attablés devant un gros fragment de roc, que les soupirs du nouveau fiancé auraient dû attendrir.

Bruno, plus maigre que jamais, grignotant et geignant, allait et venait pour les besoins du service.

Non seulement le seigneur Kéraban était de belle humeur, comme quelqu’un à qui tout réussit, mais, suivant son habitude, sa joie s’épanchait en propos plaisants, lesquels visaient plus directement son ami Van Mitten. Oui ! il était ainsi fait, que l’aventure matrimoniale arrivée à ce pauvre homme, — par dévouement pour lui et les siens, — ne cessait guère d’exciter sa verve caustique ! Dans douze heures, il est vrai, cette histoire aurait pris fin et Van Mitten n’entendrait plus parler ni du frère ni de la sœur kurdes ! De là, une sorte de raison que Kéraban se donnait à lui-même pour ne point se gêner à l’égard de son compagnon de voyage.

« Eh bien, Van Mitten, cela va bien, n’est-ce pas ? dit-il en se frottant les mains. Vous voilà au comble de vos vœux !… De bons amis vous font cortège !… Une aimable femme, qui s’est heureusement rencontrée sur votre route, vous accompagne !… Allah n’aurait pu faire davantage pour vous, quand bien même vous eussiez été l’un de ses plus fidèles croyants. »

Le Hollandais regarda son ami en allongeant quelque peu les lèvres, mais sans répondre.

« Eh bien, vous vous taisez ? dit Yanar.

— Non !… Je parle… je parle en dedans !

— À qui ? demanda impérieusement la noble Kurde, qui lui saisit vivement le bras.

— À vous, chère Saraboul,… à vous ! » répondit sans conviction l’interloqué Van Mitten.

Puis, se levant :

« Ouf ! » fit-il.

Le seigneur Yanar et sa sœur, s’étant redressés au même moment, le suivaient dans toutes ses allées et venues.

« Si vous voulez, reprit Saraboul de ce ton doucereux qui ne permet pas la moindre contradiction, si vous le voulez, nous ne passerons que quelques heures à Scutari ?

— Si je le veux ?…

— N’êtes-vous pas mon maître, seigneur Van Mitten ? ajouta l’insinuante personne.

— Oui ! murmura Bruno, il est son maître… comme on est le maître d’un dogue qui peut, à chaque instant, vous sauter à la gorge !

— Heureusement, se disait Van Mitten, demain… à Scutari… rupture et abandon !… Mais quelle scène en perspective ! »

Amasia le regardait avec un véritable sentiment de commisération, et, n’osant le plaindre à haute voix, elle s’en ouvrait quelquefois à son fidèle serviteur :

« Pauvre monsieur Van Mitten ! répétait-elle à Bruno. Voilà pourtant où l’a mené son dévouement pour nous !

— Et sa platitude envers le seigneur Kéraban ! répondait Bruno, qui ne pouvait pardonner à son maître une condescendance poussée à ce degré de faiblesse.

— Eh ! dit Nedjeb, cela prouve, au moins, que monsieur Van Mitten a un cœur bon et généreux !

— Trop généreux ! répliqua Bruno. Au surplus, depuis que mon maître a consenti à suivre le seigneur Kéraban en un pareil voyage, je n’ai cessé de lui répéter qu’il lui arriverait malheur tôt ou tard ! Mais un malheur pareil ! Devenir le fiancé, ne fût-ce que pour quelques jours, de cette Kurde endiablée ! Jamais je n’aurais pu imaginer cela… non ! jamais ! La première madame Van Mitten était une colombe en comparaison de la seconde. »

Cependant, le Hollandais s’était assis à une autre place, toujours flanqué de ses deux garde-du-corps, lorsque Bruno vint lui offrir quelque nourriture ; mais Van Mitten ne se sentait pas en appétit.

« Vous ne mangez pas, seigneur Van Mitten ? lui dit Saraboul, qui le regardait entre les deux yeux.

— Je n’ai pas faim !

— Vraiment, vous n’avez pas faim ! répliqua le seigneur Yanar. Au Kurdistan on a toujours faim… même après les repas !

