Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/16
SEIZIÈME RUNO.
Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le runoia éternel, était occupé à se construire un bateau, une nouvelle barque, à l’extrémité du promontoire nébuleux, à la pointe de l’île riche d’ombrages. Or, voici que le bois de charpente, que les planches vinrent à lui manquer.
Qui donc ira à la recherche du bois, à la recherche du chêne pour le bateau, pour la quille du bateau de Wäinämöinen ?
Pellervoinen[1], le fils du champ, Sampsa[2], le fluet garçon, tel est celui qui ira à la recherche du bois, à la recherche du chêne, pour le bateau, pour la quille du bateau de Wäinämöinen.
Et il partit dans la direction du nord-est, avec une hache sur l’épaule, une hache d’or, au manche de cuivre. Il franchit une colline, deux collines, trois collines, et il rencontra un peuplier, un arbre haut de trois brasses.
Il brandit sa hache et s’apprêta à l’abattre ; mais le peuplier éleva la voix et lui dit : « Que veux-tu de moi, ô homme ? Quel est ton dessein ? »
Sampsa répondit : « Ce que je veux de toi ? Je veux un bateau pour Wäinämöinen, une barque pour le runoia. »
Le peuplier, l’arbre aux mille rameaux, dit avec finesse : « Le bateau que l’on ferait avec moi fuirait de toutes parts et coulerait à fond. J’ai le pied percé de trous ; trois fois durant cet été, le ver m’a rongé la moelle ; il est couché sur ma racine. »
Sampsa continua sa route du côté du nord.
Un pin se dressa devant lui, un arbre haut de six brasses. Il le frappa d’un coup de hache et lui dit : « Peux-tu servir, ô pin, à faire un bateau pour Wäinämöinen, une barque pour le runoia ? »
Le pin répondit à pleine gorge : « Je ne crois pas que l’on puisse faire de moi un bateau à six côtes. Je suis un misérable pin. Trois fois, durant cet été, le corbeau a croassé dans ma couronne, la corneille a hurlé dans mes branches[3]. »
Sampsa continua sa route du côté du midi. Il rencontra un chêne de neuf brasses de tour, et il lui dit : « Ô chêne, peut-on faire de toi une pièce mère pour un bateau de voyage, une quille pour un navire de guerre ? »
Le chêne répondit avec fierté : « Oui, certainement, on trouvera en moi de quoi faire une pièce mère et une quille pour un navire. Je ne suis ni petit ni incomplet, et mon corps est libre de trous. Trois fois, durant cet été, durant ces jours d’ardente chaleur, le soleil m’a enveloppé de ses rayons, la lune a brillé dans ma couronne, les oiseaux se sont reposés sur mes branches. »
Sampsa prit sa hache et en frappa le chêne à coups redoublés. Le chêne fut abattu, le bel arbre tomba par terre.
Sampsa détacha sa couronne, fendit son tronc ; puis il le dépeça, il en fit des planches innombrables, pour le bateau du runoia, pour la barque de Wäinämöinen.
Alors, le vieux Wäinämöinen, le sage éternel, se mit à charpenter son bateau avec les morceaux du chêne, les débris du bel arbre. Il chantait un chant, un chant puissant, à chaque partie qu’il construisait.
Mais quand il fallut joindre ensemble les ais, quand il fallut dresser la proue, achever la poupe, trois paroles lui manquèrent tout à coup.
Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le sage éternel, dit : « Ah ! malheur à moi dans mes jours ! car mon bateau ne pourra point se soutenir sur l’onde, ma nouvelle barque ne pourra point voguer sur les flots. »
Et il se mit à réfléchir profondément ; il se demanda où il trouverait les paroles, les grandes paroles magiques. Serait-ce sur la tête des hirondelles, ou sur le cou des cygnes, ou sur les épaules des oies ?
Il abattit une troupe de cygnes, il massacra une troupe d’oies et des hirondelles sans fin ; mais il n’y trouva pas une parole, pas la moitié d’une parole.
Il réfléchit de nouveau profondément et il se dit : « On devrait trouver cent paroles sous la langue du renne d’été, dans la bouche de l’écureuil blanc. »
Et il alla à la recherche des paroles, des matières du chant. Il joncha les champs, de rennes, les grandes branches, d’écureuils. Là, il trouva cent paroles, mais aucune ne pouvait lui être utile.
Il réfléchit encore profondément, et il se dit : « Je trouverai cent paroles dans les abîmes de Tuonela, dans les demeures éternelles de Manala. »
Et il se dirigea vers les abîmes de Tuonela, vers les demeures éternelles de Manala, pour y chercher les paroles, les grandes paroles magiques. Il marcha sur ses pieds légers, pendant une semaine, à travers les petits bosquets, pendant une autre semaine, à travers les grands bois, pendant une troisième semaine, à travers les forêts profondes. Alors apparut à ses yeux l’île de Manala, la colline de Tuoni.
Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se mit à crier de sa voix retentissante : « Ô filles de Tuoni, amenez-moi un bateau, ô enfants de Manala, amenez-moi un radeau, afin que je puisse franchir le golfe, traverser le fleuve. »
Les filles de Tuoni, à la taille courte, les filles de Manala, au corps rabougri, étaient occupées à laver leur linge, à lessiver leurs vieux haillons, dans le fleuve noir de Tuoni, dans les eaux basses de Manala. Elles répondirent : « On ne t’amènera une barque que lorsque tu auras dit comment tu es venu à Manala, car nulle maladie ne t’a donné la mort, nul malheur ne t’a tué, nulle catastrophe ne t’a brisé[4]. »
Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Tuoni m’a amené ici, Mana m’y a conduit. »
Les filles de Tuoni, à la taille courte, les filles de Manala, au corps rabougri, répliquèrent : « Nous allons confondre le menteur. Si Tuoni t’avait amené, si Mana[5] t’y avait conduit, ils t’y auraient certainement accompagné, et tu aurais sur la tête le bonnet de Tuoni, aux mains les gants de Manalainen[6]. Dis-nous la vérité, ô Wäinämöinen, dis-nous comment tu es venu dans Manala ? »
Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Le fer m’a conduit dans Manala, l’acier m’a poussé vers Tuonela. »
Les filles de Tuoni, à la taille courte, les filles de Manala, au corps rabougri, dirent : « Nous reconnaissons là le menteur. Si le fer t’avait conduit ici, si l’acier t’y avait poussé, le sang souillerait tes vêtements, il y bouillonnerait en rouges rayons. Dis-nous la vérité, ô Wäinämöinen ; pour la seconde fois, dis-nous la vérité ! »
Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « L’eau m’a conduit à Manala, les vagues m’ont poussé vers Tuonela. »
Les filles de Tuoni, à la taille courte, les filles de Manala, au corps rabougri, dirent : « Nous comprenons suffisamment le menteur. Si l’eau t’avait conduit ici, si les vagues t’y avaient poussé, l’eau découlerait de tes vêtements, tous leurs plis en ruisselleraient. Confesse-nous la vérité sans plus de détour ; comment es-tu venu à Manala ? »
Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Le feu m’a conduit à Tuonela, la flamme m’a précipité dans Manala. »
Les filles de Tuoni, à la taille courte, les filles de Manala, au corps rabougri, dirent : « Nous devinons le menteur. Si le feu t’avait conduit ici, si la flamme t’y avait précipité, le poil de ta peau serait brûlé, ta barbe serait consumée.
« Ô vieux Wäinämöinen, si tu veux avoir un de nos bateaux, reviens enfin sur tes mensonges, et confesse-nous franchement la vérité. Comment es-tu venu à Manala, puisque nulle maladie ne t’a donné la mort, nul malheur ne t’a tué, nulle catastrophe ne t’a brisé ? »
Le vieux Wäinämöinen dit : « Si j’ai tenté de vous tromper, si j’ai essayé, une ou deux fois, de me jouer de vous, je parlerai, maintenant, selon la vérité. Je construisais un bateau, je charpentais une barque à l’aide du chant. J’ai chanté un jour, j’ai chanté deux jours, j’ai chanté trois jours. Alors, le traîneau du chant a volé en éclats, le pied du traîneau des runot s’est brisé. Et je suis venu à Manala pour y chercher une tarière, afin de réparer ce désastre, de remettre mon traîneau en état. Amenez-moi une barque, amenez-moi un radeau, pour que je puisse franchir le détroit, traverser le fleuve. »
Les filles de Tuoni se mirent alors à accabler le héros d’invectives, les filles de Mana lui répondirent avec dédain : « Ô insensé, ô homme de peu de sagesse, tu viens ici, sans motif, sans y avoir été amené par aucune maladie. Mieux vaudrait pour toi de retourner dans ton pays. Beaucoup entrent dans Manala, mais bien peu en sortent. »
Le vieux Wäinämöinen dit : « C’est l’affaire d’une vieille femme de retourner sur ses pas, mais non celle d’un homme faible, même du plus misérable héros. Amenez-moi une barque, ô filles de Tuoni ; enfants de Manala, amenez-moi un radeau ! »
Les filles de Tuoni amenèrent une barque au vieux Wäinämöinen ; elles l’y firent entrer, et elles l’aidèrent à franchir le détroit, à traverser le fleuve, et elles dirent : « Malheur à toi, ô Wäinämöinen, à toi qui arrives sans être mort, à Manala, qui pénètres, vivant, dans Tuonela ! »
Tuonetar[7], la bonne hôtesse, Manalatar[8], la vieille femme, apporta un pot à deux anses, rempli de bière, et elle dit : « Bois, maintenant, ô vieux Wäinämöinen ! »
Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen examina le pot avec soin. Des grenouilles se jouaient dans son liquide, des vers rampaient sur ses bords. Il éleva la voix, et il dit : « Je ne suis point venu ici pour vider les pots de Manala, pour goûter les breuvages de Tuoni. Les buveurs de bière succombent à l’ivresse, les amateurs de boisson y perdent leurs forces ! »
La mère de Tuonela dit : « Ô vieux Wäinämöinen, pourquoi donc es-tu venu à Mana, quel dessein t’a amené à Tuonela, avant que Tuoni ne l’ait voulu, avant que Mana ne l’ait rappelé de la terre ? »
Le vieux Wäinämöinen répondit : « Je construisais un bateau, je charpentais une nouvelle barque. Tout à coup, lorsque je n’avais plus qu’à mettre la dernière main à la proue, qu’à achever la poupe, trois paroles m’ont manqué. Alors, je les ai cherchées par toute la terre ; mais je les ai cherchées sans les trouver, et c’est pourquoi j’ai dû venir à Tuonela, j’ai dû descendre dans les demeures de Manala. C’est d’ici que j’espère emporter les paroles magiques, les matières du chant. »
La mère de Tuonela dit : « Tuoni ne te fournira point les paroles, Manala ne te donnera point la puissance magique, et tu ne sortiras plus d’ici, durant tout le cours de ta vie, pour regagner ton pays, pour retourner dans ta maison. »
Et la vieille femme précipita le héros dans le sommeil, elle fit coucher le voyageur sur les peaux de Tuoni. Là le héros repose, le héros goûte le sommeil ; mais si l’homme dort, ses habits veillent[9].
