K.Z.W.R.13/Un Ministre bien embêté

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Imprimerie Financière et Commerciale (p. 10-15).

Chapitre II

UN MINISTRE BIEN EMBÊTÉ


Midi ! c’est l’heure où, dans le tronçon de la rue du Faubourg-Saint-Honoré qui va de la rue Royale à la place Beauveau, sortent des ateliers de modistes, des grandes maisons de couturières, les jolies petites midinettes qui forment comme le parterre des fleurs animées de Paris.

Quand il fait beau, elles se promènent par groupes rieurs, jouissant de l’air qui leur est si parcimonieusement mesuré dans les chambres où elles travaillent, et justement, ce midi-là le 21 juillet 1913, c’était d’éblouissement d’une matinée admirable.

Il semble que certains jours, dans ce grand Paris, si jalousé, si décrié aussi, en ces mois d’été brûlants, il pousse de la lumière entre les pavés !

Il fallait donc que le jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans au plus, qui se dirigeait, en courant presque, vers la place Beauveau, fut bien pressé ou bien préoccupé pour ne pas remarquer sur son passage les sourires aguichants, les charmantes petites mines de toutes les jeunes filles qui le dévisageaient (oh, d’un coup d’œil rapide), et pour ne pas entendre les réflexions flatteuses dont il était l’objet !

Le jeune homme arriva vite devant l’Élysée, traversa la place, et dédaignant les invites que lui faisait par ce beau soleil l’avenue des Champs-Élysées, qui mène au bois de Boulogne, plein d’ombre et de fraîcheur, il entra au ministère de l’Intérieur.

Arrivé dans la cour, il modéra sa course, qui manquait sans doute de dignité dans ce lieu solennel, et gravit l’escalier qui conduit au cabinet du ministre.

Sur son passage, les garçons de bureau, les huissiers, confortablement assis dans les fauteuils de l’État, se levaient, saluaient. Le jeune homme répondait négligemment d’un signe de tête.

Il était évident que malgré son âge, ce jeune homme devait être un personnage influent ou haut placé.

Arrivé à l’antichambre qui précède les bureaux ministériels, il fut arrêté respectueusement par un huissier à tête vénérable :

— Ah ! Monsieur le chef du cabinet, voilà trois fois que Monsieur le ministre vous demande depuis ce matin !

— Bien, Dumont ; savez-vous ce qu’il désirait ?

— Non, Monsieur Vaucaire, mais il y a eu un véritable défilé : monsieur le préfet de police, monsieur le chef de la Sûreté, monsieur le Procureur général, tout le Parquet pour ainsi dire.

— Vraiment !

— Monsieur le chef du cabinet n’a pas encore lu les journaux ce matin ? continua l’huissier en suivant le jeune homme dans le somptueux bureau que celui-ci occupait.

— Non… ce matin, très très occupé.

Et monsieur le chef du cabinet retirant son léger paletot d’été, apparut en costume de soirée : la chemise un peu fripée, mais à part cela impeccable.

— Donnez-moi mon gilet et ma jaquette de bureau. Là, merci, Dumont.

Et le jeune homme, changeant de vêtements, de cravate, devint en quelques secondes le fonctionnaire accompli, à l’air grave et sérieux, que réclamait la haute situation dont il était chargé.

— Mon oncle est-il encore à son bureau ?

— Non, monsieur Vaucaire, monsieur le ministre est remonté dans ses appartements particuliers. Monsieur le chef de cabinet sait sans doute qu’il est midi passé ?

— Déjà ? je croyais qu’il était à peine midi ! Je monte déjeuner avec mon oncle. Cet après-midi, je recevrai à partir de deux heures jusqu’à cinq. Vous entendez ?

— Parfaitement, monsieur le chef de cabinet.

— Qui est venu ce matin ?

— Toujours les mêmes gens. Des députés, des sénateurs…

— Influents ?

— Peuh ! Entre les deux.

— C’est tout ?

— Ah ! un Méridional, de l’âge à peu près de Monsieur le chef de cabinet. Il se dit le cousin de monsieur.

— Vous avez sa carte ?

— Elle est sur le bureau. La voici.

