Kéraban-le-Têtu/Deuxième partie/13

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Hetzel (tome 2p. 242-264).

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DANS LEQUEL, APRÈS AVOIR TENU TÊTE À SON ÂNE, LE SEIGNEUR KÉRABAN TIENT TÊTE À SON PLUS MORTEL ENNEMI.

Le seigneur Kéraban et Ahmet s’étaient retournés. Ils regardaient dans la direction indiquée par Nizib. Ce qu’ils virent les fit aussitôt reculer, de manière à ne pouvoir être aperçus.

Sur l’arête supérieure de cette roche, à l’opposé de la caverne, rampait un homme, qui essayait d’en atteindre l’angle extrême, — sans doute pour observer de plus près les dispositions du campement. De là, à penser qu’un accord secret existait entre le guide et cet homme, c’était naturellement indiqué.

En réalité, il faut le dire, dans toute cette machination organisée autour de Kéraban et de ses compagnons, Ahmet avait vu juste. Son oncle fut bien forcé de le reconnaître. Il fallait, en outre, conclure que le péril était imminent, qu’une agression se préparait dans l’ombre, et que, cette nuit même la petite caravane, après avoir été attirée dans une embuscade, courait à une destruction totale.

Dans un premier mouvement irréfléchi, Kéraban, son fusil rapidement épaulé, venait de coucher en joue cet espion qui se hasardait à venir jusqu’à la limite du campement. Une seconde plus tard, le coup partait, et l’homme fût tombé, mortellement frappé, sans doute ! Mais n’eût-ce pas été donner l’éveil et compromettre une situation déjà grave.

« Arrêtez, mon oncle ! dit Ahmet à voix basse, en relevant l’arme braquée vers le sommet de la roche.

— Mais, Ahmet…

— Non… pas de détonation qui puisse devenir un signal d’attaque ! Et, quant à cet homme, mieux vaut le prendre vivant ! Il faut savoir pour le compte de qui ces misérables agissent !

— Mais comment s’en emparer ?

— Laissez-moi faire, » répondit Ahmet.

Et il disparut vers la gauche, de manière à contourner la roche, afin de la gravir à revers.

Pendant ce temps, Kéraban et Nizib se tenaient prêts à intervenir, le cas échéant.

L’espion, couché sur le ventre, avait alors atteint l’angle extrême de la roche. Sa tête en dépassait seule l’arête. À la brillante clarté de la lune, il cherchait à voir l’entrée de la caverne.

Une demi-minute après, Ahmet apparaissait sur le plateau supérieur, et, rampant à son tour avec une extrême précaution, il s’avançait vers l’espion, qui ne pouvait l’apercevoir.

Par malheur, une circonstance inattendue allait mettre cet homme sur ses gardes et lui révéler le danger qui le menaçait.

À ce moment même, Amasia venait de quitter la caverne. Une profonde inquiétude, dont elle ne se rendait pas compte, la troublait au point qu’elle ne pouvait dormir. Elle sentait Ahmet menacé, à la merci d’un coup de fusil ou d’un coup de poignard !

À peine Kéraban eût-il aperçu la jeune fille qu’il lui fit signe de s’arrêter. Mais Amasia ne le comprit pas, et, levant la tête, elle aperçut Ahmet, au moment où celui-ci se redressait vers la roche. Un cri d’épouvante lui échappa.

À ce cri, l’espion s’était retourné rapidement, puis redressé, et, voyant Ahmet à demi-courbé encore, il se jeta sur lui.

Amasia, clouée sur place par la terreur, eut cependant encore la force de crier :

« Ahmet !… Ahmet !… »

L’espion, un couteau à la main, allait frapper son adversaire ; mais Kéraban, épaulant son fusil, tira.

L’espion, atteint mortellement en pleine poitrine, laissa tomber son poignard et roula jusqu’à terre.

Un instant après, Amasia était dans les bras d’Ahmet qui, se laissant glisser du haut de la roche, venait de la rejoindre.

Cependant, tous les hôtes de la caverne venaient d’en sortir au bruit de la détonation, — tous, sauf le guide.

Le seigneur Kéraban, brandissant son arme, s’écriait :

« Par Allah ! voilà un maître coup de feu !

— Encore des dangers ! murmura Bruno.

— Ne me quittez pas, Van Mitten ! dit l’énergique Saraboul en saisissant le bras de son fiancé.

— Il ne vous quittera pas, ma sœur ! » répondit résolument le seigneur Yanar.

