K.Z.W.R.13/Un Petit Cousin

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Imprimerie Financière et Commerciale (p. 16-19).

Chapitre III

UN PETIT COUSIN


Le solliciteur — quand on vient dans un ministère, c’est toujours pour demander quelque chose — le solliciteur qui pénétrait dans le bureau de Vaucaire aurait pu poser pour le prototype du parfait rapin élégant !

Vêtu de façon très convenable, il portait des cheveux très longs, la barbe en pointe et les moustaches tombantes à la façon des anciens chefs gaulois.

Son pantalon, de couleur foncée, était taillé à la hussarde, et son pourpoint, pardon, son veston à un rang de boutons, surmonté d’une cravate « lavallière », dénonçait la coupe savante d’un bon tailleur de province.

Son col « officier » encadrait un cou robuste supportant une tête à l’expression à la fois naïve et intelligente.

Ses mains tortillaient un feutre mou, mais ses mains portaient des gants ; bref, on sentait que cet accoutrement n’était pas l’affiche bohême d’un métier artistique, mais une façon habituelle de s’habiller.

Tel qu’il se présentait, M. Marius Boulard faisait plutôt bonne impression.

Il s’arrêta près de la porte du bureau, un peu embarrassé et anxieux malgré tout de la réception qui allait lui être faite.

— Mais entre donc, Marius, est-ce que tu serais devenu timide, par hasard ?

— Non, mais…

— Allons donc, un Méridional timide, mais ça ne se serait jamais vu !

— Écoute, mon bon Eugène, je ne suis pas timide, mais là, vraiment, je suis intimidé.

— Intimidé, par qui ?

— Eh bé, par toi.

— Par moi ! Tu veux rire.

— C’est que tu es devenu un personnage depuis dix ans que nous nous sommes vus. Ah ! tu as rapidement fait ton chemin ! À vingt-six ans, déjà neveu d’un ministre !

— Ah, par exemple, celle-là est bonne.

— Excuse-moi, mais je m’attendais à te voir gourmé, solennel…

— Tu me prenais donc pour un imbécile ?

— Ah ! certes non, et je suis tout heureux de te retrouver le même, toujours gai, bon camarade, comme lorsque nous étions ensemble à Carcassonne, au collège.

— Dire qu’il y a déjà dix ans de cela !

— Ah ! tu as bien oublié le pays. Tu n’y es plus revenu. Encore, ton oncle, le ministre, on le voit à l’époque des élections, mais toi, tu ne lâches plus ton Paris, et tiens, malgré ta bonne réception, il y a quelque chose en toi qui me gêne, qui me glace…

— Eh quoi, mon Dieu ?

— Eh bé… tu ne te fâcheras pas, au moins ?

— Mais non. Allons va, dis…

— Eh bé, tu n’as plus d’accent !

— Et tu ne me reconnais plus, hein ?

— Eh si, je te reconnais — mais j’ai peur que tu me trouves ridicule avec mes habits, mes idées et mon accent du pays !

— Eh non, mon vieux Marius, je ne te trouve pas ridicule ! Tu me rappelles toute ma prime jeunesse, tout notre bon passé ! Ton accent, c’est la chanson du pays et — ne va pas prendre cela pour un reproche — il me semble que depuis que tu es entré, il flotte ici comme une bonne et saine odeur d’ail…

— Tu vois, tu me blagues ! Te voilà passé Parisien !

— Non, je t’assure, je ne blague pas, et vraiment, ajouta Vaucaire en lui prenant les mains et en les lui serrant, je suis tout heureux de te voir.

— Et moi aussi, riposta le Méridional, je suis heureux et reconnaissant de ton accueil.

— Voyons, assieds-toi, et dis-moi ce qui t’amène.

— Voilà que le trac me reprend.

— Tu exagères ! tiens, une cigarette.

— Merci.

— Et maintenant plus de gêne entre nous, et de la franchise.

— Eh bé, voilà. Tu sais que je fais de la peinture.

— Tu en as bien l’air !

— Tu me dis ça à cause du costume, mais tu sais, la province ; si je m’habillais comme tout le monde, on ne me trouverait pas de talent.

— Et je suis sûr que tu en as.

— Oui, malheureusement…

— Malheureusement quoi ?

— J’ai encore beaucoup à apprendre.

— Ne compte pas sur moi pour te donner des leçons de peinture.

— Eh parbleu, je sais bien que tu ne le pourrais pas, mais tu peux m’aider puissamment.

— Dis ?

— Eh bé, tu le sais, je suis loin d’être riche et si tu pouvais m’avoir une commande de l’État ?

— Diable.

— C’est difficile ?

— Eh oui ! Tu ne te figures pas même combien est difficile à faire ce que tu me demandes.

— On ne donne de commandes qu’aux gens de talent ?

— Oh non, ce n’est pas cela. Mais ce que tu désires dépend des Beaux-Arts, et toutes les commandes de l’État sont généralement données deux ans avant que les crédits alloués pour cela soient votés, ce qui fait que souvent les artistes, au lieu de recevoir des avances, deviennent les créanciers de l’État, et cela pendant de longs mois. Puis…

— Puis ?