— Ah ! au Kurdistan ?… répondit Van Mitten en avalant les morceaux doubles, — par obéissance.

— Et buvez ! ajouta la noble Saraboul.

— Mais, je bois… je bois vos paroles ! »

Et il n’osa pas ajouter :

« Seulement, je ne sais pas si c’est bon pour l’estomac !

— Buvez, puisqu’on vous le dit ! reprit le seigneur Yanar.

— Je n’ai pas soif !

— Au Kurdistan, on a toujours soif… même après les repas. »

Pendant ce temps, Ahmet, toujours en éveil, observait attentivement le guide.

Cet homme, assis à l’écart, prenait sa part du repas, mais il ne pouvait dissimuler quelques mouvements d’impatience. Du moins, Ahmet crut le remarquer. Et comment eût-il pu en être autrement ? À ses yeux, cet homme était un traître ! Il devait avoir hâte que tous ses compagnons et lui eussent cherché refuge dans la caverne, où le sommeil les livrerait sans défense, à quelque agression convenue ! Peut-être même le guide aurait-il voulu s’éloigner pour quelque secrète machination ; mais il n’osait, en présence d’Ahmet, dont il connaissait les défiances.

« Allons, mes amis, s’écria Kéraban, voilà un bon repas pour un repas en plein air ! Nous aurons bien réparé nos forces avant notre dernière étape ! N’est-il pas vrai, ma petite Amasia ?

— Oui, seigneur Kéraban, répondit la jeune fille ! D’ailleurs, je suis forte, et s’il fallait recommencer ce voyage ?…

— Tu le recommencerais ?…

— Pour vous suivre.

— Surtout après avoir fait une certaine halte à Scutari ! s’écria Kéraban avec un bon gros rire, une halte comme notre ami Van Mitten en a fait une à Trébizonde !

— Et, par-dessus le marché, il me plaisante ! » murmurait Van Mitten.

Il enrageait, au fond, mais n’osait répondre en présence de la trop nerveuse Saraboul.

« Ah ! reprit Kéraban, le mariage d’Ahmet et d’Amasia, ce ne sera peut-être pas si beau que les fiançailles de notre ami Van Mitten et de la noble Kurde ! Sans doute, je ne pourrai pas leur offrir une fête au Paradis de Mahomet, mais nous ferons bien les choses, comptez sur moi ! Je veux que tout Scutari soit convié à la noce, et que nos amis de Constantinople emplissent les jardins de la villa !

— Il ne nous en faut pas tant ! répondit la jeune fille.

— Oui !… oui !… chère maîtresse ! s’écria Nedjeb.

— Et si je le veux, moi !… si je le veux !… ajouta le seigneur Kéraban. Est-ce que ma petite Amasia voudrait me contrarier ?

— Oh ! seigneur Kéraban !

— Eh bien, reprit l’oncle en levant son verre, au bonheur de ces jeunes gens qui méritent si bien d’être heureux !

— Au seigneur Ahmet !… À la jeune Amasia !… répétèrent d’une commune voix tous ces convives en belle humeur.

— Et à l’union, ajouta Kéraban, oui !… à l’union du Kurdistan et de la Hollande ! »

Sur cette « santé », portée d’une voix joyeuse, devant toutes ces mains tendues vers lui, le seigneur Van Mitten, bon gré mal gré, dut s’incliner en manière de remerciement et boire à son propre bonheur.

Ce repas, fort rudimentaire, mais gaiement pris, était achevé. Encore quelques heures de repos, et l’on pourrait terminer ce voyage sans trop de fatigues.

« Allons dormir jusqu’au jour, dit Kéraban. Lorsque le moment en sera venu, je charge notre guide de nous éveiller tous !

— Soit, seigneur Kéraban, répondit cet homme, mais n’est-il pas plus à propos que j’aille remplacer votre serviteur Nizib à la garde des attelages ?

— Non, demeurez ! dit vivement Ahmet. Nizib est bien où il est et je préfère que vous restiez ici !… Nous veillerons ensemble !