Cependant, Ahmet s’était approché du corps de l’espion.

« Cet homme est mort, dit-il, et il nous l’aurait fallu vivant. »

Nedjeb l’avait rejoint, et, aussitôt de s’écrier :

« Mais… cet homme… c’est… »

Amasia venait de s’approcher à son tour :

« Oui !… C’est lui !… C’est Yarhud ! dit-elle. C’est le capitaine de la Guïdare !

— Yarhud ? s’écria Kéraban.

— Ah ! j’avais donc raison ! dit Ahmet.

— Oui !… reprit Amasia. C’est bien cet homme qui nous a enlevées de la maison de mon père !

— Je le reconnais, ajouta Ahmet, je le reconnais, moi aussi ! C’est lui qui est venu à la villa nous offrir ses marchandises, quelques instants avant mon départ !… Mais il ne peut être seul !… Toute une bande de malfaiteurs est sur nos traces !… Et pour nous mettre dans l’impossibilité de continuer notre route, ils viennent d’enlever nos chevaux !

— Nos chevaux enlevés ! s’écria Saraboul.

— Rien de tout cela ne nous serait arrivé, si nous avions repris la route du Kurdistan ! » ajouta le seigneur Yanar.

Et son regard, pesant sur Van Mitten, semblait rendre le pauvre homme responsable de toutes ces complications.

« Mais enfin, pour le compte de qui agissait donc ce Yarhud ? demanda Kéraban.

— S’il était vivant, nous saurions bien lui arracher son secret ! s’écria Ahmet.

— Peut-être a-t-il sur lui quelque papier… dit Amasia.

— Oui !… Il faut fouiller ce cadavre ! » répondit Kéraban.

Ahmet se pencha sur le corps de Yarhud, tandis que Nizib approchait une lanterne allumée qu’il venait de prendre dans la caverne.

« Une lettre !… Voici une lettre ! » dit Ahmet, en retirant sa main de la poche du capitaine maltais.

Cette lettre était adressée à un certain Scarpante.

« Lis donc !… lis donc, Ahmet ! » s’écria Kéraban, qui ne pouvait plus maîtriser son impatience !

Et Ahmet, après avoir ouvert la lettre, lut ce qui suit :

« Les chevaux de la caravane une fois enlevés, lorsque Kéraban et ses compagnons seront endormis dans la caverne où les aura conduits Scarpante… »

— Scarpante ! s’écria Kéraban… C’est donc le nom de notre guide, le nom de ce traître ?

— Oui !… Je ne m’étais pas trompé sur son compte ! » dit Ahmet…

Puis, continuant :

« Que Scarpante fasse un signal en agitant une torche, et nos hommes se jetteront dans les gorges de Nérissa. »

— Et cela est signé ?… demanda Kéraban.

— Cela est signé… Saffar !

— Saffar !… Saffar !… Serait-ce donc ?…

— Oui ! répondit Ahmet, c’est évidemment cet insolent personnage que nous avons rencontré au railway de Poti, et qui, quelques heures après, s’embarquait pour Trébizonde !… Oui ! c’est ce Saffar qui a fait enlever Amasia et qui veut à tout prix la reprendre !

— Ah ! seigneur Saffar !… s’écria Kéraban, en levant son poing fermé qu’il laissa retomber sur une tête imaginaire, si je me trouve jamais face à face avec toi !

— Mais ce Scarpante, demanda Ahmet, où est-il ? »

Bruno s’était précipité dans la caverne et en ressortait presque aussitôt en disant :

« Disparu… par quelque autre issue, sans doute ! »

C’était, en effet, ce qui était arrivé. Scarpante, sa trahison découverte, venait de s’échapper par le fond de la caverne.

Ainsi, cette criminelle machination était maintenant connue dans tous ses détails ! C’était bien l’intendant du seigneur Saffar, qui s’était offert comme guide ! C’était bien ce Scarpante, qui avait conduit la petite caravane, d’abord par les routes de la côte, ensuite à travers ces montagneuses régions de l’Anatolie ! C’était bien Yarhud dont les signaux avaient été aperçus par Ahmet pendant la nuit précédente, et c’était bien le capitaine de la Guïdare, qui venait, en se glissant dans l’ombre, apporter à Scarpante les derniers ordres de Saffar !