— Marius Boulard. En effet, c’est un de mes cousins éloignés. Il doit revenir ?

— Il est toujours là, incrusté sur sa banquette. Dois-je le faire entrer ?

— Ah diable, non ! Je suis déjà bien assez en retard. Mais dites-lui de revenir tout à l’heure de deux à cinq.

— Bien, monsieur le chef de cabinet.

Vaucaire rajusta sa cravate, jeta un coup d’œil dans la glace qui surmontait la cheminée de son bureau, et certain que rien ne clochait dans sa toilette, il se dirigea du côté des appartements particuliers du ministre.

Quand il pénétra dans la salle à manger, celle-ci était jonchée de journaux froissés ou dépliés.

Le ministre jetait rapidement un coup d’œil sur les articles de fond, sur le « leader-article », comme on dit maintenant, puis la feuille parcourue allait rejoindre les autres gazettes gisant sur le tapis.

— Ah ! te voilà !

— Oui, mon oncle.

— Tu n’es vraiment pas sérieux !

— Oh ! mon oncle, pouvez-vous dire !

— Tu arrives à midi passé au ministère ?

— Vous oubliez, mon oncle, que vous m’aviez chargé de vous représenter hier soir au banquet donné par le comité des anciens élèves du Lycée Hugues Capet, où vous avez été élève ?

— Oui, eh bien ?

— Eh bien, j’ai été obligé de répondre aux nombreux toasts qui ont été portés, à la République aux différents ministres, aux anciens proviseurs, au nouveau proviseur, aux anciens élèves arrivés aujourd’hui à des situations officielles ou notables, à X., qui vient d’être élu à l’Académie, à Y., qui ne l’a pas été, si bien que…

— Si bien que ?

— Lorsque je suis sorti du banquet, j’avais horriblement mal à la tête. Après une mauvaise nuit, je me suis endormi au petit jour et quand je me suis réveillé, il était tout près, tout près de onze heures !

— C’est vrai, ce mensonge-là ?

— Presque !

— Enfin ! Mais je te le répète, tu ne seras jamais sérieux !

— Alors, je me suis levé quatre à quatre et je me suis dépêché de venir, comptant sur mon oncle pour qu’il m’excuse auprès du ministre !

— Bon apôtre, va ! Enfin, ne parlons plus de cela. Assieds-toi, nous allons causer pendant que je finis de déjeuner.

— Vous ne m’invitez pas ?

— À quoi faire ?

— À déjeuner, je meurs de faim. Vous savez les lendemains de migraine…

— Allons, déjeune et écoute-moi.

— Je vous écoute.

Et Vaucaire attira sur son assiette une aile de poulet froid et se versa de la tisane frappée, boisson souveraine comme on sait pour dissiper les migraines.

— J’ai eu une matinée épouvantable. Ordinairement, c’est toi qui lis les journaux et qui me fais ton rapport. Ce matin, je les ai parcourus moi-même.

— Aïe, aïe !

— Oui, aïe aïe ! Jamais ministère ou plutôt jamais ministre n’a été éreinté comme je le suis ! Tous les journaux semblent s’être donné le mot, mais c’est surtout dans le Temps d’hier soir, dans le New-York Herald, dans le Journal de ce matin que je suis pris à partie.

— Le Journal, ça ne fait rien.

— Tu trouves ?

— Et puis, si tu es attaqué par le Journal, tu seras défendu par le Matin ! C’est toujours ça.

— Soit. Mais, le Temps, c’est une feuille sérieuse, qui soutient ordinairement le ministère. Eh bien, je te réponds que dans son article de ce matin, il attaque rudement le ministre de l’intérieur.

— Donne que je lise.

— Tiens, là, par terre, à ta droite. Tu ne vois pas ?

— C’est qu’il y en a des feuilles sur le tapis… Ah, voici le Temps.

— Lis. Qu’en dis-tu ?

— Dame, je dis qu’il y a du vrai.

— Je te remercie du concours que tu me prêtes…

— Et encore, dans ce qu’on reproche à la police, on en oublie…

— Tu trouves que ce n’est pas suffisant ?