— Veiller ?… reprit le guide, en dissimulant mal la contrariété qu’il éprouvait. Il n’y a pas le moindre danger à craindre dans cette région extrême de l’Anatolie !

— C’est possible, répondit Ahmet, mais un excès de prudence ne peut nuire !… Je me charge, moi, de remplacer Nizib à la garde des chevaux ! Donc, restez !

— Comme il vous plaira, seigneur Ahmet, répondit le guide. Disposons donc tout dans la caverne pour que vos compagnons puissent y dormir plus à l’aise.

— Faites, dit Ahmet, et Bruno voudra bien vous aider, avec l’agrément de monsieur Van Mitten.

— Va, Bruno, va ! » répondit le Hollandais.

Le guide et Bruno entrèrent dans la caverne, emportant les couvertures de voyage, les manteaux, les cafetans, qui devaient servir de literie. Amasia, Nedjeb et leurs compagnons ne s’étaient point montrés difficiles sur la question du souper : la question du coucher devait les trouver aussi accommodants, sans doute.

Pendant que s’achevaient les derniers préparatifs, Amasia s’était rapprochée d’Ahmet, elle lui avait pris la main, elle lui disait :

« Ainsi, mon cher Ahmet, vous allez encore passer toute cette nuit sans reposer ?

— Oui, répondit Ahmet qui ne voulait rien laisser voir de ses inquiétudes. Ne dois-je pas veiller sur tous ceux qui me sont chers ?

— Enfin, ce sera pour la dernière fois ?

— La dernière ! Demain, nous en aurons enfin fini avec toutes les fatigues de ce voyage !

— Demain !… répéta Amasia en levant ses beaux yeux sur le jeune homme, dont le regard répondit au sien, ce demain qui semblait ne devoir jamais arriver…

— Et qui maintenant va durer toujours ! répondit Ahmet.

— Toujours ! » murmura la jeune fille.

La noble Saraboul, elle aussi, avait pris la main de son fiancé, et, lui montrant Amasia et Ahmet :

« Vous les voyez, seigneur Van Mitten, vous les voyez tous deux ! dit-elle en soupirant.

— Qui ?… répondit le Hollandais, dont les pensées étaient loin de suivre un cours aussi tendre.

— Qui ?… répliqua aigrement Saraboul, mais ces jeunes fiancés !… En vérité, je vous trouve singulièrement contenu !

— Vous savez, répondit Van Mitten, les Hollandais !… La Hollande est un pays de digues !… Il y a des digues partout !

— Il n’y a pas de digues au Kurdistan ! s’écria la noble Saraboul, blessée de tant de froideur.

— Non ! il n’y en a pas ! riposta le seigneur Yanar, en secouant le bras de son beau-frère, qui faillit être écrasé dans cet étau vivant.

— Heureusement, ne put s’empêcher de dire Kéraban, il sera libéré demain, notre ami Van Mitten. »

Puis, se retournant vers ses compagnons : « Eh bien, la chambre doit être prête !… Une chambre d’amis, où il y a place pour tout le monde !… Voilà bientôt onze heures !… Déjà la lune se lève !… Allons dormir !

— Viens, Nedjeb, dit Amasia à la jeune Zingare.

— Je vous suis, chère maîtresse.

— Bonsoir, Ahmet !

— À demain, chère Amasia, à demain ! répondit Ahmet en conduisant la jeune fille jusqu’à l’entrée de la caverne.

— Vous me suivez, seigneur Van Mitten ? dit Saraboul, d’un ton qui n’avait rien de bien engageant.

— Certainement, répondit le Hollandais. Toutefois, si cela était nécessaire, je pourrais tenir compagnie à mon jeune ami Ahmet !

— Vous dites ?… s’écria l’impérieuse Kurde.

— Il dit ?… répéta le seigneur Yanar.

— Je dis… répondit Van Mitten… je dis, chère Saraboul, que mon devoir m’oblige à veiller sur vous… et que…

— Soit !… Vous veillerez… mais là ! »

Et elle lui montra d’une main la caverne, tandis que Yanar le poussait par l’épaule, en disant :

« Il y a une chose dont vous ne vous doutez sans doute pas, seigneur Van Mitten ?