Mais la vigilance et surtout la perspicacité d’Ahmet avaient déjoué toute cette manœuvre. Le traître démasqué, les desseins criminels de son maître étaient connus. Le nom de l’auteur de l’enlèvement d’Amasia, on le connaissait, et il se trouvait que c’était précisément ce Saffar que le seigneur Kéraban menaçait de ses plus terribles représailles.

Mais, si le guet-apens dans lequel avait été attirée la petite caravane était découvert, le péril n’en était pas moins grand puisqu’elle pouvait être attaquée d’un instant à l’autre.

Aussi Ahmet, avec son caractère résolu, prit-il rapidement le seul parti qu’il y eût à prendre.

« Mes amis, dit-il, il faut quitter à l’instant ces gorges de Nérissa. Si l’on nous attaquait dans cet étroit défilé, dominé par de hautes roches, nous n’en sortirions pas vivants !

— Partons ! répondit Kéraban. — Bruno, Nizib, et vous, seigneur Yanar, que vos armes soient prêtes à tout événement !

— Comptez sur nous, seigneur Kéraban, répondit Yanar, et vous verrez ce que nous saurons faire, ma sœur et moi !

— Certes ! répondit la courageuse Kurde, en brandissant son yatagan dans un mouvement magnifique. Je n’oublierai pas que j’ai maintenant un fiancé à défendre ! »

Si jamais Van Mitten subit une profonde humiliation, ce fut d’entendre l’intrépide femme parler ainsi. Mais, à son tour, il saisit un revolver, bien décidé à faire son devoir.

Tous allaient donc remonter le défilé, de manière à gagner les plateaux environnants, lorsque Bruno crut devoir faire cette réflexion, en homme que la question des repas tient toujours en éveil.

« Mais cet âne, on ne peut le laisser ici !

— En effet, répondit Ahmet. Peut-être Scarpante nous a-t-il égarés dans cette portion reculée de l’Anatolie ! Peut-être sommes-nous plus éloignés de Scutari que nous ne le pensons !… Et dans cette charrette sont les seules provisions qui nous restent ! »

Toutes ces hypothèses étaient fort plausibles. On devait craindre, maintenant, que cette intervention d’un traître n’eût compromis l’arrivée du seigneur Kéraban et des siens sur les rives du Bosphore, en les éloignant de leur but.

Mais, ce n’était pas l’instant de raisonner sur tout cela : il fallait agir sans perdre un instant.

« Eh bien, dit Kéraban, il nous suivra, cet âne, et pourquoi ne nous suivrait-il pas ? »

Et, ce disant, il alla prendre l’animal par sa longe, puis, il essaya de le tirer à lui.

« Allons ! » dit-il.

L’âne ne bougea pas.

« Viendras-tu de bon gré ? » reprit Kéraban, en lui donnant une forte secousse.

L’âne, qui, sans doute, était fort têtu de sa nature, ne bougea pas davantage.

« Pousse-le, Nizib ! » dit Kéraban.

Nizib, aidé de Bruno, essaya de pousser l’âne par derrière… L’âne recula plutôt qu’il n’avança.

« Ah ! tu t’entêtes ! s’écria Kéraban, qui commençait à se fâcher sérieusement.

— Bon ! murmura Bruno, têtu contre têtu !

— Tu me résistes… à moi ? reprit Kéraban.

— Votre maître a trouvé le sien ! dit Bruno à Nizib, en prenant soin de n’être point entendu.

— Cela m’étonnerait ! » répondit Nizib sur le même ton.

Cependant, Ahmet répétait avec impatience :

« Mais il faut partir !… Nous ne pouvons tarder d’une minute… quitte à abandonner cet âne !

— Moi !… lui céder !… jamais ! » s’écria Kéraban.

Et, prenant la tête du baudet par les oreilles, puis, les secouant comme s’il eût voulu les arracher :

« Marcheras-tu ? » s’écria-t-il.

L’âne ne bougea pas.

« Ah ! tu ne veux pas m’obéir !… dit Kéraban. Eh bien, je saurai t’y forcer quand même ! »

Et voilà Kéraban courant à l’entrée de la caverne, et y ramassant quelques poignées d’herbe sèche, dont il fit une petite botte qu’il présenta à l’âne. Celui-ci fit un pas en avant.

« Ah ! ah ! s’écria Kéraban, il faut cela pour te décider à marcher !… Eh bien, par Mahomet, tu marcheras ! »

Un instant après, cette petite botte d’herbe était attachée à l’extrémité des brancards de la charrette, mais à une distance suffisante pour que l’âne, même en allongeant la tête, ne pût l’atteindre. Il arriva donc ceci : c’est que l’animal, sollicité par cet appât qui allait toujours se déplacer en avant de lui, se décida à marcher dans la direction de la passe.