Il était dans Tuonela une vieille femme, une vieille femme au menton tordu, habile à filer le fer, à filer le cuivre ; elle tressa une natte large de cent brasses, longue de mille brasses, pendant une seule nuit d’été, sur une seule pierre fixée dans l’eau.
Il était dans Tuonela un vieillard, un vieillard aux trois doigts, habile à tresser des filets de fer, des filets de cuivre ; il tressa une nasse large de cent brasses, longue de mille brasses, pendant la même nuit d’été, sur la même pierre fixée dans l’eau.
Le fils de Tuoni, aux doigts crochus, aux ongles de fer, prit la nasse longue de mille brasses, et la jeta en travers du fleuve de Tuonela, afin d’empêcher Wäinämöinen de fuir, d’empêcher Uvantolainen[10] de s’échapper, tant que dureraient les jours, que resplendirait la lune, des demeures de Tuonela, des abîmes de Manala.
Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Est-ce que le malheur fondrait sur moi, est-ce que mon jour fatal serait arrivé dans ces demeures de Tuonela, dans ces abîmes de Manala ? »
Et, soudain, il changea de forme, et il se précipita dans les flots, noir de couleur, tel qu’une algue au milieu des algues ; et il glissa, comme un serpent de fer, comme une vipère, sur les ondes de Tuonela, à travers la nasse de Tuoni.
Le fils de Tuoni, aux doigts crochus, aux ongles de fer, se rendit, dès le matin, sur les bords du fleuve, pour y visiter la nasse. Il y trouva des centaines de truites, des milliers de petits poissons, mais il n’y trouva point Wäinämöinen, il n’y trouva point le vieux Uvantolainen.
Alors le vieux Wäinämöinen, échappé des abîmes de Tuonela, éleva la voix et dit : « Ô bon Jumala, ne crée plus à l’avenir d’homme qui, tel que moi, ose affronter les demeures de Mana, les profondeurs de Tuonela. Grand est le nombre de ceux qui y arrivent, mais petit le nombre de ceux qui en reviennent ! »
Et le vieux Wäinämöinen parla encore, s’adressant à la jeunesse qui s’élève, à la race qui grandit : « Ô vous, enfants des hommes, gardez-vous, tant que durera cette vie, de pervertir les innocents, de précipiter dans le crime ceux qui sont purs ; vous en seriez durement punis, là-bas, dans les demeures de Tuoni. Une place y est réservée aux criminels : un lit de pierres brûlantes, de rochers de feu, une couverture de couleuvres, de vers et de serpents ! »
- ↑ Voir Deuxième Runo, note 1.
- ↑ Voir Deuxième Runo, note 2.
- ↑ Si le chant du coucou annonce le bonheur, le croassement du corbeau et de la corneille ne présage que le malheur. Telle était la croyance populaire chez les Finnois et les autres peuples du Nord. Il en était et il en est encore de même chez beaucoup d’autres peuples.
- ↑ Les régions de la mort étaient inabordables, chez les Finnois comme chez tous les autres peuples, aux hommes vivants.
- ↑ Voir Quatorzième Runo, note 13 et 14.
- ↑ Fils de Mana. Ce passage doit être ainsi interprété : « Si la mort t’avait conduit ici, tu porterais sur toi les signes de la mort, »
- ↑ La femme, la mère, la reine de Tuonela.
- ↑ La femme, la mère, la reine de Manala.
- ↑ Proverbe finnois. On a vu combien ces proverbes sont fréquents dans les runot. C’est là, en effet, une manière de parler familière aux peuples finnois.
- ↑ Surnom de Wäinämöinen, de Uwet, illustré, excellent.