— Une chose dont je ne me doute pas, seigneur Yanar ?… Et laquelle, s’il vous plaît ?

— C’est qu’en épousant ma sœur, vous avez épousé un volcan ! »

Sous l’impulsion donnée par un bras vigoureux, Van Mitten franchit le seuil de la caverne, où sa fiancée venait de le précéder, et dans laquelle le suivit incontinent le seigneur Yanar.

Au moment où Kéraban allait y pénétrer à son tour, Ahmet le retint en disant :

« Mon oncle, un mot !

— Rien qu’un seul, Ahmet ! répondit Kéraban. Je suis fatigué et j’ai besoin de dormir.

— Soit, mais je vous prie de m’entendre !

— Qu’as-tu à me dire ?

— Savez-vous où nous sommes ici ?

— Oui… dans le défilé des gorges de Nérissa !

— À quelle distance de Scutari ?

— Cinq ou six lieues à peine !

— Qui vous l’a dit ?

— Mais… c’est notre guide !

— Et vous avez confiance en cet homme ?

— Pourquoi m’en défierais-je ?

— Parce que cet homme, que j’observe depuis quelques jours, a des allures de plus en plus suspectes ! répondit Ahmet. Le connaissez-vous, mon oncle ? Non ! À Trébizonde, il est venu s’offrir pour vous conduire jusqu’au Bosphore ! Vous avez accepté ses services, sans même savoir qui il était ! Nous sommes partis sous sa direction…

— Eh bien, Ahmet, il a suffisamment prouvé qu’il connaissait ces chemins de l’Anatolie, ce me semble !

— Incontestablement, mon oncle !

— Cherches-tu une discussion, mon neveu ? demanda le seigneur Kéraban, dont le front commença à se plisser avec une persistance quelque peu inquiétante.

— Non, mon oncle, non, et je vous prie de ne voir en moi aucune intention de vous être désagréable !… Mais, que voulez-vous, je ne suis pas tranquille, et j’ai peur pour tous ceux que j’aime ! »

L’émotion d’Ahmet était si visible, pendant qu’il parlait ainsi, que son oncle ne put l’entendre sans en être profondément remué.

« Voyons, Ahmet, mon enfant, qu’as-tu ? reprit-il. Pourquoi ces craintes, au moment où toutes nos épreuves vont finir ! Je veux bien convenir avec toi,… mais avec toi seulement !… que j’ai fait un coup de tête en entreprenant ce voyage insensé ! J’avouerai même que, sans mon entêtement à te faire quitter Odessa, l’enlèvement d’Amasia ne se serait probablement point accompli !… Oui ! tout cela, c’est ma faute !… Mais enfin, nous voici au terme de ce voyage !… Ton mariage n’aura pas même été retardé d’un jour !… Demain, nous serons à Scutari… et demain…

— Et si, demain, nous n’étions pas à Scutari, mon oncle ? Si nous en étions beaucoup plus éloignés que ne le dit ce guide ? S’il nous avait égarés à dessein, après avoir conseillé d’abandonner les routes du littoral ? Enfin, si cet homme était un traître ?

— Un traître ?… s’écria Kéraban.

— Oui, reprit Ahmet, et si ce traître servait les intérêts de ceux qui ont fait enlever Amasia ?

— Par Allah ! mon neveu, d’où peut te venir cette idée, et sur quoi repose-t-elle ? Sur de simples pressentiments ?

— Non ! sur des faits, mon oncle ! Écoutez-moi ! Depuis quelques jours, cet homme nous a souvent quittés pendant les haltes, sous prétexte d’aller reconnaître la route !… À plusieurs reprises, il s’est éloigné, non pas inquiet mais impatient, en homme qui ne veut pas être vu !… La nuit dernière, il a abandonné pendant une heure le campement !… Je l’ai suivi, en me cachant, et j’affirmerais… j’affirme même qu’un signal de feu lui a été envoyé d’un point de l’horizon… un signal qu’il attendait !