« Très ingénieux ! dit Van Mitten.

— Eh bien, imitez-le ! » s’écria la noble Saraboul, en l’entraînant à la suite de la charrette.

Elle aussi, c’était un appât qui se déplaçait, mais un appât que Van Mitten, en cela bien différent de l’âne, redoutait surtout d’atteindre !

Tous, suivant la même direction, en troupe serrée, eurent bientôt abandonné le campement, où la position n’eût pas été tenable.

« Ainsi, Ahmet, dit Kéraban, à ton avis, ce Saffar, c’est bien le même insolent personnage qui, par pur entêtement, a fait écraser ma chaise de poste au railway de Poti ?

— Oui, mon oncle, mais c’est, avant tout, le misérable qui a fait enlever Amasia, et c’est à moi qu’il appartient !

— Part à deux, neveu Ahmet, part à deux, répondit Kéraban, et qu’Allah nous vienne en aide ! »

À peine le seigneur Kéraban, Ahmet et leurs compagnons avaient-ils remonté le défilé d’une cinquantaine de pas, que le sommet des roches se couronnait d’assaillants. Des cris étaient jetés dans l’air, des coups de feu éclataient de toutes parts.

« En arrière ! En arrière ! » cria Ahmet, qui fit reculer tout son monde jusqu’à la lisière du campement.

Il était trop tard pour abandonner les gorges de Nérissa, trop tard pour aller chercher sur les plateaux supérieurs une meilleure position défensive. Les hommes à la solde de Saffar, au nombre d’une douzaine, venaient d’attaquer. Leur chef les excitait à cette criminelle agression, et, dans la situation qu’ils occupaient, tout l’avantage était pour eux.

Le sort du seigneur Kéraban et de ses compagnons était donc absolument à leur merci.

« À nous ! à nous ! cria Ahmet, dont la voix domina le tumulte.

— Les femmes au milieu ! » répondit Kéraban.

Amasia, Saraboul, Nedjeb, formèrent aussitôt un groupe, autour duquel Kéraban, Ahmet, Van Mitten, Yanar, Nizib et Bruno vinrent se ranger. Ils étaient six hommes pour résister à la troupe de Saffar, — un contre deux, — avec le désavantage de la position.

Presque aussitôt, ces bandits, en poussant d’horribles vociférations, firent irruption par la passe et roulèrent, comme une avalanche, au milieu du campement.

« Mes amis, cria Ahmet, défendons-nous jusqu’à la mort ! »

Le combat s’engagea aussitôt. Tout d’abord, Nizib et Bruno avaient été touchés légèrement, mais ils ne rompirent pas, ils luttèrent, et non moins vaillamment que la courageuse Kurde, dont le pistolet répondit aux détonations des assaillants.

Il était évident, d’ailleurs, que ceux-ci avaient ordre de s’emparer d’Amasia, de la prendre vivante, et qu’ils cherchèrent à combattre plutôt à l’arme blanche, afin de ne point avoir à regretter quelque maladroit coup de feu qui eût frappé la jeune fille.

Aussi, dans les premiers instants, malgré la supériorité de leur nombre, l’avantage ne fut-il point à eux, et plusieurs tombèrent-ils très grièvement blessés.

Ce fut alors que deux nouveaux combattants, non des moins redoutables, apparurent sur le théâtre de la lutte.

C’étaient Saffar et Scarpante.

« Ah ! le misérable ! s’écria Kéraban. C’est bien lui ! C’est bien l’homme du railway ! »

Et plusieurs fois, il voulut le coucher en joue, mais sans y réussir, étant obligé de faire face à ceux qui l’attaquaient.

Ahmet et les siens, cependant, résistaient intrépidement. Tous n’avaient qu’une pensée : à tout prix sauver Amasia, à tout prix l’empêcher de retomber entre les mains de Saffar.

Mais, malgré tant de dévouement et de courage, il leur fallut bientôt céder devant le nombre. Aussi peu à peu, Kéraban et ses compagnons commencèrent-ils à plier, à se désunir, puis à s’acculer aux roches du défilé. Déjà le désarroi se mettait parmi eux.

Saffar s’en aperçut.