— Dame on ne parle dans cet article ni des assassins mystérieux de l’homme tatoué, ni de l’agression de la rue Polonceau, ni de la bande des quatre routes à Bois-Colombes…

— Hein ?

— On omet l’assassinat de Georges Léonard par des joueurs de passe restés inconnus, le cambriolage de l’église de Chaillot par des malfaiteurs introuvables, l’émission des faux titres de la Société Électrique…

— Tu dis ?

— On ne parle pas des nouveaux exploits de la Bande des Collectionneurs, toujours prête à recommencer ses méfaits, ni « perle rare » du cambriolage de la prison de la Santé.

— Un cambriolage à la prison de la Santé ?

— Oui un détenu a voulu, avant sa sortie prochaine de prison, faire mettre en état les vêtements avec lesquels il avait été arrêté, les habits devaient être contenus dans une valise. La description des vêtements était au greffe. Cela avait été fait de manière admirablement correcte. Alors…

— Alors ?

— On a ouvert la valise et…

— Et elle était vide ?

— Oh non ! remplie de vieilles hardes, sales et ignobles, ne répondant en aucune façon au procès-verbal établi.

— Ça, c’est violent ! À la Santé ?

— À la Santé.

— Mais tu ne me parles jamais de tout cela ?

— Pourquoi ? C’est l’affaire du Préfet de Police. Et puis je croyais que toutes ces vétilles passeraient inaperçues ! Pense donc, qu’est-ce que c’est que tout cela à côté du « vol du collier », le fameux collier de trois millions ?

— Le fait est…

— Les journaux ont cependant assez à faire, assez de choses intéressantes à publier en ce moment : les événements balkaniques, les concours de l’athlète complet… Il faut encore qu’ils tombent un ministre.

— Sans compter qu’il y a là matière à interpellation.

— Bah, la Chambre va bientôt partir en vacances.

— justement. Il se trouve toujours des députés qui n’ont rien dit pendant la session. Avant d’aller revoir les électeurs, l’un ou l’autre aura là une superbe occasion de parler et de faire parler de lui. Tu comprends, dauber sur la police, accuser des fonctionnaires d’impuissance ou d’incapacité, c’est une facile besogne, et qui trouve toujours de l’écho dans le public. C’est très embêtant !

— Il semble cependant que dans l’affaire du collier, la police française a fait preuve d’une réelle sagacité.

— Je ne dis pas, mais elle n’est toujours pas débrouillée, cette affaire, et voilà quinze jours qu’on en parle. Si la police parisienne semble avoir prouvé que le vol a été commis en Angleterre, le collier est toujours introuvable ! Enfin, hier, un comble, on a pu enlever un coffre-fort dans un immeuble situé en plein Paris, le transporter dans un terrain vague, l’ouvrir, voler le contenu et l’immerger dans la Seine, sans que la police soit intervenue. Tu penses si cela devient ridicule, et si nous allons être en butte à la risée publique.

— Évidemment !

— Ce matin, pour pouvoir répondre à une question, à une demande d’interpellation possible, probable même, j’ai réuni tous les hauts fonctionnaires de la préfecture de police…

— Qu’est-ce qui a été décidé ?

— Comme toujours, pas grand’chose.

— Quoi encore ?

— Envoi de missions à l’étranger pour étudier les principales façons de procéder des polices anglaises, belges, américaines, etc., etc.

— Existe-t-il des crédits pour cela ?

— Oui, heureusement, et plus heureusement encore, ces crédits n’ont pas encore été employés jusqu’à ce jour.

— Avez-vous pris des mesures ? Désigné des personnalités ?

— Justement : le préfet de police, le chef de la Sûreté, le préfet de la Seine, le directeur de la police judiciaire, le procureur général, chacun a proposé son candidat…

— De sorte que…

— Si je nomme le candidat proposé par l’un d’eux, je vais mécontenter les autres.

— Je ne vois pas bien comment en sortir.

— Il faudrait un candidat qui ne fut recommandé par personne, inconnu…

— Inconnu ?

— Évidemment. Si on ne le connaît pas, on ne pourra pas l’attaquer.

— On pourrait même l’envoyer en mission secrète.