— En effet, cela est grave, Ahmet ! répondit Kéraban. Mais pourquoi rattaches-tu les machinations de cet homme aux circonstances qui ont amené l’enlèvement d’Amasia sur la Guïdare ?

— Eh ! mon oncle, cette tartane, où allait-elle ? Était-ce à ce petit port d’Atina, où elle s’est perdue. Non évidemment !… Ne savons-nous pas qu’elle a été rejetée par la tempête hors de sa route ?… Eh bien, à mon avis, sa destination était Trébizonde, où s’approvisionnent trop souvent les harems de ces nababs de l’Anatolie !… Là, on a pu facilement apprendre que la jeune fille enlevée avait été sauvée du naufrage, se mettre sur ses traces, et nous dépêcher ce guide pour conduire notre petite caravane à quelque guet-apens !

— Oui !… Ahmet !… répondit Kéraban, en effet !… Tu pourrais avoir raison !… Il est possible qu’un danger nous menace !… Tu as veillé… tu as bien fait, et, cette nuit, je veillerai avec toi !

— Non, mon oncle, non reprit Ahmet, reposez-vous !… Je suis bien armé, et, à la première alerte…

— Je te dis que je veillerai, moi aussi ! reprit Kéraban. Il ne sera pas dit que la folie d’un têtu de mon espèce aura pu amener quelque nouvelle catastrophe !

— Non, ne vous fatiguez pas inutilement !… Le guide, sur mon ordre, doit passer la nuit dans la caverne !… Rentrez !

— Je ne rentrerai pas !

— Mon oncle…

— À la fin, vas-tu me contrarier là-dessus ! répliqua Kéraban. Ah ! prends garde, Ahmet ! Il y a longtemps que personne ne m’a tenu tête !

— Soit, mon oncle, soit ! Nous veillerons ensemble !

— Oui ! une veillée sous les armes, et malheur à qui s’approchera de notre campement ! »

Le seigneur Kéraban et Ahmet, allant et venant, les regards attachés sur l’étroite passe, écoutant les moindres bruits qui auraient pu se propager au milieu de cette nuit si calme, firent donc bonne et fidèle garde à l’entrée de la caverne.

Deux heures se passèrent ainsi, puis, une heure encore. Rien de suspect ne s’était produit, qui fût de nature à justifier les soupçons du seigneur Kéraban et de son neveu, Ils pouvaient donc espérer que la nuit s’écoulerait sans incidents, lorsque, vers trois heures du matin, des cris, de véritables cris d’épouvante, retentirent à l’extrémité de la passe.

Aussitôt Kéraban et Ahmet sautèrent sur leurs armes, qui avaient été déposées au pied d’une roche, et, cette fois, peu confiant dans la justesse de ses pistolets, l’oncle avait pris un fusil.

Au même instant, Nizib, accourant tout essoufflé, apparaissait à l’entrée du défilé.

« Ah ! mon maître !

— Qu’y a-t-il, Nizib ?

— Mon maître… là-bas… là-bas !…

— Là-bas ?… dit Ahmet.

— Les chevaux !

— Nos chevaux ?…

— Oui !

— Mais parle donc, stupide animal ! s’écria Kéraban, qui secoua rudement le pauvre garçon. Nos chevaux ?…

— Volés !

— Volés ?

— Oui ! reprit Nizib. Deux ou trois hommes se sont jetés dans le pâturage… pour s’en emparer…

— Ils se sont emparés de nos chevaux ! s’écria Ahmet, et ils les ont entraînés, dis-tu ?

— Oui !

— Sur la route… de ce côté ?… reprit Ahmet en indiquant la direction de l’ouest.

— De ce côté !

— Il faut courir… courir après ces bandits… les rejoindre !… s’écria Kéraban.

— Restez, mon oncle ! répondit Ahmet. Vouloir maintenant rattraper nos chevaux, c’est impossible !… Ce qu’il faut, avant tout, c’est mettre notre campement en état de défense !

— Ah !… mon maître !… dit soudain Nizib à mi-voix. Voyez !… Voyez !… Là !… là !… »

Et de la main, il montrait l’arête d’une haute roche, qui se dressait à gauche.