« À toi, Scarpante, à toi ! cria-t-il en lui montrant la jeune fille.

— Oui ! Seigneur Saffar, répondit Scarpante, et cette fois elle ne vous échappera plus ! »

Profitant du désordre, Scarpante parvint à se jeter sur Amasia qu’il saisit et il s’efforça d’entraîner hors du campement.

« Amasia !… Amasia !… » cria Ahmet.

Il voulut se précipiter vers elle, mais un groupe de bandits lui coupa la route ; il fut obligé de s’arrêter pour leur faire face.

Yanar essaya alors d’arracher la jeune fille aux étreintes de Scarpante : il ne put y parvenir, et Scarpante, l’enlevant entre ses bras, fit quelques pas vers le défilé.

Mais Kéraban venait d’ajuster Scarpante, et le traître tombait mortellement atteint, après avoir lâché la jeune fille, qui tenta vainement de rejoindre Ahmet.

« Scarpante !… mort !… Vengeons-le ! s’écria le chef de ces bandits, vengeons-le ! »

Tous se jetèrent alors sur Kéraban et les siens avec un acharnement auquel il n’était plus possible de résister. Pressés de toutes parts, ceux-ci pouvaient à peine faire usage de leurs armes.

« Amasia !… Amasia !… s’écria Ahmet, en essayant de venir au secours de la jeune fille, que Saffar venait enfin de saisir et qu’il entraînait hors du campement.

— Courage !… Courage !… » ne cessait de crier Kéraban.

Mais il sentait bien que les siens et lui, accablés par le nombre, étaient perdus !

En ce moment, un coup de feu, tiré du haut des roches, fit rouler l’un des assaillants sur le sol. D’autres détonations lui succédèrent aussitôt. Quelques-uns des bandits tombèrent encore, et leur chute jeta l’épouvante parmi leurs compagnons.

Saffar s’était arrêté un instant, cherchant à se rendre compte de cette diversion. Était-ce donc un renfort inattendu qui arrivait au seigneur Kéraban ?

Mais déjà Amasia avait pu se dégager des bras de Saffar, déconcerté par cette subite attaque.

« Mon père !… Mon père !… criait la jeune fille.

C’était Sélim, en effet, Sélim, suivi d’une vingtaine d’hommes, bien armés, qui accourait au secours de la petite caravane, au moment même où elle allait être écrasée.

« Sauve qui peut ! » s’écria le chef des bandits, en donnant l’exemple de la fuite.

Et il disparut, avec les survivants de sa troupe, en se jetant dans la caverne, dont une seconde issue, on le sait, s’ouvrait au dehors.

« Lâches ! s’écria Saffar en se voyant ainsi abandonné. Eh bien, on ne l’aura pas vivante. »

Et il se précipita sur Amasia, au moment où Ahmet s’élançait sur lui.

Saffar déchargea sur le jeune homme le dernier coup de son revolver : il le manqua. Mais Kéraban, qui n’avait rien perdu de son sang-froid, ne le manqua pas, lui. Il bondit sur Saffar, le saisit à la gorge, et le frappa d’un coup de poignard au cœur.

Un rugissement, ce fut tout. Saffar, dans ses dernières convulsions, ne put même pas entendre son adversaire s’écrier :

« Voilà pour t’apprendre à faire écraser ma voiture ! »

Le seigneur Kéraban et ses compagnons étaient sauvés. À peine les uns ou les autres avaient-ils reçu quelques légères blessures. Et cependant, tous s’étaient bien comportés, — tous, — Bruno et Nizib, dont le courage ne s’était point démenti ; le seigneur Yanar, qui avait vaillamment lutté ; Van Mitten, qui s’était distingué dans la mêlée, et l’énergique Kurde, dont le pistolet avait souvent retenti au plus fort de l’action.

Toutefois, sans l’arrivée inexplicable de Sélim, c’en eût été fait d’Amasia et de ses défenseurs. Tous eussent péri, car ils étaient décidés à se faire tuer pour elle.

« Mon père !… mon père !… s’écria la jeune fille en se jetant dans les bras de Sélim.

— Mon vieil ami, dit Kéraban, vous… vous… ici ?

— Oui !… Moi ! répondit Sélim.

— Comment le hasard vous a-t-il amené ?… demanda Ahmet.

— Ce n’est point un hasard ! répondit Sélim, et, depuis longtemps déjà, je me serais mis à la recherche de ma fille, si, au moment où ce capitaine l’enlevait de la villa, je n’eusse été blessé…

— Blessé, mon père ?