— Puis les Beaux-Arts dépendent eux-mêmes des commissions nommées ad hoc ! Et si par malheur on veut passer outre et ne pas tenir compte de leurs avis, on a sur le dos tous les artistes, et ils sont nombreux, et ils crient !

— Tu sais que je ne demanderais qu’une toute petite commande de deux ou trois mille francs !

— Tu appelles ça une petite commande ?

— Dame !

— Mais tu ne sais donc pas que souvent, pour exécuter les tableaux commandés par l’État, les artistes y vont de leur poche !

— Vrai ?

— Et qu’une commande de trois mille francs ne se donne qu’à des peintres tout à fait arrivés ! et riches !

— J’aurais tant voulu gagner quelques billets bleus pour pouvoir passer un an à Paris, pour y fréquenter les ateliers des maîtres.

— D’abord, on ne fréquente plus les ateliers des maîtres, à moins qu’on ne fasse les tableaux qu’ils signent.

— Tu veux rire !

— Je ne ris jamais quand je vois des difficultés à rendre service à un ami.

— Et c’est si difficile que cela ?

— Peut-être. Mais voyons, tu tiens beaucoup à faire de la peinture ?

— Je ne sais guère faire autre chose.

— Tu n’accepterais pas, par exemple, de faire un voyage en Amérique ?

— S’il n’y a qu’à voyager !

— Évidemment, tu aurais autre chose à faire, mais rien de bien terrible.

— Quoi encore ?

— Eh bien, voici. Nous avons besoin d’envoyer en Amérique d’abord, en Angleterre peut-être ensuite, un homme adroit, intelligent, instruit…

— Jusqu’à présent, je fais assez bien l’affaire.

— Pour faire une enquête sur les procédés employés par les polices étrangères. Tu parles anglais ?

— Tu le sais bien, puisque nous avons fait nos études ensemble.

— En effet. Eh bien, cela t’irait-il ?

— Cela m’irait, cela m’irait… cela dépend ! Qu’est-ce que j’aurais à faire ?

— En revenant, un rapport sur ce que tu auras vu.

— Un rapport, diable ! C’est que je n’ai pas le style administratif.

— Ne t’inquiète pas. Les rapports, on les fait quelquefois, mais on ne les lit jamais ! À ton retour dans deux ou trois mois, tu me remettras un joli rouleau de papier ; je le classerai dans un de ces superbes cartons que tu vois, et tu peux être tranquille, ton rapport n’en sortira plus.

— Mais alors, je pourrais faire mon rapport sans quitter Paris ?

— Ah non ! Ce serait voler l’État. Ça se fait quelquefois, mais il vaut mieux ne pas le faire, surtout ne pas avouer qu’on l’a fait !

— Et tu crois que vraiment c’est plus facile de me donner une mission pour enquêter sur des choses dont je n’ai aucune idée, que de me confier une mission que je remplirais à peu près bien : des copies de tableaux, par exemple ?

— Mais, malheureux, si on te donne à faire une chose que tu feras à peu près bien, tout le monde te tombera dessus ; au lieu que si tu fais un rapport que personne ne verra…

— Et c’est bien payé, cette mission ?

— Dans les dix mille francs, tes voyages gratuits !

— Mais c’est la fortune. Je pourrai économiser de quoi passer un an à Paris à mon retour.

— Et puis rien ne t’empêche de remplir avec conscience la mission dont tu seras chargé. En somme, il ne s’agit que de bien voir…

— J’ai des yeux de peintre, c’est tout dire.

— Et de raconter ce que tu auras vu !

— Cela me va comme un gant.

— Eh bien, il ne me reste qu’à te présenter à mon oncle.

— Le ministre ?

— Oui, le ministre. Ah, dame, tout dépend de lui.

— Voilà que le trac me reprend.

— Tu le connais cependant. Quand il va à Carcassonne ?

— Je le vois, mais de loin !

— Cependant, tu es de la famille ?

— De la tienne, pas de la sienne. Nous sommes cousins par ta mère.

— C’est vrai. Mais dis-moi donc ?

— Parle.

— Tu n’es pas venu sans avoir une recommandation de là-bas ?

— Tu penses bien. Margalène, l’agent électoral de ton oncle, m’a donné une lettre pour lui.

— Tu as une lettre de Margalène ?

— Oui.

— Et tu ne le disais pas tout de suite. Mais l’affaire est dans le sac. On ne refuse rien à Margalène !

— Vraiment ! J’ai aussi une lettre de Madame Escoubianès.

— De madame Escoubianès, la maîtresse de l’hôtel de France, où mon oncle tient ses réunions électorales, où il a son comité ?

— D’elle-même.

— Mais, mon ami, je vais te demander ta protection.

— Ne blague donc pas toujours !

— Je ne blague pas. Tu ne sais donc pas qu’on refuse peu de choses à des électeurs, qu’on ne refuse rien à son agent électoral, et qu’on accorde tout au tenancier du local de son comité.

— Alors, tu crois que ton oncle…

— Ne lui demande pas ma place ! il te la donnerait ! Tiens, j’entends son auto qui entre dans la cour. Oui, c’est bien lui, plus tôt que je ne le croyais. Je vais te présenter.

— Comme ça, tout de suite ?

— Ne crains rien, tu as les mots de passe. Escoubianès ! Margalène ! On ne peut rien te refuser. Allons-y !