— Secrète ?

— Mais oui, comme cela, nous évitons de le nommer, et notre envoyé est impossible à démolir.

— C’est une idée. Tu as quelquefois de bonnes idées. Maintenant il s’agit de trouver un homme.

— Un homme, cela se trouve toujours. De combien est le crédit disponible ?

— De onze mille cinq cent vingt francs.

— C’est joli. Si j’y allais ?

— Où cela ?

— Où tu m’enverras.

— Sois donc sérieux. D’abord, j’ai besoin de toi, ne serait-ce que pour me distraire un peu, et puis, si je te nommais, on crierait au favoritisme. N’oublie pas que tu es mon neveu.

— Bah ! mais c’est égal, il vaut mieux envoyer quelqu’un d’autre. Je vais chercher.

— C’est cela.

— Tu t’en vas ?

— Oui, il faut que j’aille à la Chambre. Le Sénat a enfin voté le budget cette nuit, et il va y avoir du travail dans les différentes commissions. Puis il faut que j’assiste à la séance.

— Crains-tu vraiment une interpellation ?

— Elle peut toujours se produire. Mais maintenant je sais quoi répondre.

— Ah ?

— Premièrement : envoi de missions secrètes pour étudier le fonctionnement des polices américaines et anglaises ; secondement : réorganisation profonde des principaux services de la préfecture de police.

— Vraiment !

— Oui, le projet était à l’étude depuis longtemps.

— C’est vrai, depuis le règne de Louis-Philippe.

— C’est une preuve que cela devenait urgent d’aboutir. C’est un succès. Donc voici : la direction des recherches est supprimée.

— Où va-t-on caser les fonctionnaires de ce service ?

— Attends. Il est créé.

Et le ministre sortait de sa poche une note et lisait :

1o Une direction de la police judiciaire ;

2o Un service de renseignements généraux et des jeux.

— Bravo.

— Attends donc avant d’applaudir.

— Je ne dis plus mot.

— Nous créerons en outre :

1o Un service central de Sûreté, auquel seront attachés deux commissaires de police ;

2o Un service de l’identité judiciaire ;

3o Un service de commissariats de police aux délégations judiciaires ;

4o Un service d’archives centrales.

Enfin huit divisions de police comprenant chacune deux arrondissements.

— Ce qui nous donne à peu près trois fonctionnaires pour en remplacer un.

— Tu vois juste. Cela nous fait donc, avec le même budget, une dizaine de nominations à faire. En étant adroit, je puis écouter une quarantaine de solliciteurs et contenter, grâce aux mutations, avancement, etc., etc., autant de députés. Le bruit de l’achèvement de ce travail est déjà, par nos amis, répandu dans les couloirs de la Chambre, de façon qu’en y ajoutant l’annonce d’un envoi de missions, si quelque mécontent interpelle, j’ai ma réponse et ma majorité toute prête.

— Admirablement manœuvré.

— Là-dessus, je te quitte. Pense à me dénicher quelqu’un d’adroit pour la mission.

— C’est entendu.

— Aussitôt la séance finie, je rentre au ministère. Tu y seras ?

— Je ne bouge pas avant que tu ne sois revenu.

Le ministre parti, Vaucaire sirota son café, et un peu remonté des fatigues de sa soirée de la veille, descendit à son bureau.

L’important Dumont se précipita au coup de sonnette qui annonçait l’arrivée de Monsieur le chef du cabinet particulier du ministre, et raide, impassible, attendit ses ordres.

Vaucaire se détira, et allumant une cigarette :

— Y a-t-il beaucoup de monde dans la salle d’attente ?

— Une seule personne, monsieur le chef du cabinet. Le bruit d’une interpellation à la Chambre s’est répandu, et les cinq ou six députés qui attendaient sont partis. Vous ne perdrez rien pour attendre, ils reviendront demain matin.

— Quelle est la personne qui attend ?

— Monsieur Marius Boulard.

— Ah ! ce brave Marius. Faites-le entrer.

— À la minute, monsieur le chef du cabinet.

Et toujours grave, toujours solennel, Dumont introduisit et annonça :

Monsieur Marius Boulard.