— Oui !… Un coup de feu parti de cette tartane ! Pendant un mois, retenu par cette blessure, je n’ai pu quitter Odessa ! Mais, il y a quelques jours, une dépêche d’Ahmet…

— Une dépêche ? s’écria Kéraban, que ce mot malsonnant mit soudain en éveil.

— Oui… une dépêche… datée de Trébizonde !

— Ah ! c’était une…

— Sans doute, mon oncle, répondit Ahmet, qui sauta au cou de Kéraban, et pour la première fois qu’il m’arrive d’envoyer un télégramme à votre insu, avouez que j’ai bien fait !

— Oui… mal bien fait ! répondit Kéraban en hochant la tête, mais que je ne t’y reprenne plus, mon neveu !

— Alors, reprit Sélim, apprenant par cette dépêche que tout péril n’était peut être pas écarté pour votre petite caravane, j’ai réuni ces braves serviteurs, je suis arrivé à Scutari, je me suis lancé sur la route du littoral…

— Et par Allah ! ami Sélim, s’écria Kéraban, vous êtes arrivé à temps !… Sans vous, nous étions perdus !… Et cependant, on se battait bien dans notre petite troupe !

— Oui ! ajouta le seigneur Yanar, et ma sœur a montré qu’elle savait, au besoin, faire le coup de feu !

— Quelle femme ! » murmura Van Mitten.

En ce moment, les nouvelles lueurs de l’aube commençaient à blanchir l’horizon. Quelques nuages, immobilisés au zénith, se nuançaient des premiers rayons du jour.

« Mais où sommes-nous, ami Sélim, demanda le seigneur Kéraban, et comment avez-vous pu nous rejoindre dans cette région où un traître avait entraîné notre caravane…

— Et loin de notre route ? ajouta Ahmet.

— Mais non mes amis, mais non ! répondit Sélim. Vous êtes bien sur le chemin de Scutari, à quelques lieues seulement de la mer !

— Hein ?… fit Kéraban.

— Les rives du Bosphore sont là ! ajouta Sélim en tendant sa main vers le nord-ouest.

— Les rives du Bosphore ? » s’écria Ahmet.

Et tous de gagner, en remontant les roches, le plateau supérieur qui s’étendait au-dessus des gorges de Nérissa.

« Voyez… voyez !… » dit Sélim.

En effet, un phénomène se produisait, en ce moment, — phénomène naturel qui, par un simple effet de réfraction, faisait apparaître au loin les parages tant désirés. À mesure que se faisait le jour, un mirage relevait peu à peu les objets situés au-dessous de l’horizon. On eût dit que les collines, qui s’arrondissaient à la lisière de la plaine, s’enfonçaient dans le sol comme une ferme de décor.

« La mer !… C’est la mer ! » s’écria Ahmet !

Et tous de répéter avec lui :

« La mer !… La mer ! »

Et, bien que ce ne fût qu’un effet de mirage, la mer n’en était pas moins là, à quelques lieues à peine.

« La mer !… La mer !… ne cessait de répéter le seigneur Kéraban. Mais, si ce n’est pas le Bosphore, si ce n’est pas Scutari, nous sommes au dernier jour du mois, et…

— C’est le Bosphore !… C’est Scutari !… » s’écria Ahmet.

Le phénomène venait de s’accentuer, et, maintenant, toute la silhouette d’une ville, bâtie en amphithéâtre, se découpait sur les derniers plans de l’horizon.

« Par Allah ! c’est Scutari ! répéta Kéraban. Voilà son panorama qui domine le détroit !… Voilà la mosquée de Buyuk Djami ! »

Et, en effet, c’était bien Scutari, que Sélim venait de quitter trois heures auparavant.

« En route, en route ! » s’écria Kéraban.

Et, comme un bon Musulman qui, en toutes choses, reconnaît la grandeur de Dieu :

« Ilah il Allah ! » ajouta-t-il en se tournant vers le soleil levant.

Un instant après, la petite caravane s’élançait vers la route qui longe la rive gauche du détroit. Quatre heures après, à cette date du 30 septembre, — dernier jour fixé pour la célébration du mariage d’Amasia et d’Ahmet, — le seigneur Kéraban, ses compagnons et son âne, après avoir achevé ce tour de la mer Noire, apparaissaient sur les hauteurs de Scutari et saluaient de leurs acclamations les rives du Bosphore.